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2 LES MÉCANISMES D’ISOLEMENT REPRODUCTIF
2.1.1 Quand et dans quel environnement s’exprime
l’isolement post-zygotique ?
La contre-sélection des hybrides a été décrite à tous les stades
du cycle de vie d’un organisme. Au plus tôt, la fécondation
a lieu mais n’est pas suivie par un développement embryon-
naire complet, comme c’est le cas pour l’embryon produit lors
d’une hybridation entre une chèvre et un mouton ; au plus
tard, les hybrides sont viables mais stériles, ce qui est le cas du
mulet, issu du croisement entre un âne et une jument. Toutes
les situations sont rencontrées chez les drosophiles (Coyne et
Orr 1998). Pour rendre compte de ces différences temporel-
les, Dobzhansky (1970) distingue trois catégories : (i) la lé-
talité des hybrides, lorsque la viabilité des zygotes hybrides
de première génération (F1) est nulle, (ii) la stérilité des hy-
brides, lorsque les hybrides F1 ne produisent pas de gamètes
fonctionnels et (iii) la dégénérescence des hybrides, lorsque
la réduction de valeur sélective apparaît dans les générations
d’hybridation subséquentes, de deuxième génération (F2) ou
de rétro-croisements (backcross). L’isolement post-zygotique
n’est véritablement complet que lorsque tous les hybrides F1
ont une valeur sélective nulle. Lorsque des croisements de
générations ultérieures existent (F2, backcross), même en très
faible abondance, le flux de gènes entre deux entités taxino-
miques est possible et l’isolement est incomplet. L’isolement
est également incomplet lorsque la létalité ou la stérilité ne
s’exprime que chez certains hybrides. Haldane (1922) fit re-
marquer que la létalité ou la stérilité hybride ne frappait sou-
vent qu’un des deux sexes et que lorsque c’était le cas, il s’agis-
sait régulièrement du sexe hétérogamétique (chez les espèces
dont le déterminisme du sexe est chromosomique, voir chapi-
tre Évolution de sexe). Ce qui est devenu la règle de Haldane
(Encadré 1) s’est révélée être incroyablement robuste à l’ac-
cumulation de nouvelles observations (Laurie 1997).
Étudier l’isolement post-zygotique n’est pas toujours
aisé. Tout d’abord, le croisement en laboratoire n’est pas
possible pour de nombreuses espèces. Il faut alors réussir à
estimer les valeurs sélectives des différents génotypes in na-
tura. Ensuite, les hybrides F1 dévoilent souvent des perfor-
mances accrues par rapport à leurs deux parents pour cer-
tains caractères comme la croissance ou la survie, alors qu’ils
sont stériles. La vigueur du mulet, qui a pourtant une valeur
sélective nulle puisque stérile, est un exemple bien connu.
C’est ce que Dobzhansky (1952) qualifiait de « luxuriance
hybride » — une heterosis (vigueur hybride) sur un ou plu-
sieurs caractères. Par ailleurs, l’étape de contre-sélection peut
parfois échapper à l’observation. Par exemple, les spermato-
zoïdes d’hybrides d’oursin Echinometra, bien que fonction-
nels, ne trouvent pas facilement d’œufs à féconder car ils ont
un mélange de protéines de reconnaissance gamétique à leur
surface (Palumbi 1999). Les hybrides peuvent aussi avoir des
gamètes parfaitement fonctionnels mais révéler des troubles
dans les comportements de parade.
La sélection contre les hybrides est dite exogène (ou ex-
trinsèque) lorsqu’elle dépend des variations de l’environne-
ment, de sorte que des génotypes différents sont favorisés
dans des habitats différents. Typiquement, les génotypes pa-
rentaux sont favorisés dans leurs habitats respectifs. La sé-
lection exogène s’oppose à la sélection endogène (ou intrin-
sèque) indépendante de l’environnement. Il est ainsi possible
de distinguer l’isolement post-zygotique endogène de l’iso-
lement post-zygotique exogène (Figure 2.1). Pour participer
à la spéciation, un mécanisme d’isolement doit pouvoir créer
une barrière au flux génique sur des gènes non impliqués dans
l’isolement. De ce fait, toute sélection exogène n’est pas un
isolement post-zygotique. Pour que la sélection exogène crée
une barrière génétique efficace au flux de gènes non liés au
gène sous sélection, il faut que les génotypes hybrides aient
une valeur sélective inférieure aux parents en moyenne sur
tous les habitats, même s’ils sont intermédiaires dans cha-
que habitat. Par exemple, deux écotypes du bigorneau des
rochers, Littorina saxatilis, sont maintenus par une sélection
exogène qui favorise un écotype H, plus petit, avec une co-
quille plus fine et une aperture plus large dans les crevasses
des escarpements rocheux et qui favorise un écotype M, plus
gros, à la coquille épaisse et plus solide sur les plateaux ro-
cheux battus par les vagues ; de plus, l’existence d’une bar-
rière au flux génique neutre entre les deux écotypes a été dé-
montrée (Grahame et al. 2006).
2.1.2 Les bases génétiques de l’isolement
post-zygotique
La sous-dominance est un déterminisme génétique mono-
locus simple qui vient naturellement à l’esprit lorsque l’on
s’intéresse à la dépression d’hybridation. Il y a sous-domi-
nance lorsque le génotype hétérozygote a une valeur sélec-
tive inférieure à celle des génotypes homozygotes (voir aussi
Chapitre). C’est un déterminisme facilement modélisable qui
est très souvent utilisé dans les travaux théoriques. Pourtant,
ce déterminisme pose deux problèmes. Tout d’abord, la
sous-dominance s’exprime dès la première génération d’hy-
bridation puisqu’un génotype F1 est hétérozygote sur tous
les locus autosomaux. Or, la dépression d’hybridation est
plus fréquemment observée dans les deuxièmes générations
d’hybridation (F2 ou backcross) qu’en F1 (Dobzhansky 1937,
Edmands 1999), ou pour un seul sexe lorsqu’elle touche les
F1 (règle de Haldane, voir Encadré 1). De plus, la fixation
d’un nouvel allèle ayant une relation de sous-dominance avec
l’allèle préexistant est difficile puisque qu’une nouvelle muta-
tion est initialement à l’état hétérozygote et donc contre-sé-
lectionnée. En d’autres mots, un des deux taxons doit traver-
ser une vallée adaptative (voir aussi chapitre). En principe, la
dérive pourrait permettre une telle traversée, comme le sup-
posent les modèles de spéciation péripatrique (divergence ra-
pide par effet de fondation d’une petite colonie en marge de
l’aire de distribution), mais la probabilité de ce scénario est
très faible même pour des populations relativement petites
(Gavrilets 2003). Reste que les remaniements chromosomi-
ques et les événements de polyploïdisation constituent des
exemples de sous-dominance (Partie 3.3).
Pour expliquer la fixation d’incompatibilités généti-
ques sans avoir à franchir une vallée adaptative, Dobzhansky
(1937) et Muller (1942) ont proposé que les allèles respon-
sables de la dépression d’hybridation soient avantageux dans
leur fond génétique habituel, mais délétères lorsqu’ils sont
mélangés aux allèles d’une autre espèce. Ce modèle d’évolu-
tion de l’isolement post-zygotique impliquant plusieurs locus
avec épistasie a été appelé modèle de Dobzhansky-Muller
(Orr 1995). Considérons le cas le plus simple avec deux locus
bi-alléliques (Figure 2.2). Deux populations divergent en al-
lopatrie à partir d’une population ancestrale fixée pour l’al-
lèle A au locus 1 et pour l’allèle B au locus 2. Dans une po-
pulation, un nouvel allèle a se fixe au locus 1 dans le fond