L'EVOLUTION DE QUELQUES
CONCEPTS DE BASE DE LA GEOGRAPHIE
Espace, milieu, région, paysage (1800-1990)
Paul CLAVAL
Université de Paris-Sorbonne
L'exercice qui consiste à analyser l'évolution d'une discipline à
travers quelques-uns de ses concepts de base est un peu artificiel, mais
présente un mérite essentiel : il permet de mesurer ce qui, dans les
préoccupations d'une époque, résulte d'un développement autocentré, et ce
qui provient de l'importation de modèles épistémologiques nés dans
d'autres disciplines.
L'épistémologie des sciences sociales reconstitue le cheminement
des modes de raisonnement et de démonstration depuis les domaines ils
se sont formés, et précise comment ils ont été adoptés, transformés ou
renouvelés par les géographes. Nous procédons à l'inverse : nous partons
d'un jeu de concepts qui jouent un tel rôle dans la géographie qu'ils sont
présents, sous une forme ou sous une autre, à toutes les époques; nous
examinons la manière dont ils étaient formulés et la place qu'ils tenaient à
certains moments du passé. Les mutations d'une période à l'autre peuvent
ainsi être soulignées, ainsi que la permanence de conceptions qui assurent la
continuité de la pensée.
Nous nous sommes attaché aux notions d'espace, de milieu, de
région et de paysage; nous avons déterminé l'importance que les géographes
accordaient (ou accordent) à chacun de ces concepts et les contenus qu'ils
leur donnaient (ou donnent) à quatre moments de l'histoire de la discipline :
aux alentours de 1800, à la jointure entre le XIXème et le XXème siècles, dans
les années 1960 et actuellement, dans les années 1990.
Aux alentours de 1800
A la fin du XVIIèmesiècle, la géographie se trouve en pleine
mutation : intimement liée, depuis la Renaissance, à la cartographie, elle
est en train de s'en détacher, ce qui va avec l'émergence de nouvelles
façons de concevoir la discipline.
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L'espace
a- Depuis la Renaissance, les géographes travaillent essentiellement à
la alisation de cartes de plus en plus fiables. Ils sont cartographes -la
langue le dit, qui parle de géographes nous dirions cartographes (de
Dainville, 1964). Il s'agit pour eux de reporter sur un plan, à une échelle
réduite, les traits essentiels de ce que l'on peut observer à la surface de la
planète. Les astres aident à définir des orientations universelles. Un
système de correspondances permet de passer de la surface courbe de la
Terre à la carte, qui s'inscrit dans un système bi-dimensionnel.
On sait depuis l'Antiquité déterminer la latitude d'un lieu. Mais la
mesure des longitudes était impossible faute de moyen fiable pour
conserver l'heure du méridien d'origine et la comparer à celle du lieu
d'observation. Il faut attendre la deuxième moitié du XVIIIème siècle et
l'invention du chronomètre pour que cela devienne possible. Jusqu'alors, il
fallait se contenter d'approximations et faire une étude précise, comparative
et critique des notes et récits de voyages. Le géographe-cartographe était
nécessairement un homme de cabinet, puisqu'il devait dépouiller les
itinéraires et relations laissés par les marins, les explorateurs, les commerçants
ou les soldats.
b- Cela explique que la conception de l'espace comme étendue
géométrique se soit trouvée associée à une autre : l'espace terrestre avec ses
villes, ses fleuves, ses plaines et ses montagnes, c'est le décor se joue
l'histoire. Les textes antiques ou les chroniques médiévales rapportent une
multitude de lieux dont les noms ont souvent changé, si bien qu'on a perdu
le souvenir de leur localisation. Le travail de cabinet que le géographe doit
fournir pour estimer les longitudes le conduit à fréquenter des textes d'âges
variés et à les comparer : il apprend ainsi, par interpolation, à situer les
événements qui se sont déroulés dans des pays qui ne sont pas familiers, et
dont les lieux ont souvent changé de noms.
Il n'y a pas encore de véritables sciences sociales. L'homme est
présent sur les cartes par des signes abstraits qui localisent les lieux habités
et les identifient par leur nom. Le cartographe note aussi le nom des
peuples et des territoires qu'ils occupent. Il trace les frontières politiques et
celles des circonscriptions administratives (de Dainville, 1964).
Les ingénieurs-géographes de la fin du XVIIIème siècle connaissent
encore, en France et à l'étranger, les démarches qui ont été à la base de leur
métier depuis ses origines, et celles qui résultent des progrès de la mesure
du temps, comme en témoigne le travail que mènent ceux qui participent à
l'expédition d'Egypte (Godlewska, 1988). Ils y combinent admirablement
les levers directs (la partie moderne de la cartographie), et l'utilisation des
textes et des documents anciens. Mais c'est uniquement parce qu'ils n'ont
pas eu le temps de faire des relevés directs dans tout le pays qu'ils sont
obligés d'avoir recours aux archives.
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Le lever cartographique met en œuvre des techniques si s•res que le
recours d'autres sources devient inutile. On assiste ainsi, l'extrƒme fin du
XVII„ si…cle et au d†but du XIXeme, un †clatement du champ ancien : la
cartographie appara‡t toujours comme une base n†cessaire toute
g†ographie, mais le m†tier de cartographe appartient d†sormais des
†quipes d'ing†nieurs et de dessinateurs de talent r†mun†r†s par les Etats.
La cartographie devient un service public, aux ordres du pouvoir. Les
images qu'elle r†v…le, de plus en plus pr†cises et riches, nourrissent la
curiosit† et les sp†culations des g†ographes. La g†ographie historique,
science auxiliaire de l'histoire, continue ƒtre pratiqu†e au cours du
XXu"me si…cle, mais de nouvelles conceptions de l'espace apparaissent.
c- L'espace est de structure g†om†trique, mais il est r†gionalement
diff†renci†. Comment et pourquoi ? Ces probl…mes ne sont pas †tudi†s en
premier par les g†ographes, mais par des philosophes comme Kant et
surtout par des naturalistes qui s'acharnent pr†senter un inventaire
ordonn† de la nature : min†ralogistes, g†ologues, botanistes, zoologistes
collectionnent et identifient les roches, les plantes, les animaux et apprennent
construire des classifications rationnelles dans lesquelles ils enferment, en
la rendant intelligible, la prodigieuse diversit† des ƒtres et des choses
(Foucault, 1969).
Pour Kant (1724-1804), la r†alit† nous est donn†e travers les
cat†gories a priori de la sensibilit† que sont l'espace et le temps. Ces
cat†gories sont celles que nous apprend la g†om†trie euclidienne -celles
donc que mobilisent les cartographes. Mais l'ordre dans lequel les
ph†nom…nes sont livr†s l'observation m†rite de retenir l'attention : leur
distribution dans l'espace est tout aussi int†ressante que leur succession
dans le temps. Kant fait donc de l'espace un cadre dont il importe de
relever les configurations : il est r†gionalement diff†renci†. Cette id†e
frappe Alexandre de Humboldt (1769-1859) : il essaie de la rendre
sensible par la composition mƒme du r†cit qu'il fournit de son voyage en
Am†rique †quinoxiale (cf. Emmanuel Saadia, dans ce mƒme volume). La
narration se prƒte cependant mal ‚ ce genre d'exercice : c'est en reportant les
observations sur des fonds topographiques et en dressant des cartes
th†matiques que l'on met en valeur la structuration r†gionale de l'espace.
La d†marche taxonomique des naturalistes peut s'appliquer
l'ensemble de ce que la nature, ou la nature am†nag†e et exploit†e par
l'homme, nous offre. Ici s'†tendent de grandes forƒts, auxquelles succ…dent,
plus loin, des prairies puis des steppes. Le sous-sol est fait, selon les
r†gions, de granit†s, de schistes, de calcaires ou de basaltes. Aux pays de
champs ouverts s'opposent les campagnes nues. L'espace est le support de
la diff†renciation de la nature. C'est ainsi que le conˆoivent Bernardin de
Saint-Pierre (1737-1814) confront† aux paysages de l'Ile Maurice, ou
Volney (1757-1820) parcourant le Moyen-Orient ou les Etats-Unis.
Alexandre de Humboldt met au service de cette conception son †gale
capacit† classer les paysages v†g†taux, les formes animales, les roches et les
types de cultures pratiqu†es.
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Le milieu
a- Les conceptions surtout climatiques du milieu qu'avait
d†velopp†es Hippocrate sont toujours vivantes. C'est elles que se r†f…re
Montesquieu (1689-1755) lorsqu'il cherche souligner la diversit† des
mœurs, et la n†cessaire adaptation des institutions qu'elle appelle. Les
topographies m†dicales, la mode la fin du XVIIPmL' si…cle, analysent
inlassablement l'impact du milieu sur les humeurs, l'†tat de sant† et les
maladies propres chaque type d'environnement (sur les topographies
m†dicales la mode la fin du XVIII6me si…cle : Bourguet, 1988, p. 38-40;
Desaive et ai, 1972). Au d†but des ann†es 1880 encore, Vidai de la Blache
se demande s'il faut accorder quelque cr†dit la th†orie des humeurs et
expliquer gr‰ce elle la diversit† des peuples et des cultures. Si
l'interpr†tation hippocratique du milieu est la plus fr†quente, elle souffre
de ne pas s'appuyer sur le type de d†monstration rigoureuse qui s'impose
d†sormais dans le champ scientifique.
b- Johann-Gottfried Herder (1744-1803), un contemporain et
ancien †l…ve de Kant, est tr…s sensible au g†nie des peuples et leur
diversit†. Chacun exprime, travers sa langue, une sensibilit† diff†rente.
Pourquoi les gens ne r†agissent-ils pas partout de la mƒme mani…re aux
†v†nements qui les frappent ? Pourquoi ne perˆoivent-ils pas de la mƒme
faˆon la nature ? Parce que l'ƒtre profond des peuples porte la marque du
milieu ils sont install†s. Herder ne croit pas l'influence du climat sur les
hommes, la mani…re d'Hippocrate; ses conceptions sont beaucoup plus
subtiles : les milieux sont structur†s par des jeux de correspondances et
offrent des occasions d'†motion qui varient d'un lieu l'autre. Ils inspirent
des po†tiques diff†rentes : c'est pour cela que les peuples ne se d†veloppent
pas selon les mƒmes lignes.
L'†volutionnisme lin†aire qui s'†tait impos† durant les derni…res
ann†es du XVIII…me si…cle d†valorisait la g†ographie, puisqu'il ramenait tout
l'histoire. La philosophie de Herder donne au contraire l'espace et aux
milieux un r‹le essentiel : il n'est pas possible de conna‡tre un peuple si on
fait abstraction du cadre il s'est install†. Ses sentiments, ses aspirations
et ses convictions sont en harmonie avec son environnement. On ne peut
comprendre la diversit† des groupes humains si l'on n'†tudie pas la sc…ne
ils †voluent : c'est ce que Michelet d†couvre en lisant Herder, et qui le
pousse ouvrir son Histoire de France par un Tableau de la France -id†e
que Lavisse reprend son compte aux alentours de 1900, et qui le conduit
confier le Tableau de la géographie de la France Vidai (1903). En
Allemagne, Cari Ritter doit une large part de son inspiration Herder.
c- Le sensualisme s'†tait d†velopp† la suite de John Locke
(1632-1704). Il appara‡t, la fin du XVIlf™ si…cle, comme la th†orie
psychologique dominante. L'hypoth…se sur lequel il repose est simple :
l'esprit est comme un morceau de cire vierge. C'est du monde que
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viennent les sensations, les perceptions, les idées et les associations d'idées
qui peuplent progressivement le cerveau. C'est en se confrontant au
monde que l'esprit devient capable de mener un raisonnement, couvre
l'occurence régulière de certains faits et comprend qu'il peut en tirer parti
lorsqu'il agit.
Le sensualisme nie le rôle de l'héritage génétique. Les hommes
sont modelés par le milieu dans lequel ils évoluent. A la fin du XVIIIùmc
siècle, les penseurs radicaux tirent de ces observations des conclusions
révolutionnaires (Halévy, 1927). L'homme adulte est le produit du milieu
qui l'a formé. S'il est mauvais, c'est qu'il a été soumis aux influences
d'environnements délétères. Pour le réformer, il faudrait lui donner la
chance de vivre dans un cadre plus satisfaisant et plus harmonieux.
La première application de cette philosophie de la réforme de
l'humanité par l'aménagement du milieu de vie est justement célèbre : elle
est imaginée par Jeremy Bentham, frappé par l'inefficacité du système
pénitentiaire de son temps (Foucault, 1975). Les prisons les détenus
s'entassent dans une dangereuse promiscuité sont des écoles du vice au
lieu d'être des séminaires de la vertu. Le Panopticon permet d'échapper à
cette fatalité : en faisant vivre les détenus sous la surveillance perpétuelle
des gardiens, on leur interdit de se constituer en milieu fermé et délictuel.
Les prisonniers cessent d'être fascinés par le vice et s'amendent. C'est du
moins la théorie.
Dans les dernières années du XVIIIème siècle, les radicaux tirent de
nouvelles conséquences du paradigme sensualiste. L'urbanisation progresse,
l'industrialisation s'accélère; les comportements déviants se multiplient dans
les quartiers hâtivement et mal construits. Que faire pour combattre la
délinquance et faire naître des conditions de vie plus policées ? "Changer la
ville pour changer la vie" : ce slogan des socialistes français en 1981 dépeint
parfaitement la position qu'adoptent alors les radicaux britanniques et plus
tard les réformateurs socialistes. Le jugement sévère que l'on doit porter sur
tous ceux qui vivent en marge de la loi dans les zones misérables doit être
nuancé : ils ne sont pas directement responsables de leurs actes. C'est le
milieu dans lequel ils ont été élevés et dans lequel ils vivent qui les a incités
au crime, les a conduits à l'alcoolisme et leur fait oublier leurs devoirs les
plus élémentaires vis-à-vis de leurs proches ou de leurs voisins. Robert
Owen décide, en 1799, de construire à New Lanark une cité ouvrière modèle
pour que ses employés échappent à la spirale de démoralisation qui
caractérise généralement ceux qui travaillent dans les usines.
De la philosophie sensualiste, on passe ainsi au socialisme utopique.
A la fin du XIXème siècle, les enquêtes que mène Charles Booth sur la misère
de l'Hast End londonien restent proches de l'inspiration du début du siècle
(Booth, 1892-1903) : ce qu'il cartographie, c'est la santé morale des
diverses rues ouvrières de Londres, puisque c'est elle qu'il faut améliorer par
une politique convenable de logement.
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