Analyse théorique de la relation entre la finance et la croissance

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Document de Recherche
n° 2009-18
« Développement financier et croissance :
Une synthèse des contributions pionnières »
Jude C. EGGOH
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Développement Financier et Croissance : Une
Synthèse des Contributions Pionnières
Jude C. EGGOH
Résumé
L’objectif de cet article est de passer en revue les différentes contributions à l’analyse de la relation entre la finance et la
croissance économique réalisées depuis Schumpeter (1911) jusqu’à la fin des années 80. L’analyse de cette littérature révèle
que cette dernière a connu au cours du temps de nombreux rebondissements : en effet, après les prémisses favorables à un lien
positif entre le développement financier et la croissance économique, la contribution des auteurs d’inspiration keynésienne a
montré dans sa grande tendance que le développement financier serait une conséquence de la croissance économique. Mais vers
la fin des années 70, on assiste à un essor de la théorie de libéralisation financière avec les travaux de Mac Kinnon (1973)
et Shaw (1973). Toutefois, ce renouveau ne sera que de courte durée, car face aux difficultés économiques (crises financières
et faillites en cascades) la contre attaque de la théorie de libéralisation peut être résumée en trois points essentiels : une version
alternative de l’approche des taux d’intérêt, le dualisme entre la finance formelle et la finance informelle, et l’imperfection des
marchés financiers.
Mots clés : Développement financier ; Libéralisation financière ; Croissance économique.
Classification J. E. L. : E44, G21, O16.
Financial Development and Growth: Pioneer
Contributions Review
Abstract
This paper aims to survey the various contributions on the analysis of the relationship between financial development and
economic growth realized since Schumpeter (1911) until the end of the 80s. Indeed, after the first favourable analysis which
suggests a positive nexus between finance and growth, the contributions of Keynesian authors show that financial development
would not be linked with economic growth. But in the 70's, we attend a development of financial liberalization theory with
the works of Mac Kinnon (1973) and Shaw (1973). However, this revival will be only in short run, because in front of
economic difficulties (financial crises and several bankruptcies), some contradictions to the theory of liberalization are led by
three essential points: an alternative view of the interest rates approach, the dualism between formal and informal finance,
and the imperfection of financial markets.
Keywords: Financial development; Financial liberalization; Economic growth.
J. E. L. Classification: E44, G21, O16.
I. Introduction
La littérature théorique sur le rôle du secteur financier sur la croissance économique et ses implications
dans les différentes étapes de développement a été largement évoquée au cours de ces dernières années.
On peut bien remarquer aujourd'hui, quelle que soit la sensibilité par rapport à la problématique du
développement financier, que le secteur financier est indispensable pour la satisfaction des besoins
économiques primaires. Il suffit juste d'imaginer un monde sans secteur financier pour s'apercevoir de sa
grande importance. Cependant, il serait intéressant de faire remarquer que la tendance de cette littérature
n'est pas restée uniforme dans le temps. En effet, après les premiers développements théoriques réalisés
Laboratoire d’Economie d’Orléans (LEO), Université d’Orléans, Faculté de Droit, d’Economie et de Gestion. Rue de Blois
BP : 6739. 45067 Orléans Cedex 2. E.mail : [email protected].
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par Schumpeter (1911), l'essor de la théorie keynésienne au cours de la deuxième moitié du XXème siècle a
favorisé le développement d'une théorie économique qui réserve peu de place à la finance, et la mise en
œuvre de politiques inflationnistes incompatibles avec le développement financier.
Le retour en grâce de la théorie néo-classique dans les années 70 a favorisé l'émergence d'une nouvelle
conception de la finance dans le processus de croissance économique et de développement. C'est dans ce
contexte qu'on peut inscrire les travaux réalisés par Cameron (1972), Goldsmith (1969), Gerschenkron
(1962), Patrick (1966), Mac Kinnon (1973) et Shaw (1973), qui estiment que le développement financier
est indispensable pour la croissance économique, et que si des pays sont sous développés ont une
croissance faible, ce serait à cause de leur faible niveau de développement financier. Par conséquent, ils
préconisent des politiques de libéralisation financière comme thérapie au sous développement et à la faible
croissance économique. Ces développements théoriques reçurent un écho favorable dans les institutions
internationales (Banque Mondiale et Fonds Monétaire International) et furent expérimentés dans de
nombreux pays en développement. Les résultats de ces politiques ne se firent pas attendre et le sous
développement économique et financier a laissé place à l'instabilité économique et aux crises financières.
Face à l'échec des premières vagues des politiques de libéralisation, de nombreux courants de littérature
élaborent dans les années 80, une analyse critique minutieuse de la thèse de Mac Kinnon et Shaw, qui
révèle les limites des politiques de libéralisation financière.
L'objectif de ce survey est de passer en revue les différentes contributions à l'analyse de la relation entre les
secteurs financier et réel. Cette revue prend surtout en compte les travaux réalisés depuis Schumpeter
(1911), jusqu'aux dernières contributions théoriques faites vers la fin des années 80.
Le plan du présent article est le suivant : d'abord, nous présentons les premières tentatives d’analyse de la
relation entre la finance et la croissance, ensuite la théorie de Mac Kinnon (1973) et Shaw (1973), ses
prolongements et ses limites ; enfin, la dernière section est consacrée à l'analyse des réalités économiques
des politiques de libéralisation financière dans les années 80.
II. Les premiers essais d'analyse de la relation entre la finance et la croissance
La rubrique des premières tentatives d'analyse de la relation entre la finance et la croissance va des
premiers développements théoriques dont les conclusions sont ambiguës quant à l'impact du
développement financier sur la croissance, aux analyses favorables au développement financier réalisées
par les auteurs d'inspiration néo-classique.
II. 1. Des premiers développements théoriques...
La littérature sur la relation entre le développement financier et la croissance économique d'avant Mac
Kinnon (1973), a connu de nombreux rebondissements suivant la prééminence du courant théorique de
l'heure. Ainsi, après les premières ébauches d'idées retrouvées chez Bagehot (1873) et Schumpeter (1911),
la domination des débats économiques pendant plusieurs décennies par les auteurs d'inspiration
keynésienne a favorisé le développement d'une théorie économique qui réserve peu de place au
développement financier. Ceci explique le fait que la littérature d'avant les années 60 développe une
théorie qui va largement dans le sens d'une relation : développement économique - développement
financier. La remise en cause du consensus keynésien, et le renouveau de la théorie classique vers la fin des
années 60 a servi de terreau pour l'émergence d'une thèse plaidant pour le développement financier qui
conduira dans les années 70 à la théorie de la libéralisation financière proposée par Mac Kinnon, Shaw et
leurs disciples.
Dans l'histoire des développements théoriques de l'impact du secteur financier sur la croissance
économique, on retrouve en première loge les ébauches d'idées de Bagehot (1873) qui argumente que le
succès du développement britannique est à la supériorité de son marché financier, qui avait une facilité
relative à mobiliser l'épargne pour financer les divers investissements à long terme. Ainsi, les opportunités
d'accès au financement des entreprises auraient été décisives pour la mise en place de nouvelles
technologies en Angleterre. Par conséquent, le sous-développement économique serait lié à l'impossibilité
de mobilisation des ressources, caractéristique d'un système financier atrophié ou quasi inexistant.
Aussi, on ne saurait passer sous silence l'importante contribution de Schumpeter (1911) qui avançait que
3
les services financiers, en particuliers les crédits bancaires étaient indispensables pour la croissance
économique dans la mesure ils améliorent la productivité en encourageant l'innovation technologique.
De plus, le banquier permet d’identifier les entrepreneurs qui ont les meilleures chances de réussir la
procédure d'innovation. L'entrepreneur innovateur a besoin de moyens financiers pour mettre en oeuvre
de nouvelles technologies de production, et le rôle du banquier est primordial dans le choix de ces
nouvelles technologies. Pour Schumpeter, le développement financier stimule la croissance à travers
l'allocation efficace des ressources.
Cependant, il faudra signaler que dans l'approche de Schumpeter, l'accent n'est pas mis sur le processus de
mobilisation de l'épargne mais plutôt sur l'octroi du crédit. La banque assure le financement de
l'entrepreneur innovateur par création monétaire (au cas où l'épargne serait insuffisante)1, sans s'assurer de
l'existence d'une demande face à l'offre d'une part et d'autre part sans pouvoir évaluer le risque lié à
l'activité d'innovation de l'entrepreneur.
A la suite de ces prémisses favorables au secteur financier, Keynes (1936) propose une théorie du
développement différente de celle de Bagehot (1873) et de Schumpeter (1911), en mettant l'accent sur le
rôle déterminant de l'investissement dans la production globale et l'emploi. L'un des objectifs de la théorie
keynésienne est d'examiner les conditions dans lesquelles les mécanismes monétaires peuvent affecter la
dynamique de l'économie réelle. Il apparaît donc ce qu'on peut appeler un keynésianisme financier (en
reprenant les termes de Chouchane-Verdier, 2001), dont l'objet est de mettre en évidence les ressorts
financiers de l'investissement. Aussi, contrairement aux néo-classiques, Keynes dans sa théorie sur le taux
d'intérêt et la préférence pour la liquidité recommande une baisse des taux d'intérêt pour favoriser
l'investissement2. Cependant, il serait intéressant de noter que, Keynes fait la différence entre l'activité
d'intermédiation financière censée supporter l'investissement et la spéculation financière dont le
développement génère de l'instabilité financière. Il compare les bourses des valeurs aux casinos et
préconise que leurs accès soient rendus difficiles pour l'intérêt du public. C'est dans cet ordre d'idées qu'il
faut inscrire la contribution de Minsky (1964) qui estime que les intermédiaires financiers jouent un rôle
déterminant dans le déclenchement de l'instabilité financière, puisqu'en leur absence la détresse financière
des agents économiques qui enregistrent une baisse de leur revenu ne se transmet pas au reste de
l'économie.
En effet, la vision de Minsky du secteur financier reste proche sur plusieurs points de celle de Keynes.
Cependant, Minsky affirme que l'investissement est un phénomène essentiellement financier, dont la
réalisation ne dépend pas principalement du taux d'intérêt, mais plutôt du climat de confiance des affaires
(relation entre le banquier et l'entrepreneur). Un climat des affaires favorable engendre naturellement un
boom économique, qui peut aussi provoquer de l'instabilité financière selon Minsky. Ainsi, l'essor
économique accroît l'optimisme et les croyances s'écartent des niveaux convenables d'endettement et de
risque ; les prix des actifs s'élèvent et le niveau général de la spéculation s'accroît3. Selon Minsky, la crise
financière résultant de l'euphorie économique entraîne un resserrement des conditions de financement de
l'investissement, l'accroissement de la prime de risque, la baisse de la valeur des actifs financiers, la faillite
des entreprises et enfin la dépression économique. Le facteur financier aggravant de la dépression
économique est le caractère procyclique du crédit4. Ainsi, Minsky accorde un rôle prépondérant à l'Etat
qui doit inverser les anticipations pessimistes des agents, et les prévisions défavorables des banques, qui en
suspendant les crédits aggravent la situation de l'économie réelle. Par conséquent, l'analyse de Minsky
présente l'intérêt d'insister sur le rôle de l'incertitude, des anticipations réalisées par les agents et du climat
des affaires, sur les décisions d'investissement.
1En effet, selon Schumpeter, l'épargne n'est pas une condition nécessaire pour l'octroi de crédit, et il appelle le crédit réalisé
par création monétaire crédit essentiel, en opposition au crédit non essentiel nourri par l'épargne.
2Il faut signaler que Keynes ajoute que l'effet favorable de la baisse des taux d'intérêt ne se produira pas si la courbe de
l'efficacité marginale du capital est en dessous du taux d'intérêt.
3Voir Wolfson (2002) et Barnes (2007) pour plus de détails sur les différences séquences (étapes) de la théorie de l'instabili
de Minsky.
4Le crédit procyclique par opposition au crédit contracyclique, traduit le fait que le crédit soit abondamment distribué en
période d'expansion économique, et resserré en période de récession.
4
Contrairement à la vision classique5, Tobin (1965) dans sa théorie monétaire de la croissance, montre que
l'équilibre de l'intensité capitalistique (indicateur du niveau de croissance économique et du taux d'intérêt)
est déterminé par les allocations de portefeuilles réalisées par les intermédiaires financiers, compte tenu
des facteurs monétaires (tels que l'offre de monnaie et la propension à épargner) et les choix
technologiques. Ainsi, pour Tobin (1965), les taux d'intérêt bas réduiraient la demande d'actifs monétaires
au profit du capital productif, ce qui accroît le ratio du capital par travailleur et accélère la croissance
économique.
Enfin, en ce qui concerne le sens de la causalité entre la finance et la croissance, la réponse des keynésiens
est claire : le développement financier est une réponse du changement de l'offre et de la demande dans le
secteur réel et, dans cette perspective, la finance ne cause pas la croissance mais suit plutôt la croissance
comme le formule assez bien Robinson (1952) :
Where enterprise leads finance follows. (Robinson 1952, p. 86).
Au cours des années 60, la contradiction à la thèse keynésienne sur le développement sera apportée par
certains auteurs, au nombre desquels on peut citer : Gurley et Shaw (1955, 1967), Goldsmith (1969),
Patrick (1966), Hicks (1969), etc. Ce qui va donner lieu à des études plus favorables à un lien positif entre
la finance et la croissance.
II. 2. ...Vers une analyse favorable au développement financier
Selon Gurley et Shaw (1955), l'aspect financier du développement est parfois négligé parce que le
développement économique fait souvent référence aux questions relatives au bien-être, au travail, à la
production et au revenu. Ils présentent une théorie classique d'analyse de l'impact des actifs monétaires sur
le taux de croissance dans laquelle, ils dressent une critique virulente contre le keynésianisme du fait de la
non prise en compte des aspects financiers du développement. Gurley et Shaw (1955) estiment que le
modèle keynésien n'est pas un instrument efficace pour étudier le développement économique, surtout
dans ses aspects financiers.
Ainsi, le développement a sans doute des fondements financiers, et Gurley et Shaw (1967) montrent que
durant le processus de développement économique, comme le revenu par tête s'accroît, les pays
expérimentent d'habitude une croissance plus rapide des actifs financiers que de la richesse ou de la
production nationale. Enfin, Gurley et Shaw (1967) identifient deux déterminants du développement
financier à savoir : la division du travail et les techniques de transfert de l'épargne en investissement.
Une analyse comparative de la théorie financière du développement de Gurley et Shaw (1955, 1967) est
réalisée par Gerschenkron (1962), qui place le rôle du secteur bancaire dans le contexte d'économie arriérée où
les pays qui ont besoin d'un secteur financier actif sont ceux qui sont sous développés et par conséquent
doivent réaliser un décollage économique. Ainsi, l'importance du système bancaire augmente avec le retard
de l'économie, et le niveau de développement économique au début du processus d'industrialisation
détermine le rôle du secteur bancaire. L'analyse de Gerschenkron (1962) s'inscrit dans le même ordre
d'idée que Hicks (1969), qui estime que la révolution industrielle n'est pas associée uniquement à la mise
en application des technologies nouvelles découvertes mais aussi à la révolution financière qui a favorisé
l'accroissement massif des investissements. Il ajoute que la plupart des technologies associées à la
révolution industrielle ont été découvertes bien avant, mais n'ont jamais été mises en œuvre, parce que leur
adaptation à l'échelle commerciale nécessite d'énormes investissements illiquides. Ce qui n'est pas possible
en l'absence d'intermédiaire financier.
Le développement financier peut être subdivisé en deux composantes selon Patrick (1966) : il peut
provenir de la demande des services financiers adressée les épargnants et les investisseurs, ce qu'il appelle
demand following, ou de l'offre des services financiers : supply leading. Malgré le fait que l'effet de demand
following implique une causalité allant de la croissance vers la finance et l'effet de supply leading, entraîne une
causalité du développement financier vers la croissance, Patrick (1966) avance :
However, the causal nature of this relationship between financial development and economic growth has not been
fully explored either theoretically or empirically. (Patrick 1966, p. 1).
5 Dans la théorie classique, le taux d'intérêt et l'intensité capitalistique d'une économie sont déterminés par la productivité et
l'épargne découlant de l'interaction entre la technologie utilisée et la propension à épargner.
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