Santé mentale et travail social : questions « hors sujet » ? Une réflexion menée en intervision sur le thème santé mentale et travail social Hugues-Olivier Hubert, responsable de la cellule Recherch’ et Form’Action de la FCSS et maître de conférence aux FUNDP et à l’ULB Les murs ressemblent aux camisoles Beaucoup trop blancs pour être vrais Des pilules pour seules boussoles Sur le vinyle, des pas feutrés Dans cette chambre où tout s’envole Mes souvenirs et mes sursauts Je deviens fou, les heures sont molles Et je laisse tomber les mots Romain Didier, Ma folie 1. Une intervision MAG sur le thème « santé mentale et travail social » La cellule « Recherch’ et form’action » de la Fédération des centres de service social (FCSSFCSSB) propose des intervisions à destination des travailleurs des secteurs qu’elle représente. Des groupes d’une douzaine d’acteurs de terrain sont constitués autour de thématiques diverses relatives au travail social. L’animation repose sur la méthode d’analyse en groupe (MAG) conçue par Van Campenhoudt et al1. Il s’agit de partir de témoignages concrets apportés par les participants (des « récits » directement issus de leurs réalités de travail et révélateurs d’une problématique particulière), pour construire une analyse collective à travers l’organisation des multiples interprétations qu’ils produisent afin d’accroître la compréhension des difficultés qu’ils rencontrent dans leur profession et de mieux en saisir les enjeux. Proposer un lieu où les travailleurs sociaux peuvent en confiance exprimer et partager leurs doutes, leurs insatisfactions, leurs craintes, leurs ras-le-bol parfois, n’est pas en soi inutile. Toutefois, la méthode et les contraintes qu’elle instaure par sa rigueur permettent d’aller plus loin. Comme l’affirmait une participante lors de l’évaluation au terme d’une de ces intervisions : « J’ai le sentiment que, pour une fois, quelque chose est fait de ce qui est dit… ». Loin de n’offrir qu’une soupape qui permettrait de soulager les tensions en expulsant le trop plein, la méthode permet de se saisir de ce qui est déposé comme un matériau pour structurer une réflexion qui transforme progressivement les expériences quotidiennes singulières en savoir capitalisable et collectif, utile non seulement pour le « narrateur » dont le témoignage a été analysé mais aussi pour l’ensemble des participants, voire pour l’ensemble des travailleurs sociaux du secteur. En effet, chaque intervision débouche sur la rédaction d’un rapport qui permet de partager les questionnements, les clefs de compréhension ainsi que les perspectives d’action formulées. 1 VAN CAMPENHOUDT L., CHAUMONT J.‐M., FRANSSEN A., La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, Paris, Dunod, 2005. Bon nombre d’intervisions aident les travailleurs sociaux à élucider leurs relations à leurs usagers sur un plan plus psychologique. Si c’est important ce n’est sans doute pas toujours suffisant. « Freud a oublié qu’Œdipe était roi » affirme Vincent de Gaulejac. Ce mythe n’interroge pas seulement la relation filiale mais aussi le rapport au pouvoir ; il ne met pas seulement en scène une affaire de famille mais aussi une affaire d’Etat. Notre démarche vise précisément à dégager la relation d’aide de l’antichambre de la permanence ou de l’entretien psycho-social ou elle tend souvent à se confiner. Nos intervisions situent les réflexions dans un registre plus sociologique, en s’efforçant d’explorer les liens entre la relation d’aide (micro) et son contexte (méso et macrosociologique) : organisationnel, institutionnel, culturel, économique et politique. Le premier thème que nous avons traité avec cette méthode concernait les liens entre travail social et santé mentale. Ce choix est révélateur de la préoccupation des travailleurs sociaux pour cette problématique. Au terme de cette intervision, nous avons organisé un séminaire où nous avons invité des acteurs de la santé mentale à réagir aux réflexions et aux questions soulevées par les participants. 2. Quand l’insensé s’invite dans le travail social… Un monsieur débarque à l’accueil, un short sur la tête et un collier de bouteilles d’Actimel autour du cou. Il utilise des voix d’enfants, se moque des travailleurs sociaux et toute communication semble impossible. Deux mois encore après le terme prétendu, une dame d’un âge certain et donc plus que vraisemblablement ménopausée affirme mordicus qu’elle est enceinte et demande que les choses soient mises en place pour la venue de son bébé. Un réfugié pourtant régularisé continue à fréquenter le centre comme si rien n’avait changé dans sa situation. Un autre refuse d’entendre et d’admettre qu’il devrait consulter un psychologue. La guidance budgétaire d’une personne hospitalisée dans une clinique psychiatrique capote car elle se fiche de l’évolution de sa situation financière et aucun projet d’autonomisation ne semble envisageable. Une autre encore, totalement lunatique, pose problème dans le cadre d’un projet collectif. Malgré le fait qu’on lui explique que le centre n’accorde jamais d’aide financière, untel exige que sa demande soit tout de même introduite. Vu ses débordements de violence dans le passé, on craint de lui signifier un refus. Un autre encore répète de façon obsessionnelle qu’il veut qu’on lui ouvre un dossier juridique pour récupérer sa femme et ses enfants alors qu’aucun élément objectif ne justifie l’ouverture d’un tel dossier. 2.1.Insensé et raisons pratiques Des situations vécues fréquemment par les travailleurs sociaux, où des problèmes de santé mentale s’introduisent en brèche dans leur réalité professionnelle comme autant de failles qui parfois génèrent le malaise et qui toujours suscitent les questionnements : - Que faire lorsqu’on pressent qu’un usager souffre d’un problème de santé mentale ? - Face à un comportement qui « sort de l’ordinaire », face à la difficulté d’un usager à exprimer clairement une demande, à l’argumenter, comment distinguer les signes d’un problème de santé mentale de ce qui relève plus simplement de la différence, qu’elle soit intellectuelle ou culturelle ? - Comment faire la part des choses entre un état de crise, un « pétage de plomb » momentané et une pathologie (plus structurelle, plus permanente) nécessitant une médicalisation ? - Comment évaluer l’urgence ? Comment différencier l’urgence pour le travailleur social d’apaiser son malaise et l’urgence d’une prise en charge pour le bénéficiaire luimême ? Doit-on accompagner une personne dans son délire ou au contraire doit-on systématiquement la ramener à la réalité ? Doit-on accéder à sa demande si elle est irréaliste et, par exemple, écrire au père Noël si la personne est convaincue qu’il pourra lui obtenir un logement social ? Comment signifier un refus ou plus simplement comment mettre fin à un entretien qui semble tourner en rond sans faire violence à la personne et sans générer une frustration qui pourrait se retourner contre le travailleur social lui-même ? Quelle réponse apporter à une personne dont la demande sociale est farfelue, voire inexistante ? La demande peut-elle se limiter à une demande d’écoute ? La seule écoute est-elle une réponse en soi ? Mais alors, quelle écoute ? Y aurait-il une spécificité dans l’écoute offerte par les travailleurs sociaux qui justifierait son existence à côté ou en sus de l’écoute psy ? 2.2.Insensé et sens du travail social Dans le langage courant, on dit : « il a un grain ». Le grain signifie aussi un coup de vent violent. Dans cette acception, les travailleurs sociaux se soucieront des moyens pour « veiller au grain » : comment éviter qu’un entretien ne débouche sur la tempête ou, lorsque la crise éclate, comment en sortir ? Mais c’est aussi le grain de sable qui vient gripper la mécanique classique du travail social. D’autres questions se posent alors : qu’ai-je à offrir, quelle réponse apporter, est-ce vraiment mon métier ? En réalité, en se frottant aux problèmes de santé mentale, c’est deux ordres de questionnements qui se déplient. Les uns plus pragmatiques se déclinent autour du « comment faire » : comment accueillir, comment comprendre, comment m’adresser à, comment gérer, comment sortir d’une situation de crise, etc ? Les autres plus fondamentaux interrogent le métier même de travailleur social. Car l’irruption de l’insensé en son sein interroge de plein fouet son propre sens, la confrontation à l’irrationnel interroge sa (ou ses) rationalité(s). 2.2.1. Le sens perdu Classiquement, on conçoit le travail social comme la mise en œuvre des moyens adéquats pour trouver une réponse concrète à une demande tout aussi concrète. À un manque avéré on tente d’apporter une solution adaptée : une aide alimentaire, une aide matérielle, un abri, un logement, une aide à domicile, la régularisation d’une situation administrative, etc. ; bref, tout ce qui contribue au rétablissement ou au respect d’un droit fondamental. Or, ce schéma est brouillé dès que la demande d’une personne s’exprime sans objet ou lorsqu’elle s’avère totalement farfelue. Brouillé aussi lorsque l’état psychique de la personne l’empêche de formuler une demande claire. Brouillé lorsque le problème de santé mentale préoccupe à ce point le travailleur social qu’il prend toute la place et occulte l’existence de difficultés sociales réelles. Brouillé enfin lorsqu’en présence d’une demande sociale spécifique et fondée, soit la personne n’est pas en mesure d’entendre la réponse apportée par le travailleur social, soit les réponses existantes s’avèrent inadaptées à l’état psychique de la personne. Si le travail social se réduisait à combler des manques en y plaquant mécaniquement des réponses, il maintiendrait bien souvent les personnes dans une relation d’assistance et donc de dépendance, à l’opposé de l’objectif d’émancipation poursuivi. Le travail social implique aussi un processus d’accompagnement vers davantage d’autonomie. Et sans sombrer dans le diktat de l’activation, rien n’est plus valorisant pour un travailleur social que de voir une situation évoluer favorablement et de voir une personne aidée se libérer progressivement des contingences de la précarité et reprendre peu à peu le cours de sa vie en main. Or, là encore, la maladie mentale ou la souffrance psychique peuvent être à ce point importantes que l’évolution de la situation et l’émancipation de la personne s’avèrent difficilement concevables. À tout le moins, elles en ralentissent considérablement le cours et, si elle est envisageable, l’amélioration s’inscrit dans une autre temporalité, beaucoup plus lente et donc beaucoup plus longue. « Les heures sont molles et je laisse tomber les mots » peut-on lire dans la chanson de Romain Didier citée en préambule. La dimension temporelle est ici essentielle car, pour peu que l’on puisse s’entendre sur une définition univoque et définitive du « vrai » travail social – ce qui est loin d’être une évidence –, on peut se demander dans quelle mesure la prise en charge des problèmes de santé mentale dans le cadre du travail social ne détourne pas celui-ci de ses véritables missions. Autrement dit, l’investissement considérable que nécessite cette prise en charge, le temps consacré à une écoute qui, parfois, n’aurait d’autre objet qu’elle-même, se justifient-ils ? La question se pose aux travailleurs sociaux avec d’autant plus d’acuité lorsqu’elle est formulée à l’aune de l’efficacité. En effet, sans pour autant prétendre que le travail social a succombé aux sirènes du culte de la performance, sans non plus pouvoir parler « d’abattage » en ce qui concerne les permanences dans les centres de service social, il n’en reste pas moins que le temps est compté. La disponibilité des travailleurs sociaux est loin d’être totale. D’un côté, elle peut être conditionnée par la file des usagers qui, derrière la porte du bureau, attendent d’être reçus. De l’autre, elle peut être soumise – avec plus ou moins d’intensité en fonction des lieux et des circonstances – à une certaine pression institutionnelle somme toute bien compréhensible si l’on tient compte effectivement de la faible rentabilité d’une telle prise en charge. La rentabilité est sans doute un terme trop fort et trop connoté, un bien vilain mot lorsqu’on traite du travail social. Cependant, on ne peut ignorer que les travailleurs sociaux ont aussi des comptes à rendre à leur direction et, plus loin, aux pouvoirs subsidiants. Il n’est pas si simple de justifier que l’on a consacré autant de temps pour une seule personne sans, par-dessus le marché, pouvoir faire valoir de réponse sociale concrète ; alors que, dans le même temps, on aurait pu en recevoir trois avec une demande précise débouchant sur autant d’actes techniques et de solutions tangibles et comptabilisables. Au malaise inhérent à la rencontre de l’étrangeté s’ajoute donc le trouble relatif aux questionnements sur les limites et le sens du travail social, son utilité et son efficacité. Alors, les problèmes de santé mentale échapperaient-ils au champ du travail social ? Et s’ils s’y invitent, est-ce par effraction ? Devraient-ils dès lors en être expulsés, pris en charge ailleurs et exclusivement ailleurs ? En d’autres termes, seraient-ils tout simplement hors propos, « hors sujet » ? 2.2.2. Le sens maintenu Paradoxalement, nous pourrions formuler la réponse suivante : « dans le cadre du travail social, les problèmes de santé mentale ne sont pas hors sujet pour peu qu’on puisse les appréhender aussi hors sujet » ; c’est-à-dire en dehors de la seule relation au sujet. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que le travail social ne se soucie pas de la personne en souffrance ; mais de soutenir que la santé mentale trouve sa place dans le champ du travail social si logiquement elle soulève des questions sociales. Or, elle en soulève précisément en amont et en aval. En amont, on ne peut passer sous silence la production sociale de la souffrance psychique. La vulnérabilité est, il est vrai, inhérente à la condition humaine et peut fragiliser chacun ; toutefois, la condition sociale peut encore l’exacerber. La précarité ainsi que les messages paradoxaux véhiculés par bon nombre de politiques publiques (prônant l’émancipation dans le contrôle, l’autonomie dans la contingence, l’autodétermination dans l’ukase, l’autosuffisance dans l’insuffisance, la santé dans l’insane) se révèlent un terrain particulièrement favorable, sinon au développement de la maladie mentale, à tout le moins à celui de la souffrance psychique qui s’étend en continuum entre la santé et la maladie mentale proprement dite. Lorsque les travailleurs sociaux par leur écoute et leur soutien permettent aux personnes de ne pas sombrer dans le déni de reconnaissance, la dégradation de l’estime de soi, l’isolement, la désillusion, la fuite ou l’errance, les angoisses et autres déprimes, ils contribuent à la promotion de la santé mentale (un peu à la manière de Monsieur Jourdain) sans nécessairement le savoir. C’est aussi en maintenant intacte leur capacité à s’insurger contre les injustices et les inégalités sociales que les travailleurs sociaux peuvent soutenir du sens dans la prise en charge de ce qui paraît insensé. Il convient donc de s’efforcer de transformer systématiquement l’expression fragmentée de souffrances individuelles multiples en questions collectives ; ce qui implique de ne pas s’enfermer dans une clinique du sujet qui n’interrogerait la santé mentale que sous l’angle des relations interpersonnelles afin de ramener le débat aussi sur le terrain des rapports sociaux. On ne peut décemment attendre des travailleurs sociaux qu’ils aident les individus à mieux s’adapter à leur environnement si ce dernier, profondément délétère, reste inchangé. À cet égard, le travail de réseau est essentiel en ce qu’il permet à des professionnels d’horizons divers de se saisir de thématiques spécifiques afin d’interpeller les pouvoirs publics sur la nécessité de modifier les contextes sociaux, économiques et culturels. Si, au plan individuel, nous ne nous prononçons pas sur l’attitude à adopter face au délire du sujet ; à l’échelle sociétale, le sens du travail social implique de rappeler constamment les principes de réalité et de démonter ce délire collectif qui consiste à prétendre lutter contre la pauvreté tout en privatisant, dérégulant et creusant toujours davantage les inégalités. En aval, si l’on ne renonce pas au progrès que représente la volonté de ne pas enfermer la maladie mentale derrière les murs des institutions psychiatriques, si l’on considère par ailleurs qu’il est inadéquat de psychiatriser l’ensemble des modalités de la souffrance psychique – en particulier lorsqu’elles sont étroitement liées à la perte d’objets sociaux (revenu, emploi, statut, logement, famille, etc.) ou à leur fragilisation –, le défi est alors de mettre en place les conditions favorables au maintien de la personne dans la cité. Lors de notre séminaire, le Dr Gérald Deschietere, psychiatre à l’Unité de crise et d’urgences de l’hôpital universitaire StLuc de Bruxelles, pointait le risque d’une psychiatrisation du social et d’un retour à l’enfermement asilaire. Il constatait aussi que bon nombre de personnes étaient hospitalisées surtout pour des raisons sociales, à savoir l’absence ou la faiblesse des liens sociaux soutenant. Or, l’hospitalisation aggrave encore la désinsertion. Le travail social est ici appelé à la rescousse : d’une part pour garantir l’effectivité des droits fondamentaux à ceux qui, du fait de leur santé psychique, risquent d’être encore davantage discriminés ; et d’autre part pour construire avec et autour de la personne des relations sociales susceptibles de l’épauler. À cet égard, le travail de coordination est important en ce qu’il permet de rassembler en un agencement plus cohérent les efforts des différents intervenants qui accompagnent la personne (qu’il s’agisse de professionnels de la santé et du social ou encore des proches). En ce sens, les travailleurs sociaux peuvent contribuer à la structuration de collectifs aidant (on pourrait dire ici aussi « hors (du) sujet »). 3. Les conditions pour améliorer la prise en charge sociale de la souffrance psychique Si l’on considère donc que les questions de santé mentale ne traitent pas seulement du sujet souffrant, que les enjeux débordent du sujet en amont comme en aval, elles ne peuvent être rejetées hors du champ du travail social d’un simple revers de main. Il convient dès lors d’explorer les conditions pour améliorer la prise en charge sociale de la maladie mentale et, plus largement, des souffrances psychiques. 3.1.Collaborations avec le secteur de la santé mentale Si le travail social est concerné, ne nous leurrons pas cependant : il ne peut être perçu comme une annexe adossée aux murs de l’institution psychiatrique. Si le travailleur social peut apporter un soutien à la personne, on ne peut attendre de lui qu’il traite seul la souffrance psychique du sujet. En ce sens, la collaboration avec le secteur de la santé mentale se doit d’être encouragée. D’emblée les personnes qui cumulent les souffrances sociales et psychiques brouillent les frontières. Il convient donc de dépasser les débats stériles du genre : « Cette personne relève de la santé mentale puisqu’elle est un cas psychiatrique. Ah, non, c’est un cas social et elle relève donc du travail social ». À se renvoyer ainsi le « valet de pique », ce sont les personnes en souffrance qui en définitive ressortent perdantes. Sans remettre en cause les réelles compétences des psychologues et psychiatres, il faut démystifier le pouvoir quasi magique qu’on pourrait leur prêter. Acceptons que face à certains bénéficiaires, ils se sentent tout aussi démunis que les travailleurs sociaux. C’est donc à travailler ensemble qu’il faut œuvrer. Ceci implique de la part des acteurs de la santé mentale qu’ils prennent au sérieux l’urgence vécue par les travailleurs sociaux, qu’ils acceptent de considérer les travailleurs sociaux comme des partenaires compétents (au-delà des différences de diplôme sur lesquelles se greffent parfois des enjeux de pouvoir), qu’ils acceptent de s’investir dans des coordinations, une démarche collective qui ne va pas toujours de soi dans une culture professionnelle marquée par une approche plus individualiste. Ceci implique enfin que le secteur de la santé mentale se questionne sur l’accessibilité de leurs services pour les personnes les moins nanties, en termes de moyens (accroître l’offre en proportion de l’accroissement des besoins) mais aussi d’affectation des moyens (garantir une juste proportion des profils socioéconomiques au sein de leur patientèle). L’accès à la santé mentale est généralement conditionné par l’existence d’une demande de la part de l’usager. Or, cette demande n’est pas toujours et pas d’emblée présente. Vu la charge parfois stigmatisante pour les usagers (« mais je ne suis pas fou ! »), leur orientation vers la santé mentale par les travailleurs sociaux n’est pas toujours aisée. Ces derniers doivent alors aider les personnes à prendre conscience de leurs difficultés, à faire germer en elles le souhait d’un soutien psy et les amener progressivement à élaborer une demande. Dans les situations où la déstructuration ou encore la crainte sont importantes, il est parfois nécessaire que les travailleurs sociaux accompagnent leur usager pour les aider à franchir la porte de la santé mentale. Quelques services comme le SMES (Santé Mentale et Exclusion Sociale) à Bruxelles – lui aussi présent lors de notre séminaire – peuvent intervenir à la demande des professionnels de première ligne pour les soutenir et tenter avec eux et l’usager de coconstruire un projet, des modalités d’accompagnement social et psychologique. 3.2.S’autoriser le temps d’une écoute apaisée L’effort attendu des acteurs de la santé mentale concerne également les travailleurs sociaux. Car la collaboration implique aussi de leur part qu’ils ne conçoivent pas l’orientation d’une personne vers la santé mentale comme un moyen de « passer la main » ou de « s’en laver les mains ». Ceci implique aussi dans leur chef, en se frottant à la temporalité propre à la santé mentale, de relativiser quelque peu leur perception de l’urgence. A ce propos, le Dr Deschietere invite à faire la part des choses entre dangerosité2 et « dérangeosité ». Il encourage à prendre le « temps humain » de l’écoute, y compris du délire en ce qu’il révèle toujours en germe une part de vérité pour la personne ainsi que des éléments biographiques qui pourront peut-être prendre du sens et s’avérer utiles plus tard. Par ailleurs, le délire peut aider la personne à vivre. On ne devrait s’en inquiéter que lorsqu’il véhicule des idées morbides, qu’il englobe la vie totale de la personne et met en danger son intégrité ou celle de son entourage. En ce sens, les travailleurs sociaux doivent s’autoriser à verbaliser les choses, exprimer leurs émotions aux personnes qu’ils reçoivent, y compris leurs inquiétudes, leurs peurs, leurs propres limites. Enfin, le Dr Deschietere encourage les travailleurs sociaux à garder la capacité de « mentaliser », c’est-à-dire de maintenir vivace l’interrogation et l’imaginaire (continuer à essayer de comprendre, à démêler le comment du pourquoi, à imaginer des pistes de solutions…) après même que la personne ait quitté le bureau ; ce qui nécessite une disponibilité d’esprit qui ne va pas de soi. 3.3.Un cadre institutionnel structurant et rassurant Un tel effort de la part des travailleurs sociaux doit nécessairement être soutenu par un cadre structurant. C’est ici la dimension institutionnelle, organisationnelle, des services sociaux qui est concernée. Il faut pouvoir garantir des conditions de travail qui assurent la sécurité des travailleurs : par exemple faire en sorte qu’ils ne se retrouvent pas isolés, qu’ils puissent le cas échéant intervenir en binôme, etc. Le cadre institutionnel doit être suffisamment solide pour pouvoir être invoqué comme tiers : que les travailleurs sociaux puissent compter sur leur hiérarchie et/ou sur l’équipe pour trianguler leur relation à la personne aidée. L’organisation devrait dans la mesure du possible proposer un accueil de qualité qui, plus qu’une salle d’attente (un sas entre la porte d’entrée et celle des travailleurs sociaux) offre un lieu d’expression animée et modérée par une personne compétente, un lieu d’écoute qui trouve sa place ailleurs que dans les permanences sociales. L’institution doit pouvoir encourager et soutenir l’interrogation de ses travailleurs à travers des formations (sans doute pas tant des formations spécialisées sur les maladies mentales que des formations plus générales à la gestion de l’agressivité, du conflit, etc.), des supervisions, intervisions ou encore les réunions d’équipe (qui permettent non seulement de s’échanger trucs et astuces, de pouvoir se soutenir mutuellement, mais qui permettent aussi aux travailleurs sociaux de prendre du recul et de recréer collectivement du sens face à l’insensé). On ne peut qu’encourager les initiatives d’immersions croisées telles que celle dont témoigne le Centre de Service Social Liégois3. L’immersion des travailleurs sociaux dans le secteur de la santé mentale et celle des acteurs de la santé mentale dans celui du travail social permet aux uns de s’enrichir de l’expérience des autres, de mieux comprendre les réalités, les spécificités ainsi que les limites du travail de chacun et de faciliter ainsi les collaborations présentes et futures. Enfin, un cadre soutenant 2 En l’occurrence, le Dr Deschietere précise que les personnes qui souffrent de maladie mentale ne sont pas nécessairement plus dangereuses que les personnes ordinaires. Dans sa pratique, sa prudence est davantage éveillée lorsqu’il reçoit des patients désinhibés sous l’effet de l’alcool ou de la cocaïne. 3 Voir les Recommandations sectorielles et perspectives pratiques des CSSW dans la rubrique « Recommandations » de ce débat en ligne. est aussi celui qui autorise les travailleurs à prendre le temps de l’écoute dans des situations particulièrement difficiles ; qui accorde aussi au personnel le temps pour s’investir dans un travail de coordination (voire de réseau et d’interpellation politique) puisqu’il s’agit là d’une condition essentielle pour maintenir le sens. 3.4.Des pouvoirs publics soutenant C’est alors les pouvoirs publics qui sont concernés puisque les institutions seront d’autant plus aptes à garantir un cadre structurant pour les travailleurs qu’elles seront comprises et soutenues. En l’occurrence, il est opportun de rappeler que l’utilité et l’efficacité du travail social ne s’évalue pas uniquement à l’aune de la rentabilité, c’est-à-dire pas uniquement au regard du ratio quantitatif entre investissement en temps et production de solutions concrètes plus ou moins directement mobilisables (nombre de relogements, de re-mises à l’emploi, etc…). Il est important aussi de comprendre que si les travailleurs sociaux ont un rôle à jouer face aux problèmes de santé mentale, la prise en charge de ces derniers nécessite du temps. Accroître la disponibilité des travailleurs impliquerait, au-delà des améliorations organisationnelles, d’envisager l’accroissement des équipes. Mais cette perspective paraît assez éloignée si l’on tient compte qu’en l’état le personnel des services sociaux wallons n’est toujours pas financé à 100%. 3.5.Une politique offensive de lutte contre la pauvreté, délire « hors (du) sujet » Enfin, la responsabilité des pouvoirs publics est engagée dans la lutte contre la pauvreté. On ne cesse de le rappeler, si la précarité et la vulnérabilité sociale sont délétères, il convient n’ont seulement d’en gérer les conséquences mais aussi d’en traiter les causes. Il est notamment de première urgence de concevoir une fiscalité qui, par une progressivité plus juste sur les plus hauts revenus4, permette de réduire les inégalités. Les chiffres montrent au contraire que, non seulement, ces dernières s’accroissent mais aussi que la capacité de l’impôt à les réduire s’étiole au fil des années. La répartition par déciles du revenu total net imposable montre de façon implacable que les 10% les plus riches de la population concentrent près de 32% de ce revenu alors qu’au bas du tableau, il reste moins de 0,7% de ce revenu pour les 10% les plus pauvres de la population. Déduction faite de l’impôt perçu, les 10% les plus riches bénéficient encore de 27,5% du revenu total tandis que seulement 0,8% de ce revenu revient aux 10% les plus modestes. Après impôt, les inégalités de revenus en Belgique s’étendent de 1 à 34 ; de sorte qu’en admettant que les 10% les plus pauvres reçoivent en moyenne mensuellement 750 €, c’est 25.500 € que recevront mensuellement les 10% les plus riches. Même en considérant que l’égalité totale des revenus est irréaliste voire peu souhaitable, rien ne justifie de telles disproportions. Cet insensé là, ce délire là ne peut être tu et doit être traité. Sinon, c’est à propos des politiques de lutte contre la pauvreté qu’on dira que « leurs heures sont molles et qu’elles laissent tomber les mots » ; qu’à défaut d’actes, les mots (constats, rapports d’études, interpellations, recommandations, promesses) tombent sans lendemain. Ne resterait plus alors que l’écoute, au mieux bienveillante, au pire insupportable de la souffrance du sujet. À n’en pas douter, il faudra bien un jour que quelque chose soit fait de ce qui est dit. 4 ème ème On pense en particulier aux 9 et 10 déciles, c’est‐à‐dire les 20 % les plus riches de la population qui concentrent à eux seuls près de la moitié du revenu total net imposable (et encore 43,5 % du revenu total déduction faite de l’impôt).