crise du capitalisme et culture communiste

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A quelques jours d'intervalle, Pierre Zarka nous a "invité à bosser" sur deux questions.
CRISE DU CAPITALISME ET CULTURE COMMUNISTE
D'abord , en vue de la séance de l'OMOS du 24 mai ,"la crise du capitalisme n'est-elle que
ce que l'on en dit ?" avec ce questionnement connexe : "La crise du capitalisme entendue comme
changement d’époque ne dit-elle pas aussi quelque chose sur la crise de la pensée émancipatrice ?"
Ensuite, réagissant à l'article de Joël Brustier "Penser une reconquête culturelle à gauche"
(Le Monde, 01/04/2014), et observant l'aspiration grandissante à "faire par soi-même", il suggère
que le préalable en serait "que nous, nous changions notre culture…", et d'inviter à "prendre
résolument la décision de chercher d’autres concepts pour se demander en quoi consiste cette
nouvelle culture."
Au-delà de l'hétérogénéité des points de vue – macroscopique pour "la crise du
capitalisme" dans le premier cas, et microscopique pour l'aspiration "à faire par soi-même"
dans le second -, il y a comme un écho d'une question à l'autre.
Echo qui, selon moi, renvoie à la dialectique entre action et représentation du monde : on
n'agit jamais qu'en fonction de l'idée qu'on se fait des effets que cette action va avoir sur notre
environnement et, en retour, selon les effets observés, notre représentation du monde s'en
trouve nécessairement reformulée ; la représentation que chacun-e se fait des dynamiques à
l'oeuvre dans la société au sein de laquelle il ou elle déploie son activité est donc déterminante
quant au sens – "direction" et "signification" - qui sera donné à cette activité.
La "culture" étant le produit de cette dialectique représentations/activitéactivité/représentations, comprise comme mise en cohérence des unes et de l'autre sous forme
de normes pratiques, je pense nécessaire d'établir un distinguo entre culture personnelle et
culture collective qui, renvoyant à des "acteurs" de nature différente, ne procèdent pas des
mêmes processus et n'obéissent pas aux mêmes temporalités.
En effet, les termes concrets de cette dialectique étant remis en question en permanence,
c'est leur re-mise en cohérence qui est productrice d'une nouvelle "culture" : si, au niveau des
personnes individuelles la reformulation est, pour ainsi dire, "immédiate", au niveau d'un
collectif l'émergence d'une nouvelle culture commune suppose une relative homogènéité de
l'évolution des représentations et des pratiques pour l'ensemble de celles et ceux qui le
composent.
Aussi, l'objectif de "changer notre culture", c'est-à-dire, à la fois notre culture personnelle
et notre culture collective, pour que, de l'alchimie des deux, naisse une "nouvelle culture
commune", me semble des plus ambitieux.
Ceci dit, j'ai la même conviction et, parce qu'il faut bien commencer par un bout, je
souhaite attirer l'attention sur une série de représentations, pour une part constitutive de
"notre culture", et qui, à mon avis, relève de l'idéologie, en l'ocurrence, de ce qu'on pourrait
appeler un "évolutionnisme à causalité unique" – d'autant plus prégnant qu'il est refoulé -,
entretenant une représentation homogènéisante de l'évolution de la totalité sociale.
Une telle représentation est manifeste, par exemple, dans l'expression "dépasser le
capitalisme", comme si "le capitalisme" subsumait l'ensemble des dynamiques à l'oeuvre dans
la société. Mais ...
... Une société particulière est toujours le produit de l'unité contradictoire de différents
modes de production.
En ce qui concerne les rapports de production de la souveraineté, le "féodalisme" est
encore bien présent, qui structure "la classe politique", partis, instances représentatives et
haute Fonction publique, où l'on est toujours l'homme ou la femme "de quelqu'un-e" – quand
ce n'est pas le fils ou la fille -, sur un territoire minutieusement quadrillé et hiérarchisé.
Il faut relire les termes par lesquels Poly et Bournazel décrivaient l'architecture des
pouvoirs issue de "la mutation féodale" : « Toute la force du mouvement d’idées qui porte en
avant la nouvelle royauté, c’est d’avoir rejeté les déplorations inutiles et ré-interprété
complètement les rapports féodaux-vassaliques pour fonder à travers eux une hiérarchie politique
qu’il faut bien nommer une hiérarchie féodale (…) Certes,il y avait depuis le X° siècle des chaînes
vassaliques et c’est bien de telles séquences qu’allait utiliser la royauté ; mais leur seule existence,
ici et là, ne signifiait pas une véritable hiérarchie. Il fallait pour cela deux choses réunies. D’abord
que ces chaînes fussent largement multipliées et que tout homme ou toute terre – ou presque – y
fussent intégrés. Il fallait ensuite que chacun des maillons s’enchaîne toujours dans le même ordre,
autrement dit que des personnes de niveau social identique occupent toujours la même place dans
la succession des hommages. (...) Dans la seconde moitié du XII° siècle, (les princes) prêtent
hommage (au roi) pour l’ensemble de leur principauté définie comme une entité territoriale et
conçue globalement comme un fief mouvant du royaume (…) Dans les années 1160, s’établit en
France une hiérarchie des terres, une hiérarchie « réelle », qui double et qui immobilise la
hiérarchie des personnes. Le roi en occupait en principe le faîte. » Comment ne pas voir les
similitudes frappantes entre cette description et ce qu'est devenu ce que d'aucun-e-s se sont
empressés d'appeler un "mille-feuilles" pour en brouiller les lignes de forces, mais qui a en
réalité tout d'une "pyramide" institutionnelle, après que la réforme du quinquennat et
l'inversion du calendrier électoral ait restauré cette hiérarchie où toute "carrière" dépend in
fine du bon vouloir du Prince et, en cascade, des "Barons" jusqu'à la "piétaille", transforme tout
un-e chacun-e en courtisan-e ? La "réforme territoriale" qu'on nous promet, dont le principe
directeur est la suppression de la "clause de compétence générale" – c'est-à-dire que chaque
"échelon" territorial aura ses compétences obligatoires au-delà desquelles toute initiative sera
prohibée -, parachevant le tout.
La production des humains, c'est-à-dire la conception et l' "élevage" des enfants – qui
constitue la base indépassable de toute reproduction sociale – relève encore massivement des
rapports domestiques.
Même en ce qui concerne la production de biens et services marchands, la petite
production indépendante reste une réalité non-négligeable et toujours attractive comme en
atteste le succès rencontré par la création du statut d' "auto-entrepreneur" ; et l' "exploitation
familiale" demeure hégémonique en matière de production agricole, elle aussi indispensable à
la reproduction à cours terme de la totalité sociale.
On voit clairement qu'il est impossible de subsumer les évolutions de la totalité sociale
sous la seule dynamique des rapports capitalistes ; impossible d'envisager "LA société" comme
une réalité "homogène" : ce n'est peut-être pas le cas pour toutes les sociétés, mais en ce qui
concerne la "société française", il faut bien admettre qu'elle est le produit de la dialectique
qu'entretiennent ces différents rapports de production.
Que les rapports capitalistes soient "dominants" est une réalité incontestable, mais, à eux
seuls, ils ne sauraient suffire à "faire société" : penser la révolution en se focalisant sur la seule
dynamique interne du "capitalisme" est dès lors une option qui ne saurait aller de soi.
La "tradition communiste" nous les présente dans un strict rapport de succession,
ordonné au développement des forces productives.
Cette focale sur le capitalisme ne peut se justifier qu' en postulant que la forme la plus
récente a vocation à remplacer et, finalement, abolir les formes plus anciennes ; les unes et les
autres étant dans un strict rapport de succession, la persistance des formes anciennes étant
interprêtée comme des "survivances à l'agonie", comme dans la formule de Gramsci où, de
mémoire, "le nouveau peine à naître face à l'ancien qui ne veut pas mourir" ; soit un modèle
qu'il faut bien qualifier d' "évolutionniste", même si le vocable est tabou dans le champ des
sciences sociales. Si Paul ARIES, en invitant à "faire des formes précapitalistes qui demeurent
encore vivaces des formes postcapitalistes potentielles." (Les Z'indignés – n°10, décembre 2013,
p. 15), met cet évolutionnisme en question, les préfixes "pré" et "post" qu'il articule à la réalité
"capitaliste" centrale montrent bien la pesanteur de ce "modèle théorique".
Plus précisément, dans la tradition marxiste – dont Expérience et connaissance du travail
d'Yves SCHWARTZ (Editions sociales, 2012) me semble l'expression la plus aboutie à ce jour, par
cette exigence qu'elle réaffirme que « le développement de l’humanité (...) doit être pensé
comme poursuite à une autre échelle du mouvement même de la vie » (p.402), exigence
parfaitement "fidèle" à la pensée de Marx et Engels pour qui le "travail" émerge en tant
qu'activité biologique spécifique de l'espèce humaine (cf. Le travail en débat, contribution F.
Bouviolle) -, ce "modèle" opère selon une représentation où chaque forme sociale
correspondond à un mode de production spécifique, les modes de production se succédant
historiquement, selon une trajectoire nécessaire dictée par le "développement des forces
productives", le passage d'une forme sociale à une autre - une " révolution" - intervenant à
chaque fois que les forces productives développées entrent en contradiction avec les rapports
de production ; soit une causalité unique opérant en un lieu unique, le développement continu
des force productives, qui transforme la totalité sociale, par pression sur les rapports de
production ; le tout batit sur le postulat selon lequel la croissance de la productivité serait la
tendance historique intrinsèque de tout travail : "la lente, parfois infinitésimale mais universelle
croissance de la productivité (...) du travail déborde toute loi d’un mode de production singulier.
Celui-ci ne fait que lui donner une « forme » particulière." (SCHWARTZ, pp.547 et 735)
"En ce qui concerne le travail humain, (...) toute production est subsumée sous le concept de
croissance de la productivité. (...) Globalement, il s’agit toujours de produire davantage d’objets
ou de marchandises en consommant moins de travail. Ceci implique un perfectionnement des
organes matériels et sociaux de la production. Un meilleur usage des moyens disponibles.
C’est en ce sens que nous serions tentés d’assimiler la croissance de la productivité au vécu propre
dans l’espèce humaine des puissances conquérantes de la vie, de la pression à l’occupation
maximum des places. La formalisation économique ne fait que clarifier cette tendance à utiliser
toujours mieux un patrimoine biologique et historique et, de ce fait, à l’élargir à l’infini. De
manière abstraite, la croissance de la productivité du travail mesure un certain degré
d’intelligence sociale investie dans les moyens de produire. " (Yves Schwartz, p. 495-98).
Cette tendance conduisant une évolution de type linéaire caractérisée par un progrès
continu – même si son rythme peut varier -, tout "retour en arrière" étant théoriquement
exclu : « L’humanité peut-elle revenir en arrière et cesser de socialiser les travaux individuels ?
Tout travail socialisé suppose une confrontation des normes productives incessamment créées
pour fabriquer des produits comparables, donc la nécessité de prendre en compte continûment
des normes venues d’ailleurs. Quel que soit le régime social, on voit mal que cette contrainte-là
disparaisse tant la neutraliser reviendrait à contredire l’activité de travail elle-même. »
(SCHWARTZ, p. 728)
Difficile, pourtant, d'ignorer qu'un tel "retour en arrière", suffisamment documenté, s'est
déjà produit dans l'histoire lors de l'effondrement de l'Empire romain, le "mode de production
seigneurial" (DUBY, Féodalité, Gallimard, 1999) constituant sans nul doute, à l'origine, une
régression par rapport à l'esclavagisme antique, du point de vue de la "socialisation des travaux
individuels" ... N'y aurait-il pas là une faille de la théorie qui mériterait d'être creusée ?
Avant la tradition, Marx et Engels avaient entrepris de "complexifier" le modèle ...
... Comme en témoigne l'introduction à L'origine de la famille, de la propriété privée et de
l'Etat - publiée sous la signature d'Engels en 1884, mais écrite sur la base de matériaux
rassemblés par Marx jusqu'à son décès en 1883 : « Selon la conception matérialiste, le facteur
déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie
immédiate. Mais, à son tour, cette production à une double nature. D’une part la production de
moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils
qu’ils nécessitent ; d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce (*).
Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d’une certaine époque historique et
d’un certain pays sont déterminés par ces deux sortes de production : par le stade de
développement où se trouvent d’une part le travail, et d’autre part la famille. » (ENGELS, L'origine
de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Editions sociales, 1972, p.18)
Ainsi, pour Marx et Engels en 1883-84, " Les institutions sociales sous lesquelles vivent les
hommes d’une certaine époque historique et d’un certain pays" sont le produit de la dialectique
rapports de production/forme de la famille.
Entreprise de complexification qui n'alla pas sans heurter quelque peu les certitudes des
gardiens de la tradition comme en témoigne cette note de l'éditeur : « Il y a là une inexactitude
d’Engels qui met sur le même plan, pour en faire les conditions déterminantes du développement
de la société et des institutions, la propagation de l’espèce et la production des moyens
d’existence. Dans le cours de son ouvrage, par contre, Engels montre lui-même, en analysant des
matériaux concrets, que c’est le mode de production matériel qui est le facteur principal,
déterminant du développement de la société et des institutions » (p.18). Notons déjà cette petite
"opération de diversion" - consistant à insérer cette note en insistant sur "propagation de
l'espèce" alors que c'est la forme de la famille qui est mise au même niveau que les rapports de
production - comme un indice du trouble causé par cette mise en question de la tradition par les
fondateurs eux-mêmes. L'attribution exclusive du livre à Engels, alors que celui-ci, dès le
premier paragraphe, prévient le lecteur que « les chapitres qui suivent constituent pour ainsi
dire, l’exécution d’un testament », Engels finalisant un travail (sur la base du livre de Lewis H.
Morgan « Ancient society ») engagé par Marx et interrompu par sa mort, relève du même
phénomène de prise de distance vis-à-vis du contenu effectif du propos : la tradition commence
à la mort de Marx, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat publiée après cette
date n'appartient donc pas à "la Tradition".
Car cette note est tout bonnement mensongère, comme le montre le passage consacré à
l'émergence du féodalisme sur les ruines de l'empire romain où, à l'exact opposé de ce
qu'affirme l'éditeur, c'est la forme de la famille qui joue le premier rôle : « Mais quel était donc le
mystérieux sortilège grâce auquel les Germains insufflèrent à l’Europe agonisante une nouvelle
force vitale ? (…) Les Germains étaient, surtout à cette époque, une souche aryenne fort douée et
en pleine évolution vivante. Mais ce ne sont pas leurs qualités nationales spécifiques qui ont
rajeuni l’Europe, mais simplement … leur barbarie, leur organisation gentilice.
Leur valeur et leur bravoure personnelle, leur esprit de liberté et leur instinct démocratique
qui voyaient dans toutes les affaires publiques une affaire personnelle, bref, toutes les qualités
qu’avaient perdues les Romains et qui seules étaient capables de modeler, avec le limon du monde
romain, des Etats nouveaux et de faire grandir des nationalités nouvelles – qu’était-ce donc sinon
les traits caractéristiques du Barbare du stade supérieur – fruit de l’organisation gentilice ?
S’ils révolutionnèrent la forme antique de la monogamie, s’ils adoucirent la domination de
l’homme dans la famille, s’ils donnèrent à la femme une situation plus élevée que n’en avait jamais
connu le monde classique, qu’est-ce qui les rendait capable de le faire, sinon leur barbarie, leurs
coutumes gentilice, les legs encore vivant de l’époque du droit maternel ?
Si, au moins dans trois des principaux pays – l’Allemagne, la France du Nord et l’Angleterre -,
ils sauvèrent et transportèrent dans l’état féodal un lambeau de véritable organisation gentilice
sous la forme des communautés de marche, et s’ils donnèrent ainsi à la classe opprimée, aux
paysans, même sous le plus dur servage médiéval, une cohésion locale et un moyen de résistance
tels que ni les esclaves antiques, ni les prolétaires modernes n’en trouvèrent à leur disposition, à
quoi cela était-il dû, sinon à leur barbarie, à leur système exclusivement barbare de colonisation
par lignage ?
Et enfin, s’ils purent développer et faire exclusivement prévaloir la forme mitigée de
servitude déjà pratiquée dans leur pays natal, et vers laquelle évoluait aussi l’esclavage dans
l’empire romain, forme qui, comme Fourier l’a mis en évidence le premier, « fournit aux
cultivateurs des moyens d’affranchissements collectifs et progressifs » et qui, de ce fait, se place
bien au-dessus de l’esclavage, où seul était possible l’affranchissement individuel, immédiat et
sans transition (l’antiquité ne connaît point d’abolition de l’esclavage par une rébellion
victorieuse) – tandis qu’en fait les serfs du Moyen-âge ont emporté peu à peu leur émancipation
en tant que classe -, à quoi est-ce dû, sinon à la barbarie des Germains, grâce à laquelle ils n’étaient
pas encore parvenus à instaurer l’esclavage complet, ni l’esclavage de travail de l’Antiquité, ni
l’esclavage domestique de l’Orient ?
Tout ce que les Germains inoculèrent au monde romain de force vitale et de ferment vivifiant
était barbarie. En fait, seuls des barbares sont capables de rajeunir un monde qui souffre de
civilisation agonisante. Et le stade supérieur de la barbarie, vers lequel et dans lequel avaient
évolué les Germains avant les grandes invasions, était justement le plus favorable à ce processus.
Cela explique tout. » (p. 164-65)
Il est probable que la conception de la famille alors en vigueur au PCF qui relevait du plus
pur classicisme d'une part, et le "fraternalisme" dénoncé en son temps par Césaire d'autre part,
n'étaient guère compatibles avec cette affirmation que "seuls des barbares sont capables de
rajeunir un monde qui souffre de civilisation agonisante."
Cette "mise à l'écart" par la Tradition sembla d'autant plus opportune que l'ouvrage était
l'objet d'une critique sans mercie venue de l'anthropologie structurale de Claude LEVISTRAUSS. En effet, contre Marx et Engels qui nous proposent un tableau évolutif où les formes
de la famille et les rapports de production suivent des trajectoires parallèles, en ce qui concerne
la "famille", LEVI-STRAUSS réfute catégoriquement ce modèle : « On ne peut plus croire que la
famille évolue de façon unilinéaire depuis des formes archaïques, et qu’on ne reverra plus, vers
d’autres qui s’en distinguent et qui marquent autant de progrès. Il se pourrait au contraire que,
dans sa puissance inventive, l’esprit humain eût très tôt conçu et étalé sur la table presque toutes
les modalités de l’institution familiale. Ce que nous prenons pour une évolution ne serait alors
qu’une suite de choix parmi ces possibles, résultant de mouvement en sens divers dans les limites
d’un réseau déjà tracé. » (LEVI-STRAUSS, préface à Histoire de la famille T. I, sous la direction de
André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend, Armand
Colin, 1986, p. 15) ; à ma connaissance, personne ne s'est jusqu'aujourd'hui hasardé à contester
cette affirmation.
Les bases "scientifiques" du modèle proposé par Engels étant ainsi sapées, il sembla
hasardeux d'accorder encore quelque crédit à la thèse principale de l'ouvrage ... On en resta
donc au seul "développement des forces productives", s'interdisant par là même d'examiner
l'influence des structures familiales sur la forme de la propriété et donc, par ricochet, sur les
rapports de production.
Il est pourtant évident, par exemple, que la petite propriété terrienne de la famille
conjugale paysanne issue de la Révolution française, offre un terrain beaucoup plus favorable à
"l'expropriation capitaliste" que la propriété d'Etat et la possession communale issue de la
Révolution chinoise (cette "possession communale" constituant aujourd'hui le principal
obstacle à la marchandisation de la terre, condition première de la "réorientation interne" de la
croissance chinoise).
On en resta donc au seul "développement des forces productives", tout en prenant grand
soin de préciser qu'il n'y avait " nul risque de réduire l’histoire des forces productives à un plat
évolutionnisme de type biologique" (SCHWARTZ, p. 524) ; car c'est bien là que se trouvait la
source du "modèle" : dans "l'évolutionnisme darwinien" tel qu'il est décrit dans L'Origine des
Espèces au moyen de la Sélection Naturelle, ou la Préservation des Races les meilleures dans la
Lutte pour la Vie.
L'influence de l' "évolutionnisme darwinien" ...
L'Origine des espèces proposait un modèle évolutif que Stefen Jay Gould désigna plus tard
du nom d' "anagenèse gradualiste" et qu'Yves Schwartz restitue en ces termes : "Dans les
espèces animales, l’impératif de « productivité », chaque représentant le porte en lui-même
incorporé à la vie, sans distance. Certes, c’est à partir de petites variations individuelles touchant
quelques individus que pourront se fixer lesdits perfectionnements. Darwin s’interroge sur le
poids d’ « individus-souches », mais point pour leur accorder de rôle vraiment « créateur ». La
variation isolée a toute chance de disparaître, fût-elle avantageuse. Il faut une pression continue
du milieu sur une multitude d’individus, scrutant la plus petite amélioration possible pour fixer
des variations favorables." (Darwin, 1859, chapitre IV, p. 102 § 1, chap. XI, p. 368, in Schwartz, pp.
496-97)
Soit un modèle où l'apparition d'une nouvelle espèce est le produit de l'accumulation sur
la très longue durée de variations infimes – ou "infinitésimales", dans la terminologie d'Yves
Schwartz à propos de l'évolution de la force productive du travail vivant -, affectant
concomitamment "une multitude d'individus", tous chacun tendu en permanence vers la
meilleure adaptation possible aux pressions de leur environnement.
publiée à Londres en 1859, où Marx travaillait à la rédaction du Capital, il serait surprenant
que celui-ci n'y vit pas un modèle analogue à celui qu'il avait exposé à Annenkov en 1846,
concernant l'évolution des sociétés humaines : « Par ce simple fait que toute génération
postérieure trouve des forces productives acquises par la génération antérieure, qui servent à elle
comme matière première de nouvelles productions, il se forme une connexité dans l’histoire des
hommes, il se forme une histoire de l’humanité, qui est d’autant plus l’histoire de l’humanité que
les forces productives des hommes et en conséquence leurs rapports sociaux ont grandi. (Marx,
Lettre à Annenkov du 28/12/1846, in Lettres sur « le Capital »,Editions sociales, 1964, p.28, in
SCHWARTZ, p. 760)
L'hypothèse que je défends est que Marx et Engels, constatant la similitude entre leur
modèle d'évolution des sociétés humaines et celui que proposait Darwin pour l'évolution des
espèces, cherchèrent à l'appliquer également à l'histoire de la famille – point de jonction du
"biologique" et du "social" -, ce que leur permis la publication du livre de Morgan Ancient
Society, or Researches in the Lines of human Progress from Savagery, through Barbarism to
Civilisation, publié à Londres en 1877, où, pour reprendre les termes de LEVI-STRAUSS, "la
famille évolue de façon unilinéaire depuis des formes archaïques, et qu’on ne reverra plus, vers
d’autres qui s’en distinguent et qui marquent autant de progrès" ( de la "sauvagerie" à la
"civilisation" en passant par la "barbarie", chacune divisée en différents "stades").
Or, si les Sciences sociales ont immédiatement intégré l'invalidation du modèle
concernant la famille, elles sont – pour des raisons qui, à mon avis, tiennent largement à
"l'émiettement du travail" inhérent au développement "capitaliste" des forces productives –
complètement passées à côté des différentes "révisions" qu'a connu la "Théorie de l'évolution"
depuis Darwin, et continuent de tenir le modèle darwinien comme LA référence en matière
d'évolution biologique, ainsi qu'on l'observe chez Yves Schwartz. Or, si je suis pleinement
solidaire de sa résolution de ne pas renoncer à l'exigence de « penser le développement de
l’humanité comme poursuite à une autre échelle du mouvement même de la vie », encore faut-il
ne pas se faire une fausse idée de ce dernier.
... "plat" balbutiement de la Théorie de l'évolution.
Stephen Jay Gould, spécialiste mondialement reconnu de l'évolution – qui revendiqua
jusqu'à la fin le "marxisme" dont on chercha à le flétrir -, dans son monumental testament
scientifique, La structure de la théorie de l'évolution (Gallimard, 2006), retrace l'histoire
exhaustive de la Théorie et de ses "révisions" et nous présente finalement un "évolutionnisme
biologique" dont on peut tout dire ... sauf qu'il serait "plat". S'il n'est pas envisageable ici de
rendre compte d'un ouvrage de 2000 pages, on peut tout de même en présenter quelques
extraits qui synthétisent le propos, et peut-être - qui sait ? - donner l'envie de profiter de la
langueur des mois d'été pour y regarder d'un peu plus près ...
Compte tenu de ce qui précède, on ne peut exclure a priori que les "révisions" proposées
puissent avoir des implications en ce qui concerne la théorie marxienne de l'histoire des
sociétés humaines.
Pour S. J. GOULD, "les théories de grande portée et de grand pouvoir explicatif sont aussi
caractérisées par une "essence" intrinsèque, implicite à leur structure logique, que l'on peut en
pratique définir par un ensemble minimal de propositions d'une importance tellement décisive
pour la théorie envisagée que leur réfutation entraîne nécessairement l'écroulement complet de
cette dernière, et aussi tellement nécessaire comme ensemble de thèses liées par des implications
réciproques que toutes les composantes essentielles doivent nécessairement intervenir de concert
pour que la théorie puisse fonctionner correctement, révélant et expliquant l'ordre de la nature.
(...) je vais soutenir que l'on peut définir l'essence du darwinisme, de façon minimale et
appropriée, par trois principes centraux, autrement dit par un trépied de trois points d'appui
nécessaires, définissant le contenu fondamental d'un puissant système de pensée, dont Darwin a
dit dans une célèbre formule qu'il représentait "une vision de la vie recelant une véritable
grandeur". (p. 21)
"Le mécanisme de la sélection naturelle, dans sa formulation de base, est d'une simplicité
enfantine : il se fonde sur trois faits indéniables (la surproduction de rejetons, la variation et
l'hérédité) et sur une déduction syllogistique (la notion de sélection naturelle repose sur un
raisonnement affirmant que les organismes jouissant d'un succès reproductif différentiel sont, en
moyenne, les individus variants qui, par hasard, sont les mieux adaptés aux conditions locales
changeantes ; et que ces individus variants transmettent donc, grâce à l'hérédité, leurs traits
avantageux à leurs descendants). (...) il s'agit-là d'un raisonnement élémentaire (...) qui ne définit
que le mécanisme central de la théorie, mais ne dit rien des trois principes donnant toute sa
puissance et son immense portée à la révolution que Darwin a opéré dans la pensée humaine. En
réalité, les trois grands principes en question, définissant l'essence du darwinisme, utilisent ce
mécanisme central pour établir que son seul fonctionnement suffit à engendrer la totalité de
l'histoire de la vie, d'une façon qui ne pouvait pas être plus contraire, philosophiquement parlant,
à toutes les conceptions antérieures, chèrement entretenues, de la science et de la société
occidentales.
Ces trois grands principes, qui ont fait passer la sélection naturelle du statut de mécanisme
central de la théorie darwinienne à celui de système d'explication radical de l'histoire de
l'ensemble des êtres vivants, portent : 1- sur la nature et le mode d'opération du mécanisme
central ; 2- sur l'efficacité de ce dernier ; et 3- sur son champ d'applicabilité.
NATURE DES AGENTS ET MODE D'OPERATION. Le monde vivant étant organisé de façon
hiérarchique, il est nécessaire de définir le niveau auquel opère le mécanisme central en question,
et Darwin a souligné que la "bienveillance" d'intention apparemment exprimée dans la nature
(sous la forme de la bonne organisation des êtres vivants et de l'harmonie des écosystèmes) était
entièrement explicable, en tant que retombée secondaire, par ce niveau causal unique, le plus
"réductionniste" qui pouvait être envisagé par la biologie du temps de Darwin. Le fondateur
britannique de l'évolutionnisme a soutenu avec insistance que sa théorie opérait pratiquement
sans exception à un seul niveau, celui des organismes, comme siège de la sélection, toutes les
caractéristiques d'ordre "supérieur" étant issues, à l'image de la "main invisible" d'Adam SMITH
(dont la pensée influença grandement celle de Darwin, comme Gould le révèle plus loin - pp,
176-184) -, de la "lutte" (inconsciente) des organismes pour leur propre intérêt, celui-ci
s'exprimant sous la forme du succès reproductif différentiel. On peut difficilement imaginer
reformulation plus radicale de la façon d'envisager la nature, cette dernière ayant été jusque-là
regardée, sans hésitation, comme lieu privilégié pour l'action d'une puissance supérieure, et l'on
doit considérer le caractère exclusif du niveau des organismes, que Darwin a constamment
affirmé avec courage et résolution, comme le trait le plus radical et le plus distinctif de sa théorie
(...).
EFFICACITE. Tous les biologistes intelligents et honnêtes purent facilement se rendre compte,
à son époque, que Darwin avait identifié en la sélection naturelle une vera causa (ou cause vraie).
C'est pourquoi le débat, de son temps (et, dans une certaine mesure à notre époque), n'a jamais
tourné autour de l'existence de la sélection naturelle, en tant que facteur causal authentique dans
la nature. Pratiquement tous les biologites antidarwiniens acceptaient que la sélection naturelle
intervînt réellement, mais ils la considéraient comme un mécanisme mineure et négatif, seulement
capable de jouer le rôle du bourreau (ou de l'exécuteur des hautes oeuvres) en éliminant
l'inadapté, tandis que l'adapté prenait naissance par une autre voie, de nature encore non
identifiée. C'est cette voie, pensaient-ils, qui constituerait le ressort central d'une "vraie" théorie
de l'évolution, capable d'expliquer l'apparition des nouveautés. Darwin souligna que la sélection
naturelle, qui avait, certes, un rôle négatif et se caractérisait, il le reconnaissait par une faible
intensité, avait néanmoins, la capacité sous certaines conditions (ultérieurement confirmées)
appliquées à la nature de la variation, de promouvoir les caractères évolutifs nouveaux.
Autrement dit, la sélection naturelle pouvait "créer" l'adapté, aussi bien qu'éliminer l'inadapté :
pour accomplir son rôle créatif, elle devait accumuler lentement les effets positifs des variations
favorables au cours d'innombrables générations.
CHAMP D'APPLICABILITE. Les contemporains de Darwin, même les mieux disposés à son
égard, admirent souvent que ce dernier avait bien élaboré une théorie rendant compte de
l'accumulation de petits changements (d'une nature que l'on admettait comme localement
"positive", comme dans dans le cas d'adaptation à des changements dans l'environnement) au
sein d'un "type de base" (ce qui représentait quelque chose comme, par exemple, la
transformation du loup en chien ou du téosinte en maïs comestible). Mais ces critiques ne
parvenaient pas à comprendre comment ce processus microévolutif pouvait s'appliquer sur une
telle échelle que cela permettait d'expliquer la totale panoplie de la diversité taxinomique et
l'apparent "progrès" dans la complexification de la morphologie au cours des temps géologiques.
Darwin souligna avec force que cette extrapolation était parfaitement possible : son mécanisme
microévolutif, appliqué au long de l'immensité des temps géologiques, était tout a fait capable
d'engendrer la totalité du prodigieux spectacle offert par l'histoire de la vie (aussi bien en matière
de complexité anatomique que de diversité taxinomique) et aucun autre mécanisme causal n'était
nécessaire." (pp. 24-26)
Pour résumer, la théorie darwinienne d'apparition des espèces repose sur trois principes :
1 – l'organisme individuel est l'unique agent de la sélection ;
2 – la sélection naturelle intervient en tant que force créative ;
3 – Une extrapolation nécessairement uniformitariste des organismes individuels à l'espèce
entière ; le milieu intervenant en tant que scène permettant le changement.
"le fondateur britannique de l'évolutionnisme à invoqué (pour "greffer", sur l'extrapolation
de la microévolution à la macroévolution , "la thèse subsidiaire sur le progrès" , ndr) des
arguments écologiques tels que le peuplement maximum de tous les milieux naturels et la plus
grande importance de la concurrence entre les organismes par rapport à la compétion abiotique."
(pp. 34-35)
"la logique de la théorie de Darwin repose sur plusieurs choix dans le domaine du
raisonnement scientifique, qui sont plus caractéristiques de son époquue que de la nôtre, de sorte
que de nombreux scientifiques d'aujourd'hui les regardent maintenant comme exagérément
restrictifs : ces choix supposent, en effet, un site unique d'action pour le mécanisme causal, une
orientation de la chaîne causale dans une seule direction et l'accumulation complètement
régulière à toutes les échelles de temps des phénomènes ainsi déterminés. En d'autres termes, le
darwinisme strict obéit à une préférence classique, le réductionnisme ( c'est moi qui souligne),
en désignant le plus bas niveau accessible (celui des organismes, pour Darwin) comme le site
d'action effectivement unique du mécanisme causal (c'est la première branche de la logique
fondamentale, celle de la nature des agents et du mode d'opération). En ce sens, les tentatives de
Williams et de Dawkins (cf. Infra chapitre 8) pour situer à un niveau encore plus bas, celui des
gènes, le lieu d'action du mécanisme causal (niveau qui n'était évidemment pas accessible au
fondateur britannique de l'évolutionnisme) doivent être interprêtées comme
l'approfondissement dans le même sens des choix de Darwin – cela revient en d'autres termes, à
reprendre complètement le mode de pensée et les points de vue de Darwin, et non à leur faire
subir une révision conceptuelle radicale comme certains l'imaginent.
Etant donné ce lieu unique d'action du mécanisme central, le darwinisme classique envisage
ensuite, de même, une orientation de la chaîne causale dans une seule direction, les facteurs de
l'environnement (celui-ci étant compris au sens large, bien sûr, les autres organismes en faisant
partie, tout autant que les caractéristiques physiques du milieu) agissant sur l'agent causal
(l'organisme luttant pour le succès reproductif) et se traduisant, par la sélection naturelle, en
changement évolutif. L'organisme apporte le matériau brut sous la forme de variations "au
hasard", mais "n'exerce pas d'influence" pour diriger sa propre modification en fonction de ses
données internes. En ce sens, le darwinisme est une théorie fonctionnaliste, conduisant à une
adaptation locale, dans des conditions où l'environnement propose et la sélection dispose. Pour
finir, le darwinisme classique complète sa formule trinitaire en ajoutant à l'unicité du lieu d'action
du mécanisme causal et à l'unicité de direction dans l'orientation de la chaîne causale (qui en est la
conséquence) le postulat d'une stricte continuité à toutes les échelles de temps des phénomènes
ainsi déterminés, la sélection locale arrivant sans rupture à engendrer, au fil des immenses temps
géologiques, l'histoire de l'ensemble des êtres vivants, sur la base de la pure extrapolation des
modalités et de la causalité caractérisant le plus bas niveau.
Par contraste, les thèmes communs qui sous-tendent la reformulation défendue dans ce livre
résultent tous de la prise en compte des notions de complexité, d'interaction, de niveaux
multiples de causalité, de chaînes d'influence multidirectionnelles et d'approches explicatives
pluralistes (...) : il s'agit d'un ensemble de démarches se combinant en un tout, qui relève
fortement du Zeitgeist ("l'esprit du temps", ndr) de notre époque. Pour anticiper et prévenir une
critique de la part des darwiniens traditionnalistes, qui vont évidemment réagir, ces thèmes
alternatifs ne substituent pas à la rigueur originelle du darwinisme strict une sorte d'oecuménisme
considérant tout comme acceptable et prônant une tolérance exagérée pour les arguments
antagoniques ou un peu confus. (...) dans le domaine de la mise à l'épreuve des hypothèses, je suis
partisan d'une conception "réaliste" plutôt vieux jeu et rigoureusement conventionnelle, selon
laquelle un monde de faits objectifs existe " là devant nous", la science pouvant nous en révéler les
structures et les modalités. Quelles que furent les influences du Zeitgeist victorien sur la pensée de
Darwin ou quelles ques soient celles du Zeitgeist de notre temps sur les révisions envisagées ici, les
différences entre les deux théories peuvent être mises à l'épreuve et confirmées ou infirmées par
le recours à la panoplie habituelle des méthodes scientifiques. Autrement dit, ou bien Darwin a
raison et tout le processus de sélection naturelle se déroule effectivement au seul niveau des
organismes (même s'il est logiquement possible d'envisager d'autres niveaux) ; ou bien la théorie
hiérarchique est exacte et il faut considérer que le changement évolutif global est influencé
simultanément par plusieurs niveaux de sélection, chacun apportant une contribution
d'importance cruciale et différant de façon intéressante. La même procédure ordinaire de mise à
l'épreuve peut être appliquée à n'importe quel autre aspect distingant le darwinisme strict des
formulations révisées et élargies défendues dans ce livre.
Pour caractériser la différence générale la plus frappante attribuable aux différences de
Zeitgeist entre notre temps et celui de Darwin, on peut dire que les révisions modernes de
chacuns des postulats essentiels de la logique darwinienne substituent des mécanismes fondés sur
des interactions à ceux de Darwin, qui ne prenaient en compte qu'un site unique de causalité et
qu'une chaîne causale unidirectionnelle. Ainsi, à la place de la casi-exclusivité de la sélection au
niveau des organismes, telle qu'elle était envisagée par Darwin, nous proposons à présent une
théorie hiérarchique où la sélection agit simultanément à une série de niveaux de plus en plus
élevés, chacun d'eux étant caractérisé par des entités individuelles darwiniennes propres, bien
définies, s'inscrivant dans une hiérarchie constituée par les gènes, les lignées cellulaires, les
organismes, les dèmes, les espèces et les clades (c'est moi qui souligne). Le changement évolutif
émerge donc d'interactions complexes, mais parfaitement analysables, entre ces différents et
importants niveaux, et ne fait pas que découler, à toutes les échelles du tableau évolutif, de la
sélection au niveau des organismes, en tant que site causal unique.
Au niveau de la deuxième branche, celle de l'efficacité du mécanisme central, c'est une
substitution de même genre qui et proposée, remplaçant par des intéraction une chaîne de
causalité unidirectionnelle : l'interprétation fonctionnaliste de Darwin (dans laquelle la chaîne de
causalité unidirectionnelle va du milieu externe à l'organisme, lequel représente un milieu interne
isotrope, apportant le matériau brut de la variation "au hasard", mais n'imposant par lui-même
aucune direction au changement, faute de faire jouer des contraintes internes) est remplacée par
une théorie véritablement fondée sur des intéractions, dans laquelle le fonctionnalisme darwinien,
correspondant à l'action "externe" de la sélection naturelle répondant aux pressions du milieu, est
contrebalancée par un "déterminisme structuraliste interne" correspondant aux contraintes
fortes, intéressantes et positives engendrées par des histoires passées spécifiques et des données
structurales atemporelles. Pour finir, au niveau de la troisième et dernière branche, celle du champ
d'application de la sélection naturelle, le modèle microévolutif, , dans lequel la causalité
darwinienne ne prend absolument place qu'au niveau d'un site unique, est remplacé par un
modèle où le temps présente de multiples étages, et où se combinent les processus se déroulant à
leur propre façon (c'est moi qui souligne) au niveau de chacun d'eux, depuis les substitutions
d'allèles au fil d'un temps mesuré en années, pouvant être appréhendé par les êtres humains,
jusqu'aux décimations sur le mode catastrophique des flores et des faunes à l'échelle mondiale se
produisant à des intervalles de temps extrêmement éloignés les uns des autres (comme
l'extinction dite "K-T", qui s'est produite il y a 65 millions d'années, ndr). Ainsi, et en résumé, à la
place du modèle darwinien de sélection intervenant exclusivement au niveau des organismes, de
façon unique et en l'absence de tout autre intéraction, d'une chaîne de causalité empruntant
l'unique direction de l'extérieur du milieu à l'intérieur de l'organisme et de changements
procédant au seul niveau microévolutif dont sont déduits par extrapolation sans discontinuité,
tous les changements aux autres échelles, nous mettons aujourd'hui en avant une théorie
sélectionniste hiérarchique procédant à de multiples niveaux interagissants, une chaîne de
causalité bidirectionnelle prenant en compte simultanément et de façon équilibrée, les facteurs
externes de la sélection et les influences de contraintes internes (interaction des modalités
fonctionnalistes et structuralistes), et une interaction causale entre différents étages du temps.
Parmi les nombreuses conséquences de cette reformulation faisant appel aux notions
d'interaction, il se pourrait bien que la plus marquante et la plus intéressante soit une conception
du changement (c'est moi qui souligne) qui, au lieu de le voir sous la forme continue, le saisit sous
la forme "ponctuationniste" (cette dernière prenant inévitablement en compte de plus fortes
composantes structuralistes). Le fonctionnalisme darwinien conduit à attendre une adaptation
locale se perfectionnant continuellement, la stabilité à long terme représentant la réalisation d'un
état optimal. Mais le modèle de causalité fondé sur des interactions et des niveaux multiples
considère désormais la stase comme un équilibre activement maintenu entre des forces
potentiellement concurrentes à de nombreux niveaux, le changement étant dès lors regardé
comme exceptionnel au lieu de se produire presque constamment, et se réalisant sur le mode de
la secousse ponctuationniste (plutôt que sur celui du déroulement continu sans à-coups) quand il
lui arrive de survenir effectivement (il représente alors ce type de transition relativement rapide
qui accompagne souvent le rééquilibrage des forces)." (pp. 47-50)
La suite du livre constitue une "unique et longue argumentation" des plus convaincantes
en faveur de la reformulation de la théorie de l'évolution présentée ici.
Si, comme je le pense, et comme le suggère S. J. GOULD dans ce dernier paragraphe, le
"gradualisme" de la théorie darwinienne a largement influencé la pensée matérialiste jusqu'à
nos jours et que le modèle évolutif qu'il proposa s'est imposé comme LA "conception du
changement" en général, peut-être y aurait-il lieu, à la lumière de cette "reformulation",
d'appliquer à la théorie marxienne, le même genre de critique "structurale", pour une
"reformulation élargie".
" Nouveaux concepts" ?
Ce qui nous ramène, après ce long détour, à l'invitation de Pierre Zarka à "chercher de
nouveaux concepts" : il me semble que S. J. GOULD en propose quelques uns qui méritent
d'être examinés de plus près.
Pour n'en prendre qu'un (j'ai déjà été bien long), retenons celui d' "individu
évolutionniste" (aussi nommé " entités individuelles darwiniennes propres" dans l'extrait ci-
dessus) qu'il définit en fonction des critères suivants :
"Critères de l’individualité au sens commun
·
un commencement distinct et identifiable, autrement dit une naissance ;
·
une fin également distincte et identifiable, autrement dit une mort ;
·
une stabilité suffisante durant toute la durée de sa vie (c’est-à-dire des limites
claires et cohérentes dans l’espace et dans le temps et un mode d’organisation
interne et d’interaction avec son environnement qui le caractérise en propre),
de façon qu’on puisse la reconnaître constamment comme la même « chose » –
ce qui n’exclut pas un certain changement.
Critères de l’individualité au sens évolutionniste
·
reproduction et hérédité : la capacité de se reproduire en transmettant à sa
descendance ces traits caractéristiques, de sorte que l’évolution puisse se
réaliser par l’accroissement différentiel des attributs héritables propres à la
génération parentale ;
·
variation d’une génération à l’autre : l’hérédité et la reproduction œuvrent de
concert avec la variation pour que la sélection darwinienne puisse promouvoir
l’expansion de lignages généalogiques identifiables.
Si l’un ou l’autre de ces critères n’est pas satisfait, il ne peut y avoir d’évolution darwinienne
en tant que processus généalogique.
Interaction : à chaque niveau de la hiérarchie biologique, les individus différant les uns des
autres au sein d’une population en cours d’évolution (organismes d’un dème, dèmes au sein d’une
espèce, espèces au sein d’un clade) doivent interagir avec l’environnement d’une façon telle que
certains d’entre eux obtiennent un plus grand succès reproductif que les autres en raison de la
possession et de l’expression de certains traits héritables, tandis que les individus moins aptes ne
les possèdent pas ou ne les expriment que sous une forme moins efficace." (pp. 837-848)
Il me semble que ce concept d' "individu évolutionniste", dans la mesure où S. J. GOULD
propose d'envisager les "dèmes" (à l'origine, il s'agit des circonscriptions politicoadministratives de bases instaurées à Athènes par la révolution de Clisthène ; en biologie,
"dème" est synonyme de "population" - une meute, une harde, un troupeau, un essaim, etc ...
sont des dèmes) comme d'authentiques "individus évolutionnistes" au sens darwinien du
terme, (« je soupçonne que la sélection entre individus-dèmes présente une importance dont on
n’a pas encore pris toute la mesure dans la représentation globale que l’on se fait de l’évolution (et
il se pourrait aussi qu’elle se réalise selon des modalités auxquelles on n’a pas encore pensé). »
Gould, p. 983) est de nature à enrichir considérablement la conceptualité des Sciences
humaines.
En effet, " la planète-homme", comme la nomme Lucien Sève (Penser avec Marx
aujourd'hui – T.2, L' "homme" ?, Editions Sociales, 2008), n'est-elle pas elle-même peuplée – sans
même parler des "personnes", les "corps-soi" d'Yves Schwartz ou les "organismes individuels"
des biologistes - de quantité d' "objets" répondant aux critères de Gould, objets de différents
niveaux, enchâssés les uns dans les autres ou pas, et que l'on peine à définir de manière
objective : les états, les partis, les syndicats, les communes, les tribus, les entreprises
capitalistes, les clubs de sport amateur, les associations de toutes natures, etc ... ? Les regarder
comme des "individus évolutionnistes", évoluant selon leur logique propre – fruit de leur
histoire et de leur contraintes structurales internes, c'est-à-dire de leur "forme" (comme pour la
"forme-parti") –, au sein d'un environnement changeant, n'apporte-t-il vraiment rien au
concept d' "institution", véritable "fourre-tout" des Sciences sociales ?
Et même un "mode de production", ne peut-il également être regardé comme un
"individu évolutionniste" au sens darwinien du terme ? Cela n'ouvrirait-il pas la voie à une
reformulation de la théorie marxienne, prenant sa place au sein de la théorie de l'évolution du
monde vivant en général ? (N'est-ce pas, d'ailleurs, l'un des objectifs manifestes des manuscrits
préparatoires à Dialectique de la nature d'Engels ?)
A moins que la "thèse de l'exception humaine", qui confine les Sciences sociales dans un
superbe isolement théorique et dont Jean-Marie Schaeffer a produit une pertinente critique (La
fin de l'exception humaine, Gallimard – NRF Essais, 2007) malheureusement restée sans effets
notables, ne soit, somme toute, plus confortable d'un point de vue académique ?
Personnellement, je doute qu'elle puisse être très fructueuse ne serait-ce qu'à moyen terme.
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