Du texte littéraire à la lecture littéraire: les enjeux d’un déplacement en classe de FLE/S Luc Collès et Jean-Louis Dufays Université catholique de Louvain - Centre de recherche en didactique des langues et des littératures romanes (CEDILL) Résumé : L’article analyse les moyens et les enjeux de deux approches complémentaires de la littérature en classe de FLE/S. Dans un premier temps, la lecture des textes littéraires est envisagée dans une approche pragmatique, qui vise à faire passer les apprenants du discours usuel au discours littéraire dans un même geste. Cette approche est elle-même intégrée dans la perspective actionnelle définie par le Cadre européen commun de référence pour les langues (2001), dont l’objectif est la formation d’un acteur social à travers la pédagogie du projet. Dans un second temps, après avoir distingué différentes conceptions de la littérature et leurs implications didactiques, on s’intéresse à la lecture littéraire en tant que pratique spécifique, et plus particulièrement aux enjeux pour le FLE/S de la dialectique « participation-distanciation » et de la « lecture comme jeu ». Qu’il s’agisse de français langue étrangère ou seconde (FLE/S) ou de français langue première (FL1), la relation entre la littérature et l’enseignement des langues-cultures a toujours été dialectique. D’un côté, la littérature est une des matières premières de l’école et une des raisons d’être de l’appropriation des langues-cultures; l’intérêt et le rayonnement d’une langue tiennent pour une bonne part à la littérature dont elle est porteuse. D’un autre côté, l’enseignement des langues-cultures est un lieu privilégié de la constitution et de la structuration de l’objet littéraire. « La littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout », disait Barthes, avec une pointe de provocation; sans aller jusque là, on peut admettre que, si elle n’était pas investie par les contraintes et les cadres méthodologiques de l’enseignement, la littérature n’aurait pas le poids institutionnel, symbolique et notionnel qui est le sien. Pourtant, convaincre les apprenants de l’utilité de lire des textes littéraires ne va pas de soi en classe de FLE/S. Bien des débutants souhaitent, dans un premier temps en tout cas, ne disposer que d’un français « de survie ». Quant aux autres, surtout les adultes de niveau avancé, ils ont souvent des besoins très ciblés: c’est en fonction de leurs activités professionnelles qu’ils se perfectionnent. Bien peu avouent poursuivre l’étude de cette langue pour mieux comprendre la culture ou découvrir la littérature française. Ces opinions participent d’une perception dualiste de la langue et de la culture. On peut évidemment déplorer cette situation, mais comme elle détermine l’inscription aux cours, les professeurs « répondent à la demande » et, s’il leur arrive accessoirement d’utiliser des textes littéraires (priorité est donnée aux documents authentiques que l’apprenant rencontrera dans la vie courante), c’est à des fins étroitements linguistiques. Nous pensons quant à nous qu’il y a moyen d’infléchir cette vision en inscrivant en partie la lecture des textes littéraires dans l’approche pragmatique qui constitue la base des cours de langue donnés aujourd’hui avec une visée communicative. L’analyse pragmatique des textes littéraires permet aux apprenants de passer du discours usuel au discours littéraire dans un même geste: la reconnaissance de l’importance du contexte, des implicites qu’il véhicule et du caractère dialogique de maint discours. En outre, pour donner sens à l’apprentissage, au-delà d’une logique fonctionnaliste, il semble judicieux d’aborder la littérature dans la perspective actionnelle définie par le Cadre européen commun de 1 référence pour les langues (2001), dont l’objectif est la formation d’un acteur social à travers la pédagogie du projet. Après avoir présenté le cadre général de l’analyse pragmatique et la visée actionnelle du Cadre commun, nous aborderons plus spécifiquement la problématique de la lecture littéraire. Nous porterons une attention sur un objet qui constitue un des enjeux clés pour l’enseignement du FLE/S aujourd’hui: la lecture littéraire comme pratique. Nous traiterons de l’importance particulière en FLE/S de la dialectique « participation- distanciation » et de la « lecture comme jeu ». Précisons que les propositions qui suivent s’adressent à des professeurs de FLE/S qui donnent cours à des adolescents ou à des adultes de niveau « moyen » ou « avancé ». Par ailleurs, comme nous avons déjà eu l’occasion de l’écrire (Collès et Dufays 2003), notre conception de l’enseignement de la lecture et de la littérature n’établit pas de frontière stricte entre les pratiques relevant du FLE/S et celles qui concernent le français langue première (FL1): non seulement la séparation entre les deux publics nous apparaît comme de plus en poreuse, mais en outre, nous avons la conviction que, malgré les différences de compétences linguistiques, le rapport à la littérature qu’il s’agit de développer est fondamentalement du même ordre quel que soit le public. Cela étant, nous insisterons néanmoins ici sur les pratiques qui nous paraissent les plus adaptées aux aptitudes et aux attentes spécifiques du public FLE/S. Le statut pragmatique des textes littéraires Déterminer le statut pragmatique d’un texte revient à dégager sa valeur illocutoire globale, l’intention communicative qui le traverse et qui règle stratégiquement l’agencement de ses séquences. Comme tout acte d’énonciation, le processus de l’œuvre littéraire est soumis aux normes de l’interaction verbale, mais il s’appuie sur les lois du discours sans s’y laisser enfermer. C’est qu’en effet le discours littéraire comporte des rituels énonciatifs propres dont les genres sont les manifestations (Maingueneau 1994 et 2004). Que ce soit pour les légitimer ou les transgresser, un écrivain est toujours amené à se situer par rapport à des conventions génériques. Dès lors, pour pouvoir interpréter correctement un texte et y voir autre chose qu’une simple addition d’actes de parole élémentaires, le destinataire doit commencer par comprendre de quel genre il relève ou il s’écarte. Ainsi, interpréter correctement un proverbe, c’est y voir non seulement une assertion, mais aussi un genre de discours particulier où l’énonciateur ne parle pas en son nom, où ce qu’il énonce est censé s’appliquer à la situation d’énonciation, etc. Certes, la littérature moderne ne cesse de transgresser les lois du discours – en particulier les « maximes conversationnelles » relatives à la pertinence, à la longueur, etc. (Grice 1979) − et de déjouer les contrats génériques. Mais cela n’empêche pas le destinataire de chercher, comme dans le mécanisme du sous-entendu, une interprétation compatible avec les lois du discours ou du genre. Si, par exemple, une œuvre se complaît dans les évidences (transgressant la loi d’informativité), le lecteur en imputera la volonté à l’auteur et tentera d’en trouver les raisons: ironie, dénonciation des stéréotypes, etc. Autre exemple: de longues descriptions sont admises dans un roman naturaliste, mais il en va tout autrement dans un roman à suspense traditionnel. Pour donner sens à ces transgressions, beaucoup de lecteurs postuleront une distance entre sens manifeste et sens second(s) de l’œuvre. L’ensemble du texte leur apparaît alors comme un acte de langage indirect qui exige du destinataire la recherche herméneutique de sens caché(s). Les textes littéraires touchent des publics indéterminés dans le temps comme dans l’espace. Cette décontextualisation est le corrélat de l’ambiguïté de l’œuvre. La relative « clôture » du texte sur luimême fait éclater l’univocité de l’interprétation puisque les possibilités de connexion entre les unités textuelles s’avèrent nombreuses. Ainsi, avec les théories de la réception, qui se sont surtout 2 développées depuis la fin des années 1970, s’est imposée l’idée selon laquelle la source de la production de sens est moins le texte que le récepteur, moins l’objet produit que le sujet lisant (Iser 1985, Eco 1985, Dufays 1994). C’est donc au lecteur qu’il appartiendra de reconstruire les chaînes anaphoriques, de combler les ellipses dans l’enchaînement des actions, de repérer les sous-entendus, etc. Le statut sémiotique de l’œuvre littéraire requiert donc que le destinataire contribue à élaborer sa signification. Pour ce faire, il dispose d’indices inscrits dans le texte lui-même, mais il peut aussi tenter de restituer le contexte original de réception. Pour un élève d’aujourd’hui, a fortiori lorsqu’il est allophone, ces deux opérations ne se font pas sans problème. Même si les cours d’histoire littéraire lui demandent d’effectuer des recherches personnelles, celles-ci prennent beaucoup de temps et ne peuvent pas se passer à un moment ou l’autre d’une structuration magistrale par le professeur. Quant à la mise en relation des indices textuels, elle relève d’une analyse interne qui n’est pas plus aisée à maîtriser pour les élèves, car même si l’œuvre peut apparaître à certains égards comme un ensemble clos, elle n’est jamais pour autant autosuffisante. Contrairement à ce qu’a pu laisser entendre l’analyse structurale, le texte n’est pas seulement un jeu de signifiances internes; il est aussi absorption et transformation d’une multiplicité d’autres textes. Les images surgies des mots appellent d’autres images issues d’autres textes engendrés à d’autres époques, dans d’autres cultures1. L’allusion est un cas remarquable de ces codes culturels à l’œuvre dans un texte. Comme telle, elle n’a pas de limite. Il suffit, par exemple, qu’apparaisse le nom d’un personnage mythologique pour que, dans la mémoire de certains lecteurs, se lèvent d’autres textes. L’allusion peut prendre de multiples formes, notamment la citation, la parodie, le scénario… Mais d’autre part, seule l’« encyclopédie » du lecteur (Eco 1985), c’est-à-dire sa mémoire culturelle lui permet de repérer et d’interpréter ces codes. Or chez l’apprenant allophone – mais c’est aussi vrai de bien des adolescents francophones! –, celle-ci n’est pas très étendue. Bien souvent, il lui est difficile, voire impossible, de déceler les intertextes. En fonction de leur propre culture, les apprenants reçoivent ces textes de manière assez diversifiée. Ces divergences peuvent apparaître comme une source d’échanges interculturels. Dominique Maingueneau (1994: 35) y perçoit même une partie intégrante du plaisir que peut ressentir le lecteur, « le déficit interprétatif étant compensé par exemple par un sentiment de dépaysement ». La tolérance de Maingueneau est grande et pourrait être celle d’un professeur de FLE/S. Mais, pour l’un comme pour l’autre, elle risque de devenir problématique si elle porte atteinte au « noyau sémantique » du texte, c’est-à-dire aux éléments stables de la signification qui lui permettent d’être compris de manière convergente par une communauté de lecteurs. A ce propos, certains théoriciens estiment que les textes littéraires construisent eux-mêmes la manière dont ils doivent être lus en même temps qu’ils déstabilisent d’une manière ou d’une autre les automatismes de lecture. D’où une situation « d’entredeux » qui se répercute sur le lecteur. Celui-ci devrait tenir compte des indices textuels, mais il aurait la liberté de les mettre en relation comme il l’entend. Pour accroître encore cette liberté, le professeur peut tenter de donner à ses apprenants des techniques qui leur permettent de découvrir le plus d’indices possible. Analyse pragmatique: mode d’emploi Dans son approche pragmatique du texte littéraire (Collès 1994), le professeur de FLE/S pourrait montrer d’abord que l’examen du hors-texte (où il privilégierait les indices génériques) et de la couverture renseigne sur le pacte noué avec son lecteur. La lecture de l’incipit confirmera ou non les premières hypothèses (Genette 1983). Les apprenants étudieront ensuite le cadre énonciatif (qui parle R. Barthes a montré qu’un code se prolonge indéfiniment « dans la masse du déjà écrit », qu’il est « un point de fuite » (Barthes 1970 : 28, 164). 1 3 et selon quel point de vue? à qui s’adresse-t-il? de quoi parle-t-il et pourquoi? quelle attitude a-t-il par rapport à son énoncé?...). On sera particulièrement attentif aux indices d’énonciation (embrayeurs, modes et temps verbaux, indices d’opinion ou modalisations, modes de vision ou focalisations). Les élèves pourraient ensuite être invités à identifier ces deux éléments majeurs du pacte de lecture que sont le « type textuel » et le « genre littéraire ». La notion de type textuel a été développée par Jean-Michel Adam (1992), pour qui un texte résulte d’une mise en forme d’unités linguistiques obéissant à des règles d’organisation interne (cohésion, cohérence). Après plusieurs essais de typologies plus fournies, Adam en est venu à distinguer cinq « types textuels » de base: narratif, descriptif, explicatif, argumentatif et dialogal. Quant au discours, il le définit comme une pratique concrète, un acte de communication inscrit dans une situation matérielle et sociale. Différents types textuels peuvent ainsi se retrouver dans un même discours (un discours publicitaire, par exemple, peut comporter les types narratif et descriptif). Avec les élèves, une des premières opérations consistera dès lors à identifier tant le(s) type(s) textuel(s) que le type de discours auquel on a affaire. Par ailleurs, le discours littéraire, qui nous occupe ici, comporte une grande diversité de genres (Canvat 1999). Comme celle des discours, la classification générique est hétérogène et repose sur des critères variés, tels que l’intention communicative, les caractéristiques formelles, les marques paratextuelles et thématiques. Pendant la lecture, le genre ne se donne pas toujours à percevoir tout de suite, mais le professeur pourrait inviter les élèves à relever dès le début les indices typographiques qui renvoient à tel ou tel macro-genre: densité du texte, division en paragraphes et en chapitres pour le roman; alinéas, tirets, répétition du nom des personnages, découpage en scènes et en actes, indications scéniques pour le théâtre; disposition spatiale du texte pour la poésie. La lecture de l’incipit devrait permettre d’affiner d’emblée ces premières hypothèses et de déterminer par exemple si l’on affaire à un roman réaliste, policier, fantastique, etc. L’étape suivante pourrait consister à distinguer entre contenus explicites et implicites. L’enseignant s’assurera d’abord que les apprenants ont bien saisi les contenus explicites du texte. S’il s’agit d’un récit par exemple, il s’agira d’identifier les éléments objectifs tels que le cadre spatial, le cadre temporel, les personnages et leurs interrelations et la trame narrative. Dans un second temps, les élèves seront invités, à la suite d’une relecture attentive, à formuler une hypothèse sur le sens global du récit en reliant entre eux les indices textuels perçus d’abord de manière disparate. En s’appuyant sur leurs compétences linguistiques, logiques et rhétorico-pragmatiques (connaissance des lois du discours), les apprenants essaieront de déduire les éléments qui sont implicites parce que supposés. Soit par exemple la nouvelle de Fredric Brown « Cauchemar en rouge »2. A première vue (sens explicite), celle-ci relate l’histoire d’un homme qui est réveillé en pleine nuit par un bruit de cloche et des secousses telluriques, et qui éprouve le besoin irrationnel de courir à travers un champ planté de curieux poteaux, avant de disparaître dans la terre qui s’ouvre sous ses pieds. Leur compétence rhétorico-pragmatique amènera les élèves à percevoir que cette histoire est insignifiante si on la lit seulement au premier degré. Leur compétence logique, informée par leur « encyclopédie » culturelle, les amènera dès lors à relever puis à relier entre eux des indices insolites (le bruit de cloches, le besoin de courir que ressent le personnage, le champ planté de court poteaux tronqués, les secousses, le ciel rouge, la disparition finale du personnage, l’apparition du mot « tilt ») qui leur permettront de percevoir que le personnage-héros est ici assimilé à une boule lancée dans un immense jeu de flipper. Une autre manière d’aller de l’explicite à l’implicite consistera à identifier des intertextes et à s’interroger sur le statut qu’ils confèrent au texte. Mais comme il s’agira ici de tabler sur une 2 In Fantômes et farfafouilles, traduit de l’américain par Jean Sendy, Paris, Denoël, 1963 (Présence du futur, 65), pp. 30-32. 4 compétence encyclopédique, qui est forcément lacunaire chez les élèves, a fortiori s’il est question de « réalités francophones », la lecture d’autres textes s’avèrera nécessaire. Le professeur fournira donc les intertextes (ou du moins des fragments significatifs de ceux-ci) et montrera comment ils ont été réinvestis par l’écrivain (s’il s’agit d’« hypotextes » qui ont été exploités sciemment) ou peuvent être exploités par le lecteur pour donner un supplément de sens au texte. Ainsi, dans le cas de « Cauchemar en rouge », la comparaison avec des textes de Kafka ou de Buzzati permettra de percevoir la nature allégorique du récit, et de comprendre que l’assimilation du personnage à un boule de flipper pourrait symboliser la dépendance de l’être humain par rapport à des logiques, des pouvoirs ou des machines qui le dépassent. Certains intertextes pourront même être découverts par les apprenants eux-mêmes grâce aux citations et aux renvois d’un bon dictionnaire de langue (Goldenstein 1990). Une perspective actionnelle Pour donner sens à l’apprentissage au-delà d’une optique purement fonctionnelle, il ne suffit pas d’aborder le texte littéraire sous un angle pragmatique. Il importe aussi de l’inscrire dans une perspective actionnelle. Christian Puren (2007) a essayé de tirer, pour l’enseignement de la littérature, toutes les implications de la perspective actionnelle ébauchée dans le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) (2001) dont l’objectif est la formation d’« un acteur social » à travers la pédagogie du projet. Les enseignants utilisent depuis longtemps ces formes d’action sociale par la littérature que sont les représentations de pièces de théâtre (cf. par exemple Masuy 2006) ou les lectures publiques de poèmes. Dans ce cas, rien ni personne ne devrait empêcher de combiner pédagogie du projet et simulation. Puren prend l’exemple d’un projet, supposé être présenté à un éditeur, d’édition illustrée d’une nouvelle: les élèves devraient pour cela chercher et sélectionner les différentes illustrations, et se mettre d’accord entre eux pour réaliser le montage correspondant. Dans cet exemple, comme sans doute dans beaucoup d’autres qui pourraient être imaginés en simulation, la dimension interdisciplinaire chère à Edgar Morin (1999) pourrait être envisagée (par une collaboration avec le professeur d’arts plastiques par exemple). La publication finale sur Internet pourrait donner à cette production des élèves une dimension de « réalité sociale » qui aiderait certainement à leur motivation. Puren propose une typologie de l’analyse actionnelle des textes littéraires, c’est-à-dire une analyse des textes en termes de tâches à réaliser par les élèves: paraphraser, analyser, interpréter, extrapoler, comparer, réagir et transposer. Ces tâches peuvent être combinées sur un même document ou à l’intérieur d’un même projet. Pour le choix et le montage des illustrations d’une nouvelle, par exemple, l’enseignant de FLE/S pourra proposer d’abord à ses élèves une approche pragmatique de ces textes qui leur permette de bien comprendre leur cohésion et leur progression internes, leurs implicites et connotations, mais la « logique du projet » voudrait qu’il ne propose qu’une explication partielle limitée aux seules tâches indispensables pour le projet. L’idéal serait que ces différentes étapes soient prises en charge par les élèves eux-mêmes avec l’aide du professeur, et donc qu’ils se posent les questions suivantes: Pourquoi allons-nous maintenant faire une explication de texte? Quel texte allons-nous choisir et sur quels critères? Quelle tâche allons-nous réaliser sur ce texte et pourquoi? Quels moyens allons-nous nous donner pour le faire? Combien de temps nous donnons-nous? Qui se charge de quoi?, etc. C’est en effet en s’impliquant eux-mêmes que les élèves feront en sorte que le dire scolaire sur le texte littéraire devienne un véritable faire social. C’est en suscitant de tels projets et de tels questionnements que l’école pourra relever le défi du sens et faire de la littérature un bien symbolique de première nécessité. 5 Quel rapport à la littérature ? S’il nous est permis maintenant d’aller plus loin et de nous interroger sur le rapport à la littérature qu’il s’agirait de susciter dans le cadre de l’enseignement du FLE/S, nous commencerons par dire que la première mission qui incombe au professeur est d’élucider son propre rapport à la litérature. Il nous semble clair en effet que, si la conception qu’on a de l’enseignement-apprentissage en général – en l’occurrence, en ce qui nous concerne, la perspective pragmatique et actionnelle – influence la manière dont on travaille la littérature, à l’inverse, la conception qu’on a de la littérature a un impact assez direct sur la manière dont on va l’enseigner. Or il existe diverses conceptions de la littérature. Nous voudrions ici en évoquer trois et nous demander à quel mode d’enseignement-apprentissage elles peuvent correspondre dans le contexte du FLE/S. Une première conception considère la littérature comme une matrice transtextuelle, un ensemble de textes « prototypiques » qui rayonnent dans d’autres textes et d’autres productions culturelles. Les notions clés ici sont celles de texte classique, de chef-d’œuvre ou encore de patrimoine. Enseigner la littérature dans cette perspective revient d’abord à donner accès à un maximum de ces textes qui modifient et/ou nourrissent le rapport au langage et au monde d’une collectivité. Plutôt que l’apprentissage de techniques de lecture, ce qui prime, c’est la lecture et la connaissance des œuvres elles-mêmes, de Rabelais à Camus en passant par Montaigne, Molière, Racine, Voltaire, Balzac, Zola, Proust, etc. Cette perspective, dont Todorov (2007) vient de rappeler le caractère prioritaire, est, à notre sens, fondamentale dans l’enseignement du FL1, où elle devrait constituer le fil rouge de toute la formation littéraire. Il est cependant impossible de lui accorder le même poids en FLE/S en raison du temps et de l’investissement considérables qu’elle requiert de la part de l’apprenant. Une autre approche, qui nous semble complémentaire de la première, est celle qui définit la littérature comme un rapport particulier à l’écriture, et plus précisément comme un rapport particulier avec les stéréotypes, de forme et/ou de contenu, dont, comme le disait Barthes3, toute écriture est forcément amenée à faire usage (cf. Dufays 1994). Dans cette perspective, le travail avec les élèves consistera notamment à leur faire comprendre la différence entre les écritures « classiques » ou du premier degré, qui visent avant tout à se conformer à les lois d’un genre ou d’un courant, les écritures « modernes » ou du second degré, qui visent au contraire l’écart, la subversion ou la transgression, et les écritures « postmodernes » ou du troisième degré, qui oscillent entre les deux postures précitées. Cette approche de la littérature nous paraît davantage accessible et intéressante à privilégier avec les élèves de FLE/S dans la mesure où elle les familiarise avec une clé fondamentale du jugement esthétique et leur permet de comparer des modes d’écriture qu’ils découvrent dans la langue cible avec ceux qu’ils se sont déjà appropriés dans leur langue maternelle. Cette approche fondée sur l’écriture littéraire nous semble cependant avoir une limite dans la mesure où elle ne prend pas en compte centralement l’activité lectrice de l’élève. Elle amène bien celui-ci à s’interroger sur le mode d’énonciation des œuvres et sur leurs choix esthétiques, mais elle n’attire pas son attention sur les démarches que lui-même peut développer pour tirer de sa lecture un maximum de profit et de plaisirs. C’est en partie pour dépasser cette impasse que la notion de « lecture littéraire » a été développée depuis une quinzaine d’années tant en FLE/S qu’en FL1 (cf. notamment Tauveron 2002, Dufays, Gemenne et Ledur 2005) : l’enjeu est ici de travailler sur les pratiques effectives de lecture des élèves, et plus particulièrement sur celles qui semblent comporter une dimension esthétique et/ou s’adapter au statut spécifique du texte littéraire. Cependant, cette notion s’avère elle-même problématique dans la « En chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue » (Barthes 1978 : 15). 3 6 mesure où elle fait l’objet aujourd’hui d’au moins quatre conceptions distinctes. Examinons-les tour à tour. Quatre conceptions de la « lecture littéraire » La première conception ne relève de la lecture littéraire que par son nom : dans les faits, elle se résume simplement à une analyse des œuvres littéraires, et ne s’intéresse guère à l’acte de lecture comme tel. C’est là une conception hélas assez courante, qui utilise abusivement l’expression « lecture littéraire » pour désigner des pratiques de commentaire traditionnel dont l’enseignant reste le seul responsable. On aura compris que, pour notre part, ces pratiques ne nous intéressent guère, a fortiori dans le cadre du FLE/S. Une deuxième conception assimile la lecture littéraire à la participation psychoaffective aux contenus référentiels du texte. Couramment pratiquée par certains enseignants, elle se rapproche des pratiques pédagogiques suscitées par Daniel Pennac (1992) dans Comme un roman, par le professeur Keating dans le film de Peter Weir Le cercle des poètes disparus, ou encore par Christian Poslaniec dans le cadre de ses « ateliers-lecture ». L’objectif ici est de faire vivre aux élèves une « lecture plaisir », directement gratifiante, où le texte sert d’abord de support pour des satisfactions émotionnelles qui valorisent l’imaginaire, l’identification, et qui relèvent de l’instance lectrice que Picard (1986) nomme le lu et Jouve (1999) le lisant. Dans ce cas, l’enseignant devient tout à tour conteur et organisateur d’espaces, d’ambiances, de moments propices à des expériences de plaisir collectif. Ce faisant, il met en œuvre des gestes qui, paradoxalement, déscolarisent la lecture, la rapprochent d’une pratique sociale ordinaire: des veillées autour du conteur ou du parent qui lit une histoire... Au même titre que les médiations sociales que l’on peut mettre en place autour de l’univers du livre (échange de livres, visites de librairies ou de bibliothèques, rencontre d’écrivains...), ces gestes ont plus une valeur propédeutique, préparatoire, qu’une valeur d’apprentissage de la littérature, mais ils nous paraissent particulièrement essentiels dans le contexte du FLE/S parce qu’ils plongent l’élève «en immersion » dans les textes, et favorisent par là un contact intensif avec la langue cible. La troisième conception est celle de la lecture littéraire comme distanciation critique, analytique. Ici, au contraire, on privilégie l’exercice de la raison, de l’analyse des fonctionnements des textes, et on aborde ceux-ci au départ des codes, des stéréotypes, des régularités qu’il s’agit de décrypter. La centration se fait sur l’instance lecturale que Picard et Jouve nomment le lectant, et l’élément clé est l’accès du lecteur à la symbolisation. Pour autant qu’elle soit bien centrée sur la réception effective des élèves, cette conception de la lecture littéraire peut inclure la perspective pragmatique dont nous avons parlé plus haut, de même qu’elle peut intégrer les techniques de l’analyse structurale, de l’analyse thématique, de l’analyse historique ou sociologique, de l’analyse intertextuelle ou hypertextuelle, de l’analyse psychologique ou biographique, de l’analyse mythocritique, ou encore de la lecture plurielle, qui combine plusieurs des analyses précitées. Mais cette lecture analytique peut surtout se réaliser selon différentes modalités, qui vont de l’analyse écrite individuelle au « cercle de lecture » interactif en passant par l’analyse orale collective, le dévoilement progressif ou encore le journal de lecture (pour une illustration de ces différentes modalités, cf. Tauveron 2002). Parmi ces pratiques, celle du dévoilement progressif nous semble particulièrement intéressante à préconiser dans le cadre du FLE/S. Ce dispositif ludique et motivant, dont le fonctionnement a été explicité dans le livre Pour une lecture littéraire (Dufays, Gemenne et Ledur 2005), consiste à découper la lecture d’un texte narratif bref en plusieurs parties successives en effectuant pour chaque partie un « arrêt sur image », qui amène les élèves à s’interroger collectivement sur le sens et les valeurs du texte qu’ils sont en train de lire. Initier les élèves à une telle démarche revient à les rendre conscients qu'en lisant, ils effectuent des hypothèses, recourent à certains types de codes et ont la 7 possibilité, ce faisant, de privilégier différents modes de lecture. C'est dans la mesure où ils acquièrent cette lucidité qu'ils deviennent capables de vraiment « jouer » avec les codes et les stéréotypies qu'ils maîtrisent, de faire de leur lecture un véritable game selon les termes de Michel Picard (1986). Au travers de ces divers dispositifs, le but premier de l’enseignant est de susciter chez les élèves une mise à distance critique du texte (par des questions adéquates, des consignes qui suscitent la recherche, la production d’inférences) et de leurs propres processus de lecture: il s’agit de les faire accéder à la réflexivité et à la métacognition, c’est-à-dire à un retour sur l’activité qui leur permet de mieux comprendre comment ils fonctionnent. Le travail didactique consiste à susciter des moments de retour sur les lectures et d’explicitation, orale ou écrite, personnelle ou collective, en classe ou à domicile, de ces retours. L’enjeu de cette pratique est qu’elle permet au sujet lecteur d’accéder à la compréhension de ses propres pratiques, et par là d’acquérir plus de maîtrise de celles-ci. La limite est que, si on ne fait que cela, la lecture se réduit à un exercice intellectuel et réflexif, au détriment des plaisirs émotionnels qui sont la source première du besoin de lire. Pour cette raison, il paraît fondamental de se fonder sur une conception de la lecture littéraire plus intégrée et plus didactique. On en vient ainsi à la quatrième conception, celle de la lecture littéraire comme va-et-vient dialectique, comme jeu lié à un « espace transitionnel » double, conception inspirée de Picard, qui s’inspire lui-même de Winnicott. Cette conception combine les deux précédentes puisqu’elle valorise à la fois le rapport psychoaffectif au texte et la distance réflexive. Ce faisant, elle invite l’enseignant à alterner des gestes très différents, en concevant ceux-ci comme complémentaires: d’un côté, ménager les espaces, les mouvements, les ambiances, de l’autre, choisir les textes emblématiques des apprentissages visés, formuler les questions et les consignes adéquates... La littérature en FLE/S, une question de gestes En guise de conclusion, nous voudrions souligner que les deux approches de la littérature dont nous avons ici analysé les démarches et les enjeux requièrent de la part de l’enseignant de FLE/S un certain nombre de choix et de démarches communes. En l’occurrence, tant l’approche pragmatique et actionnelle que la mise en œuvre de la lecture littéraire comme va-et-vient dialectique nous paraissent indisssociables de cinq « gestes professionnels » fondamentaux : - identifier les difficultés et la « zone de développement proche » des élèves en matière de lecture, c’est-à-dire le niveau de compréhenion et d’interprétation qu’il ne sont pas encore capables d’atteindre seuls mais qu’ils pourraient avec son aide ; - choisir des textes adéquats, suffisamment « résistants » pour que la lecture s’avère productive, mais en même temps suffisamment « motivants » pour que l’effort nécessaire à ce travail puisse être fourni ; - inscrire chaque activité de lecture dans le cadre d’un projet dont le sens a été négocié ou explicité avec les apprenants ; - susciter, par un jeu de questions adéquat, un travail de compréhension des éléments explicites du texte (par exemple, dans le cas d’un récit : perception du cadre spatial et temporel, saisie des personnages et de leurs relations, perception de la trame narrative) ; - et enfin, par des dispositifs variés (comme le dévoilement progressif), susciter un questionnement qui permette aux apprenant de développer un réel travail d’interprétation. C’est là un vaste programme, nous dira-t-on. Sans doute, mais l’enjeu n’en vaut-il pas la chandelle ? 8 Bibliographie sélective ADAM, Jean-Michel (1992), Les textes, types et prototypes, Paris, Nathan. BARTHES, Roland (1970), S/Z, Paris, Seuil (Tel quel). BARTHES, Roland (1978), Leçon, Paris, Seuil. CECR (2001), Cadre européen commun de référence pour les langues: apprendre, enseigner, évaluer, Paris, Conseil de l’Europe et Didier. CANVAT, Karl (1999), Enseigner la littérature par les genres, Bruxelles, De Boeck Université. COLLES, Luc (1994), « Pour une lecture pragmatique du texte littéraire en classe de FLE », Enjeux, 32, p. 119 -133. COLLES, Luc et DUFAYS, Jean-Louis (2003), « Les didactiques du français, un singulier pluriel », in Jean-Marc DEFAYS, Bernadette DELCOMINETTE, Jean-Louis DUMORTIER et Vincent LOUIS (dir.), Les didactiques du français, un prisme irisé, Cortil-Wodon, E.M.E, 2003 (Proximités), p. 17-33. DUFAYS, Jean-Louis (1994), Stéréotype et lecture. 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