Courrier de l'environnement de l'INRA n°49, juin 2003 29
quel avenir pour la luzerne
en France et en Europe ?
par Pascal Thiébeau
a
, Virginie Parnaudeau
a
et Pierre Guy
b
a
INRA, unité d'Agronomie, 2 esplanade R.-Garros, 51686 Reims cedex 2
thiebeau@reims. inra. fr
parnaude@reims. inra. fr
b
4 rue de la Rangonnière, 86600 Lusignan
La luzerne est connue depuis 5 à 10 millénaires, survivra-t-elle au XXe siècle ? L'homme en aura-t-il
besoin ? À quelles conditions (Guy, 1994) ? Il y a bientôt 10 ans que ces questions ont été posées.
Aujourd'hui,
avec un pied
dans
le
XXI
e
siècle, elles pourraient ltre de nouveau : quelle est
l'évolution de la luzerne en France et en Europe ? Quel avenir lui servons-nous ?
Les crises pétrolières successives que nous subissons depuis les années 1970 ont un impact sur le prix
des matières premières protéiques que nous importons, donc sur le prix de revient de la viande que
nous consommons. Mais avons-nous chan nos comportements vers une indépendance accrue de nos
ressources protéiques vis-à-vis des fluctuations géopolitiques internationales ? La construction
européenne nous aide-t-elle à inverser des tendances dénoncées ?
La luzerne est une culture bien connue, ce qui permet de la présenter brièvement. L'évolution de sa
culture en France a connu plusieurs étapes. C'est pourquoi, après un état des lieux de sa psence, une
analyse des causes de sa disparition des assolements français est réalisée. Cette contribution à la
réflexion collective expose les intérêts que cette culture peut procurer, au-dedu seul environnement
agricole, et fait des propositions qui pourraient inciter à son maintien dans le paysage agricole français
et européen de demain.
Présentation de la culture
La luzerne se caractérise par des organes aériens, tiges et surtout feuilles, qui ont une teneur élevée en
matières azotées. Cette teneur varie beaucoup plus lentement que chez les graminées et suit l'évolution
du rapport feuille/tige (Lemaire et al., 1985). C'est pourquoi la luzerne est connue des agriculteurs
pour son rôle d'enrichissement en protéines des rations animales. Sa production de protéines peut être
importante (2 à 3 t/ha/an). Elle est cultivée soit en association avec d'autres espèces fourragères
(dactyle, fétuque élevée, brome), soit pure, pour une exploitation en pâture et/ou en fauche, ou en vue
de sa déshydratation industrielle.
Généralement, la luzerne est implantée et exploitée pendant au moins 2 ans. Elle est récoltée d'avril à
octobre, en 4 coupes (parfois 5) permettant une production moyenne annuelle de 9 à 15 tonnes de
matière sèche par hectare selon la gion de production et le système de récolte (Agreste, 2001) ; et
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davantage dans les zones où le déficit
hydrique estival peut être compensé par la
réserve en eau du sol (cas de la région
Champagne-Ardenne).
Présence de la luzerne en France :
état des lieux
La luzerne est présente sur l'ensemble du
territoire national. En 1930, la culture pure de
luzerne y occupait 1 139 000 ha. Le point
culminant de sa présence est situé en 1962,
avec 1 696 000 ha, soit une progression de
près de 50% en une trentaine d'années (fig. 1), aux dépens essentiellement du sainfoin dont les
surfaces ont régressé de 571 000 ha, en 1930, à 271 000 ha, en 1962 (Picard, 1982), les surfaces de
trèfle violet ayant peu évolué dans ce même laps de temps. Ensuite, les surfaces qui ont été consacrées
à la luzerne ont régressé pour passer sous le million d'hectares en 1971, puis sous les 500 000 ha en
1988. En 2001, elle n'occupait plus qu'une superficie de 316 000 ha ! Certes, la luzerne n'est pas la
seule légumineuse à être cultivée en France, mais elle représente plus de 80% de la superficie totale
des légumineuses cultivées en culture pure
pour l'affouragement des animaux, suivie par
le trèfle violet qui représente environ 10% de
la superficie de légumineuses en cultures
pures.
Sur la dernière décennie, la surface de
luzerne a régressé de plus de 30%, l'évolution
montre un repli des superficies dans toutes les
régions d'élevage (tab. I), sauf l'Auvergne,
qui a stabilisé cette diminution avec un repli
limité à 3,6%, et la Corse, où elle a progressé
de 40%.
La Champagne-Ardenne, région de grandes
cultures, est la première région de France de
culture de luzerne pure avec 73 370 ha, une
position due à deux raisons principales : le
contexte pédo-climatique convient très bien à
la croissance de cette plante (pH basiques),
d'une part, et l'industrie régionale de
déshydratation de la luzerne a besoin du
maintien de cette culture pour exister, d'autre
part. Ce sont, en effet, des coopératives dé-
tenues par les agriculteurs, qui doivent les
faire fonctionner pour rentabiliser leur
investissement. En conséquence, la régression
de superficie enregiste entre 1989 et 2001
reste limitée à 5,7%.
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Les différentes étapes de la
régression des légumineuses,
et plus particulièrement de la
luzerne, en France
Picard (1982) a proposé d'étudier les
raisons de cette régression en analysant
des critères liés à l'occupation du
territoire agricole. Ainsi, à la fin des
années 1970, il montrait que l'augmen-
tation des surfaces en maïs fourrage et
en prairies temporaires (au total :
2 172 000 ha) compensait intégralement
la diminution constatée des surfaces en
légumineuses (2 160 000 ha). Ce qui
permettait de conclure que l'extension
de ces cultures stait réalisée au
détriment des gumineuses, donc de la luzerne qui n'occupait plus alors que 713 000 ha.
Mais entre 1979 et 1989, si le maïs fourrage a continué sa progression au même rythme que les années
précédentes, avec un accroissement de 514 000 ha, les surfaces en prairies temporaires ont cette fois
gressé de 557 000 ha, compensant ainsi la progression du maïs. Alors que, dans ce même laps de
temps, les surfaces en luzerne pure ont également gresde 251 000 ha.
Cette dégringolade des surfaces cultivées en luzerne pure ne s'est pas are , puisque de 1989 à
1999, un repli supplémentaire de 142 000 ha est enregistré pour la luzerne, pendant que la surface en
maïs fourrage régressait cette fois de 264 000 ha.
Les variations des surfaces en maïs fourrage et en prairies temporaires ne suffisent donc plus, à elles
seules, à justifier la poursuite des diminutions régulières de surfaces de luzerne pure, notamment au
sein des régions d'élevage. Par ailleurs, l'étude de l'évolution d'autres cultures tendant à trouver une
justification de ces nouvelles évolutions devient compliquée. En effet, la Politique agricole commune
(PAC) a énormément complexifié les raisonnements des agriculteurs, par exemple en imposant la mise
en place de jachères ou en supprimant les prix garantis pour instaurer des aides directes aux
agriculteurs. En revanche, un diagnostic peut être réalisé en analysant l'évolution des productions de
viandes en France, ce qui peut montrer des changements d'orientation qui expliqueraient ce désintérêt
pour la culture de la luzerne.
L'étude de la production de viandes en France (fig. 2), réalisée à partir des 4 catégories
représentatives (bovins, porcins, ovins-caprins et volailles), montre que la production s'accroît
jusqu'en 1980. Ensuite, les trajectoires différent (CA, 2002) :
- la production bovine se stabilise entre 1980 et 1990, avec une baisse de 2%, à 1 927 000 t, avant de
régresser plus sévèrement entre 1990 et 2000, de près de 9%, à 1 755 000 t. Cette régression est
imputée à la crise de confiance des consommateurs, provoquée par la découverte de cas
d'Encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) en France. Malgré cette baisse de production, le taux
d'auto-approvisionnement national de viande bovine (113%) reste légèrement exdentaire en 2000 ;
- la production porcine a continué de progresser : +9% entre 1980 et 1990, à 1 730 000 t, et +33%
entre 1990 et 2000, à 2 304 000 t. Le taux d'auto-approvisionnement national en viande de porc
(106%) est, comme la catégorie précédente, légèrement excédentaire en 2000 ;
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- la production de volailles continue sur l'envolée débutée en 1970. Elle a évol de 1 133 000 t, en
1980, à 2 243 000 t, en 2000, soit une production qui a presque été doublée en 20 ans. Le taux d'auto-
approvisionnement national (150%) est très excédentaire en 2000 ;
-les productions ovines et caprines restent stables entre 1980 et 1990 avec 174 000 t, puis elles
accusent un repli de près de 20%, entre 1990 et 2000, à 140 000 t. Le taux d'auto-approvisionnement
national de ces catégories (47%) est très déficitaire en 2000.
En sumé, la production de viande des ruminants n'a pas évolué entre 1980 et 1990, mais elle a
régressé significativement entre 1990 et 2000 ; ce qui peut effectivement expliquer qu'une partie des
luzernières disparaisse des surfaces
destinées à l'affouragement de ces
animaux. Quant au cheptel essen-
tiellement élevé en système « hors-
sol » (porcs et volailles), la croissance
continue de la production de viande
par cette catégorie doit se répercuter
par un accroissement significatif de la
production d'aliments composés, leur
principale source alimentaire.
L'examen de l'évolution de la
production d'aliments composés (fig.
2 et 3, CA, 2002) montre effec-
tivement que leurs productions suivent
les productions de viande des ateliers
« hors-sol ». On peut anmoins
s'étonner de l'accroissement de pro-
duction d'aliments compos pour les
bovins entre 1980 et 1990, mais
surtout entre 1990 et 2000, alors que
leur production de viande régresse significativement. Celle-ci peut être justifiée par le fait que les
animaux gars sont des cheptels reproducteurs de haute qualité génétique ou des vaches laitières à
très haut potentiel, dont il convient de
complémenter la ration de base à l'aide
d'aliments compos. En effet, à partir d'un
certain niveau de production de lait par jour, il
devient nécessaire de substituer des fourrages
grossiers de la ration par des aliments
composés, pour respecter un équilibre entre
l'énergie et les protéines ingérées, et la ca-
pacité d'ingestion des animaux.
Globalement, il faut constater que les besoins
en aliments composés, complément des ra-
tions de base, s'accroissent. Ceci peut aussi
être favorable à la luzerne, lorsqu'elle est
commercialisée après avoir été déshydratée.
Or, autrefois, les animaux d'élevage tiraient
leur nourriture essentiellement des ressources
des exploitations. Celles-ci étaient surtout de
type polyculture-élevage. Ainsi, les fourrages
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à base de graminées-légumineuses (mélange graminées-légumineuses ou prairies naturelles qui
contiennent généralement 20% de légumineuses) exploitées au stade optimum, permettaient de
couvrir, dans l'exemple d'un élevage laitier, la production de 20 1 de lait par jour, équilibrée tant au
niveau des protéines que des calories (Pointereau, 2001). Il n'était donc guère question d'acheter des
aliments du commerce. Mais l'introduction de cultures allochtones, comme le maïs (ensilé ou grain)
qui se révèle pauvre en protéines (moins de 10%) mais riche en énergie, a conduit les éleveurs à
trouver d'autres ressources protéiques que celles produites sur l'exploitation. Les échanges de matières
premières-aliments entre pays se sont alors développés. À lpoque, les moyens de production étaient
bon marché. La mise en place d'une industrie de l'alimentation animale a donc pu se faire sans trop de
difficulté, assurant une garantie d'approvisionnement de l'exploitation en quantités, pour ne pas
risquer des ruptures de stock, mais aussi en qualité bien définie, pour que les caractéristiques des
rations soient aussi peu variables que possible. Cela a permis d'établir des rations standards
simplifiées qui nourrissent les animaux avec des matières premières provenant de l'autre bout du
monde (manioc de Thaïlande, tourteau de soja du Brésil ou d'Argentine), alors que nos régions
agricoles sont suffisamment riches pour satisfaire les besoins. En effet, les nombreuses matières
premières alimentaires qui sont produites sur le sol national apportent les mêmes éments nutritifs que
le tourteau de soja, principal concurrent de nos productions végétales riches en protéines. C'est encore
plus vrai si l'on évite les transports en utilisant localement les graines, les tourteaux et les sous-
produits industriels obtenus sur place.
Pour donner un exemple de l'application de ce concept en France, on peut citer la consommation de
luzerne déshydratée. En effet, elle a significativement évolué entre les années 1980 et les années 1990,
pour passer de 500-600 000 t/an à 850-950 000 t/an (fig. 4) (Thiébeau et Vanloot, 2000), dont 42%
sont incorporés dans les aliments composés (Seyssen, 2002). Ce bond, par rapport à la décennie
précédente, est aussi le résultat d'une diversification des gammes de produits. Par exemple, le marché
des lapins et des chevaux nécessite une teneur en cellulose brute de 28 à 30%, ce qu'offre les luzernes
déshydratées à faible teneur en protéines (17%). Autre exemple, le marché des ruminants,
l'ensemble des qualités de luzerne, de 17 à 23% de protéines (tab. II), peut trouver sa place. En effet,
grâce à l'effet de la chaleur lors de sa déshydratation (la température est de 800°C à l'entrée du
tambour de séchage), la protéine de luzerne bénéficie d'un effet by-pass qui lui permet d'échapper à la
dégradation dans le rumen ; ce qui augmente la valeur PDI1 affectée à ce produit par rapport à une
plante fauchée au même stade physiologique, mais récoltée et distribuée en foin. Les industriels ont
donc cherché à diversifier leur offre sur ce marché des bovins. On trouve ainsi (tab. II) :
- des luzernes enrichies en urée à hauteur de 3% avant la déshydratation. Ce sont des luzernes
destinées aux vaches laitières hautes productrices (VLHP), dont la capacité d'ingestion doit être
optimisée. Les produits obtenus présentent des teneurs en protéines de 26% ;
- des luzernes associées à du maïs, à hauteur de 50% de luzerne déshydratée de 4e coupe et 50% de
maïs plante entière. Le maïs apporte de l'énergie qui a la particularité dtre lentement dégradable,
facteur favorable à une meilleure assimilation. Le produit contient 15% de protéines.
Cette diversité d'offre permet d'atteindre des niches jusqu'alors peu exploitées par la profession
(VLHP) et de concurrencer, autant que faire se peut, le tourteau de soja. En effet, la valeur en
protéines digestibles dans l'intestin d'origine azotée (PDIN) du tourteau de soja est de 371g/kg (type
48), alors que celle d'une luzerne à 18% de protéines est de 115 g/kg. Il en résulte qu'il faut 3,2 fois
plus de luzerne que de tourteau de soja pour équilibrer une ration. Dans le cadre de rations pour
VLHP, une luzerne à 23% de protéines prend alors tout son sens puisque le ratio dequilibre par
rapport au soja n'est plus que de 2,5, ce qui est déjà beaucoup.
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Protéines digestibles dans l'intestin.
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