Santé mentale et travail social - Fédération des Services sociaux

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Santé mentale et travail social : questions « hors sujet » ?
Une réflexion menée en intervision sur le thème santé mentale et travail social
Hugues-Olivier Hubert, responsable de la cellule
Recherch’ et Form’Action de la FCSS et maître de
conférence aux FUNDP et à l’ULB
Les murs ressemblent aux camisoles
Beaucoup trop blancs pour être vrais
Des pilules pour seules boussoles
Sur le vinyle, des pas feutrés
Dans cette chambre où tout s’envole
Mes souvenirs et mes sursauts
Je deviens fou, les heures sont molles
Et je laisse tomber les mots
Romain Didier, Ma folie
1. Une intervision MAG sur le thème « santé mentale et travail social »
La cellule « Recherch’ et form’action » de la Fédération des centres de service social (FCSSFCSSB) propose des intervisions à destination des travailleurs des secteurs qu’elle représente.
Des groupes d’une douzaine d’acteurs de terrain sont constitués autour de thématiques
diverses relatives au travail social. L’animation repose sur la méthode d’analyse en groupe
(MAG) conçue par Van Campenhoudt et al1. Il s’agit de partir de témoignages concrets
apportés par les participants (des « récits » directement issus de leurs réalités de travail et
révélateurs d’une problématique particulière), pour construire une analyse collective à travers
l’organisation des multiples interprétations qu’ils produisent afin d’accroître la
compréhension des difficultés qu’ils rencontrent dans leur profession et de mieux en saisir les
enjeux.
Proposer un lieu où les travailleurs sociaux peuvent en confiance exprimer et partager leurs
doutes, leurs insatisfactions, leurs craintes, leurs ras-le-bol parfois, n’est pas en soi inutile.
Toutefois, la méthode et les contraintes qu’elle instaure par sa rigueur permettent d’aller plus
loin. Comme l’affirmait une participante lors de l’évaluation au terme d’une de ces
intervisions : « J’ai le sentiment que, pour une fois, quelque chose est fait de ce qui est
dit… ». Loin de n’offrir qu’une soupape qui permettrait de soulager les tensions en expulsant
le trop plein, la méthode permet de se saisir de ce qui est déposé comme un matériau pour
structurer une réflexion qui transforme progressivement les expériences quotidiennes
singulières en savoir capitalisable et collectif, utile non seulement pour le « narrateur » dont le
témoignage a été analysé mais aussi pour l’ensemble des participants, voire pour l’ensemble
des travailleurs sociaux du secteur. En effet, chaque intervision débouche sur la rédaction
d’un rapport qui permet de partager les questionnements, les clefs de compréhension ainsi que
les perspectives d’action formulées.
1
VAN
CAMPENHOUDT
L.,
CHAUMONT
J.‐M.,
FRANSSEN
A.,
La
méthode
d’analyse
en
groupe.
Applications
aux
phénomènes
sociaux,
Paris,
Dunod,
2005.
Bon nombre d’intervisions aident les travailleurs sociaux à élucider leurs relations à leurs
usagers sur un plan plus psychologique. Si c’est important ce n’est sans doute pas toujours
suffisant. « Freud a oublié qu’Œdipe était roi » affirme Vincent de Gaulejac. Ce mythe
n’interroge pas seulement la relation filiale mais aussi le rapport au pouvoir ; il ne met pas
seulement en scène une affaire de famille mais aussi une affaire d’Etat. Notre démarche vise
précisément à dégager la relation d’aide de l’antichambre de la permanence ou de l’entretien
psycho-social ou elle tend souvent à se confiner. Nos intervisions situent les réflexions dans
un registre plus sociologique, en s’efforçant d’explorer les liens entre la relation d’aide
(micro) et son contexte (méso et macrosociologique) : organisationnel, institutionnel, culturel,
économique et politique.
Le premier thème que nous avons traité avec cette méthode concernait les liens entre travail
social et santé mentale. Ce choix est révélateur de la préoccupation des travailleurs sociaux
pour cette problématique. Au terme de cette intervision, nous avons organisé un séminaire où
nous avons invité des acteurs de la santé mentale à réagir aux réflexions et aux questions
soulevées par les participants.
2. Quand l’insensé s’invite dans le travail social…
Un monsieur débarque à l’accueil, un short sur la tête et un collier de bouteilles d’Actimel
autour du cou. Il utilise des voix d’enfants, se moque des travailleurs sociaux et toute
communication semble impossible. Deux mois encore après le terme prétendu, une dame d’un
âge certain et donc plus que vraisemblablement ménopausée affirme mordicus qu’elle est
enceinte et demande que les choses soient mises en place pour la venue de son bébé. Un
réfugié pourtant régularisé continue à fréquenter le centre comme si rien n’avait changé dans
sa situation. Un autre refuse d’entendre et d’admettre qu’il devrait consulter un psychologue.
La guidance budgétaire d’une personne hospitalisée dans une clinique psychiatrique capote
car elle se fiche de l’évolution de sa situation financière et aucun projet d’autonomisation ne
semble envisageable. Une autre encore, totalement lunatique, pose problème dans le cadre
d’un projet collectif. Malgré le fait qu’on lui explique que le centre n’accorde jamais d’aide
financière, untel exige que sa demande soit tout de même introduite. Vu ses débordements de
violence dans le passé, on craint de lui signifier un refus. Un autre encore répète de façon
obsessionnelle qu’il veut qu’on lui ouvre un dossier juridique pour récupérer sa femme et ses
enfants alors qu’aucun élément objectif ne justifie l’ouverture d’un tel dossier.
2.1.Insensé et raisons pratiques
Des situations vécues fréquemment par les travailleurs sociaux, où des problèmes de santé
mentale s’introduisent en brèche dans leur réalité professionnelle comme autant de failles qui
parfois génèrent le malaise et qui toujours suscitent les questionnements :
- Que faire lorsqu’on pressent qu’un usager souffre d’un problème de santé mentale ?
- Face à un comportement qui « sort de l’ordinaire », face à la difficulté d’un usager à
exprimer clairement une demande, à l’argumenter, comment distinguer les signes d’un
problème de santé mentale de ce qui relève plus simplement de la différence, qu’elle
soit intellectuelle ou culturelle ?
- Comment faire la part des choses entre un état de crise, un « pétage de plomb »
momentané et une pathologie (plus structurelle, plus permanente) nécessitant une
médicalisation ?
-
Comment évaluer l’urgence ? Comment différencier l’urgence pour le travailleur
social d’apaiser son malaise et l’urgence d’une prise en charge pour le bénéficiaire luimême ?
Doit-on accompagner une personne dans son délire ou au contraire doit-on
systématiquement la ramener à la réalité ?
Doit-on accéder à sa demande si elle est irréaliste et, par exemple, écrire au père Noël
si la personne est convaincue qu’il pourra lui obtenir un logement social ?
Comment signifier un refus ou plus simplement comment mettre fin à un entretien qui
semble tourner en rond sans faire violence à la personne et sans générer une frustration
qui pourrait se retourner contre le travailleur social lui-même ?
Quelle réponse apporter à une personne dont la demande sociale est farfelue, voire
inexistante ? La demande peut-elle se limiter à une demande d’écoute ? La seule
écoute est-elle une réponse en soi ? Mais alors, quelle écoute ? Y aurait-il une
spécificité dans l’écoute offerte par les travailleurs sociaux qui justifierait son
existence à côté ou en sus de l’écoute psy ?
2.2.Insensé et sens du travail social
Dans le langage courant, on dit : « il a un grain ». Le grain signifie aussi un coup de vent
violent. Dans cette acception, les travailleurs sociaux se soucieront des moyens pour « veiller
au grain » : comment éviter qu’un entretien ne débouche sur la tempête ou, lorsque la crise
éclate, comment en sortir ? Mais c’est aussi le grain de sable qui vient gripper la mécanique
classique du travail social. D’autres questions se posent alors : qu’ai-je à offrir, quelle réponse
apporter, est-ce vraiment mon métier ? En réalité, en se frottant aux problèmes de santé
mentale, c’est deux ordres de questionnements qui se déplient. Les uns plus pragmatiques se
déclinent autour du « comment faire » : comment accueillir, comment comprendre, comment
m’adresser à, comment gérer, comment sortir d’une situation de crise, etc ? Les autres plus
fondamentaux interrogent le métier même de travailleur social. Car l’irruption de l’insensé en
son sein interroge de plein fouet son propre sens, la confrontation à l’irrationnel interroge sa
(ou ses) rationalité(s).
2.2.1. Le sens perdu
Classiquement, on conçoit le travail social comme la mise en œuvre des moyens adéquats
pour trouver une réponse concrète à une demande tout aussi concrète. À un manque avéré on
tente d’apporter une solution adaptée : une aide alimentaire, une aide matérielle, un abri, un
logement, une aide à domicile, la régularisation d’une situation administrative, etc. ; bref, tout
ce qui contribue au rétablissement ou au respect d’un droit fondamental. Or, ce schéma est
brouillé dès que la demande d’une personne s’exprime sans objet ou lorsqu’elle s’avère
totalement farfelue. Brouillé aussi lorsque l’état psychique de la personne l’empêche de
formuler une demande claire. Brouillé lorsque le problème de santé mentale préoccupe à ce
point le travailleur social qu’il prend toute la place et occulte l’existence de difficultés
sociales réelles. Brouillé enfin lorsqu’en présence d’une demande sociale spécifique et
fondée, soit la personne n’est pas en mesure d’entendre la réponse apportée par le travailleur
social, soit les réponses existantes s’avèrent inadaptées à l’état psychique de la personne.
Si le travail social se réduisait à combler des manques en y plaquant mécaniquement des
réponses, il maintiendrait bien souvent les personnes dans une relation d’assistance et donc de
dépendance, à l’opposé de l’objectif d’émancipation poursuivi. Le travail social implique
aussi un processus d’accompagnement vers davantage d’autonomie. Et sans sombrer dans le
diktat de l’activation, rien n’est plus valorisant pour un travailleur social que de voir une
situation évoluer favorablement et de voir une personne aidée se libérer progressivement des
contingences de la précarité et reprendre peu à peu le cours de sa vie en main. Or, là encore, la
maladie mentale ou la souffrance psychique peuvent être à ce point importantes que
l’évolution de la situation et l’émancipation de la personne s’avèrent difficilement
concevables. À tout le moins, elles en ralentissent considérablement le cours et, si elle est
envisageable, l’amélioration s’inscrit dans une autre temporalité, beaucoup plus lente et donc
beaucoup plus longue.
« Les heures sont molles et je laisse tomber les mots » peut-on lire dans la chanson de Romain
Didier citée en préambule. La dimension temporelle est ici essentielle car, pour peu que l’on
puisse s’entendre sur une définition univoque et définitive du « vrai » travail social – ce qui
est loin d’être une évidence –, on peut se demander dans quelle mesure la prise en charge des
problèmes de santé mentale dans le cadre du travail social ne détourne pas celui-ci de ses
véritables missions. Autrement dit, l’investissement considérable que nécessite cette prise en
charge, le temps consacré à une écoute qui, parfois, n’aurait d’autre objet qu’elle-même, se
justifient-ils ? La question se pose aux travailleurs sociaux avec d’autant plus d’acuité
lorsqu’elle est formulée à l’aune de l’efficacité. En effet, sans pour autant prétendre que le
travail social a succombé aux sirènes du culte de la performance, sans non plus pouvoir parler
« d’abattage » en ce qui concerne les permanences dans les centres de service social, il n’en
reste pas moins que le temps est compté. La disponibilité des travailleurs sociaux est loin
d’être totale. D’un côté, elle peut être conditionnée par la file des usagers qui, derrière la porte
du bureau, attendent d’être reçus. De l’autre, elle peut être soumise – avec plus ou moins
d’intensité en fonction des lieux et des circonstances – à une certaine pression institutionnelle
somme toute bien compréhensible si l’on tient compte effectivement de la faible rentabilité
d’une telle prise en charge. La rentabilité est sans doute un terme trop fort et trop connoté, un
bien vilain mot lorsqu’on traite du travail social. Cependant, on ne peut ignorer que les
travailleurs sociaux ont aussi des comptes à rendre à leur direction et, plus loin, aux pouvoirs
subsidiants. Il n’est pas si simple de justifier que l’on a consacré autant de temps pour une
seule personne sans, par-dessus le marché, pouvoir faire valoir de réponse sociale concrète ;
alors que, dans le même temps, on aurait pu en recevoir trois avec une demande précise
débouchant sur autant d’actes techniques et de solutions tangibles et comptabilisables.
Au malaise inhérent à la rencontre de l’étrangeté s’ajoute donc le trouble relatif aux
questionnements sur les limites et le sens du travail social, son utilité et son efficacité.
Alors, les problèmes de santé mentale échapperaient-ils au champ du travail social ? Et s’ils
s’y invitent, est-ce par effraction ? Devraient-ils dès lors en être expulsés, pris en charge
ailleurs et exclusivement ailleurs ? En d’autres termes, seraient-ils tout simplement hors
propos, « hors sujet » ?
2.2.2. Le sens maintenu
Paradoxalement, nous pourrions formuler la réponse suivante : « dans le cadre du travail
social, les problèmes de santé mentale ne sont pas hors sujet pour peu qu’on puisse les
appréhender aussi hors sujet » ; c’est-à-dire en dehors de la seule relation au sujet. Il ne s’agit
pas ici d’affirmer que le travail social ne se soucie pas de la personne en souffrance ; mais de
soutenir que la santé mentale trouve sa place dans le champ du travail social si logiquement
elle soulève des questions sociales. Or, elle en soulève précisément en amont et en aval.
En amont, on ne peut passer sous silence la production sociale de la souffrance psychique. La
vulnérabilité est, il est vrai, inhérente à la condition humaine et peut fragiliser chacun ;
toutefois, la condition sociale peut encore l’exacerber. La précarité ainsi que les messages
paradoxaux véhiculés par bon nombre de politiques publiques (prônant l’émancipation dans le
contrôle, l’autonomie dans la contingence, l’autodétermination dans l’ukase, l’autosuffisance
dans l’insuffisance, la santé dans l’insane) se révèlent un terrain particulièrement favorable,
sinon au développement de la maladie mentale, à tout le moins à celui de la souffrance
psychique qui s’étend en continuum entre la santé et la maladie mentale proprement dite.
Lorsque les travailleurs sociaux par leur écoute et leur soutien permettent aux personnes de ne
pas sombrer dans le déni de reconnaissance, la dégradation de l’estime de soi, l’isolement, la
désillusion, la fuite ou l’errance, les angoisses et autres déprimes, ils contribuent à la
promotion de la santé mentale (un peu à la manière de Monsieur Jourdain) sans
nécessairement le savoir.
C’est aussi en maintenant intacte leur capacité à s’insurger contre les injustices et les
inégalités sociales que les travailleurs sociaux peuvent soutenir du sens dans la prise en
charge de ce qui paraît insensé. Il convient donc de s’efforcer de transformer
systématiquement l’expression fragmentée de souffrances individuelles multiples en questions
collectives ; ce qui implique de ne pas s’enfermer dans une clinique du sujet qui
n’interrogerait la santé mentale que sous l’angle des relations interpersonnelles afin de
ramener le débat aussi sur le terrain des rapports sociaux. On ne peut décemment attendre des
travailleurs sociaux qu’ils aident les individus à mieux s’adapter à leur environnement si ce
dernier, profondément délétère, reste inchangé. À cet égard, le travail de réseau est essentiel
en ce qu’il permet à des professionnels d’horizons divers de se saisir de thématiques
spécifiques afin d’interpeller les pouvoirs publics sur la nécessité de modifier les contextes
sociaux, économiques et culturels. Si, au plan individuel, nous ne nous prononçons pas sur
l’attitude à adopter face au délire du sujet ; à l’échelle sociétale, le sens du travail social
implique de rappeler constamment les principes de réalité et de démonter ce délire collectif
qui consiste à prétendre lutter contre la pauvreté tout en privatisant, dérégulant et creusant
toujours davantage les inégalités.
En aval, si l’on ne renonce pas au progrès que représente la volonté de ne pas enfermer la
maladie mentale derrière les murs des institutions psychiatriques, si l’on considère par ailleurs
qu’il est inadéquat de psychiatriser l’ensemble des modalités de la souffrance psychique – en
particulier lorsqu’elles sont étroitement liées à la perte d’objets sociaux (revenu, emploi,
statut, logement, famille, etc.) ou à leur fragilisation –, le défi est alors de mettre en place les
conditions favorables au maintien de la personne dans la cité. Lors de notre séminaire, le Dr
Gérald Deschietere, psychiatre à l’Unité de crise et d’urgences de l’hôpital universitaire StLuc de Bruxelles, pointait le risque d’une psychiatrisation du social et d’un retour à
l’enfermement asilaire. Il constatait aussi que bon nombre de personnes étaient hospitalisées
surtout pour des raisons sociales, à savoir l’absence ou la faiblesse des liens sociaux
soutenant. Or, l’hospitalisation aggrave encore la désinsertion. Le travail social est ici appelé
à la rescousse : d’une part pour garantir l’effectivité des droits fondamentaux à ceux qui, du
fait de leur santé psychique, risquent d’être encore davantage discriminés ; et d’autre part pour
construire avec et autour de la personne des relations sociales susceptibles de l’épauler. À cet
égard, le travail de coordination est important en ce qu’il permet de rassembler en un
agencement plus cohérent les efforts des différents intervenants qui accompagnent la personne
(qu’il s’agisse de professionnels de la santé et du social ou encore des proches). En ce sens,
les travailleurs sociaux peuvent contribuer à la structuration de collectifs aidant (on pourrait
dire ici aussi « hors (du) sujet »).
3. Les conditions pour améliorer la prise en charge sociale de la souffrance
psychique
Si l’on considère donc que les questions de santé mentale ne traitent pas seulement du sujet
souffrant, que les enjeux débordent du sujet en amont comme en aval, elles ne peuvent être
rejetées hors du champ du travail social d’un simple revers de main. Il convient dès lors
d’explorer les conditions pour améliorer la prise en charge sociale de la maladie mentale et,
plus largement, des souffrances psychiques.
3.1.Collaborations avec le secteur de la santé mentale
Si le travail social est concerné, ne nous leurrons pas cependant : il ne peut être perçu comme
une annexe adossée aux murs de l’institution psychiatrique. Si le travailleur social peut
apporter un soutien à la personne, on ne peut attendre de lui qu’il traite seul la souffrance
psychique du sujet. En ce sens, la collaboration avec le secteur de la santé mentale se doit
d’être encouragée. D’emblée les personnes qui cumulent les souffrances sociales et
psychiques brouillent les frontières. Il convient donc de dépasser les débats stériles du genre :
« Cette personne relève de la santé mentale puisqu’elle est un cas psychiatrique. Ah, non,
c’est un cas social et elle relève donc du travail social ». À se renvoyer ainsi le « valet de
pique », ce sont les personnes en souffrance qui en définitive ressortent perdantes. Sans
remettre en cause les réelles compétences des psychologues et psychiatres, il faut démystifier
le pouvoir quasi magique qu’on pourrait leur prêter. Acceptons que face à certains
bénéficiaires, ils se sentent tout aussi démunis que les travailleurs sociaux. C’est donc à
travailler ensemble qu’il faut œuvrer. Ceci implique de la part des acteurs de la santé mentale
qu’ils prennent au sérieux l’urgence vécue par les travailleurs sociaux, qu’ils acceptent de
considérer les travailleurs sociaux comme des partenaires compétents (au-delà des différences
de diplôme sur lesquelles se greffent parfois des enjeux de pouvoir), qu’ils acceptent de
s’investir dans des coordinations, une démarche collective qui ne va pas toujours de soi dans
une culture professionnelle marquée par une approche plus individualiste. Ceci implique enfin
que le secteur de la santé mentale se questionne sur l’accessibilité de leurs services pour les
personnes les moins nanties, en termes de moyens (accroître l’offre en proportion de
l’accroissement des besoins) mais aussi d’affectation des moyens (garantir une juste
proportion des profils socioéconomiques au sein de leur patientèle).
L’accès à la santé mentale est généralement conditionné par l’existence d’une demande de la
part de l’usager. Or, cette demande n’est pas toujours et pas d’emblée présente. Vu la charge
parfois stigmatisante pour les usagers (« mais je ne suis pas fou ! »), leur orientation vers la
santé mentale par les travailleurs sociaux n’est pas toujours aisée. Ces derniers doivent alors
aider les personnes à prendre conscience de leurs difficultés, à faire germer en elles le souhait
d’un soutien psy et les amener progressivement à élaborer une demande. Dans les situations
où la déstructuration ou encore la crainte sont importantes, il est parfois nécessaire que les
travailleurs sociaux accompagnent leur usager pour les aider à franchir la porte de la santé
mentale. Quelques services comme le SMES (Santé Mentale et Exclusion Sociale) à Bruxelles
– lui aussi présent lors de notre séminaire – peuvent intervenir à la demande des
professionnels de première ligne pour les soutenir et tenter avec eux et l’usager de
coconstruire un projet, des modalités d’accompagnement social et psychologique.
3.2.S’autoriser le temps d’une écoute apaisée
L’effort attendu des acteurs de la santé mentale concerne également les travailleurs sociaux.
Car la collaboration implique aussi de leur part qu’ils ne conçoivent pas l’orientation d’une
personne vers la santé mentale comme un moyen de « passer la main » ou de « s’en laver les
mains ». Ceci implique aussi dans leur chef, en se frottant à la temporalité propre à la santé
mentale, de relativiser quelque peu leur perception de l’urgence. A ce propos, le Dr
Deschietere invite à faire la part des choses entre dangerosité2 et « dérangeosité ». Il
encourage à prendre le « temps humain » de l’écoute, y compris du délire en ce qu’il révèle
toujours en germe une part de vérité pour la personne ainsi que des éléments biographiques
qui pourront peut-être prendre du sens et s’avérer utiles plus tard. Par ailleurs, le délire peut
aider la personne à vivre. On ne devrait s’en inquiéter que lorsqu’il véhicule des idées
morbides, qu’il englobe la vie totale de la personne et met en danger son intégrité ou celle de
son entourage. En ce sens, les travailleurs sociaux doivent s’autoriser à verbaliser les choses,
exprimer leurs émotions aux personnes qu’ils reçoivent, y compris leurs inquiétudes, leurs
peurs, leurs propres limites. Enfin, le Dr Deschietere encourage les travailleurs sociaux à
garder la capacité de « mentaliser », c’est-à-dire de maintenir vivace l’interrogation et
l’imaginaire (continuer à essayer de comprendre, à démêler le comment du pourquoi, à
imaginer des pistes de solutions…) après même que la personne ait quitté le bureau ; ce qui
nécessite une disponibilité d’esprit qui ne va pas de soi.
3.3.Un cadre institutionnel structurant et rassurant
Un tel effort de la part des travailleurs sociaux doit nécessairement être soutenu par un cadre
structurant. C’est ici la dimension institutionnelle, organisationnelle, des services sociaux qui
est concernée. Il faut pouvoir garantir des conditions de travail qui assurent la sécurité des
travailleurs : par exemple faire en sorte qu’ils ne se retrouvent pas isolés, qu’ils puissent le cas
échéant intervenir en binôme, etc. Le cadre institutionnel doit être suffisamment solide pour
pouvoir être invoqué comme tiers : que les travailleurs sociaux puissent compter sur leur
hiérarchie et/ou sur l’équipe pour trianguler leur relation à la personne aidée. L’organisation
devrait dans la mesure du possible proposer un accueil de qualité qui, plus qu’une salle
d’attente (un sas entre la porte d’entrée et celle des travailleurs sociaux) offre un lieu
d’expression animée et modérée par une personne compétente, un lieu d’écoute qui trouve sa
place ailleurs que dans les permanences sociales. L’institution doit pouvoir encourager et
soutenir l’interrogation de ses travailleurs à travers des formations (sans doute pas tant des
formations spécialisées sur les maladies mentales que des formations plus générales à la
gestion de l’agressivité, du conflit, etc.), des supervisions, intervisions ou encore les réunions
d’équipe (qui permettent non seulement de s’échanger trucs et astuces, de pouvoir se soutenir
mutuellement, mais qui permettent aussi aux travailleurs sociaux de prendre du recul et de
recréer collectivement du sens face à l’insensé). On ne peut qu’encourager les initiatives
d’immersions croisées telles que celle dont témoigne le Centre de Service Social Liégois3.
L’immersion des travailleurs sociaux dans le secteur de la santé mentale et celle des acteurs
de la santé mentale dans celui du travail social permet aux uns de s’enrichir de l’expérience
des autres, de mieux comprendre les réalités, les spécificités ainsi que les limites du travail de
chacun et de faciliter ainsi les collaborations présentes et futures. Enfin, un cadre soutenant
2
En
l’occurrence,
le
Dr
Deschietere
précise
que
les
personnes
qui
souffrent
de
maladie
mentale
ne
sont
pas
nécessairement
plus
dangereuses
que
les
personnes
ordinaires.
Dans
sa
pratique,
sa
prudence
est
davantage
éveillée
lorsqu’il
reçoit
des
patients
désinhibés
sous
l’effet
de
l’alcool
ou
de
la
cocaïne.
3
Voir
les
Recommandations
sectorielles
et
perspectives
pratiques
des
CSSW
dans
la
rubrique
«
Recommandations
»
de
ce
débat
en
ligne.
est aussi celui qui autorise les travailleurs à prendre le temps de l’écoute dans des situations
particulièrement difficiles ; qui accorde aussi au personnel le temps pour s’investir dans un
travail de coordination (voire de réseau et d’interpellation politique) puisqu’il s’agit là d’une
condition essentielle pour maintenir le sens.
3.4.Des pouvoirs publics soutenant
C’est alors les pouvoirs publics qui sont concernés puisque les institutions seront d’autant
plus aptes à garantir un cadre structurant pour les travailleurs qu’elles seront comprises et
soutenues. En l’occurrence, il est opportun de rappeler que l’utilité et l’efficacité du travail
social ne s’évalue pas uniquement à l’aune de la rentabilité, c’est-à-dire pas uniquement au
regard du ratio quantitatif entre investissement en temps et production de solutions concrètes
plus ou moins directement mobilisables (nombre de relogements, de re-mises à l’emploi,
etc…). Il est important aussi de comprendre que si les travailleurs sociaux ont un rôle à jouer
face aux problèmes de santé mentale, la prise en charge de ces derniers nécessite du temps.
Accroître la disponibilité des travailleurs impliquerait, au-delà des améliorations
organisationnelles, d’envisager l’accroissement des équipes. Mais cette perspective paraît
assez éloignée si l’on tient compte qu’en l’état le personnel des services sociaux wallons n’est
toujours pas financé à 100%.
3.5.Une politique offensive de lutte contre la pauvreté, délire « hors (du) sujet »
Enfin, la responsabilité des pouvoirs publics est engagée dans la lutte contre la pauvreté. On
ne cesse de le rappeler, si la précarité et la vulnérabilité sociale sont délétères, il convient
n’ont seulement d’en gérer les conséquences mais aussi d’en traiter les causes. Il est
notamment de première urgence de concevoir une fiscalité qui, par une progressivité plus
juste sur les plus hauts revenus4, permette de réduire les inégalités. Les chiffres montrent au
contraire que, non seulement, ces dernières s’accroissent mais aussi que la capacité de l’impôt
à les réduire s’étiole au fil des années. La répartition par déciles du revenu total net imposable
montre de façon implacable que les 10% les plus riches de la population concentrent près de
32% de ce revenu alors qu’au bas du tableau, il reste moins de 0,7% de ce revenu pour les
10% les plus pauvres de la population. Déduction faite de l’impôt perçu, les 10% les plus
riches bénéficient encore de 27,5% du revenu total tandis que seulement 0,8% de ce revenu
revient aux 10% les plus modestes. Après impôt, les inégalités de revenus en Belgique
s’étendent de 1 à 34 ; de sorte qu’en admettant que les 10% les plus pauvres reçoivent en
moyenne mensuellement 750 €, c’est 25.500 € que recevront mensuellement les 10% les plus
riches. Même en considérant que l’égalité totale des revenus est irréaliste voire peu
souhaitable, rien ne justifie de telles disproportions. Cet insensé là, ce délire là ne peut être tu
et doit être traité. Sinon, c’est à propos des politiques de lutte contre la pauvreté qu’on dira
que « leurs heures sont molles et qu’elles laissent tomber les mots » ; qu’à défaut d’actes, les
mots (constats, rapports d’études, interpellations, recommandations, promesses) tombent sans
lendemain. Ne resterait plus alors que l’écoute, au mieux bienveillante, au pire insupportable
de la souffrance du sujet. À n’en pas douter, il faudra bien un jour que quelque chose soit fait
de ce qui est dit.
4
ème
ème
On
pense
en
particulier
aux
9 et
10 déciles,
c’est‐à‐dire
les
20
%
les
plus
riches
de
la
population
qui
concentrent
à
eux
seuls
près
de
la
moitié
du
revenu
total
net
imposable
(et
encore
43,5
%
du
revenu
total
déduction
faite
de
l’impôt).

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