À propos de théâtre
Je vais voir une répétition et, comme j’arrive avec une heure d’avance, je me
retire dans une loge où il fait aussi noir que dans un confessionnal. Le rideau est
levé, heureusement, et il n’y a pas de décors sur le plateau. Quant à la pièce qui
doit être répétée, je ne la connais pas. Rien n’est plus suggestif que le néant,
du moins par moments. De temps en temps, un machiniste traverse la scène,
un jeune homme en salopette brune ; il secoue la tête, s’arrête et engueule une
personne que je ne peux pas voir, et c’est un langage tout à fait familier qui se fait
entendre sur scène, tout sauf de la poésie – peu après apparaît une comédienne,
en manteau, un chapeau sur la tête, elle traverse le plateau vide tout en croquant
une pomme ; elle salue le machiniste, rien de plus, et c’est de nouveau le silence,
la scène vide, parfois, de l’extérieur, le roulement d’un tramway qui passe. Cette
petite scène, que l’on peut observer mille fois dans la rue, pourquoi produit-elle
ici un effet tellement différent, tellement plus fort ?
Il y a là quelque chose d’essentiel et qui me rappelle cette autre expérience :
quand nous prenons un cadre vide et que, pour juger de l’effet, nous l’accrochons
au mur nu d’une chambre que nous habitons peut-être depuis des années déjà,
soudain, pour la première fois, nous remarquons la matière de ce mur. C’est le
cadre vide qui nous oblige à voir. Le cadre, quand il est là, forme une fenêtre
ouverte sur un tout autre espace, une fenêtre sur l’esprit, où la fleur, en peinture,
n’est plus une fleur qui se fane mais symbole de toutes les fleurs. Le cadre la place
hors du temps.
Tout cela est également valable pour le cadre de la scène, et, évidemment, il y
aurait encore d’autres exemples susceptibles d’expliquer, tout au moins en partie,
l’impression fascinante que produit une scène vide ; que l’on songe aux devantures
de magasins où sont exposées des collections entières d’objets empilés qui ne
retiennent jamais notre attention, et à ces autres devantures qui s’en tiennent à
une modeste petite fenêtre : on n’y voit qu’une seule montre, qu’un seul bracelet,
qu’une seule cravate. Un objet rare, de prime abord, nous semble précieux.
Il existe de pareilles petites fenêtres qui ressemblent parfois à de petites scènes ;
on aime s’y arrêter et jeter un coup d’œil dans un autre monde qui, pour le moins,
fait semblant d’avoir de la valeur. La parenté avec une vraie scène réside en ceci :
sur scène aussi, je ne vois pas des milliers de fous, mais un seul fou que je puisse
aimer, je ne vois pas des milliers d’amants, dont l’amour, par la répétition de la
fonction biologique, en deviendrait répugnant, mais deux ou trois personnages
qui aiment et dont nous pouvons prendre au sérieux les serments tout autant que
les nôtres. Cela vaut la peine de regarder. Je vois des personnages ; je ne vois pas
des milliers d’ouvriers – je n’y verrais d’ailleurs plus rien et plus personne, hélas !
– mais je vois cet individu qui représente les millions d’autres individus, et qui seul
est réel ; je vois un machiniste qui gueule et une jeune comédienne qui croque
une pomme et qui dit bonjour.
Je vois ce que d’ordinaire je ne vois pas : deux êtres humains.
Max Frisch. Journal (1946-1949) - Extraits
traduction Madeleine Besson et Philippe Pilliod
Gallimard
ouverture
2 3