A
vant d’aborder plus en détail les
différences, définissons d’abord
les points communs : pour le bo-
taniste, une
Salvia
se reconnaît au premier
coup d’œil car aussi diverses qu’elles
soient, elles ont toutes un point commun :
la structure de leurs génitoires et des
fleurs qui les enchâssent (voir encadré).
Pour une majorité de Français, la sauge
évoque, pour certains un condiment ou
encore un remède de bonne femme aux al-
lures un peu tristes, avec son feuillage gris
et sa timide floraison violette (
S. officina-
lis
), pour d’autres les petites monstres na-
nifiées, tout en calices écarlates, qui en-
touraient les plates-bandes des jardins pu-
blics de leur enfance, victimes innocentes
d’une sélection à tel point impitoyable
qu’elles étaient devenus indignes de l’épi-
thète « splendens » qu’avait reçu leur an-
cêtre brésilienne.
¹Auteur de l’ouvrage
Connaissance des Sauges
paru chez Edisud en avril 2008. Christian Froissart a donné une conférence à la SNHF en novembre 2008.
²Les Australiens revendiquent
S. plebeia
comme plante « aborigène », mais tout porte à croire qu’il s’agit d’une introduction accidentelle (communication de
l’auteur à l’Académie d’Orléans en avril 2007) http://lacado.fr/2007.html P. 55 65.
Plantes vivaces
22 JARDINS DE FRANCE NOVEMBRE 2009
Le genre Salvia est représenté sur quatre des cinq continents². À cette omniprésence
correspond une grande variété d’habitats : déserts, savanes, forêts tropicales
et de montagne… Apparemment douées d’une extraordinaire capacité d’adaptation,
les Salvia se sont soumises aux conditions qu’exigeait leur environnement. Il en résulte
une diversité considérable des quelque mille espèces constituant ce genre,
ce qui fait une partie de l’attrait qu’il présente.
Les Sauges
Un remarquable pouvoir d’adaptation
Texte de Christian Froissart¹
Salvia splendens
Christian Froissart
Carte d’identité
Famille : Lamiacées, plantes aux
tiges généralement carrées, fleurs zy-
gomorphes, calice aux sépales sou-
dés, s’ouvrant en deux lèvres, corolle
aux pétales soudés s’ouvrant en deux
lèvres. Feuilles opposées et décus-
sées. Ovaire supère. Fruits : tétrakènes.
Genre
Salvia
: deux étamines mo-
difiées (connectif allongé). Style bi-
fide. Calice : lèvre supérieure termi-
née par trois dents (parfois fusionnées
en une seule) et lèvre inférieure à
deux pointes. Corolle : lèvre supé-
rieure le plus souvent falciforme,
lèvre inférieure trilobée.
23
JARDINS DE FRANCE NOVEMBRE 2009
De remarquables
adaptations au climat
Pour les végétaux, un monde sépare les
habitants du désert de ceux de la forêt tro-
picale. Les premiers manquent d’eau mais
bénéficient de lumière à satiété ; les se-
conds ont plus d’eau qu’ils ne peuvent en
consommer mais, sous la canopée, le so-
leil est rare. Comparons les deux espèces
de notre introduction :
S. officinalis
, qui se
rencontre sur le pourtour méditerranéen,
et
S. splendens
, découverte en forêt au
début du XIXesiècle aux environs de Rio
de Janeiro.
Les feuilles de
S. officinalis
sont réduites
(3 x 1,5 cm chez l’espèce sauvage), recou-
vertes de duvet laineux (d’ou leur aspect
grisâtre) et coriaces. La floraison printa-
nière est éphémère, juste le temps suffi-
sant pour s’assurer une descendance. L’ar-
buste est compact, avec des feuilles
serrées les unes contre les autres, la pointe
généralement dirigée vers le haut sur les
jeunes pousses, protégeant le bouton flo-
ral en formation, puis après floraison
quand le soleil darde au plus fort de l’été,
dirigées vers le bas, formant un petit pa-
rasol autour du pied.
Les feuilles de
S. splendens
sont d’un
beau vert tendre, rhomboïdes (15 x 8 cm),
pratiquement glabres, régulièrement im-
plantées perpendiculairement sur toute la
longueur de la tige pour capter chaque
photon disponible. La floraison écarlate,
visible de loin, se produit dès que la
plante atteint sa maturité, au déclin de
l’été sous nos climats et se prolongeant
tard dans l’automne, tant que chaleur, lu-
mière et humidité sont disponibles.
C’est un fait maintenant universellement
connu : dans le désert, l’essence coûte
moins cher que l’eau ! Les
Salvia
ont par-
faitement assimilé ce principe. Regardons à
la loupe la surface d’une feuille de
S. offi-
cinalis
: sous la bourre laineuse qui la re-
couvre, il est pratiquement impossible de
déceler les « globules » qui émettent les
« huiles essentielles ». En revanche, en ob-
servant une feuille de
S. ceaspitosa
(une
jolie
Salvia
d’Anatolie), on voit clairement
deux sortes de poils : aux longs poils
soyeux qui confèrent à la plante son aspect
blanchâtre, sont mêlés des poils plus
courts, chacun terminé par une petite gout-
Les feuilles laineuses de
Salvia officinalis
(variété Berggarten)
Christian Froissart
Salvia officinalis
‘Purpurascens’
Christian Froissart
Salvia florida
Christian Froissart
Plantes vivaces
JARDINS DE FRANCE NOVEMBRE 2009
24
telette. Ce sont les poils glanduleux, ceux
qui produisent « l’essence ». Il s’agit d’hy-
drocarbures produits par photosynthèse et
que la plante évapore pour se refroidir,
sans laisser échapper une seule molécule
d’eau, car le point de vapeur de ces es-
sences est très inférieur à celui de l’eau (les
chimistes objecteront peut-être qu’il faut
aussi de l’eau pour obtenir les molécules
d’hydrogène nécessaires à la synthèse de
ces essences, mais c’est en bien moindre
quantité que si l’eau était directement éva-
porée). Fait marquant enfin : les poils glan-
duleux sont beaucoup plus nombreux sur
les inflorescences et plus encore sur les ca-
lices, afin que la future génération, ou ce
qui permet de l’obtenir, bénéficie toujours
d’une température optimum. Pour ceux
qui n’ont pas de loupe, il suffit de caresser
Salvia guaranitica
Map.A. Descat
Salvia procurrens
Christian Froissart
Salvia dombeyi
Christian Froissart
Salvia recognita Salvia greggii
Christian Froissart
Map/C. Nichols/Dysons Nurseries
Salvia patens
‘Cambridge Blue’
Map/C. Nichols/Dysons Nurseries
JARDINS DE FRANCE NOVEMBRE 2009 25
une feuille de
S. officinalis
entre le pouce et
l’index, puis de sentir ses doigts pour se
convaincre de cette production essentielle.
Rien de tel chez
S. splendens
: l’observation
à la loupe du limbe d’une feuille ne montre
que des stigmates pouvant éventuellement
laisser échapper de l’eau, ce qui est rare-
ment nécessaire ; aucun parfum n’émane
des doigts après leur contact sur une feuille
de
S. splendens
.
Une période de floraison
adaptée
Comme nous l’avons dit plus haut, la flo-
raison de
S. officinalis
a lieu au printemps,
au meilleur moment pour produire des
graines, quand il fait encore frais et que
l’humidité ambiante permet à la « maman »
d’émettre assez de sève pour allaiter ses
« petits ». Cela laisse toute la saison
chaude et sèche pour la maturation puis
le séchage des graines, afin qu’elles soient
prêtes à germer dès l’automne, saison au
cours de laquelle les plantules auront tout
le temps de s’établir avant le retour de la
canicule, l’été suivant.
Cette observation est capitale pour avoir
quelque succès dans la germination des
Sal-
via
des zones méditerranéennes, qu’elles
proviennent d’Europe, du Moyen-Orient, de
Californie ou d’Afrique du Sud : les semis
d’automne sont généralement une réussite,
alors que les mêmes espèces semées au prin-
temps demandent de recourir à la chimie
(acide gibbérellique 3) pour germer.
Rien de tel avec
S. splendens,
qui fleurit dès
qu’elle le peut et dont les graines germent
en toute période sans traitement particulier.
Toujours pour bénéficier de la période la
plus favorable, la majorité des
Salvia
méso-américaines sont des plantes à jour
court, dont la floraison est induite par la
réduction de la durée d’ensoleillement. La
floraison et la germination qui intervient
peu après, bénéficient ainsi de la fraîcheur
et de l’humidité de l’automne, qui corres-
pond à la saison des pluies dans cette par-
tie du monde.
Supporter les grands froids
Les deux espèces qui nous ont servi
d’exemples jusqu’à présent habitent l’une
comme l’autre dans des régions soit relati-
vement soit totalement épargnées par le gel
hivernal. Elles n’ont par conséquent déve-
loppé ni l’une ni l’autre de mécanisme
pour se protéger de froids extrêmes. Ce
n’est pas le cas de toutes les
Salvia
. Parmi
les mille espèces, nous n’avons que l’em-
barras du choix pour trouver des exemples
adaptés à notre propos :
S. pratensis
est lar-
gement répandue en France, dans toutes
les régions où l’agriculture intensive et le
fauchage systématique du bord des routes
ne l’ont pas fait disparaître. Quand les fri-
mas arrivent, elle disparaît de la surface de
la terre, laissant mourir toutes ses parties
visibles. En revanche, quelques centimètres
sous la surface de la terre (ou sous la
couche neigeuse dans les régions de mon-
tagne), un bouton attend les premiers
signes du retour des beaux jours.
Dans sa classification, Raunkier a donné
le joli nom « d’hémi cryptophytes » à ces
plantes qui se contentent de se cacher sous
terre pour passer la mauvaise saison, mais
en gardant un œil ouvert pour ne pas per-
dre un instant du printemps.
Un assez grand nombre d’espèces entrent
dans cette définition, y compris des plantes
aux allures tropicales qui bénéficient de ce
mode de survie car elles vivent en altitude
(
S. patens
par exemple, ou les moins
connues
S. stolonifera
du sud du Mexique,
S. rhinosina, S. stachydifolia, S. atrocya-
nea, S. guaranitica
d’Amérique du Sud, et
presque toutes les plantes de l’Himalaya)
ou en limite de zone subtropicale, comme
S. azurea
et
S. reptans
du Texas, ou encore
toutes les
Salvia
japonaises (une douzaine
d’espèces) et plus de la moitié des
Salvia
européennes (26 espèces sur 42).
Autre méthode pour perdurer pendant le
froid (ou autres vicissitudes climatiques) :
survivre uniquement sous forme de graines.
Toute l’énergie de la plante à ses derniers
jours est consacrée à la fructification, gé-
néralement abondante et contenant des
réserves nutritives considérables. Une fois
les graines mûres, la plante meurt, laissant
le champ libre à ses futurs enfants. Le
meilleur exemple nous est donné par les
“Chia”. Ce vocable regroupe plusieurs
Salvia
mexicaines, morphologiquement
assez différentes, mais toutes monocar-
piques : entrent dans ce groupe
S. hispa-
nica, S. columbariae, S. tiliifolia
et
S.
potus
. Les graines sont utilisées par diffé-
rentes ethnies amérindiennes comme
boisson énergétique : mises à tremper
dans l’eau, elles produisent un mucilage
abondant, particulièrement tonique. Les
Tarahumara (peuplade mexicaine ayant
donné plusieurs champions de marathon)
en font une consommation régulière.
Salvia x jamensis
‘James Compton’
Salvia patens
‘Guanajuato’
Map/C. Nichols/Dysons Nurseries
Map/C. Nichols/Dysons Nurseries
Salvia macellaria
Map/GWI/M. Hughes-Jones
Plantes vivaces
JARDINS DE FRANCE NOVEMBRE 2009
26
Un peu moins de 10% des 1 000 espèces
de
Salvia
sont monocarpiques, mais la ré-
partition est très inégale selon les conti-
nents : 25% des espèces européennes, 12%
des américaines, 15% des espèces d’Ex-
trême-Orient, aucune du Moyen-Orient ni
d’Afrique du Sud, et seulement deux es-
pèces d’Afrique du Nord.
L’explication rationnelle de la nature ayant
ses limites (ou plutôt est-ce notre percep-
tion de l’intimité des phénomènes natu-
rels qui est limitée), aucune raison logique
ne justifie la présence de 12% d’espèces
monocarpiques sur le continent américain :
leur majorité croît en plaine tropicale (Flo-
ride, Yucatan) ou aux Antilles.
Rosettes ou tiges feuillées
Encore une adaptation à l’environnement
dont les
Salvia
ont su faire preuve : les types
végétatifs.
Salvia officinalis
est une espèce
frutescente, formant un petit buisson rami-
fié d’une soixantaine de centimètres de
haut, et elle partage ce caractère avec de
nombreuses espèces d’habitat identique du
Bassin méditerranéen, mais aussi du
Moyen-Orient, d’Afrique du Sud, et d’Amé-
rique subtropicale sèche. Les autres
Salvia
de l’Ancien Monde sont herbacées pour la
plupart, avec souvent une base ligneuse
chez les espèces pérennes. Ces herbacées se
divisent encore en deux types végétatifs :
celles ne présentant qu’une rosette de
feuilles basales d’où sont émises les tiges flo-
rales, et celles dont les tiges sont feuillées sur
toute la longueur. Cet aspect constitue en-
core une indication d’adaptation au milieu :
si toutes deux peuvent se trouver principa-
lement en zone tempérée à froide, les ro-
settes basales proviennent généralement de
zones arides, alors que les tiges feuillées
sont originaires de zones plus humides.
Dans le Nouveau Monde,
Salvia splendens
développe des tiges herbacées, lignifiées
seulement à la base, et une majorité d’es-
pèces tropicales de
Salvia
ont adopté ce type
de végétation. Dans les zones de forêt plus
dense, certaines doivent allonger leurs tiges
pour capter suffisamment de lumière et de-
viennent sarmenteuses afin de s’élever au
travers de la végétation. C’est le cas de la
magnifique
S. dombeyi
de la Cordillère des
Andes, qui peut se hisser jusqu’à 4 m. Ce ca-
ractère peut se retrouver chez certaines es-
pèces mexicaines quand elles sont en situa-
tion de compétition avec la végétation envi-
ronnante, telles que S.
adenophora
dont les
tiges florales peuvent mesurer jusqu’à 2,50
m. À l’opposé de ces lianes, se trouvent les
plantes rampantes qui, courant sur le sol et
s’enracinant à chaque nœud, sont capables
de conquérir de vastes espaces en un temps
record :
S. scutellarioides
du nord de l’Amé-
rique septentrionale est un bon exemple,
comme la brésilienne
S. procurrens
, qui doit
son nom à son caractère conquérant.
Insecte ou oiseau ?
Comme les orchidées qui vont jusqu’à simu-
ler certaines femelles d’insectes, phéromones
compris, pour obtenir les faveurs d’un polli-
nisateur, les
Salvia
font preuve d’une éton-
nante adaptation à la morphologie de ceux
qui les féconderont. Revenons aux deux su-
jets de notre introduction et observons leurs
fleurs :
S. officinalis
possède une corolle à
l’ouverture large ; la lèvre inférieure est bien
visible, étalée et marquée de lignes blanches ;
la lèvre supérieure falciforme recouvre tota-
lement les étamines dont les anthères ne sont
pas visibles. Ces étamines ont une forme de
C, avec la partie fertile sur le bras supérieur
alors que le bras inférieur est plus large et que
la partie fertile est plus ou moins avortée (to-
talement stérile chez beaucoup d’autres es-
pèces). Ce C est articulé sur le filament le re-
liant à la corolle, de telle sorte que toute
poussée exercée sur le bras inférieur fait sor-
tir le bras supérieur de la lèvre supérieure de
la corolle, libérant le theca fertile de sa pro-
tection. En d’autres termes, nous nous trou-
vons en présence d’une plante entomophile,
c’est-à-dire fécondée par les insectes : pour
accéder au nectar que
S. officinalis
leur sert,
les pollinisateurs disposent d’une piste d’at-
terrissage confortable et balisée, d’un large
passage qui les oblige à faire pression sur le
bras inférieur des étamines et donc à se re-
trouver le dos chargé de pollen. Organe fe-
melle de la fleur, le style émerge à peine de la
lèvre supérieure et sera le premier en contact
avec le dos de l’insecte quand il visitera une
prochaine fleur.
Rien de tel chez
S. splendens
: la corolle est
formée d’un tube long et étroit dont aucun
insecte ne pourra jamais atteindre le fond
nectarifère. Les lèvres sont réduites au mi-
nimum, les étamines sont rectilignes et,
bien qu’elles soient articulées sur le fila-
ment, l’étroitesse du tube leur interdit tout
mouvement. En revanche, elles émergent
nettement de la corolle, seulement précé-
dées du style. À l’évidence cette plante n’est
pas adaptée aux insectes : elle est dite orni-
thophile, construite pour être fécondée en
vol par les colibris qui abondent en Amé-
rique tropicale et subtropicale. Lorsque l’oi-
seau vient puiser du nectar avec son long
bec dans le fond du tube, sa tête entre en
contact avec les étamines et se charge de
pollen qui sera déposé sur le style de la pro-
chaine fleur visitée.
Toutes les espèces d’Europe et d’Orient
sont entomophiles. Les espèces américaines
sont en grande partie ornithophiles, ainsi
Map/GWI/G. Delacroix Christian Froissart
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