L`EVOLUTION DE QUELQUES CONCEPTS DE BASE DE LA

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L'EVOLUTION DE QUELQUES
CONCEPTS DE BASE DE LA GEOGRAPHIE
Espace, milieu, région, paysage (1800-1990)
Paul CLAVAL
Université de Paris-Sorbonne
L'exercice qui consiste à analyser l'évolution d'une discipline à
travers quelques-uns de ses concepts de base est un peu artificiel, mais
présente un mérite essentiel : il permet de mesurer ce qui, dans les
préoccupations d'une époque, résulte d'un développement autocentré, et ce
qui provient de l'importation de modèles épistémologiques nés dans
d'autres disciplines.
L'épistémologie des sciences sociales reconstitue le cheminement
des modes de raisonnement et de démonstration depuis les domaines où ils
se sont formés, et précise comment ils ont été adoptés, transformés ou
renouvelés par les géographes. Nous procédons à l'inverse : nous partons
d'un jeu de concepts qui jouent un tel rôle dans la géographie qu'ils sont
présents, sous une forme ou sous une autre, à toutes les époques; nous
examinons la manière dont ils étaient formulés et la place qu'ils tenaient à
certains moments du passé. Les mutations d'une période à l'autre peuvent
ainsi être soulignées, ainsi que la permanence de conceptions qui assurent la
continuité de la pensée.
Nous nous sommes attaché aux notions d'espace, de milieu, de
région et de paysage; nous avons déterminé l'importance que les géographes
accordaient (ou accordent) à chacun de ces concepts et les contenus qu'ils
leur donnaient (ou donnent) à quatre moments de ème
l'histoire de la discipline :
aux alentours de 1800, à la jointure entre le XIX et le XXème siècles, dans
les années 1960 et actuellement, dans les années 1990.
Aux alentours de 1800
A la fin du XVIIème siècle, la géographie se trouve en pleine
mutation : intimement liée, depuis la Renaissance, à la cartographie, elle
est en train de s'en détacher, ce qui va avec l'émergence de nouvelles
façons de concevoir la discipline.
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L'espace
a- Depuis la Renaissance, les géographes travaillent essentiellement à
la réalisation de cartes de plus en plus fiables. Ils sont cartographes - la
langue le dit, qui parle de géographes là où nous dirions cartographes (de
Dainville, 1964). Il s'agit pour eux de reporter sur un plan, à une échelle
réduite, les traits essentiels de ce que l'on peut observer à la surface de la
planète. Les astres aident à définir des orientations universelles. Un
système de correspondances permet de passer de la surface courbe de la
Terre à la carte, qui s'inscrit dans un système bi-dimensionnel.
On sait depuis l'Antiquité déterminer la latitude d'un lieu. Mais la
mesure des longitudes était impossible faute de moyen fiable pour
conserver l'heure du méridien d'origine et la comparer à celle du lieu
d'observation. Il faut attendre la deuxième moitié du XVIIIème siècle et
l'invention du chronomètre pour que cela devienne possible. Jusqu'alors, il
fallait se contenter d'approximations et faire une étude précise, comparative
et critique des notes et récits de voyages. Le géographe-cartographe était
nécessairement un homme de cabinet, puisqu'il devait dépouiller les
itinéraires et relations laissés par les marins, les explorateurs, les commerçants
ou les soldats.
b- Cela explique que la conception de l'espace comme étendue
géométrique se soit trouvée associée à une autre : l'espace terrestre avec ses
villes, ses fleuves, ses plaines et ses montagnes, c'est le décor où se joue
l'histoire. Les textes antiques ou les chroniques médiévales rapportent une
multitude de lieux dont les noms ont souvent changé, si bien qu'on a perdu
le souvenir de leur localisation. Le travail de cabinet que le géographe doit
fournir pour estimer les longitudes le conduit à fréquenter des textes d'âges
variés et à les comparer : il apprend ainsi, par interpolation, à situer les
événements qui se sont déroulés dans des pays qui ne sont pas familiers, et
dont les lieux ont souvent changé de noms.
Il n'y a pas encore de véritables sciences sociales. L'homme est
présent sur les cartes par des signes abstraits qui localisent les lieux habités
et les identifient par leur nom. Le cartographe note aussi le nom des
peuples et des territoires qu'ils occupent. Il trace les frontières politiques et
celles des circonscriptions administratives (de Dainville, 1964).
Les ingénieurs-géographes de la fin du XVIIIème siècle connaissent
encore, en France et à l'étranger, les démarches qui ont été à la base de leur
métier depuis ses origines, et celles qui résultent des progrès de la mesure
du temps, comme en témoigne le travail que mènent ceux qui participent à
l'expédition d'Egypte (Godlewska, 1988). Ils y combinent admirablement
les levers directs (la partie moderne de la cartographie), et l'utilisation des
textes et des documents anciens. Mais c'est uniquement parce qu'ils n'ont
pas eu le temps de faire des relevés directs dans tout le pays qu'ils sont
obligés d'avoir recours aux archives.
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Le lever cartographique met en œuvre des techniques si s•res que le
recours ‚ d'autres sources devienteme
inutile. On assiste ainsi, ‚ l'extrƒme fin du
XVII„ si…cle et au d†but du XIX , ‚ un †clatement du champ ancien : la
cartographie appara‡t toujours comme une base n†cessaire ‚ toute
g†ographie, mais le m†tier de cartographe appartient d†sormais ‚ des
†quipes d'ing†nieurs et de dessinateurs de talent r†mun†r†s par les Etats.
La cartographie devient un service public, aux ordres du pouvoir. Les
images qu'elle r†v…le, de plus en plus pr†cises et riches, nourrissent la
curiosit† et les sp†culations des g†ographes. La g†ographie historique,
science
auxiliaire de l'histoire, continue ‚ ƒtre pratiqu†e au cours du
XXu"me si…cle, mais de nouvelles conceptions de l'espace apparaissent.
c- L'espace est de structure g†om†trique, mais il est r†gionalement
diff†renci†. Comment et pourquoi ? Ces probl…mes ne sont pas †tudi†s en
premier par les g†ographes, mais par des philosophes comme Kant et
surtout par des naturalistes qui s'acharnent ‚ pr†senter un inventaire
ordonn† de la nature : min†ralogistes, g†ologues, botanistes, zoologistes
collectionnent et identifient les roches, les plantes, les animaux et apprennent
‚ construire des classifications rationnelles dans lesquelles ils enferment, en
la rendant intelligible, la prodigieuse diversit† des ƒtres et des choses
(Foucault, 1969).
Pour Kant (1724-1804), la r†alit† nous est donn†e ‚ travers les
cat†gories a priori de la sensibilit† que sont l'espace et le temps. Ces
cat†gories sont celles que nous apprend la g†om†trie euclidienne - celles
donc que mobilisent les cartographes. Mais l'ordre dans lequel les
ph†nom…nes sont livr†s ‚ l'observation m†rite de retenir l'attention : leur
distribution dans l'espace est tout aussi int†ressante que leur succession
dans le temps. Kant fait donc de l'espace un cadre dont il importe de
relever les configurations : il est r†gionalement diff†renci†. Cette id†e
frappe Alexandre de Humboldt (1769-1859) : il essaie de la rendre
sensible par la composition mƒme du r†cit qu'il fournit de son voyage en
Am†rique †quinoxiale (cf. Emmanuel Saadia, dans ce mƒme volume). La
narration se prƒte cependant mal ‚ ce genre d'exercice : c'est en reportant les
observations sur des fonds topographiques et en dressant des cartes
th†matiques que l'on met en valeur la structuration r†gionale de l'espace.
La d†marche taxonomique des naturalistes peut s'appliquer ‚
l'ensemble de ce que la nature, ou la nature am†nag†e et exploit†e par
l'homme, nous offre. Ici s'†tendent de grandes forƒts, auxquelles succ…dent,
plus loin, des prairies puis des steppes. Le sous-sol est fait, selon les
r†gions, de granit†s, de schistes, de calcaires ou de basaltes. Aux pays de
champs ouverts s'opposent les campagnes nues. L'espace est le support de
la diff†renciation de la nature. C'est ainsi que le conˆoivent Bernardin de
Saint-Pierre (1737-1814) confront† aux paysages de l'Ile Maurice, ou
Volney (1757-1820) parcourant le Moyen-Orient ou les Etats-Unis.
Alexandre de Humboldt met au service de cette conception son †gale
capacit† ‚ classer les paysages v†g†taux, les formes animales, les roches et les
types de cultures pratiqu†es.
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Le milieu
a- Les conceptions surtout climatiques du milieu qu'avait
d†velopp†es Hippocrate sont toujours vivantes. C'est ‚ elles que se r†f…re
Montesquieu (1689-1755) lorsqu'il cherche ‚ souligner la diversit† des
mœurs, et la n†cessaire adaptation des institutions qu'elle
appelle. Les
topographies m†dicales, ‚ la mode ‚ la fin du XVIIPmL' si…cle, analysent
inlassablement l'impact du milieu sur les humeurs, l'†tat de sant† et les
maladies propres ‚ chaque type d'environnement
(sur les topographies
m†dicales ‚ la mode ‚ la fin du XVIII6me si…cle : Bourguet, 1988, p. 38-40;
Desaive et ai, 1972). Au d†but des ann†es 1880 encore, Vidai de la Blache
se demande s'il faut accorder quelque cr†dit ‚ la th†orie des humeurs et
expliquer gr‰ce ‚ elle la diversit† des peuples et des cultures. Si
l'interpr†tation hippocratique du milieu est la plus fr†quente, elle souffre
de ne pas s'appuyer sur le type de d†monstration rigoureuse qui s'impose
d†sormais dans le champ scientifique.
b- Johann-Gottfried Herder (1744-1803), un contemporain et
ancien †l…ve de Kant, est tr…s sensible au g†nie des peuples et ‚ leur
diversit†. Chacun exprime, ‚ travers sa langue, une sensibilit† diff†rente.
Pourquoi les gens ne r†agissent-ils pas partout de la mƒme mani…re aux
†v†nements qui les frappent ? Pourquoi ne perˆoivent-ils pas de la mƒme
faˆon la nature ? Parce que l'ƒtre profond des peuples porte la marque du
milieu oŠ ils sont install†s. Herder ne croit pas ‚ l'influence du climat sur les
hommes, ‚ la mani…re d'Hippocrate; ses conceptions sont beaucoup plus
subtiles : les milieux sont structur†s par des jeux de correspondances et
offrent des occasions d'†motion qui varient d'un lieu ‚ l'autre. Ils inspirent
des po†tiques diff†rentes : c'est pour cela que les peuples ne se d†veloppent
pas selon les mƒmes lignes.
L'†volutionnisme lin†aire qui s'†tait impos† durant les derni…res
ann†es du XVIII…me si…cle d†valorisait la g†ographie, puisqu'il ramenait tout
‚ l'histoire. La philosophie de Herder donne au contraire ‚ l'espace et aux
milieux un r‹le essentiel : il n'est pas possible de conna‡tre un peuple si on
fait abstraction du cadre oŠ il s'est install†. Ses sentiments, ses aspirations
et ses convictions sont en harmonie avec son environnement. On ne peut
comprendre la diversit† des groupes humains si l'on n'†tudie pas la sc…ne
oŠ ils †voluent : c'est ce que Michelet d†couvre en lisant Herder, et qui le
pousse ‚ ouvrir son Histoire de France par un Tableau de la France - id†e
que Lavisse reprend ‚ son compte aux alentours de 1900, et qui le conduit
‚ confier le Tableau de la géographie de la France ‚ Vidai (1903). En
Allemagne, Cari Ritter doit une large part de son inspiration ‚ Herder.
c- Le sensualisme s'†tait d†velopp† ‚ la suite de John Locke
(1632-1704). Il appara‡t, ‚ la fin du XVIlf™ si…cle, comme la th†orie
psychologique dominante. L'hypoth…se sur lequel il repose est simple :
l'esprit est comme un morceau de cire vierge. C'est du monde que
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viennent les sensations, les perceptions, les idées et les associations d'idées
qui peuplent progressivement le cerveau. C'est en se confrontant au
monde que l'esprit devient capable de mener un raisonnement, découvre
l'occurence régulière de certains faits et comprend qu'il peut en tirer parti
lorsqu'il agit.
Le sensualisme nie le rôle de l'héritage génétique. Les hommes
sont modelés par le milieu dans lequel ils évoluent. A la fin du XVIIIùmc
siècle, les penseurs radicaux tirent de ces observations des conclusions
révolutionnaires (Halévy, 1927). L'homme adulte est le produit du milieu
qui l'a formé. S'il est mauvais, c'est qu'il a été soumis aux influences
d'environnements délétères. Pour le réformer, il faudrait lui donner la
chance de vivre dans un cadre plus satisfaisant et plus harmonieux.
La première application de cette philosophie de la réforme de
l'humanité par l'aménagement du milieu de vie est justement célèbre : elle
est imaginée par Jeremy Bentham, frappé par l'inefficacité du système
pénitentiaire de son temps (Foucault, 1975). Les prisons où les détenus
s'entassent dans une dangereuse promiscuité sont des écoles du vice au
lieu d'être des séminaires de la vertu. Le Panopticon permet d'échapper à
cette fatalité : en faisant vivre les détenus sous la surveillance perpétuelle
des gardiens, on leur interdit de se constituer en milieu fermé et délictuel.
Les prisonniers cessent d'être fascinés par le vice et s'amendent. C'est du
moins la théorie.
Dans les dernières années du XVIIIème siècle, les radicaux tirent de
nouvelles conséquences du paradigme sensualiste. L'urbanisation progresse,
l'industrialisation s'accélère; les comportements déviants se multiplient dans
les quartiers hâtivement et mal construits. Que faire pour combattre la
délinquance et faire naître des conditions de vie plus policées ? "Changer la
ville pour changer la vie" : ce slogan des socialistes français en 1981 dépeint
parfaitement la position qu'adoptent alors les radicaux britanniques et plus
tard les réformateurs socialistes. Le jugement sévère que l'on doit porter sur
tous ceux qui vivent en marge de la loi dans les zones misérables doit être
nuancé : ils ne sont pas directement responsables de leurs actes. C'est le
milieu dans lequel ils ont été élevés et dans lequel ils vivent qui les a incités
au crime, les a conduits à l'alcoolisme et leur fait oublier leurs devoirs les
plus élémentaires vis-à-vis de leurs proches ou de leurs voisins. Robert
Owen décide, en 1799, de construire à New Lanark une cité ouvrière modèle
pour que ses employés échappent à la spirale de démoralisation qui
caractérise généralement ceux qui travaillent dans les usines.
De la philosophie sensualiste, on passe ainsi au socialisme utopique.
A la fin du XIXème siècle, les enquêtes que mène Charles Booth sur la misère
de l'Hast End londonien restent proches de l'inspiration du début du siècle
(Booth, 1892-1903) : ce qu'il cartographie, c'est la santé morale des
diverses rues ouvrières de Londres, puisque c'est elle qu'il faut améliorer par
une politique convenable de logement.
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La région
Les gouvernements de l'Ancien Régime ont multiplié les divisions
administratives : la France juxtapose et entremêle dans le désordre
provinces, élections, généralités, intendances, diocèses, etc. L'action des
pouvoirs publics serait sans doute plus efficace si elle s'exerçait dans des
cadres plus rationnels. La réflexion sur la région résulte ainsi d'un
problème de géographie administrative appliquée.
Les découpages semblent être dûs aux caprices de l'histoire et à
l'arbitraire des Princes, qui ont agi selon leur bon plaisir. La réforme des
circonscriptions administratives implique que l'on trouve des principes
objectifs pour procéder à des divisions qui satisfassent tout le monde parce
que fondées en raison.
Plusieurs solutions s'offrent. L'idée d'une division purement
géométrique a des partisans en Suède ou en France. Elle séduit Thomas
Jefferson - à l'occasion de son ambassade à Paris sans doute. Il est
l'inspirateur de la loi de 1784 qui précise les conditions dans lesquelles les
nouveaux Etats seront dessinés et les terres agricoles divisées selon une trame
géométrique articulée sur les méridiens et les parallèles.
La solution géométrique est-elle parfaitement satisfaisante ? Ne
laisse-t-elle pas elle aussi une place à l'arbitraire ? Si l'on décide de diviser le
territoire en carrés, pourquoi leur donner des côtés de 5, 10 ou 20
kilomètres ? L'observation de la nature ne peut-elle suggérer des divisions
scientifiques et de plus grande valeur ? Le progrès des approches
naturalistes, ou les idées de Kant sur la géographie, vont dans ce sens.
Les géologues découvrent, en cartographiant les affleurements
rocheux, que les pays que connaissent les gens, et qui portent des noms
populaires, ont des limites qui coïncident généralement assez bien avec
celles des terrains : ils le montrent pour la Beauce, la Brie ou le pays de
Caux. La notion de région naturelle prend ainsi un contenu pratique
(Gallois, 1908). Au début des années 1780, Giraud-Soulavie l'enrichit à
propos du Vivarais en combinant les données géologiques et minéralogiques
et le jeu de l'altitude et du climat. Alexandre de Humboldt, qui connaît ses
travaux, les transpose à l'Amérique latine. Dans le même temps, les
administrateurs du Directoire et de l'Empire essaient d'améliorer le cadre
administratif de la France; ils rêvent de substituer au département, qui leur
paraît imparfait, des divisions fondées sur la nature : Coquebert de Montbret
et Omalius d'Halloy donnent une nouvelle impulsion aux recherches sur la
région naturelle, même si cela ne débouche sur aucun projet cohérent de
réforme. L'agronome Marshall, qui désire rendre plus efficace
l'administration britannique confrontée à la guerre avec la France, et la
doter de cadres qui permettent de planifier l'intensification des cultures,
propose dans le même temps de s'appuyer sur les régions naturelles.
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Le paysage
a- L'esprit naturaliste qui domine le XVIIIème siècle explique
l'attention accordée aux paysages : c'est à travers ceux-ci que la nature se
donne à voir. La lecture du paysage est naturaliste et déjà romantique.
Elle crée chez celui qui la pratique un sentiment de joie profonde lorsqu'il
découvre les rapports qui existent entre les divers ordres de l'univers, le
minéral, le végétal et l'animal, comme entre les Cieux et la Terre. Les
préoccupations naturalistes ne conduisent donc pas à une attitude neutre et
détachée vis-à-vis du paysage : l'intérêt que celui-ci suscite résulte en
partie des émotions esthétiques qu'il fait naître à travers l'accord qu'il révèle
entre les composantes de l'Univers (Bartels, 1969).
Cette lecture esthétique rapproche le géographe et le voyageur
savant de l'artiste. Celui-ci est sensible à la beauté des formes, ou au
sublime que l'on éprouve face au spectacle des éléments déchaînés. Le
naturaliste ajoute un élément supplémentaire à cette gamme d'impressions et
de sentiments - il découvre les harmonies profondes voulues par le
Créateur.
Le paysage est une des préoccupations centrales de la géographie
du début du XIX'me siècle. Les botanistes et les géologues apprennent à
l'analyser et à nommer ses différentes composantes. Les commentaires
qu'il inspire sont cependant davantage de nature esthétique que scientifique
: on l'apprécie parce qu'il rend sensible l'harmonie profonde de la vie. Ce
qu'il révèle sur les équilibres biologiques naturels ou modifiés par l'homme
n'est pas encore clairement perçu.
b- II est d'autres lectures possibles du paysage. Pour Herder et
ceux qu'il inspire, le paysage est une réalité poétique. C'est à travers lui
que se développe la sensibilité de ceux qui le fréquentent. Le génie d'un
peuple se nourrît des forêts, des campagnes, des montagnes et des rivages
qu'il fréquente (sur ce point, on se reportera par exemple à Riehl, 1861). Le
milieu exerce son influence à travers les correspondances qui s'établissent
entre les paysages familiers, la langue, la littérature populaire et l'esprit
collectif. Alors que les sensualistes s'attachent au rôle que tient
l'environnement dans le façonnement de l'esprit et du caractère, Herder y
voit la source d'inspiration qui dote les groupes humains de leur sens
artistique et de leur dynamisme.
Conclusion
Un nouvel esprit géographique se forme à la fin du XVIIIème siècle.
Il est moins géométrique que celui qui dominait chez les cartographes qui
avaient jusqu'alors fait progresser la discipline. Il est surtout d'inspiration
naturaliste. Le géographe s'efforce de décrire systématiquement les
différentes composantes du paysage. La méthode d'observation se veut
scientifique, mais ne vise pas à comprendre la genèse des formes. Le but
est d'établir des classifications rationnelles, et
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aussi de s'interroger sur leur signification et leur impact sur l'homme
(Foucault, 1969).
Parmi les concepts -clefs de la g†ographie, c'†tait celui d'espace
qui †tait au cœur de la d†marche des ing†nieurs -g†ographes. C'est celui de
paysage qui accapare l'at tention de leurs successeurs : leur faˆon de
concevoir l'espace et la r†gion en d†coule. Les images que l'on se fait du
milieu sont moins int†gr†es ‚ la construction d'ensemble, et plus diverses : les
sciences naturelles n'ont pas encore compris la f†condi t† de la notion
d'environnement.
La g†ographie de la fin du XVIH ime si…cle ne rencontre la soci†t†
que de faˆon †pisodique et la r†duit ‚ une †num†ration de lieux habit†s,
d'Etats et de circonscriptions administratives. La curiosit† naturaliste
n'enrichit gu…re l'analyse dans ce domaine. Ce qu'elle apporte, c'est une
curiosit† nouvelle pour ce que fournit le contact direct avec les paysages.
Les champs et les pr†s, les haies et les routes, les villages et les villes
commencent ‚ ƒtre d†crits avec pr†cision. Ainsi se pr†parent de nouveaux
d†veloppements.
La g†ographie est proche des philosophies de la nature. Ce n'est
pas une science de l'homme, qu'elle n'essaie pas alors de comprendre et
d'expliquer. C'est pour cela que l'environnementalisme
sensualiste ne
l'affecte pas. Herder ne situe pas son analyse ‚ l'†chelle de l'individu,
puisqu'il parle des peuples et des nations : c'est sans doute pour cela que
ses id†es exercent une influence plus directe sur les g†ographes.
Aux alentours de 1900
L'espace
a- A la fin du XIX…me si…cle, les conceptions cartographiques de
l'espace comme †tendue g†om†trique ou g†om†trisable sont toujours
vivantes, mais elles ne repr†sentent plus une fronti…re dynamique de la
discipline. Elles apparaissent comme un acquis. Le g†ographe a cess†
d'ƒtre fondamentalement celui qui situe les choses ou les †v†nements mƒme s'il continue ‚ en faire un †l†ment de sa d†marche.
La g†ographie historique issue des formes traditionnelles de la
recherche cartographique perdure aussi (Butlin, 1993). Le g†ographe reste
un homme de cabinet, dans l'imagination populaire - ainsi le Paganel de
Jules Vernes. Vidai de la Blache stigmatise aussi ime
la g†ographie de cabinet,
preuve qu'elle n'est pas morte ‚ la fin du XIX si…cle. Le Manuel de
géographie historique de la France que L†on Mirot publie en 1929 prouve
d'ailleurs qu'elle continue ‚ ƒtre pratiqu†e plus tard encore -l'histoire n'a-telle pas besoin de cette science auxiliaire ?
b- La conception naturaliste de l'espace comme r†alit†
physionomique demeure elle-aussi tr…s vivante : le g†ographe est celui qui
rep…re et classe des formes visibles. C'est ainsi que les
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g†omorphologues ou les sp†cialistes de g†ographie botanique conˆoivent
leur domaine. Ce qui a chang† cependant, c'est l'esprit dans lequel ces
approches sont pratiqu†es. Le chercheur a cess† de s'extasier devant les
harmonies de la nature. Il se pr†occupe des processus qui y sont ‚
l'œuvre.
Une r†volution s'est ainsi d†velopp†e depuis la fin du XVIII…me
si…cle dans le domaine des formes du relief. Le cadre de la chronologie
biblique ne permettait d'expliquer le monde que par des catastrophes
violentes et rapproch†es. A partir de l'instant oŠ l'on s'est affranchi des 6
000 ans qu'autorisait la lecture stricte de l'histoire sainte, il est possible
d'adh†rer au principe des causes actuelles (Chorley et al., 1964). Il se
d†veloppe ainsi, ‚ la limite entre g†ographie et g†ologie, un ensemble de
connaissances qui mettent l'accent sur le r‹le de l'†rosion, de la
s†dimentation et des phases de plissement ou d'activit† volcanique dans la
gen…se des formes terrestres.
Les sp†cialistes du climat ont d†couvert, ‚ la suite de Humboldt, la
dissym†trie climatique des continents. Cela les a invit†s ‚ s'interroger sur
le r‹le des foyers anticycloniques stables ou saisonniers dans la
circulation atmosph†rique. L'œuvre de Matthew Maury a compl†t† celle
des climatologues : les courants oc†aniques sont responsables de la
douceur des faˆades occidentales des continents aux latitudes temp†r†es,
puisque celles-ci sont baign†es par des eaux ti…des d'origine tropicale,
alors que les faˆades orientales sont long†es par des flux d'origine
polaire. Les zones climatiques ne sont plus d†termin†es par la seule
latitude.
c- La grande nouveaut† des derni…res d†cennies du XIX…mc si…cle
est †galement naturaliste d'inspiration, mais elle propose une lecture
nouvelle de l'ordre terrestre. Elle ne se contente plus d'†tablir une
typologie des paysages. Elle essaie de comprendre le vivant, analyse donc
le fonctionnement des organismes et s'interroge sur les relations qu'ils
entretiennent avec leur environnement. Les formes vivantes ne sont pas
fixes. Elles †voluent sous l'effet des contraintes que le milieu exerce sur
l'organisme qui y est plong†. Le jeu de ces influences est diversement
conˆu (Berdoulay et Soubeyran, 1992; Livingstone, 1992). Pour Lamarck
au d†but du si…cle, et pour les n†o-lamarckiens ‚ partir des ann†es 1870,
les transformations r†sultent d'une adaptation de l'organisme au milieu;
elle se transmet graduellement d'une g†n†ration ‚ l'autre. Pour Darwin,
les pressions qui viennent de l'environnement conduisent ‚ la s†lection
des plus aptes, et donc ‚ la transformation des formes vivantes.
Haeckel montre bient‹t que l'œuvre de Darwin implique le
d†veloppement d'une science nouvelle, celle des relations des ƒtres vivants
et de ce qui les entoure, de leur milieu de vie, au sens large : il donne en
1872 ‚ cette discipline le nom d'†cologie.
Elle ne se structure en fait qu'‚
partir des derni…res ann†es du XIX…me si…cle. Mais les id†es de Haeckel
ont transform† la g†ographie. Elles appelaient en effet la naissance d'une
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discipline destinée à éclairer les rapports de l'homme à son environnement :
c'est ce que Friedrich Ratzel a compris (sur Ratzel : Buttmann, 1977).
La géographie humaine qu'il crée part de l'étude des rapports qui se
développent en un lieu entre l'homme et le cadre où il réside et qui le fait
vivre. La géographie est une proto-écologie qui met en évidence les
relations verticales qui existent entre les organismes et le milieu où ils
vivent. Les hommes ont leur place dans la pyramide écologique des êtres
vivants. Par la cueillette, la chasse et la pêche, ils ont prélevé pendant des
millénaires la nourriture et les produits nécessaires à leur survie. Puis ils
ont remplacé les pyramides naturelles par des pyramides artificielles de
plantes cultivées et d'animaux domestiques, susceptibles de leur fournir,
sur une surface donnée, une masse beaucoup plus considérable de produits
utiles et consommables. Les forêts et les steppes naturelles ont été
remplacées par des champs labourés, des prairies ou des plantations
d'arbres fruitiers - un tout autre paysage. Les formules mises en place ont
été très diverses selon les aptitudes naturelles des milieux et le génie des
peuples. D'où l'extraordinaire variété des "genres de vie" qui a fasciné et
retenu les géographes.
La proto-écologie que constitue la géographie humaine à la fin du
siècle passé est une science naturelle du milieu, pas une science sociale.
Les hommes ne sont présents que dans certains aspects de leur existence :
l'ensemble des techniques matérielles qui permettent à un groupe de
survivre dans un milieu donné.
Ratzel et ses émules français, Vidai de la Blache en particulier,
savent bien que l'étude des faits humains ne peut se contenter d'une telle
vision verticale. Les animaux et les hommes sont mobiles. Les hommes
savent transporter ce dont ils ont besoin et font souvent venir de l'extérieur
ce qui leur manque. A l'étude du site doit s'ajouter celle de la situation : le
milieu local n'est pas le seul qui compte pour comprendre la vie en un
point; il importe de prendre en considération les milieux voisins, puisqu'ils
sont mis également à contribution (Ratzel, 1881-1891; Vidai, 1922).
La géographie humaine qui naît au tournant du siècle associe ainsi
deux démarches : l'étude des relations verticales qui se développent au sein
de chaque milieu, et celle des relations horizontales qui mettent en relation
les milieux. L'idée de milieu est dominante, celle de circulation
complémentaire. La structuration de l'espace provient des traits naturels
qui caractérisent le milieu. La circulation permet d'échapper à certaines
des limitations des cellules locales, mais elle ne joue pas le même rôle
organisateur. Elle souligne la place que tiennent les villes qui, par leurs
marchés, assurent le contact entre régions complémentaires - autre aspect de
la vie sociale que le géographe considère donc comme pertinent.
Vidai de la Blache va plus loin que ses contemporains dans l'étude
des faits de circulation : il comprend l'importance croissante de la nodalité
dans le monde de son temps - d'autres parleront ensuite de lieux centraux. Il
ne lui accorde pourtant pas un rôle aussi fondamental qu'à
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l'environnement. C'est que l'espace qu'il appréhende reste essentiellement
celui des sciences naturelles.
d- Le croie créateur de la circulation est révélé, en dehors de la
géographie, par les travaux de certains économistes. L'économie spatiale
(Ponsard, 1958) se développe depuis von Thù'nen, dont le grand ouvrage a
été publié en deux volumes en 1826 et 1852. Après avoir analysé la
localisation des activités agricoles, voilà que cette nouvelle discipline
s'attache aux activités industrielles. L'économie spatiale raisonne en
supprimant les aspérités de l'espace géographique; elle suppose une
étendue uniforme et également pénétrable, la plaine de transport : il s'agit
d'un milieu parfaitement plat où l'on circule avec une égale facilité (ou
difficulté) quelle que soit la direction. L'espace est présenté comme une
surface qui n'est différenciée que par la distance qui sépare les lieux. La
variable-clef de l'économie spatiale est constituée par les frais de transport
des biens. Ce sont eux qui expliquent la zonation des cultures en anneaux
autour des marchés, ou la localisation des usines au point minimum des
transports.
D'autres propriétés de l'espace - l'inégale fertilité, l'inégale difficulté
des transports selon les régions ou les orientations - sont réintroduites par la
suite. Elles n'altèrent pas le trait fondamental de l'économie spatiale : il
s'agit de la discipline qui prend en compte les coûts de déplacement des
biens.
La géographie humaine s'attache aussi aux faits de circulation.
Pourquoi ne tire-t-elle alors aucun parti de l'économie spatiale ? C'est que les
conceptions que les deux disciplines se font de l'espace sont irréductibles :
la géographie y voit une juxtaposition de milieux locaux; elle admet qu'ils
communiquent, mais c'est ce qui se passe au sein de chaque unité qui
l'intéresse surtout; l'économie spatiale y voit une surface uniforme où elle
cherche à déterminer des points d'équilibre. Pour les géographes, il est
important de savoir si deux milieux communiquent, ou restent isolés, pour
comprendre leur dynamique interne. L'accent reste placé sur l'évolution
propre de chaque milieu. La circulation est un correctif. On ne cherche pas
à comprendre à quelles lois elle obéit, et quelles configurations spatiales
elle fait naître.
Le milieu
a- Le concept-clef de la géographie qui se constitue à la fin du
XIX'mL' siècle est évidemment celui de milieu. Mais il s'agit du milieu des
écologistes, de celui d'une proto-écologie tout au moins (Sorre, 1942) : il ne
ressemble en rien à celui de la tradition hippocratique. Au contact de la
lithosphère et de l'atmosphère se développe la biosphère, domaine des êtres
vivants végétaux et animaux liés entre eux par une chaîne trophique qui
assure l'alimentation en sels minéraux et énergie des organismes. La vie
dépend des conditions locales de température, d'humidité et d'ensoleillement
qui favorisent le développement des plantes, seules
99
capables de fixer l'énergie solaire et de synthétiser les molécules organiques
de base. La vie dépend aussi des rapports de concurrence que chaque être
vivant entretient avec les individus de la même espèce ou d'espèces
différentes. Le milieu écologique se définit par ses paramètres physicochimiques et par les rapports complexes que les organismes nouent entre
eux.
Les êtres humains se distinguent des animaux par la manière dont
ils transforment les milieux où ils vivent : ils s'isolent de l'atmosphère
ambiante en s'habillant; ils se construisent des abris ou des maisons; ils
remplacent les pyramides écologiques naturelles par celles des plantes et
des animaux domestiqués.
Le mileu qu'appréhendent les géographes s'inspire d'une discipline
qui est en train de se constituer, l'écologie. Le cadre d'analyse qu'il offre
s'applique aussi bien aux environnements naturels qu'à ceux que l'homme
a influencés ou transformés.
b- L'idée que le milieu est un ensemble de circulations physicochimiques verticales domine chez les géographes. Cela n'exclut pas, chez
les urbanistes en particulier, la faveur persistante du modèle sensualiste
(Fishman, 1980). Celui-ci explique l'intérêt que les architectes et urbanistes
réformistes attachent à la réflexion sur les formes : elles conditionnent,
croient-ils, la naissance d'un homme nouveau. Les géographes s'intéressent
surtout aux milieux ruraux. Ceux-ci sont, pour les réformistes, exempts de
tares morales graves. Leurs projets sont focalisés sur les zones pauvres des
villes. L'environnementalisme sensualiste se développe ainsi en marge de la
géographie, qui l'ignore à cette époque.
La région
a- Dans la mesure où la géographie est plus que jamais d'inspiration
naturaliste, la place faite à l'étude des régions naturelles est considérable.
On a appris à mieux les repérer et les dessiner. Des cartes géologiques à
grande échelle existent désormais pour une large partie du monde, dans les
pays développés surtout. L'inventaire des formations végétales progresse.
On sait, grâce à Cléments, que dans un même milieu, elles se rangent en
séries évolutives qui se terminent, lorsque les phases de stabilité sont assez
longues, par un état climax.
b- L'idée de région naturelle n'est pas suffisante pour bâtir une
géographie humaine. Le monde dans lequel nous vivons a été profondément
altéré par la mise en valeur agricole, l'industrialisation et l'urbanisation.
L'appréhension régionale de la Terre doit prendre en compte tous ces
aspects de la réalité.
Les travaux empiriques soulignent la grande diversité des formes
d'organisation repérables à la surface de la Terre. Lucien Gallois (1908)
parle de régions spécialisées dans telle ou telle culture ou telle ou telle
100
activité industrielle. Il est frappé par la remarquable permanence des
régions historiques. Il est sensible au rôle des villes, des plus importantes en
particulier. Il cherche cependant à dissuader les géographes de faire de ces
formes d'organisation l'objet principal de leurs études. Si le milieu est au
centre de leurs préoccupations, c'est à la région naturelle qu'ils doivent
s'intéresser en premier lieu. Mais celle-ci a été transformée par les hommes :
"II faut partir de cette idée qu'une contrée est un réservoir où donnent
des énergies dont la nature a déposé le germe, mais dont l'emploi
dépend de l'homme. C'est lui qui, en la pliant à son usage, met en
lumière son individualité. Il établit une connexion entre des traits
épars; aux effets incohérents de circonstances locales, il substitue le
concours systématique de forces. C'est alors qu'une contrée se précise et
se différencie, et qu'elle devient à la longue une médaille frappée à
l'effigie d'un peuple."
Vidai de la Blache, Tableau de la Géographie de la France, p. 190.
Vidai pense à la France lorsqu'il rédige ce texte, mais c'est bien
son esprit qui anime Lucien Gallois lorsque celui-ci propose aux géographes
de se consacrer à l'étude de la région géographique. La division de base
est fournie par la région naturelle. Mais celle-ci a été transformée par ceux
qui l'habitent. Ils ont découvert les énergies qui y dormaient et en ont tiré
parti. La géographie régionale consiste à montrer comment les groupes
humains ont su se plier aux indications de la nature pour produire ce dont
ils ont besoin et aménager leur habitat et leur espace de vie.
Sous son angle régional, la géographie humaine appréhende ainsi
les réalités sociales d'un point de vue plus large que ce n'est le cas pour le
genre de vie.
Le paysage
a- Pour les géographes d'inspiration naturaliste qui s'intéressent à la
différenciation de l'espace terrestre, le paysage est un indicateur
fondamental : faute d'un réseau d'observations directes finement maillé, il
est difficile de préciser, en chaque point, les caractères du climat. Les
événements météorologiques variant sans cesse, l'étude scientifique du
climat suppose de longues séries d'observations complexes traitées par les
méthodes statistiques. Les micro-climats locaux sont innombrables et
difficiles à identifier par des mesures.
La physionomie du couvert végétal est étroitement liée aux
conditions climatiques et permet plus facilement de repérer et ème
de
cartographier les zones. Le paysage n'est pas, comme au début du XIX
siècle, l'objet central de l'étude. Il demeure un instrument privilégié pour
l'identification des régions naturelles.
101
b- Les g†ographes d'orientation proto-†cologique s'int†ressent au
paysage dans la mesure oŠ celui-ci est la face visible et directement
perceptible du milieu qu'il permet d'identifier. Les transformations que les
hommes y ont imprim†es y sont particuli…rement faciles ‚ saisir : la
g†ographie humaine ne peut ignorer le paysage, mƒme s'il ne permet pas
toujours de poser les questions fondamentales, celles qui ont trait aux
relations verticales que les hommes tissent avec leur environnement.
Tous les †l†ments du paysage ne sont pas d'origine naturelle : en
dressant l'inventaire des faits d'occupation du sol, champs ou prairies,
chemins et routes, fermes et villages, la g†ographie humaine rencontre la
soci†t† d'une troisi…me mani…re. L'am†nagement du territoire renvoie aux
techniques mises en œuvre, mais aussi aux structures des soci†t†s qui en
sont responsables.
c- Le point de vue proto-†cologique conduit ‚ faire du paysage
l'expression du fonctionnement des milieux. Les †tudes de terrain montrent
que cette hypoth…se ne permet pas de tout expliquer : le paysage pr†sente
des traits non-fonctionnels, des †l†ments qui datent de phases ant†rieures
d'occupation du sol, oŠ ils †taient fonctionnels, et qui subsistent parce
qu'ils ne gƒnent pas, ou ne gƒnent pas trop, les besoins des groupes actuels.
Dans cette optique, le paysage devient document arch†ologique. Il
renseigne sur l'†tat pr†sent du monde, mais jette †galement des lumi…res sur
ses †tats pass†s. Il est l'objet de recherches d'archives. Le lien entre
g†ographie et histoire se renforce.
d- Les g†ographes commencent ‚ s'inqui†ter de l'unit† de leur
discipline. Etudie-t-elle la diff†rencation r†gionale de la Terre, ou l'influence
du milieu sur les groupes humains ? Cette seconde optique ne conduit-elle
pas in†luctablement ‚ opposer g†ographie physique et g†ographie humaine ?
Pour †viter une telle †volution, nombreux sont les g†ographes qui, en
Allemagne en particulier (SchlŠter, 1906), d†cident de faire du paysage
l'objet de leur discipline : ils pensent ainsi appr†hender les aspects naturels
et les aspects sociaux sans risque d'†clatement. Comme en allemand,
Landschaft d†signe ‚ la fois le paysage et le pays, la dimension r†gionale est
automatiquement prise en compte.
Conclusion
Aux alentours de 1900, ce sont les mod…les venus des sciences de la
Terre et de la vie qui influencent le plus les g†ographes. Les connaissances
sur le
monde naturel ont cependant beaucoup †volu† depuis le d†but du
XIX…me si…cle : l'ambition des chercheurs n'est plus simplement de dresser
un tableau pr†cis de la diversit† du visible, elle est de saisir des
fonctionnements.
La notion de milieu est d†sormais au centre des constructions
102
géographiques : elle a été renouvelée par l'approche écologique, qui
souligne la signification des relations qui se développent verticalement, en un
point, entre les organismes et ce qui les entoure. L'espace est conçu
comme juxtaposition de milieux. Ils communiquent entre eux : c'est une
dimension à ne pas oublier si l'on veut comprendre ce qui se passe en
chaque point, mais la circulation n'est pas au centre des préoccupations.
C'est de la notion écologique de milieu que provient l'accent mis
sur la région géographique : celle-ci n'est-elle pas fondamentalement une
région naturelle, c'est-à-dire un ensemble homogène de milieux locaux,
interprété et modifié par l'homme ? Il y a une dimension humaine dans la
géographie, mais elle est subordonnée à une dominante naturaliste.
La géographie humaine qui se constitue ne fait pas de la société
son objet direct d'étude. Elle rencontre la réalité sociale sous trois aspects, et
à l'occasion de trois démarches différentes : 1- comme genre de vie
lorsqu'elle analyse les milieux, 2- comme variable-clef de la transformation
des régions naturelles en régions géographiques, et 3- à travers les faits
d'occupation du sol que révèle le paysage. Il n'était pas facile de construire
une discipline cohérente à partir d'éléments aussi disparates.
Dans La géographie humaine, Jean Brunhes (1910) privilégie les
faits d'occupation du sol, ce qui lui permet de bâtir la discipline sur des
données faciles à observer de manière positive. La publication de cet
ouvrage a probablement décidé Vidai de la Blâche à se lancer dans la
rédaction des Principes de Géographie humaine (1922) - il en confie les
premiers éléments aux Annales de Géographie en 1912. Il part des
formations de densité, c'est-à-dire des relations hommes/milieu, dans la
nouvelle optique proto-écologique. Il la complète par la prise en
considération des faits de circulation. La région géographique et les
paysages humanisés ne tiennent guère de place dans cette présentation. La
discipline n'arrive pas à intégrer dans une construction synthétique les
éléments sociaux qu'elle a été conduite à prendre en considération.
Pour qui veut accentuer le caractère social de la discipline, l'outil
d'analyse que constitue le genre de vie offre un cadre plus souple que les
autres traits pertinents retenus par la géographie. Il précise l'insertion
écologique des hommes dans leur milieu, mais insiste aussi sur les travaux et
les jours des groupes retenus, et sur la manière dont ils valorisent plus ou
moins leurs modes d'existence.
Dans les années 1960
Les conceptions géographiques de l'espace développées au XIXême
siècle et utilisées dans l'Entre-deux-guerres sont toujours vivantes, mais
passent au second plan. C'est le cas de la vision géométrique de l'espace
terrestre, sans laquelle il n'y a pas de cartographie; c'est aussi le cas de
l'interprétation écologique qui fait de l'étendue une juxtaposition de
milieux appréhendés à travers les chaînes trophiques qui s'y développent,
103
et les pyramides d'êtres vivants qui les constituent ou qui en dépendent.
Le déclin de l'intérêt que les géographes manifestent à l'égard du
milieu est cependant réel. Il intervient à contretemps. Ils ont mobilisé un
point de vue écologique à une époque où l'écologie n'était pas encore
réellement constituée comme science. L'analyse des chaînes trophiques
au sein des écosystèmes, à la manière de Tansley (1935), et l'approche
énergétique conçue par Lindeman (1942) lui confèrent désormais une
réelle unité. L'opinion publique commence à se préoccuper des
pollutions qui menacent les milieux où s'inscrit la vie quotidienne d'une
part croissante de l'humanité. Pourquoi négliger un domaine d'une
actualité brûlante alors que l'on dispose d'outils plus performants pour
l'explorer ? La réponse tient sans doute à la manière dont les géographes
avaient pris l'habitude d'appréhender l'environnement.
La conception des milieux qui s'était imposée en géographie au
tournant du siècle privilégiait le local, même si elle intégrait les rapports
entre unités voisines à travers la circulation. Ce que la dimension
écologique apportait alors au géographe, c'était l'idée que la productivité
des milieux est limitée. Les hommes s'ingéniaient à l'augmenter, ou à
mieux tirer parti de la matière organique produite sur place, mais ils
n'arrivaient jamais à s'affranchir totalement de ces contraintes.
La généralisation des transports à bon marché a modifié le.
problème : les hommes peuvent s'accumuler dans les grandes villes en
faisant venir de l'extérieur tout ce dont ils ont besoin. Les contraintes qui
paraissaient décisives naguère le sont moins aujourd'hui. C'est ce qui
oriente les géographes vers d'autres conceptions de l'espace.
L'espace
Les conceptions de l'espace changent parce que les géographes
cessent de se considérer simplement comme des naturalistes. La période
qui suit la Seconde Guerre mondiale est celle où l'on découvre les
inégalités de croissance et où l'on prend conscience de l'injustice
intolérable qu'elles représentent. La société est désormais appréhendée
dans les espaces où elle s'insère. On prend conscience de sa diversité
régionale. Celle-ci n'est plus perçue comme une fatalité liée aux facteurs
naturels, mais comme un défi.
Les géographes participent à cette prise de conscience. La
géographie humaine en sort transformée : elle ne se propose plus de
mesurer la part de l'homme dans le façonnement de la planète. Elle ^
cherche à comprendre comment les sociétés s'organisent, aménagent leurs m
lieux de vie, tirent parti de ressources dispersées, en assurent la mise en 1
valeur, la transformation et la distribution et triomphent de l'obstacle que la
distance crée pour toute vie de relation (Ullman, 1954)
L'espace, conçu de manière géométrique (Bunge, 1962), est
surtout appréhendé dans ses dimensions économiques : il est le siège de
l'activité productive des hommes; il est parcouru par les flux de biens, de
personnes et d'informations nécessaires pour exploiter et transformer les
104
ressources et pour assurer la distribution des produits fabriqués. Au lieu
d'être appréhendé comme une surface indifférenciée, il est plutôt perçu
en termes de réseaux. Il est donc hiérarchisé et structuré (Berry et Horton,
1970).
L'économie spatiale lontemps ignorée est enfin mise à contribution
(Ponsard, 1955; Isard, 1956). Elle fournit à la gé ographie une série de
concepts qui lui sont très utiles : l'espace qu'étudient les géographes est
désormais perçu comme un obstacle à la vie de relations (Bunge, 1962).
La distance introduit des coûts de transport pour les biens ou les personnes.
Elle frei ne également l'acheminement des informations : les coûts de
communication sont pris en considération.
L'espace des géographes des années 1960 n'est pas la plaine de
transport des économistes de la fin du siècle dernier, même s'il est conçu
comme obstacle à toutes les formes d'échange. C'est qu'il est structuré par le
jeu des portées -limites (c'est l'apport de la théorie de la localisation à la
manière de Christaller et de Lôsch), et par l'organisation en réseaux des
systèmes de transport et de communication .
Le milieu
a- La conception écologique du milieu ne disparaît pas, même si
elle retient moins l'attention. Elle permet, à travers la notion de métabolisme,
d'aborder le problème des environnements complexes créés par l'intiative
humaine, ceux des villes en particulier. Le milieu était défini comme
l'ensemble des relations qui s'établissent entre un organisme vivant et les
choses et les êtres qui l'entourent. On élargit le cadre : l'organisme pris en
compte est collectif, une agglomération ou une région par exemple; les
relations qu'il tisse s'inscrivent en partie en son sein, en partie à l'extérieur.
L'environnement d'une ville est plus ou moins large selon les flux
concernés. Pour ceux dont la portée est la plus faible, un problème de
contrainte surgit : il ne résulte plus des limites de la capacité productive de
chaque localité, mais de son incapacité à recycler indéfiniment les rejets qui
y sont effectués.
b- Lorsque la conception dominante cesse d'être écologique,
l'intérêt pour le milieu se développe selon de nouvelles orientations. Il se
fait davantage social et culturel : parler d'environnement, c'est évoquer
souvent l'ambiance et les habitudes que partagent les membres d'un
groupe, et qui se transmettent spontanément de génération en génération.
La région
a- La région cesse d'apparaître essentiellement comme une donnée
naturelle. C'est une construction des hommes. Elle résulte de
l'organisation de l'espace qu'impliqué la vie économique : division des
terres, structuration des paysages en vue des assolements, réseaux de
voies, formes diverses d'habitat, de la ferme isolée à la grande ville. La
105
région se définit soit comme une étendue homogène par ses formes de
mise en valeur, soit comme un ensemble structuré autour d'un pôle
fédérateur.
b- L'attention se tourne particulièrement vers les faits de polarisation
: les réseaux ont une structure hiérarchique, si bien que les flux convergent
vers des points où la commutation entre les circuits a lieu. Les villes qui
naissent de ces fonctions ordonnent des espaces qui dépendent d'elles.
Celles d'une certaine importance regroupent des activités de haut niveau,
banques, sièges sociaux, relais importants de l'administration, universités.
Ce sont des éléments qui leur assurent une certaine autonomie, leur
permettent de prendre des orientations économiques originales, ou les
conduisent à développer des styles de vie spécifiques (Labasse, 1955;
Juillard, 1962).
c- L'analyse retient aussi l'existence de régions spécialisées, qui
s'opposent à des régions d'économie complexe. Les premières sont
cantonnées dans une mono-activité dominante, que tempère à peine la
présence des services dont elle a besoin en amont ou en aval. Les secondes
voient s'accumuler des productions agricoles intensives et diversifiées, des
activités industrielles variées, et des services qui ne sont pas tournés
uniquement vers la satisfaction des besoins locaux, mais prennent en
charge des espaces très étendus (Ullman, 1954).
Le paysage
a- Les lectures écologiques et archéologiques du paysage paraissent
toujours pertinentes. Elles sont largement pratiquées, et compensent le peu
d'intérêt que l'on manifeste par ailleurs pour les problèmes écologiques qui
commencent à passionner l'opinion.
b- Les approches économiques sont généralisantes : elles montrent
qu'il y a dans l'espace, et donc dans le paysage, des éléments récurrents,
quartiers centraux et quartiers résidentiels dans les villes, par exemple. Les
équipements révèlent la position hiérarchique des centres -une cathédrale, un
théâtre et une préfecture ici; il s'y ajoute, dans une agglomération plus
peuplée parce que mieux située, une université, un CHU, un opéra, etc.
L'étude des paysages ainsi conçue est sourde à la spécificité des
lieux. Elle souligne par exemple ce qui, dans chaque combinaison de traits
locaux, est banal parce que lié à des impératifs fonctionnels qui se retrouvent
ailleurs, aux mêmes niveaux des hiérarchies urbaines.
106
Conclusion
La géographie des années 1960 doit au souci de justice sociale
et à la volonté d'assurer un développement plus juste et mieux partagé
d'être devenue la science des dimensions spatiales de toute vie
collective. Cela explique l'accent mis sur les faits de relations.
C'est autour de la notion d'espace que se structurent dé sormais les
concepts -clefs de la géographie : tout est ramené au rôle de la distance
conçue comme un obstacle aux transports et aux échanges d'information.
Les réseaux permettent de limiter les coûts de déplacement qui en
résultent, et structurent ains i l'espace. Les différents sens que revêt le
terme de région découlent évidemment de la découverte de ces faits |
d'organisation.
Les recherches sur le milieu sont en porte -à-faux : elles
continuent à reposer sur les approches écologiques légèrem ent
élargies, mais commencent à prendre en compte les aspects culturels et
symboliques jusqu'alors négligés.
Le paysage perd la position centrale qu'il occupait depuis le
début du XIX èmc siècle : les réflexions sur ses composantes banales
correspondent à un progrès indéniable, mais elles laissent échapper
tant d'éléments que le réel qu'elles dépeignent est abusivement appauvri.
Dans les années 1990
L'espace
a- Une partie des thèmes que nous avons évoqués continue à
intéresser les chercheurs : l'espace des géographes est une étendue
géométrique, il est constitué par la juxtaposition de milieux
écologiques locaux, il constitue un obstacle aux déplacements, que
des réseaux d'infrastructures essaient de surmonter en le structurant. La
cartographie fait des progrès considérables et se voit secondée par les
techniques de télédétection. L'exploitation des données devient plus
aisée maintenant que l'on dispose de procédures efficaces pour les
traiter.
Ces conceptions sont à l'origine de développements
importants : l'espace de la nouvelle géographie des années 1960 ne
prenait guère en considération que les faisceaux de relations
économiques. Dans les années 1990, on s'intéresse aussi au rôle des
relations sociales et politiques dans la constitution des réseaux de
comunications et dans l'organisation de l'espace qui en résulte. La
géographie sociale et la géographie politique arrivent à maturité
(Claval, 1973, 1978). La logique des réseaux, ceux des villes en
particulier (Claval, 1981), est mieux comprise. L'impact de la
révolution des transports rapides et des télécommunications explique la
mondialisation des échanges et la métropolisation qu'elle accélère. C'est
en fonction des très grandes villes que s'ordonnent désormais toutes les
activités.
107
b- L'espace a cessé, depuis les années 1960, d'être essentiellement
appréhendé dans ses dimensions physiques ou naturelles. Pour bien saisir
l'impact qu'il joue dans la vie des groupes, l'accent avait alors été mis sur la
vie de relation, les réseaux de voies de transport et de communication qui
la structurent et le rôle de la distance.
La réflexion sur les dimensions spatiales de la vie collective
s'enrichit. Le point de vue adopté cesse d'être purement fonctionnel. La
dimension symbolique est prise en compte (Dardel, 1952; Gottmann,
1952) : l'espace n'est pas seulement un support pour les activités et un
obstacle pour les relations. Il stimule l'imagination, alimente les rêves,
devient signe.
Les géographes se passionnent pour la manière dont les hommes
s'approprient l'espace, y accrochent leurs identités et l'investissent de
valeurs. La notion centrale est celle de territoire (Bonnemaison, 1981,
1986-1987, 1992; Piveteau 1995). La nature et l'étendue sont diversement
conceptualisées et les symboles dont elles sont lestées diffèrent d'un groupe à
l'autre. Certaines sociétés voudraient domestiquer complètement la nature.
D'autres valorisent surtout les espaces vierges et voudraient les préserver à
tout prix.
Le territoire est un morceau d'espace naturel et social chargé de
sens parce qu'il a une histoire qui est pour l'essentiel celle des gens qui
l'habitent. Le point de vue de ceux qui s'attachent à lui est vertical,
comme celui qu'adoptaient les écologistes, mais le point de départ n'est
pas le même : pour l'histoire naturelle, les données de base sont physicochimiques ou biologiques. Pour celui qui s'intéresse au territoire, l'ancrage se
fait dans la conscience des habitants. L'espace pris en compte est fait
d'éléments naturels et biologiques, mais il a été modelé par les générations
qui l'ont successivement occupé. Il se trouve associé à des éléments
purement imaginaires, à d'autres mondes, d'où il tire souvent une partie de
sa signification. Le territoire comporte des hauts lieux où parle l'histoire,
des temples et des bois sacrés où affleurent des au-delàs religieux ou
magiques (Bonnemaison, 1986-1987, 1992; Claval, 1984; Eliade, 1963,
1965, 1971), et des lieux de réunion où prennent place les cultes, et où la
solidarité devient une réalité palpable.
Le territoire est le support de la vie quotidienne, mais il ne prend
tout son sens qu'aux jours où les tâches s'allègent et où tout le monde peut
participer à de grandes cérémonies, à des fêtes, à des commémorations.
Lorsqu'ils étudiaient la région géographique, au début du siècle,
les chercheurs essayaient de voir comment les milieux naturels avaient été
utilisés et transformés par les hommes. Aujourd'hui, l'étude des territoires
part des hommes. C'est en les écoutant, en interrogeant leurs mythes, en
leur demandant quels moments de leur histoire leur apparaissent comme
essentiels, qu'il est possible de délimiter les espaces qu'ils chargent de
signification et avec lesquels ils s'identifient. Il est alors aisé de décrire les
strates dont l'étendue est faite, depuis celles qui résultent de l'action
humaine jusqu'à celles qui sont purement naturelles. On découvre
108
comment chacune est conˆue, valoris†e et utilis†e pour inscrire l'existence de
chacun sur la Terre. Eric Dardel (1952) le soulignait lorsqu'il donnait
comme t‰che ‚ la g†ographie d'analyser la "g†ographicit†" des groupes
humains, ce qu'ils doivent au fait de vivre dans tel milieu avec telles ou
telles techniques et telles ou telles repr†sentations.
Les enfants reˆoivent du milieu oŠ ils sont †lev†s les pratiques et les
savoir-faire qui leur permettent d'agir sur leur environnement et de
s'ins†rer dans le tissu des relations sociales. La personnalit† qu'ils acqui…rent
refl…te ce qu'ils ont appris, les valeurs qu'on leur a inculqu†es, la mani…re
dont les connaissances leur ont †t† transmises, et leur propre exp†rience
(Erikson, 1972). Les gens se constituent ainsi un noyau de croyances qui
donne un sens ‚ leur vie. Leur identit† est li†e au syst…me de
repr†sentations auquel ils ont souscrit, et qui sont souvent intimement li†es
‚ l'espace. Sans les perspectives qu'ouvr† ainsi la g†ographie culturelle,
l'int†rƒt nouveau pour le territoire s'expliquerait mal.
c- L'espace est territoire. Cela veut dire aussi qu'il est porteur de
sens : on peut ‚ ce titre le consid†rer comme un texte, qu'il importe de
comprendre. Ce texte ne peut ƒtre p†n†tr† que parce qu'il coexiste avec
d'autres textes, avec lesquels il entretient des rapports d'intertextualit†
(Duncan, 1990, 1992).
La g†ographie cesse de ne s'int†resser qu'aux r†alit†s tangibles.
Elle devient science du discours. Elle s'attache aux messages dont les
lieux sont lest†s, et †coute les lectures qu'en donnent les gens. Le territoire
prend ainsi toute sa dimension culturelle.
Le milieu
a- Les mani…res classiques d'aborder le milieu ne disparaissent
pas. Elles continuent ‚ s'enrichir. L'approche †cologique s'est g†n†ralis†e.
Au lieu de ne s'int†resser qu'aux †quilibres ou d†s†quilibres des †cosyst…mes
locaux, comme au d†but du si…cle, ou ‚ l'extension r†gionale de ceux qui se
cr†ent autour des grandes agglom†rations, comme dans les ann†es 1960 ou
1970, c'est l'†chelle plan†taire globale qui retient aujourd'hui l'attention. La
question des limites de l'environnement se pose en effet pour l'ensemble de
la Terre : jusqu'‚ quel point l'augmentation des rendements qu'autoris† le
recours syst†matique aux engrais et aux pesticides ne compromet-il pas
les composantes les plus lointaines du milieu, nappes profondes ou haute
atmosph…re? Dans quelle mesure les proc†d†s de l'agriculture moderne ne
r†duisent-ils pas dangereusement la biodiversit† de l'œcoum…ne ? Y a-t-il
une limite ‚ l'accroissement de la population dans un univers fini ?
La g†ographie de nagu…re ne se pr†occupait que des situations
normales. C'est au moment des catastrophes naturelles que les contraintes du
milieu imposent pourtant aux institutions sociales les tensions les plus rudes,
et r†v…lent que la mise en valeur de l'espace rencontre des limites
109
plus proches qu'on ne le pense généralement (White, 1961). Cela justifie
l'attention aujourd'hui accordée à la géographie des risques et des
catastrophes naturelles.
Les rejets de gaz carbonique ne conduisent-ils pas à un effet de serre
généralisé, à une augmentation sensible de la température de la planète, à la
fonte d'une partie des glaces, et à une remontée générale des eaux marines ?
La couche d'ozone n'est-elle pas menacée par les rejets de gaz comme les
fréons, ce qui entraînerait une augmentation sensible de la fraction du
rayonnement ultra-violet du soleil qui atteint la surface terrestre ? L'énergie
nucléaire engendre des pollutions en grande partie irréversibles et constitue
un danger permanent.
b- Le milieu se définit aussi du point de vue social. Le géographe
s'intéresse à l'environnement culturel dans lequel vivent les individus. La
diffusion des connnaissances, des valeurs, des techniques et des artefacts est
soumise à des contraintes spécifiques : elle conduit à les imposer sur de
vastes espaces, ou génère des cellules discontinues. Le contenu culturel n'est
pas seulement fait de techniques de production partagées. Il est riche de tout
ce qui modèle la structure des sociétés et assure leur survie et leur cohérence,
règles morales, idéologies qui légitiment et organisent le pouvoir, croyances
et religions qui donnent un sens à la vie, à la mort et à la place de l'homme
dans la nature.
c- Dans l'optique culturelle, analyser le milieu, c'est aussi interroger
les représentations que les hommes se bâtissent de la nature, de la société et
de leurs rapports. La pensée occidentale a souvent opposé l'homme au reste
du monde : il paraît radicalement différent des autres êtres vivants. Ailleurs,
c'est plutôt la continuité entre l'inanimé, le vivant et le social qui est soulignée
(Hayward, 1994; Pepper, 1996).
La région
a- Les études sur l'organisation de l'espace se poursuivent. Elles
s'enrichissent en élargissant la place qu'elles accordent aux composantes
sociales, politiques et culturelles des systèmes de relation. Les modèles de la
région que l'on avait appris à définir se diversifient : la région polarisée, la
région spécialisée, la région complexe permettaient de repérer les formes
d'organisation de l'espace caractéristiques des pays développés. Pour les
sociétés traditionnelles, le rôle des structures familiales plus ou moins
étendues, des structures de caste, des relations de clientèle et des formes nonbureaucratiques de pouvoir est beaucoup plus grand. Cela veut dire que les
centres y sont souvent plus nombreux et plus petits que dans les contextes
développés (Bonnemaison, 1992). Chacun ne tient qu'une place modeste dans
la vie collective. Les limites deviennent également plus floues là où la
hiérarchisation des réseaux est faible, et où les aires qu'ils structurent se
chevauchent.
110
b- L'approche r†gionale s'attache d†sormais beaucoup aux espaces
investis de significations par les collectivit†s qui les habitent, ou par
celles qui vivent autour. Toute unit† spatiale qui est reconnue et charg†e
de valeurs par un groupe constitue un territoire (Piveteau, 1995). Chaque
portion d'espace a des particularit†s qui viennent de la mani…re dont on la
vit (Fr†mont, 1976) : la t‰che de la g†ographie r†gionale est ‚ la fois de
saisir des structures objectives et des appr†ciations subjectives
(Entrikin, 1991).
L'†chelle des curiosit†s r†gionales s'†largit donc : les ensembles
d'†tendue moyenne, de quelques centaines ‚ quelques dizaines de milliers
de km2 cessent d'ƒtre privil†gi†s. La maison ou le quartier retiennent
autant l'attention que les d†partements ou les provinces. Les aires dont les
membres ont le sentiment de partager le mƒme patrimoine ou la mƒme
culture doivent †galement ƒtre analys†es.
Depuis le XVIII6"1" si…cle, les g†ographes faisaient profession de
ne pas s'attacher aux aires administratives et aux espaces nationaux : ne
s'agissait-il pas d'unit†s artificielles, fond†es sur l'arbitraire des souverains
ou les hasards de l'histoire ? Les r†gions g†ographiques devaient leur ƒtre
pr†f†r†es, puisqu'elles †chappaient ‚ tout arbitraire, enracin†es qu'elles
†taient dans des cadres naturels. C'est vers ces †chelons que se tourne
aujourd'hui de pr†f†rence l'attention, car ce sont eux qui sont les plus
charg†s de sens : nationalisme, r†gionalisme, autonomisme, irr†dentisme
secouent notre monde.
Le paysage
C'est peut-ƒtre dans le domaine de l'analyse des paysages que
l'†volution contemporaine de la curiosit† g†ographique est la plus forte :
les g†ographes s'attachent au sens que les hommes donnent ‚ leur
exp†rience de l'espace. C'est ‚ travers les paysages qu'il est le plus facile
de le mettre en †vidence (Pitte, 1983).
a- Le paysage est analys† comme une sc…ne oŠ la soci†t† se donne
‚ voir (Goffman, 1973). Comme au th†‰tre, les acteurs apprennent des
r‹les qu'ils jouent devant des spectateurs. Les †pisodes se d†roulent dans
des d†cors qui situent les †v†nements et les placent dans un contexte
charg† de sens. Une partie du message ne se dit pas, mais peut se lire dans
le cadre oŠ l'action prend place. C'est pour cela que les paysages sont
semblables ‚ des textes (Duncan, 1990, 1992), ou servent de supports ‚
des textes, et peuvent s'analyser en mettant en œuvre les proc†d†s de la
critique litt†raire ou artistique.
Qui dit sc…ne dit †galement coulisses et envers du d†cor : le
paysage comporte des faˆades faites pour les moments oŠ les hommes se
donnent en spectacle, et des zones oŠ ils †chappent au regard des autres
et peuvent mener une vie personnelle ou familiale dans un cadre plus
intime.
111
b- Les diff†rents participants ‚ la vie sociale ne comprennent pas la
vie de la mƒme mani…re. Ils s'attachent ‚ des valeurs diff†rentes. Leurs
int†rƒts mat†riels sont contradictoires. Le paysage n'est pas seulement la
sc…ne oŠ se joue la com†die sociale. C'est l'ar…ne oŠ sont confront†s les
groupes : il existe, pour chaque paysage, des interpr†tations diff†rentes et
divergentes. C'est ‚ travers elles que l'on voit le mieux les id†ologies ‚
l'œuvre dans une cellule sociale (Berque et ai, 1994; Cosgrove, 1984). Les
monuments qui dominent la ville sont conˆus pour donner de l'autorit† et de
la majest† au pouvoir, ‚ l'†glise, aux classes dominantes. Ils r†pondent aux
conceptions de la part de la population qu'elles favorisent, et qui les mettent
en place pour conforter leurs positions. Les couches qui n'ont gu…re part au
festin et sont r†duites ‚ l'ob†issance essaient de se cr†er, en marge des
cadres officiels, des milieux oŠ vivre ‚ leur mani…re. Il leur arrive de se
rallier aux contre-cultures qui essaient de saper le syst…me ‚ la base.
L'analyse des paysages devient alors une des composantes
essentielles de la critique de l'ordre spatial et de ses d†terminants culturels et
sociaux.
c- Le paysage qu'analysent ainsi les g†ographes n'est pas un cadre
neutre et qui puisse ƒtre trait† sans †motion. Ceux qui y sont plong†s
l'aiment ou le d†testent, s'y sentent †trangers ou en exil, ou au contraire
parfaitement ‚ l'aise, chez eux. Mƒme s'ils n'en parlent gu…re, les primitifs ou
les paysans des soci†t†s traditionnelles ne restent pas indiff†rents ‚
l'harmonie de certains paysages ou au sublime des sc…nes de montagne.
Mettraient-ils autant de soin ‚ orner leurs habitations ou ‚ bien tenir leurs
champs s'il en allait diff†remment ? Le besoin de consid†ration sociale les
motive peut-ƒtre plus qu'une †motion purement esth†tique, mais on ne
peut exclure celle-ci.
Certaines soci†t†s vont plus loin que d'autres dans cette voie : le
paysage devient pour elles l'objet d'une valorisation esth†tique, comme le
montre la place qu'il tient d†sormais dans les repr†sentations artistiques, ou
comme le prouve la mani…re dont on y dessine parcs et jardins selon les
id†es que l'on se fait du pittoresque, du rustique ou du sublime (Berque,
1990, 1995; Roger, 1978, 1991; Roger et Gu†ry, 1991).
Il existe donc une g†ographie des soci†t†s oŠ le paysage acc…de
pleinement ‚ la dignit† esth†tique et de celles oŠ ce n'est pas le cas.
Conclusion
L'†volution qui explique les orientations dominantes de la
g†ographie des ann†es 1990 compl…te le renversement de perspective
r†alis† dans les ann†es 1960. La g†ographie a cess† d'ƒtre seulement une
science naturelle. Conˆue comme une science sociale (c'est l'acquis des
ann†es 1980), elle †tudie le sens que les hommes donnent ‚ leur exp†rience
v†cue : elle s'attache d†sormais ‚ la g†ographicit† des soci†t†s humaines,
comme le r†clamait Eric Dardel d…s 1952.
112
Ce renversement des tendances met au cœur de la g†ographie le
territoire, †tendue de nature plus ou moins am†nag†e ‚ laquelle les
hommes conf…rent du sens. Elle fait du paysage son champ pr†f†r†
d'analyse. Les notions de milieu et de r†gion ne suscitent pas autant de
curiosit†.
Conclusion g†n†rale
A la fin du XVIir"me si…cle, la cartographie sort de sa phase
t‰tonnante. Elle repose d†sormais sur des techniques purement scientifiques.
La conception de l'espace qu'elle implique, celle qui repose sur l'id†e que la
Terre est une surface g†om†trique que l'on peut repr†senter sans trop de
d†formations en deux dimensions, fait d†sormais partie de l'h†ritage
g†ographique. Son d†veloppement est pour une bonne part ind†pendant de
celui du reste de la discipline, mais le conditionne largement. La
cartographie th†matique demeure plus directement au service de la
g†ographie.
La g†ographie historique, longtemps captive de la cartographie,
devient autonome lorsque les cartographes n'ont plus besoin de consulter
itin†raires ou r†cits de voyage pour appr†cier
les longitudes. Elle poursuit
son d†veloppement durant tout le XIX…me si…cle, mais se r†tracte alors
faute de s'ƒtre renouvel†e, ou c…de la place ‚ une nouvelle mani…re de la
concevoir : au lieu de se contenter de pr†ciser le d†cor des †v†nements,
cette nouvelle faˆon de voir fait des milieux, et de la mani…re dont ils sont
exploit†s et ouverts ‚ la circulation, des †l†ments explicatifs majeurs des
tendances longues du devenir des peuples (Butlin, 1993).
La g†ographie
reˆoit ‚ deux reprises, ‚ la fin du XVIII6"1 " si…cle et ‚
tme
la fin du XIX si…cle, l'impact des sciences naturelles. Mais la mani…re dont
elles sont conˆues a chang† entre temps : on cherche, ‚ la fin du XVIir"1 "1
si…cle, ‚ †laborer une syst†matique du monde observable. Le paysage se
trouve ainsi au cœur du dispositif th†orique; la r†flexion sur l'organisation
de l'espace est stimul†e par la d†couverte de la r†gion naturelle. Le milieu
et l'espace tiennent une place plus modeste dans la construction de la
discipline.
La g†ographie de la fin du XIX…me si…cle est repens†e en fonction de
l'id†e de milieu que l'†cologie vient de d†finir. Celle-ci tarde ‚ se
constituer en domaine scientifique, si bien que les g†ographes sont
longtemps les seuls ‚ tirer pleinement profit de son inspiration. C'est ‚
partir de la notion d'environnement que les autres concepts sont b‰tis,
qu'il s'agisse de l'espace (une juxtaposition de milieux), du paysage (la
traduction sensible du milieu) ou de la r†gion g†ographique (la mise en
œuvre par l'homme du cadre de milieux homog…nes que constitue la
r†gion naturelle).
Les quarante derni…res ann†es de notre si…cle ont conduit ‚ des
remises en cause dramatiques. La premi…re, qui commence dans les
ann†es 1960, fait de la g†ographie une science sociale, celle qui s'attache
113
‚ comprendre l'inscription dans l'espace de la vie de relation : elle part
des notions d'espace et de r†seau. Les †changes et d†placements conduisent ‚
des formes d'organisation que la g†ographie r†gionale appr†hende ‚
travers des cat†gories comme celles de r†gion polaris†e, de r†gion
sp†cialis†e, de r†gion complexe. La place faite ‚ l'analyse du paysage est
consid†rablement r†duite.
Les vingt derni…res ann†es ont vu le recul des options positivistes
qui dominaient la discipline : la mani…re dont l'espace et la nature sont
lest†s de sens par les hommes retient d†sormais l'attention des g†ographes. Le
territoire devient le concept-clef de la discipline. C'est ‚ travers le paysage
conˆu comme th†‰tre ou comme ar…ne que se conduit l'analyse des valeurs
dont l'espace est investi, autour desquelles les identit†s se structurent, et
pour lesquelles les conflits se d†clenchent. L'analyse r†gionale se
distingue mal de celle de l'espace, puisque l'une et l'autre reposent sur la
cat†gorie fondamentale de territoire. La nouveaut† la plus marquante, c'est
l'attention d†sormais attach†e ‚ des †chelles jusque-l‚ n†glig†es, celle du
quotidien comme celle de la nation. L'†tude des milieux perd son r‹le
central, mƒme si la comparaison des conceptions que s'en font les diff†rentes
cultures appara‡t riche d'enseignement.
A chaque †poque, un concept domine et informe les autres; il est
g†n†ralement motiv† par des curiosit†s qui marquent toute l'†poque : le
souci de saisir la nature ‚ travers sa physionomie, c'est-‚-dire ‚ travers le
paysage, au tout d†but du XIX 6 ™ si…cle, l'id†e de milieu ‚ la fin de ce
mƒme si…cle, l'espace comme cadre et obstacle ‚ la vie sociale aux
alentours de I960, le paysage de nouveau dans l'optique humaniste
contemporaine. Les profondes transformations que la g†ographie a connues
au cours des deux derniers si…cles r†sultent de l'impact de pr†occupations
†pist†mologiques import†es : vision naturaliste du Cosmos, conception
†cologique du milieu, appr†hension du social comme produit de la vie de
relations, r†flexion sur le sens que les groupes conf…rent ‚ leur exp†rience
de la vie sur Terre.
Les historiens de la g†ographie ont †videmment tendance ‚
souligner ces facteurs de transformation, puisque ce sont eux qui ont le
plus largement contribu† ‚ ouvrir la discipline ‚ de nouvelles curiosit†s.
Mais la part du d†veloppement autonome, par approfondissement de
concepts d†j‚ accept†s, ne doit pas ƒtre minor†e : c'est parce que les
g†ographes continuent ‚ utiliser, pour repr†senter leurs r†sultats, des cartes
scientifiquement †labor†es de la surface terrestre, parce qu'ils excellent
toujours ‚ tirer parti des approches †cologiques, et parce qu'ils savent
combien il est f†cond de concevoir la soci†t† comme un faisceau de
relations, que les travaux d'hier continuent ‚ ƒtre compr†hensibles
aujourd'hui.
Il serait faux de consid†rer qu'‚ partir du moment oŠ une id†e a
†t† accept†e en g†ographie et y conna‡t un d†veloppement autonome, elle
cesse d'apporter des r†sultats r†ellement neufs. La cartographie que nous
114
utilisons est infiniment supérieure à celle dont on disposait à la fin du
siècle dernier, et la présentation des données qu'elle permet est d'autant
plus parlante qu'elle a été précédée d'un travail de traitement et
d'exploitation qui élimine les redondances et souligne les traits essentiels
des distributions.
Les visions naturalistes à la mode de la fin du XVIIIème siècle
continuent à inspirer une bonne partie de la géographie physique : même si
elles sont moins intimement liées que par le passé au corps principal de la
recherche, les avancées de la géomorphologie, de la climatologie, de la
pédologie ou de la géographie végétale aident à comprendre les milieux
dans lesquels évoluent les hommes.
La fécondité du point de vue écologique est plus évidente encore : les
hommes sont toujours soumis à des contraintes environnementales, même si
celles-ci ne se manifestent pas à la même échelle et ne prennent pas la
même forme.
La recherche sur la manière dont les relations qui se tissent entre
les hommes contribuent à organiser l'espace ne s'est pas arrêtée au début
des années 1970, lorsque les critiques radicales ont montré le conservatisme
inhérent à certaines formes d'analyse économique. Une bonne partie de ce
que nous savons du rôle des hiérarchies sociales et des formes d'exercice du
pouvoir dans la mise en place de cadres territoriaux a été acquise dans les
années 1970 et 1980.
Le rôle de la réflexion épistémologique n'est pas d'imposer à la
géographie des modèles venus d'ailleurs et qui seraient les seuls féconds. Le
monde de la recherche n'est pas structuré en domaines dévolus chacun à une
science. Il est fait de disciplines qui envisagent la même réalité, ou des
réalités voisines, sous des points de vue différents. L'histoire des sciences
est celle de la constitution d'ensembles cohérents de démarches ; chacune
offre ainsi une perspective spécifique. Leur évolution résulte à la fois de
l'effort de cohérence et de réflexion qui permet d'approfondir le point de
vue déjà constitué, et de l'importation de perspectives nouvelles, qui
bouleversent mais enrichissent à la fois ce qui était jusqu'alors pratiqué.
C'est de l'image de la science comme mosaïque de territoires
mitoyens que vient l'idéologie du pluridisciplinaire : il existerait, dans
cette optique, des zones frontières négligées par les uns et par les autres.
Pour les aborder, la combinaison des forces venues de plusieurs disciplines
constituerait la meilleure solution.
Il nous semble que la structure du savoir est différente : il est fait
de disciplines, c'est-à-dire de moyens de mener le raisonnement, de tirer
parti de certains types de documents et d'imaginer les preuves indispensables
pour établir la validité des hypothèses émises. Ce n'est pas aux marges de
ces disciplines que le progrès se développe le plus, mais dans leur noyau :
il résulte à la fois de l'effort interne de rigueur, et de l'importation de
solutions éprouvées ailleurs.
L'image d'un univers scientifique où les disciplines se fondraient
115
peu à peu dans un contexte de mollesse d'esprit généralisée nourrit
l'utopie scientifique de tous ceux qui ont peur de raisonner bien. Ce que la
réflexion épistémologique enseigne, c'est bien plutôt la fécondité de la
combinaison de rigueur et d'imagination qui permet de renouveler les
perspectives sans les détruire et sans leur faire perdre leur cohérence.
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