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Hérodote, n° 139, La Découverte, 4e trimestre 2010.
Une désastreuse victoire ?
Les conséquences de la guerre d’Afghanistan
sur le Pakistan
Gilles Dorronsoro 1
De quelle façon la guerre en Afghanistan affecte-t-elle le Pakistan ? Répondre
à cette question est particulièrement d’actualité, car le confl it qui dure depuis 1979
en Afghanistan est à un (nouveau) tournant.
L’enlisement des opérations de la coalition marque l’échec de la stratégie de
contre-insurrection choisie par le général McChrystal à l’été 2009 et poursuivie
avec quelques modifi cations par le général Petraeus depuis l’été 2010. La stratégie
initiale prévoyait des opérations de nettoyage (clear), une présence continue des
forces occidentales (hold), avec la mise en place d’une administration afghane et
de projets de développement dans les districts repris (build), repoussant ainsi la
guérilla dans les zones de plus en plus marginales (inkspot strategy). Pourtant,
malgré l’ampleur des moyens engagés – 20 000 marines combattent dans quelques
districts de la province méridionale de Helmand –, la coalition ne parvient pas à
expulser les Taliban 2 des territoires disputés. La mise en place d’une administration
afghane ou l’établissement de relations de confi ance avec la population se révèlent
impossibles. Les opérations lancées à l’automne 2010 autour de Kandahar sont
encore plus diffi ciles du fait d’un large soutien populaire à la guérilla conjugué
avec un rejet massif de la coalition et des autorités locales.
1. Chercheur invité à la Carnegie Endowment for International Peace, Washington, D.C.
2. L’auteur distingue le mouvement politique Taliban (mot invariable et « t » majuscule) des
taliban (le mot est déjà un pluriel), étudiants en religion qui ne sont pas nécessairement partie
prenante du mouvement Taliban. On respectera cette distinction signifi cative tout au long de cet
article (NDLR).
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Une stabilisation autour de la ville de Kandahar ou dans le Helmand nécessite-
rait la présence de dizaines de milliers de soldats pour cinq ans au moins, avec des
pertes signifi catives. Les meilleures troupes de la coalition étant mobilisées dans
deux provinces du Sud, le Helmand et Kandahar (plus de 60 000 hommes), la coali-
tion n’a pas les moyens de s’opposer à la progression rapide de la guérilla dans
le reste du pays. Dans le Nord et l’Ouest, les forces européennes, peu préparées
à des combats intenses, adoptent une position de plus en plus défensive, laissant
la guérilla libre d’occuper le terrain et d’administrer la population. De plus, la
dégradation de la sécurité autour de Jalalabad et de Kaboul indique une pression
croissante de l’insurrection sur les régions politiquement et économiquement les
plus importantes. En conséquence, la coalition risque fort de se trouver en situation
d’infériorité tactique dans de nombreuses provinces à partir de 2011.
Au fi nal, des armées occidentales opérant loin de leurs bases, complètement
coupées de la population, n’ont aucune chance de vaincre l’insurrection Taliban
avec des ressources qui vont rapidement décliner. En effet, le retrait des pays
alliés a commencé (Pays-Bas et Canada) et sera achevé pour l’essentiel en 2015
(Pologne en 2013, Grande-Bretagne avant 2015). La coalition sera donc à son
maximum de puissance entre l’été 2010 et l’été 2011. La montée en puissance de
l’insurrection se conjuguera ensuite avec une capacité rapidement déclinante de la
coalition. Par ailleurs, les projets d’afghanisation de la guerre n’ont guère de sens
avec un gouvernement afghan dont la base sociale et la légitimité disparaissent
à vue d’œil. Le gouvernement de Kaboul ne contrôle guère plus que les villes et
les pouvoirs régionaux affi rment leur autonomie. La transition vers une prise en
charge de la sécurité par le gouvernement, prévue en 2011, ne pourra pas s’effec-
tuer en raison de la faiblesse de l’armée afghane, toujours incapable de mener des
opérations de façon indépendante. Seule une négociation avec les Taliban pourrait
offrir une voie de sortie à la coalition, mais l’évolution des rapports de force sur le
terrain rend l’acceptation d’un processus diplomatique par les Taliban de plus en
plus douteux. En cas de refus, la coalition se trouvera devant un dilemme : envoyer
de nouveaux renforts ou accepter une défaite humiliante.
À première vue, la défaite occidentale est une victoire inespérée pour le
Pakistan. En effet, les accords de Bonn de 2001 avaient mis à l’écart à la fois
les Taliban et leurs protecteurs pakistanais. Du fait de l’invasion américaine,
l’alliance du Nord, historiquement opposée au Pakistan, devenait la puissance
dominante à Kaboul. Le profi t que le Pakistan espérait du soutien aux combat-
tants afghans depuis 1980 disparaissait d’un coup et l’Inde redevenait un acteur
signifi catif en Afghanistan. Or, pour les militaires pakistanais, la reconstitution
de l’axe Kaboul-New Delhi représente un danger de premier ordre, en raison du
risque d’avoir, en cas de guerre avec l’Inde, à combattre sur deux fronts. Face à ce
revers majeur, la politique pakistanaise a reposé sur un équilibre diffi cile : soutenir
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UNE DÉSASTREUSE VICTOIRE ? LES CONSÉQUENCES DE LA GUERRE D’AFGHANISTAN...
l’insurrection Taliban et, dans le même temps, rester un interlocuteur – ou même
un allié – des États-Unis. Il est ironique, mais démonstratif de l’effi cacité de la
diplomatie pakistanaise, que les États-Unis aient fi nancé, et continuent à fi nancer,
un gouvernement qui soutient une guérilla responsable de la mort de centaines de
militaires américains depuis 2001.
Pourtant, cette victoire est potentiellement un désastre pour le Pakistan.
En effet, la transformation de la défaite occidentale en avantage politique et straté-
gique pour le Pakistan est loin d’être évidente. Le retrait occidental qui se profi le
aura en effet pour conséquence que les Taliban auront à l’avenir plus de marge
de manœuvre par rapport au Pakistan. Ce dernier risque de perdre le contrôle de
son allié, de la même façon qu’il avait perdu le contrôle des groupes de moud-
jahidines dans les années 1990 et des Taliban après la prise de Kaboul en 1996.
Pour l’instant, le refus des États-Unis de négocier leur retrait et de pousser à la
constitution d’un gouvernement d’union nationale à Kaboul augmente le risque
d’une victoire militaire des Taliban, suivie d’un isolement de l’Afghanistan sur la
scène internationale. Dans cette hypothèse, les intérêts pakistanais en souffriraient
car Islamabad se retrouverait dans la même situation qu’à la fi n des années 1990.
En cas d’accord, les Taliban pourraient se rapprocher des Occidentaux ou des
Chinois, au moins sur un plan économique, et le Pakistan verrait également son
infl uence se réduire.
La question posée par la politique afghane du Pakistan est celle du répertoire
d’action utilisé par le Pakistan en relations internationales depuis une génération,
à savoir l’utilisation de groupes radicaux pour affronter indirectement des puis-
sances supérieures, l’Inde, l’URSS et aujourd’hui les États-Unis. De ce point de
vue, il est signifi catif que l’arme atomique n’ait pas fondamentalement transformé
la vision stratégique du Pakistan : la sanctuarisation du territoire national n’est
pas obtenue par la dissuasion nucléaire, peut-être parce que la défi nition même
du territoire national est disputée. Or le soutien à des mouvements radicaux pour
réaliser des objectifs de politique extérieure, au Cachemire ou en Afghanistan,
n’est plus adapté à la réalité des rapports de force internationaux. D’une part, les
effets de la guerre d’Afghanistan sont extrêmement déstructurants au Pakistan
même, car la guerre s’étend progressivement sur son territoire du fait que la
coalition y intervient de plus en plus directement et que la présence des groupes
Taliban, même s’ils ne s’opposent pas frontalement à l’État pakistanais, est un
facteur de radicalisation. De plus, les possibilités d’éclatement de l’Afghanistan
sur une base ethnique ou la perspective d’une guerre civile longue font peser des
menaces sur la zone frontière. D’autre part, la manipulation des groupes radi-
caux se retourne contre le Pakistan. Les diffi cultés croissantes de l’Inter-Services
Intelligence (ISI) à contrôler les groupes jihadistes pakistanais peuvent avoir (dans
l’hypothèse d’une nouvelle attaque terroriste majeure en Inde, comparable à celle
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de Mumbai en 2008) des conséquences dévastatrices pour le Pakistan, alors même
que la coalition opère de plus en plus directement sur le territoire pakistanais.
Le Pakistan, plus qu’un allié, est devenu un problème par les États-Unis,
alors même que l’Inde, par le biais conjugué des concessions de l’administration
Bush sur le nucléaire, du lobby indien aux États-Unis et de la compétition sino-
américaine, a défi nitivement distancé le Pakistan comme partenaire. L’isolement
du Pakistan sur la scène régionale, mais aussi son aliénation croissante des puis-
sances occidentales forceront une réorientation radicale, mais le prix à payer
augmente rapidement.
Le soutien aux Taliban
Le soutien des militaires pakistanais aux Taliban depuis 2001 3 s’inscrit dans
une tradition ancienne. Le Pakistan appuie en effet les mouvements jihadistes
afghans depuis 1979, et même 1975, si l’on prend en compte le soutien, il est
vrai ambigu, de l’ISI au coup d’État islamiste alors tenté par quelques militants
islamistes, dont Ahmed Shah Massoud, qui deviendra par la suite un acteur clé
parmi les moudjahidines. Le soutien à des mouvements pachtounes et islamistes/
fondamentalistes est une conséquence de deux questions liées : la perception d’une
menace indienne et le statut incertain de la frontière afghano-pakistanaise.
En premier lieu, la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan n’a jamais été
reconnue par l’État afghan. Ce dernier a été, pour cette raison, le seul à voter
contre l’accession du Pakistan à l’ONU au moment de la partition. En effet, les
populations pachtounes des deux côtés de la frontière ont été séparées de façon
arbitraire par la ligne Durand (1893), du nom de l’offi cier britannique qui l’a
tracée, en fonction de considérations strictement militaires, sans que le renonce-
ment de l’Afghanistan à la souveraineté sur ces régions soit juridiquement clair.
Il existe au Pakistan même un courant nationaliste pathan (pachtoune) qui a histo-
riquement de bonnes relations avec l’Afghanistan et réclame plus d’autonomie
pour la Khyber Pakhtunkhwa 4. Le projet d’un grand Afghanistan qui intégrerait la
3. La politique pakistanaise est en fait celle de l’armée, le gouvernement civil n’ayant qu’un
rôle très marginal dans la défi nition et l’application de la politique afghane du Pakistan et même, de
plus en plus, dans la gestion des régions frontalières visées par les opérations de contre-insurrection.
De plus, l’ISI n’est pas une puissance autonome, même si des éléments proches de l’ISI (anciens
offi ciers par exemple) peuvent avoir un rôle ambigu, par exemple dans les attentats de Mumbai.
Le soutien aux Taliban est bien l’expression de la politique suivie par l’armée dans son ensemble.
4. L’ancienne NWFP (North West Frontier Province), par ailleurs, les FATA (Federally-
Administered Tribal Areas) doivent progressivement disparaître.
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UNE DÉSASTREUSE VICTOIRE ? LES CONSÉQUENCES DE LA GUERRE D’AFGHANISTAN...
CARTE. – PRÉSENCE DES TALIBAN PAKISTANAIS DANS LES ZONES TRIBALES
ET LA PROVINCE-FRONTIÈRE DU NORD-OUEST
(AUJOURDHUI KHYBER PAKHTUNKHWA) EN 2009
Carte de la BBC, 12 mars 2009, reprise dans Peter Bergen et Katherine Tiedemann, « Jihadistan », site
de Foreign Policy, The AfPak Channel, http://afpak.foreignpolicy.com/jihadistan
Bastion taliban
Présence des Taliban
Contrôle du gouvernement
Agences tribales (FATA)
Khyber Pakhtunkhwa
Ligne de contrôle
Chitral
Haut-Dir
Swat
Kohistan
Bas-Dir
Shangla
Battagram
Bajaur
Makaland
Buner
Maneshra
Mohmand
Charsadda
Mardan
Swabi
Haripur
1.
2.
3.
4.
5.
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9.
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Abbottabad
Khyber
Peshawar
Nowshera
Kurram
Orakzai
Hangu
Kohat
Waziristan du Nord
Bannu
Karak
Waziristan du Sud
Lakki Marwat
Tank
Dera Ismail Khan
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100 km
Islamabad
Kaboul
Peshawar
BALOUTCHISTAN
PENDJAB
CACHEMIRE
CACHEMIRE
GILGIT-
BALTISTAN
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23 24
22
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17
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AFGHANISTAN
PAKISTAN
INDE
TADJIKISTAN
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