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La philosophie du tianxia
par Zhao TINGYANG
| Presses Universitaires de France | Diogène
2008/1 - N° 221
ISSN 0419-1633 | pages 4 à 25
Pour citer cet article :
— Tingyang Z., La philosophie du tianxia, Diogène 2008/1, N° 221, p. 4-25.
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Diogène n° 221, janvier-mars 2008.
LA PHILOSOPHIE DU TIANXIA
par
ZHAO TINGYANG
I. Le non-monde, ou le monde en faillite
Notre monde supposé est toujours un non-monde1. Cette partie
de la création, notre globe, n’a toujours pas pris l’aspect d’un
monde unifié. Il reste dans une situation de chaos hobbesien, puis-
que aucune société mondiale authentique et cohérente n’existe,
gouvernée par une institution politique universelle reconnue. Poli-
tiquement à la dérive, le monde nous vivons n’est un que dans
son acception géographique. Son identité politique est toujours
inexistante par manque d’unité politique. Le monde ne pourra être
édifié comme tel qu’à la condition d’être organisé, régulé par une
institution mondiale elle-même fondée sur une nouvelle vision du
monde, sur une nouvelle philosophie politique pour le monde.
Les hommes ont tenté en vain d’imaginer le monde comme un
empire mondial unissant les nations. On a échafaudé un projet de
paix perpétuelle (Kant), ou une conception de l’harmonie univer-
selle de tous les peuples, comme dans la tradition chinoise – et cela,
en raison essentiellement d’un problème resté irrésolu!: celui d’une
coopération stable2. Bien plus que pour ses vicissitudes au cours de
l’histoire, bien plus que pour ses propres limites dont il fut si sou-
vent question, la misère d’une philosophie politique prête à em-
brasser le monde ne doit être imputée qu’à ses propres carences. Le
concept politique de nation est largement reconnu, et l’on sait fort
bien comment œuvrer en faveur d’un État-nation!; celui de monde
en revanche ne l’est pas, incapables que nous sommes d’agir en
faveur du monde. Notre problème fondamental, aujourd’hui, c’est
celui du monde en faillite, bien plus que de celui des soi-disant
États en faillite dans le monde. Aucun pays ne saurait prétendre à
une réussite quelconque, durable, dans un monde en faillite.
1. Ma théorie du «!Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel!», publiée sous forme
d’articles en chinois en 2003, puis en livre en 2005, a fait l’objet de nom-
breux comptes rendus et débats dans notre pays. Je voudrais ici adresser
mes remerciements à tous les critiques et commentateurs de ce travail. Le
texte ici présenté est une version entièrement nouvelle et inédite.
2. Shangshu ( ), chap. I!: «!Les Documents du roi Yao!». Il s’agit de
l’un des livres chinois les plus anciens, vieux d’environ trois mille ans, qui
compile les faits et dits de grands rois.
LA PHILOSOPHIE DU TIANXIA 5
Une question intéressante que posait Martin Wight (1966!: 17)
semble toujours d’actualité pour le problème qui nous occupe!:
«!Pourquoi n’y a-t-il pas de théorie internationale!?!» L’auteur es-
timait que nous ne disposions d’aucune théorie internationale di-
gne de ce nom, mais simplement ce que l’on appelle des «!théories
politiques!», lesquelles n’avaient été élaborées, en réalité, que pour
les politiques internes aux États, augmentées de quelques menus
parerga relatifs aux problèmes d’«!équilibre des pouvoirs!» sur le
plan international, ou autres du même ordre. L’auteur en déduisait
que l’on ignorait totalement ce que pouvait être l’internationalité. Il
y a fort à parier que Wight eût alors modifié son opinion si sur ce
thème de la politique mondiale il avait étudié la philosophie chi-
noise à travers la notion du «!Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel!», qui met
davantage l’accent sur la mondialité que sur l’internationalité. Sa
question, peut-être, aurait pu être reformulée!: «!Pourquoi n’y a-t-il
pas de théorie mondiale!?!» pour ainsi mieux s’adapter au nouveau
contexte de la globalisation. Au cours des dernières décennies, le
terme «!politique mondiale!» (world politics) est devenu populaire
et a été jugé plus approprié que celui de «!politique internatio-
nale!». C’est un changement tardif, mais significatif, même s’il
ne traduit aucune véritable nouveauté dans la manière d’appré-
hender la politique, puisque les interprétations de la politique
mondiale demeurent dans le cadre de l’internationalité et que le
point de vue de la mondialité fait toujours défaut. Une théorie
mondiale ne sera pas possible tant que nous ne prendrons pas en
considération la dimension universelle du monde, plutôt que celle
de l’État-nation.
Un système-monde moderne n’a rien à voir avec un système ins-
titutionnel du monde. Un système-monde, comme l’a bien montré
Immanuel Wallerstein dans son ouvrage The Modern World Sys-
tem, relève toujours d’une domination impérialiste!: un État ou un
groupe d’États exercent une domination politique, économique et
culturelle sur des États-nations moins puissants. On pourrait dire
qu’un système-monde est essentiellement un système impérialiste
fondé sur la domination, une émanation du concept d’empire
l’on exerce le contrôle par le pouvoir. Aujourd’hui, ce système a
définitivement montré qu’il n’était pas la solution aux problèmes
de la politique mondiale, s’agissant d’un système imposé au monde
plutôt que d’un système de et pour le monde, pour ne pas dire par
le monde. Ce dont le monde a besoin, c’est d’un système institu-
tionnalisé du monde qui permettrait de mieux tirer parti des biens
universels et partagés, plutôt que de servir les intérêts de quelques
nations dominantes.
Hardt et Negri (2000, Préface) ont montré de manière particu-
lièrement éloquente que le nouvel empire émergeant était une
sorte d’empire global ayant hérité moyennant quelques rema-
6ZHAO TINGYANG
niements du fait de la globalisation de l’ancien empire qui
n’acceptait aucune limite à ses frontières!: une sorte d’Empire ro-
main nouvelle version. Mais nous devons bien saisir la complexité
de ce nouvel empire, qui n’hérite pas simplement de l’ancien idéal
de l’empire, mais aussi de l’impérialisme moderne et de l’idéologie
chrétienne de l’universalisme culturel. L’empire américain tente
aujourd’hui, en prenant tous les risques, de remodeler cette
conception de l’empire qu’il entraîne jusqu’au paradoxe de lancer
des guerres au nom de la paix et de saper les libertés au nom de la
liberté3. Ce n’est pas bon pour le monde.
Le fait qu’un empire gouverne l’ensemble du monde ne suffit
pas à faire un monde. Gouverner le monde ne signifie pas le possé-
der!; comme l’enseigne la philosophie politique chinoise, qui gou-
verne le monde ne profite que de la terre, du monde géographique,
mais n’atteint pas le «!cœur!» des peuples. Le monde de l’esprit n’a
jamais été accessible à celui qui gouverne. Il n’existe qu’à condition
que les peuples le désirent. Il n’existe, en d’autres termes, que
lorsqu’il est justifié!; et il n’est justifié que lorsqu’un système poli-
tique d’«!harmonie!» universelle est créé pour permettre de résou-
dre le problème de la coopération universelle de tous les peuples.
La globalisation nous achemine vers une nouvelle ère obscure,
dépourvue de concepts neufs et efficaces, jouant encore le jeu des
États-nations bien plus qu’elle ne s’en libère et favorisant les
conflits internationaux bien plus que les intérêts universels. La
globalisation ne débouchera pas sur l’édification d’un monde si elle
se voit sans cesse abusée par des chimères du genre «!choc des ci-
vilisations!», «!États voyous!» ou «!États en faillite!», forgées par les
Américains pour légitimer illégalement leur hégémonie et dé-
bouchant sur un monde en faillite bien pire que des États en fail-
lite.
L’histoire a souvent pris un mauvais chemin, sans tenir compte
de notre bonne volonté!; mais notre faillite à construire un monde
est sans doute imputable, fondamentalement, à notre ignorance
politique d’un mundus qua mundus, à l’absence d’une philosophie
politique exprimée du point de vue du monde lui-même plutôt que
de celui d’un État, à l’absence, autrement dit, d’une vision embras-
sant le monde plutôt qu’une seule nation. Les idéologies plus à la
page aujourd’hui se résument essentiellement, hélas, soit à un
universalisme, qui n’est qu’un impérialisme agressif et marqué par
une stratégie dominante en faveur des intérêts nationaux des pays
les plus développés, soit au pluralisme, essentiellement défini par
3. La décision de pratiquer des «!attaques préventives!» a ouvert une ère
nouvelle de l’empire militaire américain, comme le montre le document
The National Security Strategy of the United States of America, publié par
la Maison Blanche en septembre 2002.
LA PHILOSOPHIE DU TIANXIA 7
un nationalisme de résistance visant à défendre les intérêts locaux
des nations les moins développées. Et ce type de situation opposant
l’universalisme au pluralisme débouche sur un précaire équilibre
de Nash qui empêche toute avancée en faveur de la paix dans le
monde, des intérêts communs et du développement réciproque.
Elle nous présente simplement des philosophies du monde orien-
tées vers des intérêts nationaux plutôt qu’une philosophie pour le
monde au nom d’intérêts universaux.
Cette distinction entre philosophie pour le monde et philosophie
du monde est tout à fait pertinente si l’on veut justifier une vision
globale. Chacun de nous peut s’être forgé une philosophie du
monde issue de sa propre expérience, de la même manière qu’une
nation peut se doter d’une philosophie du monde fonctionnelle à
ses intérêts nationaux. Mais nous avons vraiment besoin d’une
philosophie qui puisse parler pour le monde. Le monde manque
parce que nous refusons toute vision globale qui le représenterait
en tant que tel. La faillite d’une politique mondiale est essentiel-
lement la faillite de la philosophie. La question, désormais, est
donc la suivante!: comment s’occuper du monde en tant que
monde!?
Sur cette question, précisément, la philosophie chinoise peut
nous apporter une contribution essentielle, notamment grâce à sa
conception du «!Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel!» (tianxia, ), une
conception vieille de trois mille ans, peu connue en Occident, mais
toujours d’actualité. La théorie qu’elle implique ne fut pas pleine-
ment développée dans la Chine ancienne, mais elle est riche de
possibilités. Nous voudrions montrer ici qu’une théorie modernisée
du «!Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel!» pourrait nous être utile pour
trouver une solution au monde chaotique, et plus encore pour éla-
borer une nouvelle grille d’analyse philosophique des problèmes
politiques.
II. La politique face aux problèmes mondiaux
Il existe une vieille légende qui raconte la manière dont le sys-
tème du «!Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel!» fut créé. Il y a environ trois
mille ans, au cours d’une expédition militaire, la tribu Zhou triom-
pha de la tribu Shang, alors à la tête de l’Alliance politique de
Chine. Cette victoire marqua l’avènement de la dynastie Zhou, qui
dura huit cents ans. Bien plus qu’un simple fait d’histoire, même
important, elle marquait une véritable révolution politique, point
de départ, en Chine, d’un nouvel art de gouverner radicalement
différent de celui de la polis grecque. Avant la dynastie Zhou, en
Chine, la politique n’existait pas (en chinois, le mot «!politique!»
signifie «!ordre justifié!»), pas plus qu’elle n’existait en Grèce avant
la polis!; seule existait la loi du plus puissant. Grâce à l’invention,
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