En amont, on ne peut passer sous silence la production sociale de la souffrance psychique. La
vulnérabilité est, il est vrai, inhérente à la condition humaine et peut fragiliser chacun ;
toutefois, la condition sociale peut encore l’exacerber. La précarité ainsi que les messages
paradoxaux véhiculés par bon nombre de politiques publiques (prônant l’émancipation dans le
contrôle, l’autonomie dans la contingence, l’autodétermination dans l’ukase, l’autosuffisance
dans l’insuffisance, la santé dans l’insane) se révèlent un terrain particulièrement favorable,
sinon au développement de la maladie mentale, à tout le moins à celui de la souffrance
psychique qui s’étend en continuum entre la santé et la maladie mentale proprement dite.
Lorsque les travailleurs sociaux par leur écoute et leur soutien permettent aux personnes de ne
pas sombrer dans le déni de reconnaissance, la dégradation de l’estime de soi, l’isolement, la
désillusion, la fuite ou l’errance, les angoisses et autres déprimes, ils contribuent à la
promotion de la santé mentale (un peu à la manière de Monsieur Jourdain) sans
nécessairement le savoir.
C’est aussi en maintenant intacte leur capacité à s’insurger contre les injustices et les
inégalités sociales que les travailleurs sociaux peuvent soutenir du sens dans la prise en
charge de ce qui paraît insensé. Il convient donc de s’efforcer de transformer
systématiquement l’expression fragmentée de souffrances individuelles multiples en questions
collectives ; ce qui implique de ne pas s’enfermer dans une clinique du sujet qui
n’interrogerait la santé mentale que sous l’angle des relations interpersonnelles afin de
ramener le débat aussi sur le terrain des rapports sociaux. On ne peut décemment attendre des
travailleurs sociaux qu’ils aident les individus à mieux s’adapter à leur environnement si ce
dernier, profondément délétère, reste inchangé. À cet égard, le travail de réseau est essentiel
en ce qu’il permet à des professionnels d’horizons divers de se saisir de thématiques
spécifiques afin d’interpeller les pouvoirs publics sur la nécessité de modifier les contextes
sociaux, économiques et culturels. Si, au plan individuel, nous ne nous prononçons pas sur
l’attitude à adopter face au délire du sujet ; à l’échelle sociétale, le sens du travail social
implique de rappeler constamment les principes de réalité et de démonter ce délire collectif
qui consiste à prétendre lutter contre la pauvreté tout en privatisant, dérégulant et creusant
toujours davantage les inégalités.
En aval, si l’on ne renonce pas au progrès que représente la volonté de ne pas enfermer la
maladie mentale derrière les murs des institutions psychiatriques, si l’on considère par ailleurs
qu’il est inadéquat de psychiatriser l’ensemble des modalités de la souffrance psychique – en
particulier lorsqu’elles sont étroitement liées à la perte d’objets sociaux (revenu, emploi,
statut, logement, famille, etc.) ou à leur fragilisation –, le défi est alors de mettre en place les
conditions favorables au maintien de la personne dans la cité. Lors de notre séminaire, le Dr
Gérald Deschietere, psychiatre à l’Unité de crise et d’urgences de l’hôpital universitaire St-
Luc de Bruxelles, pointait le risque d’une psychiatrisation du social et d’un retour à
l’enfermement asilaire. Il constatait aussi que bon nombre de personnes étaient hospitalisées
surtout pour des raisons sociales, à savoir l’absence ou la faiblesse des liens sociaux
soutenant. Or, l’hospitalisation aggrave encore la désinsertion. Le travail social est ici appelé
à la rescousse : d’une part pour garantir l’effectivité des droits fondamentaux à ceux qui, du
fait de leur santé psychique, risquent d’être encore davantage discriminés ; et d’autre part pour
construire avec et autour de la personne des relations sociales susceptibles de l’épauler. À cet
égard, le travail de coordination est important en ce qu’il permet de rassembler en un
agencement plus cohérent les efforts des différents intervenants qui accompagnent la personne
(qu’il s’agisse de professionnels de la santé et du social ou encore des proches). En ce sens,
les travailleurs sociaux peuvent contribuer à la structuration de collectifs aidant (on pourrait
dire ici aussi « hors (du) sujet »).