PDRE(s)
LES BIBLIOTHÈQUES DE L’ODÉON
JEAN-PHILIPPE
TOUSSAINT
& THE DELANO
ORCHESTRA
Lettre No19
Odéon-Théâtre de l’Europe mars – mai 2016
OD ON
WAJDI MOUAWAD, SARAH KANE,
J.M. COETZEE / KRZYSZTOF WARLIKOWSKI
ISABELLE HUPPERT
AU CŒUR
DE PHÈDRE(S)
DIMANCHE 20 MARS
LUC BONDY
UN HOMMAGE
2 3
sommaire
p. 2 à 5
PHÈDRE(S)
WAJDI MOUAWAD
SARAH KANE
J.M. COETZEE
KRZYSZTOF WARLIKOWSKI
ISABELLE HUPPERT
AU CŒUR DE PHÈDRE(S)
p. 6 à 7
LUC BONDY
UN HOMMAGE
p. I à IV
LES BIBLIOTHÈQUES
DE L’ODÉON
JOSEPH KESSEL (1898-1979)
LE VOYAGEUR RÉVOL
JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
& THE DELANO ORCHESTRA
p. 8 à 9
GÉNÉRATION(S) ODÉON
Un parcours artistique européen
pour les collégiens
p. 10
AVANTAGES ABONNÉS
Invitations et tarifs préférentiels
p. 11
ACHETER ET RÉSERVER
SES PLACES
p. 12
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Odéon-Théâtre de l’Europe
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augmenté (entretiens, sons, vidéos…)
sur theatre-odeon.eu / le-magazine
Isabelle Huppert © Peter Lindbergh
AU
CŒUR DE
PHÈDRE(S)
LOdéon-Théâtre de l’Europe est une
nouvelle fois en deuil. Après Patrice
Chéreau, c’est Luc Bondy, son directeur
depuis à peine plus de trois ans, qui vient
de nous quitter.
Pour Luc, qui avait si souvent côtoyé
la maladie, la mort cette fois aura été la
plus forte. Mais pour les spectateurs que
nous sommes depuis cette si marquante
première fois à Nanterre, depuis cette
Terre étrangère qui lui ressemblait tant,
c’est le souvenir de sa passion de la vie
et du présent qui l’emporte, cette vie qu’il
avait le don de faire surgir à chaque ins-
tant sur le plateau, et qui donnait à ses
spectacles le charme absolu de l’insai
-
sissable. Le souvenir aussi de son regard
pétillant et insatiable, de l’ironie malicieuse
de son sourire, de la légèreté charisma-
tique de sa présence
Je me rappelle un dîner à Vienne
en2010, il m’avait invité à y présenter
le Wozzeck de Berg que je n’avais pas
pu créer à Aix-en-Provence en 2003 en
raison de l’annulation du festival: ce soir-
là, et ce dernier printemps encore, nous
avions longuement parlé du Théâtre de
l’Europe, de ce rêve qui nous habitait tous
lesdeux. Je souhaite que celui que je
forme à présent pour l’avenir de ce théâtre
puisse être dans la lignée du sien, comme
un rêve en prolonge un autre, avec cette
sensation paradoxale que c’est linces-
sante métamorphose des formes et des
couleurs qui lui donne sa continuité et sa
richesse.
Stéphane Braunschweig,
janvier 2016
Isabelle Huppert, Krzysztof Warlikowski et Wajdi Mouawad
retrouvent l'Odéon, après Un Tramway, pour donner corps
à leur Phèdre. Le metteur en scène et le dramaturge nous
parlent des textes sur lesquels ils se sont appuyés pour
réinventer cette figure plurielle et complexe.

Avec Jacques Lassalle, Isabelle Huppert
avait déjà interprété une grande héroïne
d'Euripide: Médée, l'épouse trahie,
tuant ses propres enfants pour mettre
le comble à sa haine. Avec Krzysztof
Warlikowski et Wajdi Mouawad, elle
avait réinventé, dans Un Tramway, la
douleur et l'égarement de Blanche
DuBois, figure tragique de la solitude
amoureuse selon Tennessee Williams.
Portée par le souvenir d'un mythe mil-
naire et revisie par les voix de notre
modernité, la Phèdre qu'elle incarne
aujourd'hui tient à la fois de Blanche
et de Mée, tout en leur échappant.
Dans les versions antiques de l'in-
trigue, victime d'Aphrodite, elle se livre
à son ivresse irsistible au point de
dire ou laisser dire l'interdit, quitte à se
perdre. Chez la dramaturge Sarah Kane
(dont la pièce, L'Amour de Phèdre, date
de 1996), l'hérne ne recule devant
aucune parole, aucun acte, accom-
plissant sa passion sans parvenir à
l'assouvir, en un monde d'où le divin
paraît s'être absenté. Partout en proie
au même vertige, désese, brû-
lante, la Phèdre d'Isabelle Huppert
se heurte au mur de l'amour comme
à l'énigme même de son désir.
Wajdi Mouawad, quel est le statut
du texte que vous avez écrit pour
Phèdre(s) : une commande, une œuvre
personnelle ?
Wajdi Mouawad. Au départ, Krzysztof
m'a envoyé un montage à partir
d'Euripide et de Séque, en me
demandant de moderniser un peu la
traduction, tout en restant dans le
giron des œuvres antiques. Pdre?
C'est forcément impressionnant. Je
me sentais quand même protégé par le
cadre de travail puisqu'il ne s'agissait
«que» de revamper la langue. Mais à
l'intérieur de ce cadre, il y avait déjà un
tail qui m'a fait déborder. Aphrodite,
chez Euripide, prononce un prologue
qui élargit toute l'histoire, l'enracine
dans une dimension plus qu'humaine.
Et puis je me suis souvenu que Pdre
est libanaise… Elle est petite-fille
d'Europe, qui est phénicienne, et qui
a été enlevée par Zeus sur la plage
de Sidon. L'origine de Pdre, c'est
chez moi. Ensuite, il était important
pour moi de mettre en lumière le fait
que c’est une petite fille qui assiste
au massacre de sa culture. Après que
Thésée a vaincu le Minotaure, l'em-
pire ctois est ra... Tout cela me
touche de très ps. J'ai voulu prendre
le temps de rappeler que Pdre n'est
pas une Européenne, pas une Grecque.
Cela dit, au début, j'ai essayé de ne
pas trop déborder du cadre, mais
Krzysztof a dû sentir cette tension et il
a commencé à me pousser vers l’écri-
ture. Les coutures de la simple «adap-
tation» ont commencé à craquer. Ça
devenait très compliqué. Krzysztof a
fini par faire sauter le cadre.
Krzysztof Warlikowski. Il n'y avait pas
d'ie fixée dès le départ. Entre adap-
tation et traduction, on est parti sur
des bases fluides et, ts vite, le pro-
blème s'est clairement posé: est-ce
qu'il fallait écrire un nouveau texte?
En lisant Wajdi, je me suis convaincu
que c'était bien son sujet. Parler à un
auteur de ses rêves, de ses besoins,
c'est une chose déjà assez délicate – je
ne voudrais pas que quelqu'un vienne
me dire, sur mon terrain de travail, ce
qu'il souhaiterait y trouver ! L'auteur
doit être complètement libre. Je n'ai
fait qu'indiquer des lignes de dévelop-
pement possibles et Wajdi a exercé sa
liberté. À un moment, il a pris l'initia-
tive, il m'a fait entrer dans l'aventure de
sa Pdre libanaise. Et toutà coup je
me suis retrouvé confronté à quelque
chose d'inattendu: (à W. M.) je t'ai vu
en Hippolyte, j'ai vu l'histoire du Liban
et tout a pris un autre sens. Même le
texte de Sarah Kane se retrouve sous
une autre lumière. Je comprends que
sa Pdre est une fille de l'Occident,
que sa modernité est le dernier reje-
ton d'une ts vieille histoire euro-
enne. Alors qu'avec Wajdi, on a une
version barbare, sauvage de la folie de
Phèdre, avec une Aphrodite-Astarté-
Ishtar qui plonge ses racines dans le
Moyen-Orient.
W. M. La Grande Mère mésopota-
mienne... En rapatriant pour ainsi dire
la source des divinités européennes
vers cette Asie qui nous fait si peur,
j'ai pu poser une problématique qui
me tient à cœur: l'histoire est tou-
jours racone par les vainqueurs. J'ai
tenu à souligner, dans cette version-ci,
queThésée, qu'on psente souvent
comme le fondateur d'Athènes, était
aussi un personnage de terreur.
J'ai vu Wajdi
en Hippolyte,
j'ai vu l'histoire
du Liban.
Phèdre n'est
pas une
Européenne,
pas une
Grecque.
54 Phèdre(s)
Dans sa forme la plus archaïque, la
figure de Pdre est très ancienne et
quasiment universelle. Paul Bénichou
(dont l'œuvre la plus cébre est Morales
du Grand Scle) lui a consacré une étude
passionnante et qui réserve quelques
surprises1. Son antre mythique n'est
pas, en effet, une femme hantée par
une passion inavouable. Dans toutes
les versions antérieures à Euripide,
elle est au contraire une «Tentatrice-
Accusatrice», souvent anonyme, qui
formule son désir sans réticence, prête
à tout pour parvenir à ses fins puis se
venger une fois éconduite.
Selon Bénichou, le prototype
le plus vénérable d'un tel rôle apparaît
en Égypte. Un papyrus du XIV
e
siècle
av. J.-C. relate l'histoire de deux frères,
Anoupou et Bti. Le premier est marié;
le second, son cadet, est un homme
d'une grande vertu. Un jour, seule à la
maison, l'épouse de l'aîné veut s'unir au
cadet. En vain. Au retour du mari, elle
accuse son beau-frère. Menacé de mort,
Baîti révèle la vérité, puis se châtre avec
une serpe pour prouver sa bonne foi.
Anoupou, accablé de remords, tue son
épouse et jette son corps aux chiens.
Après de nombreuses aventures, Baîti
finira par monter sur le trône d'Égypte.
Toujours en Égypte, Joseph
devient le conseiller le plus influent
du Pharaon après avoir surcu aux
calomnies de la femme de Putiphar, qui
avait tenté de le séduire. Le célèbre récit
biblique (Genèse, XXXIX-XLI) devient au
Moyen-Âge une légende populaire aux
multiples variantes, tant dans l'Occident
chrétien qu'en terre d'Islam.
Le même motif politique, où
la révélation de la vérité accompagne
le triomphe public de la cause juste,
se retrouve fréquemment dans un
corpus légendaire qui constitue, d'après
nichou, «la tradition la plus riche de
l'ancien Orient […]: celle de l'Inde»
(p.244). Comme Joseph l'oniromancien
ou Bti qui parle aux animaux, le
brahmane Gunasarman est doué de
pouvoirs surnaturels; comme Joseph
toujours, il est le favori du roi Mahasena.
Après avoir résisté aux avances de la
reine, qui l'accuse de tentative de viol,
le vertueux brahmane parvient à quitter
le royaume. Quelque temps plus tard,
armé de la faveur divine et à la tête d'une
are victorieuse, il y revient pour faire
proclamer son innocence et renverser
son persécuteur.
D'autres victimes de la
calomnie ont moins de chance. On en
trouve en Perse, en Chine, dans le folklore
irlandais (où Mael-Fothartaig, fils du roi
Ronan, est exécuté à coups de javelot)
ou dans une ballade anglaise (où Child
Owlet, qui refuse de céder à la femme de
son oncle, finit écartelé)… Sarah Kane
ne manquait pas de pdents pour
faire périr Hippolyte étripé, ses entrailles
fumantes jetées sur un barbecue.
La légende primitive traitait
donc toujours du trouble jeté par une
femme entre deux hommes, dont l'un
a droit à l'obéissance et au respect de
l'autre. Pure puissance de désordre et
de discorde menaçant les solidarités
et les hiérarchies masculines, le
féminin s'y définissait négativement
par ses dangereux appétits charnels,
ses afnités avec la simulation et le
mensonge. Telle est bien la forme que
le mythe semble avoir revêtue dans le
monde grec avant qu'Euripide, dans
son Hippolyte porte-couronne, ne lui
apporte des retouches essentielles. En
vouant un culte trop exclusif à Armis,
la vierge chasseresse, le fils de Thésée
et de l'Amazone fait tort à Aphrodite:
un tel héros n'est plus tout à fait sans
reproche.
Mais surtout, en inventant
une Phèdre tourmentée par un désir
qui l'habite malgré elle, en posant à
l'arrière-plan de l'intrigue un conflit entre
divinités, transformant ainsi le corps
des mortels en champ de bataille que
les Immortels ravagent sans scrupule,
Euripide déplace de façon décisive le
centre de l'action. Phèdre ne peut plus
être identifiée sans autre forme de
procès à l'épouvantail grossier que les
sociétés patriarcales dénoncent dans
leurs mythes. Elle n'est plus réductible
à la brutale «Tentatrice-Accusatrice»
traditionnelle, dont la parole n'est
qu'un outil au service de ses aptits
tranquillement assumés: la voix de
Phèdre, en devenant problématique,
demande à être entendue autrement.
Avec Euripide, écrit Bénichou (p.266),
«c'est en sortant, malgré elle, du silence
auquel elle voulait se condamner que
Phèdre introduit la tragédie», inaugurant
ainsi une lignée d'roïnes qui, de
que et Racine à Sarah Kane ou
Wajdi Mouawad, se prolonge jusqu'à
nos jours.
Daniel Loayza
janvier 2016
1 «Hippolyte requis d'amour et calomnié», in
L'écrivain et ses travaux, Paris, José Corti, 1967
(pp. 237-323).
PHÈDRE AVANT PDRE :
DU MYTHE À LA TRAGÉDIE
Isabelle Huppert dans Un Tramway mis en scène par Krzysztof Warlikowski en novembre 2011 © Pascal Victor / ArtComArt
© Un tramway d’après "Un Tramway nommé désir" de Tennessee Williams, 2011
17 mars – 13 mai 2016
Théâtre de l’Odéon 6e
PHÈDRE(S)
Wajdi Mouawad
Sarah Kane
J.M. Coetzee
mise en scène Krzysztof Warlikowski
création
adaptation
Krzysztof Warlikowski
dramaturgie
Piotr Gruszczyński
décor et costumes
Małgorzata Szczęśniak
lumière
Felice Ross
musique
Paweł Mykietyn
vidéo
Denis Guéguin
chorégraphie
Claude Bardouil
maquillages / coiffures
Sylvie Cailler
Jocelyne Milazzo
collaboration aux costumes
Géraldine Ingremeau
assistant à la mise en sne
Christophe Sermet
avec
Isabelle Huppert
Agata Buzek
Andrzej Chyra
Alex Descas
Gaël Kamilindi
Norah Krief
Rosalba Torres Guerrero
durée estimée 2h30
production
Odéon-Théâtre de l’Europe
coproduction
Comédie de Clermont-Ferrand
– Scène nationale, Les Tâtres de la Ville
de Luxembourg, Théâtre de Liège,
Barbican – Londres & LIFT
L'Arche est éditeur et agent tâtral de la
pièce L'Amour de Phèdre de Sarah Kane
(traduction Séverine Magois)
Elizabeth Costello © 2003 by J.M. Coetzee
(traduction de Catherine Lauga du Plessis
aux éditions du Seuil et aux éditions Points)
Grande salle
Scènes imaginaires
KRZYSZTOF WARLIKOWSKI
samedi 9 avril / 14h30
rencontre avec l’artiste
Dans le temps comme dans l'espace, Phèdre vient de loin.
Par son père, «la fille de Minos et de Pasiphaé» est petite-fille
d'Europe, ravie par Zeus sur les rivages de l'actuel Liban;
par sa mère, elle descend de puissances comme Soleil
ou Océan... Remontée aux sources de la légende, sous la
conduite de l'historien des littératures Paul Bénichou.
«TU SOUFFRES. JE T'ADORE»
PHÈDRE Pourquoi veux-tu que je te déteste?
HIPPOLYTE Je ne veux rien. Mais ça finira. Par arriver.
PHÈDRE Jamais.
HIPPOLYTE Ils en sont tous arrivés là.
PHÈDRE Pas moi.
Ils se dévisagent. Hippolyte détourne les yeux.
HIPPOLYTE Pourquoi n’allez-vous pas parler à Strophe,
c’est votre enfant, moi pas. Pourquoi tant vous soucier
de moi?
PHÈDRE Je t’aime.
Silence.
HIPPOLYTE Pourquoi?
PHÈDRE Tu es difficile. Caractériel, cynique, amer, gras,
décadent, gâté. Tu restes au lit toute la journée et planté
devant la télé toute la nuit, te traînes dans cette maison
avec fracas les yeux bouffis de sommeil et sans une pensée
pour personne. Tu souffres. Je t’adore.
HIPPOLYTE Pas très logique.
PHÈDRE Lamour ne l’est pas.
Hippolyte et Phèdre se regardent en silence.
Il reporte son attention sur la télévision et la voiture.
Tu as déjà songé à avoir des rapports avec moi?
HIPPOLYTE J’y songe avec tout le monde.
PHÈDRE Ça pourrait te rendre heureux?
HIPPOLYTE Ce n’est pas tout à fait le mot.
PHÈDRE Non, mais – Tu trouverais ça bon?
HIPPOLYTE Non. Cest jamais bon.
Sarah Kane : L'Amour de Phèdre
(traduction Séverine Magois, éditions de l'Arche, 2002)
Du point de vue des vaincus,
il est terrifiant. Arriver à raconter cela,
c'est faire entendre une autre pro-
venance des divinités. Faire sentir
qu'elles aussi ont leur histoire, ont
une origine, qui n'est pas européenne.
Cela est vraiment important pour moi.
K. W. Au départ, ces Pdre(s) étaient
une mosaïque qui traversait plusieurs
siècles et plusieurs styles. Wajdi a
ussi à réinventer une Phèdre contem-
poraine et en même temps, dans son
énergie, à faire ressurgir un archaïsme,
une dimension immémoriale.
W. M. La première fois que Krzysztof
m'a parlé, il m'a dit : «Ce qui m'in-
resse chez Euripide et Sénèque, c'est
l'amour pur. Cet amour qui s'écroule
chez Sarah Kane.» Ça m'a frap. J'ai
compris pourquoi il avait fait appel
à moi. J'ai fait le lien avec la ques
-
tion du désenchantement – une ques-
tion qui me rane à l'enfance. Tout
ce que j'écris m'ane à parler de
cet instant où le désenchantement se
fait. Les Grecs aussi m'y ranent.
Prenez Homère, Sophocle, Eschyle.
Chez eux, aucun personnage ne
doute de l'enchantement du monde.
Aucun. Personne ne s'étonne de voir
Hermès ou Athéna arriver au milieu
d'une sne. C'est pour cela que
Sophocle me touche prodigieuse-
ment –je sens chez lui l'inqutude
de ce moment où on commence à
douter, où l'injustice l'emporte quand
me souvent, où le divin a déserté le
monde. Je ne parviens pas à accep-
ter le désenchantement parce que
le faire reviendrait à tomber dans
un cynisme, dans un réalisme que je
refuse d'accepter comme une fata-
lité. Voilà pourquoi je suis si sen-
sible à cette idée qu'entre Pdre et
Hippolyte il peut y avoir un amour tel
qu'on le rêve tous mais auquel on ne
croit plus vraiment: l'amour qui se
vit à l'adolescence, ce moment entre
deux âges, l'un perdu, l'autre pas
encore trouvé, où l'on n'est ni enfant
ni adulte mais où on sent l'ombre
menaçante et imminente de l'adulte
que l'on sera, cette chose épouvan-
table, iluctable, qui va tous nous
défaire…
Chez Euripide et Sénèque, la scène
originelle de Phèdre, c'est la ten-
sion entre la fatalité de cet amour
qui la tient et l'effort pour ne pas le
formuler
W. M. Oui, et quand la vanne s'ouvre,
tout saute. L'expression de l'amour
est lâchée, sans bride, c'est un flot
où Œnone perd pied. Mon premier jet
était dix fois plus long, Krzysztof m'a
calmé! Et après cette insurrection, on
a un vertige, et une sne de solitude
à deux avec le chien...
K. W. (à W. M.) La Phèdre de Sarah
Kane est dans un monde de culture, de
parole contrôlée, de réticence. Toi, tu
as écrit la part barbare, la folie de sa
parole. D'un côté, on a l'roïne alié-
e par son rang, son rôle, sa famille,
de l'autre, cette barbarie où elle révèle
sa vérité.
La Pdre de Sarah Kane se heurte
à un mur de verre qu'elle n'arrive pas
à briser
W. M. Oui, comme une mouche. Elle
se cogne contre le mur de l'amour.
Derrière ce mur transparent, Hippolyte
ne cache rien. Et Pdre ne peut pas le
rejoindre. Même s'ils se touchent, la
séparation est maintenue. Entre votre
Phèdre orientale et Hippolyte, cette
paration est d'un autre ordre.
K. W. Chez Euripide, Hippolyte est hors
scène quand il repousse les avances
de Pdre qu'Œnone est allée lui p-
senter. Chez Séque, il l'écoute avec
bienveillance, sans comprendre tout de
suite vers quel aveu elle se dirige –c'est
ce dialogue-là qui a inspiré Racine. Le
montage que j'avais envoyé à Wajdi
combinait ces deux Hippolyte. Phèdre,
à la porte, entendait Hippolyte rejeter
son amour, et elle perdait connais-
sance. Puis elle se réveillait entre les
bras d'Hippolyte, comme dans un rêve.
C'est comme si l'être désiré lui psen-
tait deux faces: la première l'exclut, la
deuxme l'accueille. On ne sait plus,
elle ne sait plus qui est qui, ni où nous
sommes – dans sa tête, dans sa folie
ou ailleurs. Et peut-être que les deux
faces n'en font qu'une, comme sur
un ruban de Möbius. J'aime ce mys-
re, qui passe par des points d'éva-
nouissement, de non-conscience, de
non-coïncidence ou d'absence à soi.
Wajdi a conservé cette énigme ts
ancienne... (à W. M.) Tu as un rapport à
la terre, dans ton écriture, qui est très
fort. Chez Sarah Kane, le sol est quasi-
ment toujours absent, on ne le touche
pas, la terre est toujours couverte d'un
plancher. Chez toi, elle est matérielle
tout de suite : sèche ou boueuse, souil-
lée, fécondée… C'est très archaïque.
Hippolyte décrit à Phèdre un jardin
vasté d'où va sortir quelque chose
qu'il a enfoui autrefois. Cette chose,
c'est un mot qu'il revient exhumer
comme un vestige d'une civilisation
très antique. Le mot «indifrence»…
W. M. C'était important de faire entendre
que ce mot est d'abord un petit coquil-
lage planté par Hippolyte dans le jar-
din. Son père le bat. Hippolyte, sous les
coups, glisse sa main dans sa poche et
trouve le coquillage. Ça le sauve parce
que l’autre, son père, ignore ce détail.
K. W. (à W. M.) Dans ton texte, je t'ai
vu enfant. Je t'ai vu chroniqueur aussi,
avec cet Hippolyte qui filme la réalité,
me s'il n'y a pas de carte-mémoire
dans sa cara digitale. Ça m'a rap-
pelé Blow-Up, d'Antonioni, et ce pho-
tographe qui essaie de comprendre le
el en le captant, pour en faire sor-
tir le secret d'un passé faussement
lisse, d'un meurtre insouonné… Cet
Hippolyte à la cara m'a ouvert à
une modernité possible du person-
nage. Avant, je me demandais comment
arriver jusqu'à lui, comment rendre
concte une figure pareille. Ce tout
jeune homme grec, cet éphèbe qui se
tient dans la discipline et dans l'as-
se et circule du gymnase à la forêt
où il chasse, sans jamais quitter les
espaces d'où la femme est exclue...
Comment le faire exister aujourd'hui?
Maintenant, je peux partir pour un
double voyage, avec cet enfant résis-
tant et cet adulte combattant, ce chro-
niqueur d'une réalité ravagée, celle de
son propre pays.
Cette fable personnelle d'un coquillage
devenu mot pourrait faire penser à une
métamorphose d'Ovide –elle serait
typique d'un monde encore enchanté,
malgré la destruction. Or ce mot, c'est
«indifférence». Cette «indifférence»,
comment l'entendez-vous?
W. M. Elle est presque indienne. Elle
n'est pas une attitude de mépris,
ni mêmede désintérêt à l'égard du
monde Quand on regarde un film
chez soi sur un vioprojecteur, le
premier geste est de tirer les rideaux,
d'éteindre la lumière, de faire le noir.
Pourquoi? Pour que le film soit le plus
luminescent possible. Pour qu'appa-
raisse l’unique chose qui nous inté-
resse. Ce n'est pas del'indifférence au
monde, aux paysages, à la nature der-
rière la fenêtre: on a fait le noir pour
que ce qu'on voit soit le plus vibrant
possible. C'est en ce sens que je com-
prends l'indifférence. Elle est néces-
saire à l'esprit pour se concentrer sur
un point qui atteindra un maximum
d'intensité. D'où la question que pose
Hippolyte à Phèdre: «Qu'est-ce qui plt
à ton cœur? Si tu te concentres, si cela
ne tenait qu'à toi?» C'est une question
qui ramène brutalement à une autre
question, celle de l'enchantement.
Mais Pdre, justement, est-ce qu'elle
ne connaît pas la réponse? Est-ce
qu'elle ne sait pas ce qui plaît à son
ur? Elle a formulé son désir le plus
intime. Mais la réponse est non… Et
par ailleurs, est-ce bien du cœur de
Phèdre qu'il s'agit? Ce cœur n'est-il
pas comme un coquillage dans lequel
s'est loe Aphrodite? Ou serait-ce
au contraire qu'il y a quelque chose
de nous-mêmes, dans notre finitude,
qui échappe aux dieux, à leur pouvoir
et à leur comphension? Y a-t-il en
Phèdre, même possédée par Aphrodite,
une part qui lui appartient en propre,
soustraite aux atteintes de la déesse?
K. W. Pour moi, Aphrodite, c'est
Phèdre… Le divin n'existe qu'en nous
traversant. L'humain ressent la brû-
lure qu'il laisse en nous, il éprouve
cette frontière en aspirant à la dépas-
ser. Est-ce qu'on peut vivre, ici-bas, un
geste divin? Ne serait-ce qu'un seul
dans notre vie? Ça, c'est la question
d'Elizabeth Costello dans le roman de
J.M. Coetzee. Et sa réponse, c'est qu'à
un moment de sa vie, elle s'est senti la
force d'une déesse.
W. M. Il y a une chose qu'on ne peut
pas enlever aux humains: ce que nous
ressentons, nous le ressentons, nous,
et personne à notre place. Notre peau
est à nous. Le concret de notre exis-
tence est à nous.
C'est une sorte de cogito d'artiste…
W. M. Oui, un cogito de la sensation...
(Il rit.) Ce que je ressens, je le ressens.
«Qu'est-ce que tu veux que je fasse,
si je ressens ce que je ressens et si
j'éprouve ce que j'éprouve?» Voilà ce
qu'Hippolyte donne à entendre: «À par-
tir de là, comment je construis ma vie?
Et toi la tienne?»
K. W. À un bout du récit, on a une
esse primordiale, obsne, d'avant
l'Histoire. À l'autre bout, au-delà de
l'écriture, on a un jeune homme «indif-
rent» et pur qui filme le monde, et si
c'est sans mémoire, ce n'est pas grave
–si le film du monde reste blanc sans
s'inscrire sur rien, cela est indifférent.
Mais sous les doigts de cet homme,
autrefois, il y a eu un mot. Et ce mot,
dans son poing, a été un morceau du
monde. Dans et contre la violence de
ce monde. Et puis, entre Aphrodite
et Hippolyte, il y a Pdre qui désire,
qui interroge, qui souffre aussi et qui
écrit. Elizabeth Costello, c'est aussi une
figure de Phèdre, qui écrit ou qui a écrit,
et qui maintenant n'écrit même plus et
passe elle aussi au-delà de l'écriture…
On sent la menace d'un vide qui s'agran-
dit, l'approche de ce moment crucial
où Hippolyte ne pourra plus continuer,
et Phèdre non plus. Un moment qui a
quelque chose d'apocalyptique. Phèdre
et Hippolyte, ce sont deux apocalypses
qui se rencontrent.
Propos recueillis par Daniel Loayza
Paris, 27 novembre 2015
Ce mot,
dans son
poing, a été
un morceau
du monde.
Notre peau
est à nous.
Le concret de
notre existence
est à nous.
7
LES
BIBLIOTQUES
mars – mai 2016
OD ON
Portrait de Joseph Kessel par Jean-Fraois Martin
© Costume3pièces.com
LUC BONDY
UN HOMMAGE
De nombreux amis,
des proches, des
collaborateurs, qui
ont accompagné
cet immense artiste,
rendent hommage
à l’homme de théâtre,
d’opéra, de lettres
que fut Luc Bondy.
Avec amitié, tous
viendront partager
un souvenir, un
texte. La soirée sera
ponctuée d’extraits
de documentaires
sur son travail, de
captations de ses
créations, ainsi que
d’œuvres musicales.
DIMANCHE 20 MARS À 19H
THÉÂTRE DE L’ODÉON 6e
Jérôme Kircher, Bruno Ganz, Louis Garrel, Emmanuelle Seigner, Micha Lescot, Luc Bondy au cours d'une répétition du Retour © Ruth Walz
Marina Hands, Micha Lescot, Victoire Du Bois dans Ivanov © Thierry Depagne
8 96 Tartuffe
JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
& THE DELANO ORCHESTRA
Place à la musique sur la scène de l'Odéon avec Marie
Madeleine Marguerite de Montalte, concert litraire né de
la rencontre entre l'auteur du cycle de Marie et le musicien
Alexandre Rochon, de The Delano Orchestra. Jean-Philippe
Toussaint nous livre les prémices du projet
II Les Bibliothèques de l’Odéon
Jean-Philippe Toussaint
est né en 1957 à Bruxelles. Il a publié
treize livres aux éditions de Minuit (dernier
paru : Football, 2015), qui ont été traduits
en une vingtaine de langues.
En2005, il a obtenu le prix Médicis pour
Fuir et, en 2009, le prix Décembre pour
La Vérité sur Marie. Il a réalisé quatre
longs métrages pour le cinéma.
Alexandre Rochon
est chanteur, compositeur du groupe
The Delano Orchestra. Fondateur du
label Kütu Folk Records en2006, il en est
aujourd’hui le directeur artistique.
Il signe toutes les musiques de M.M.M.M.
et les interprète sur scène.
The Delano Orchestra
est un groupe de Clermont-Ferrand por
par des guitares puissantes, un violoncelle
et une trompette. Sur une écriture
d’inspiration folk, très personnelle, leur
musique invite au voyage.
Les Bibliothèques de l’Odéon III
Grande salle
JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
& THE DELANO ORCHESTRA
lecture musicale
Marie Madeleine Marguerite
de Montalte
lundi 4 avril / 20h
tarifs exceptionnels (cf. p.11)
JOSEPH KESSEL (1898-1979)
LE VOYAGEUR RÉVOL
Sa vie est un roman et sa soif d'ailleurs insatiable. Écrivain passionné, globe-trotter engagé,
chroniqueur de guerre aguerri mais aussi buveur de légende, «Jef le Lion» avait toute sa
place dans le cycle Exils. Auteur et reporter, Olivier Weber brosse le portrait de ce digne
successeur de Jack London.
Un faciès de baroudeur, un regard
tendre et un témoin parmi les hommes.
Pour Kessel, la vie somme toute n’aura
été qu’un perpétuel mouvement de
balancier. Des steppes argentines où
il est né en1898 aux ors de l’Acamie
française, des maquis improbables aux
salons litraires, «Jef le Lion» voulait
autant trner ses gtres «là-bas»
que témoigner «ici». Éternelle soif de
l’ailleurs et de lautre qui ne fut étanchée
que dans le désir d’écrire, non moins
éternel. L’aventure était pour lui une
maîtresse insatiable. Écrivain, grand
reporter, Kessel demeure avant tout un
Olivier Weber
Écrivain, ancien reporter de guerre,
prix Joseph Kessel, prix Albert Londres
et prix de l’Aventure, il est actuellement
président du prix Joseph Kessel. Dernier
ouvrage paru : L’Enchantement du monde
(Flammarion, 2015).
Alexandre Rochon © Émilie Fernandez
Grande salle
EXILS
animé par Paula Jacques
Joseph Kessel
vu par Olivier Weber
textes lus par Thibault de Montalembert
lundi 11 avril / 20h
Je navais encore jamais rencontré
Alexandre Rochon lorsqu’il m’a écrit
en novembre 2012 pour me proposer
de monter sur scène lors du concert
que donnait The Delano Orchestra au
Théâtre de la Ville. Il me disait : «Si
cette idée doit vous paraître tout à fait
surprenante, elle est à la fois sérieuse
et motivée, la présentation profession-
nelle du spectacle comportant déjà
un extrait de Faire l’amour, un moyen
pour moi d’exprimer, de fon lit-
raire, l’envie de décrire des instants
par la voie musicale et leur dimension
sensorielle souvent enveloppée par
les éléments naturels, l’eau en parti-
culier.» Je n’étais pas libre le jour du
concert, mais nous nous sommes ren-
conts par la suite, nous avons sym-
pathisé, et jai eu l’ie d’utiliser une de
ses musiques pour ma vidéo «Zahir».
Je lui ai alors écrit : «Dès que la vidéo
sera mone, je vous la ferai parvenir,
et nous pourrons continuer la discus-
sion, vous me donnerez votre avis et
je pourrai vous demander d’ajouter ici
ou quelque chose (quelques effets
sonores ou un nouvel instrument).Et,
comme les discussions se font tou-
jours mieux de vive voix, ce serait
l’occasion que je vienne vous voir à
Clermont-Ferrand.» Notre correspon-
dance, par la suite, n’a jamais ces.
En voici quelques extraits.
Jean-Philippe Toussaint à
Alexandre Rochon (12 juin 2014)
Cher Alexandre,
Je t’écris pour deux
choses, qui ne pourraient
en faire qu’une.
Cet été, je suis invité
par France Culture,
dans le cadre du Festival
d’Avignon, à lire
des extraits des quatre
livres du cycle de Marie.
Je peux choisir de
brèves ponctuations
musicales, et je pense
utiliser des extraits
des derniers quatuors
de Beethoven, des passages
de Liszt au violoncelle,
une chanson taïwanaise,
la chanson «Ancora tu»,
de Lucio Battisti,
et un extrait de «MVAT…»,
du Delano Orchestra.
Mais, pour accompagner
le passage de la robe en
miel, je n’ai encore rien
décidé. Il ne s’agirait
ici que d’une ponctuation,
trente à quarante secondes
de musique.
Mais, et c’est la deuxième
chose dont je voulais
te parler, en décembre
prochain, je serai
homme de légende qui aura traversé
deux conflits mondiaux, la révolution
russe, maintes guerres civiles. Aviateur,
combattant, il connut la gloire à
25ans en écrivant le premier roman
sur l’aviation moderne, LÉquipage. Le
monde était sa demeure, envahie par un
vent entêtant, celui de lappel au voyage.
Chroniqueur des drames et spectateur
engagé, fils d’un médecin juif d’origine
russe, il était le frère des souffrants, au
point qu’au soir de sa vie, infatigable
révolté, romancier dostoïevskien, il
prononça ces mots: «Ce que je n’aime
pas, c’est l’injustice.» Superbe épitaphe
pour lesnérations futures, reporters,
écrivains et voyageurs.
Héros biblique selon le mot d’Emmanuel
d’Astier de la Vigerie, fauve candide
dont la vie représente plus qu’un roman,
le vieux lion Kessel a eu pour terrain
de chasse la tendresse et la dureté des
savanes du monde. Les sentiments en
bataille qui parcourent ses livres ne
sont que le reflet d’une âme chavie,
mais qui demeure d’abord un cœur
pur, où l’amitié des hommes compte
autant que le goût du baroud. Dans
son œuvre, la fraternité des armes
n’a d’égal que le rêve d’aventure.
Davantage que reporter au long cours,
il fut chroniqueur du monde, chantre
de la grandeur humaine dans le fracas
des guerres et le tourment des passions.
«La vraie, la profonde raison de vivre,
c’est l’amour de l’homme», déclara-t-il
sur la radio La voix de la Résistance en
1943. Conteur des steppes, Jef, ainsi
que le surnomment ses amis, est un
témoin des grandeurs et bassesses
de l’humanité, un marcheur dans le
siècle visité avec passion, à la vitesse
des drames, des conflits et des amours,
un compagnon des aventures les plus
folles, un coureur d’horizons qui en
aurait trop vu, un écrivain de la douleur
et du bonheur des êtres, quels qu’ils
fussent.
Plus de cinq décennies d’errances et
de reportages n’ont en rien entamé
sa soif dapprendre et de restituer, de
couvrir et de conter. À travers ses
romans, ses récits, ses chroniques, de
Belle de jour aux Cavaliers, de Fortune
carrée à LArmée des ombres, de Mary
de Cork au Tour du malheur, se dessine
une fresque de lhumanité toute en
troubles, plongée dans les convulsions
d’un siècle violent. De la guerre, il glisse
vers un roman. Relevé plus ou moins
indemne d’un manuscrit de fiction et
souvent imbibé, il s’envole pour un
terrain de conflit. Loin ou proche des
lignes de front, mais toujours «au plus
près» comme le recommandait Capa.
Au plus près des hommes, il donne ses
lettres de noblesse à la correspondance
de guerre, à l’instar de Dos Passos,
Hemingway, Malaparte et avant eux
«le Loup», que Kessel aurait ai, Jack
London. Et brise les frontières entre le
roman et le reportage, entre la fiction
et les «choses vues» à la Victor Hugo.
Entre les lignes, ce sont ses propres
affres que Jef décrit, sa douleur de vivre,
la perte des êtres ais, sa femme,
Sandi, et son frère, Lola. Ciselée par
le génie de sa mélancolie, l’œuvre de
Kessel est gigantesque et polymorphe:
quatre-vingts volumes. Une douzaine
de films ont été adaptés de ses livres.
L’Académie fraaise, après le Grand
Prix donné par les Immortels ; les
honneurs; la gloire des grands tirages,
la une de France-Soir pendant des
lustres, premier quotidien de laprès-
guerre ; la légende du buveur qui
mangea longtemps les bris de ses
verres : tout cela n’est rien au regard
de la fureur d’écrire. Pour Kessel, les
littératures n’ont pas de frontière. En
bonromancier, il sinspire du vécu,
surtout celui des autres. Avec les
tourments qui hantent son œuvre,
bercée par la richesse des sentiments,
les combats intérieurs, les grandes
guerres enfouies en soi, cet exilé
nostalgique représente depuis
longtemps un Jack London en sursis,
le Kipling des âmes agitées, le
compagnon de route, parfois mauvaise,
souvent éclairée, de Conrad. Kessel
est un «voyageur capital» au sens
où André Malraux appelait Gide le
«contemporain capital». Compagnon
des pirates, défenseur des esclaves,
confesseur de truands, conteur d’une
humanité en troubles, Kessel demeure
un frère parmi les hommes, voguant
sur l’atlas du grand roulis.
Olivier Weber
cembre 2015
en Chine pour adapter
la scène de la robe en
miel en vidéo, un peu
comme je l’avais fait
avec «Zahir».
Je n’ai pas encore
réfléchi à la musique,
mais j’aimerais bien
que tu y réfléchisses dès
maintenant et que tu me
proposes éventuellement
quelque chose (création
originale ou reprise
d’un morceau de The Delano
Orchestra) qui pourrait
accompagner la vidéo.
Pour l’instant, Madeleine
et moi sommes en Corse,
et c’est déjà l’été !
Les premières baignades
sont délicieuses.
Mes plus amicales pensées
à vous tous.
Jean-Philippe
Alexandre Rochon à
Jean-Philippe Toussaint (13 juin 2014)
Cher Jean-Philippe,
Je suis ravi pour toi.
De te savoir en Corse,
profitant de ces premières
baignades et d’apprendre
la belle initiative
de France Culture.
C’est une excellente
idée, je t’y vois déjà.
Une fois encore, nos
initiatives se rejoignent.
Depuis quelques mois,
j’imagine réaliser
une adaptation musicale
de MMMM, ces quatre M
du cycle de Marie.
L’idée me semble
ambitieuse, trop sans
doute. Je vois se mélanger
musique, lecture,
séquences vidéo.
Au début de l’année,
on m’a demandé de déposer
des nouveaux dossiers
de création. J’ai essayé
de développer cette idée
de composition autour
du cycle de Marie.
Il se trouve que j’avais
besoin, avec la naissance
de Paloma, de m’éloigner
d’une écriture trop
intime, trop impudique.
La proposition
a convaincu, je suis
donc désormais dans
l’obligation de composer
en te lisant.
Alors voilà,
nous y sommes.
À bientôt.
Alexandre
couverture de L'Équipage
de Joseph Kessel, Le Livre de Poche, 1966
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