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6. La vie économique et sociale à l’époque classique
Document commenté
Horoi
(bornes hypothécaires) du IVesiècle
A. Exemples de bornes concernant des « ventes
sous condition de rachat libératoire », prasis epi-
lysei :
1.
Stèle trouvée en Attique, dans le sud de la
Mésogée, dème de Képhalè, IVesiècle av. J.-C.
« Borne du terrain et de la maison vendus sous
condition de rachat libératoire à Aischylos, fils
de Diphilidès, de Prospalta, 3240 drachmes,
conformément au contrat déposé chez les thes-
mothètes ».
2. Stèle provenant de l’agora d’Athènes,
IVesiècle a. C.
« Borne de la maison vendue sous condition de
rachat libératoire au dème du Céramique :
3000 drachmes ».
B. Exemples de bornes concernant des « hypo-
thèques dotales », apotimèmata proikos :
3. Amorgos, IVesiècle a. C.
«Borne des maisons affectées en garantie, sous
l’archontat de Critoboulos, par Exékestos à
Cleinocratès, fils de Timagoras, pour une partie
de la dot, à savoir 3000 drachmes, conformé-
ment au contrat déposé chez Aristonikos ».
4. Attique, dème d’Ikaria, IVesiècle a. C.
« Borne du terrain et de la maison, affectés en
garantie à la dot de Phanomachè, fille de
Ktéson, du Céramique: 3 000 drachmes ».
C. Exemples de bornes concernant des « hypo-
thèques au profit de mineurs orphelins », apoti-
mèmata (singulier apotimèma).
5. Naxos, IVesiècle a. C.
« Borne des terrains, de la maison et du toit de
tuiles affectés en garantie aux enfants mineurs
d’Épiphron, pour un capital de 3500 drachmes
et un loyer annuel de 400 drachmes sous l’ar-
chontat de… ; la totalité de cette propriété est
affectée en garantie ainsi que les domaines
situés à Élaionte et à Mélas ».
6. Attique, Acharnes, 302/301 a. C.
« Sous l’archontat de Nicoclès, borne des
terrains, de la maison et des droits d’eau atta-
chés à ces propriétés, formant deux lots hypo-
théqués avec estimation au profit de Chairippos
et Charias, enfants orphelins de Charias,
(métèque) isotèle ».
Ces exemples sont extraits du corpus réuni et commenté par M. I. Finley,
Studies in Land and Credit in Ancient Athens, 500-200 BC. The Horos -Inscriptions,New Brunswick, New Jersey, 1951.
Remarques préliminaires : les centres d’intérêt des documents
Évidents dès le premier abord:
la pratique du bornage, publicité d’hypothèques;
les mécanismes de l’hypothèque et de l’emprunt;
les occasions de l’emprunt.
Apparents dans un second temps:
l’emprunt comme conduite économique;
l’emprunt comme pratique sociale;
les riches et l’emprunt.
1 - Présentation du document
On retrouvera ces documents ainsi que d’autres exemples (texte grec et traduction) dans Dareste, R.,
Haussoulier, B., Reinach, T., Inscriptions juridiques grecques,t. 1, Paris, E. Leroux, 1891, p. 107-142
(attention au commentaire, périmé sur certains points) et dans le Nouveau choix d’inscriptions grecques,
Institut Fernand Courby, Lyon, 1971, rééd. Paris, 2005, p. 137-143. Pour une étude d’ensemble, il est
indispensable de consulter M. I. Finley, Studies in Land and Credit in Ancient Athens, 500-200 BC. The
Horos-Inscriptions,New Brunswick, New Jersey, 1951. Nouveaux documents dans The Athenian Agora,
19, 1991. Sur les comportements économiques des particuliers, cf. Le monde grec,Paris, Bréal, 2010,
p. 171-173.
26. La vie économique et sociale à l’époque classique
Nature de la source
Il s’agit d’une source juridique,appartenant à un corpus épigraphique de plus de 200
bornes datées entre 400 et 250, provenant de l’Attique (pour la majorité) ou d’îles de
l’Égée dans la sphère du droit attique. Placées en vue sur le bien foncier hypothéqué,
elles assuraient la publicité de la dette,par référence implicite ou explicite à un contrat
plus détaillé, établi verbalement devant témoins ou écrit et déposé chez un tiers, parti-
culier ou officiel dans quelques cas (thesmothètes, doc. 1).
L’auteur
Il n’y a pas à proprement parler d’auteur de l’inscription. Sauf exception (doc. 3), le
débiteur propriétaire du bien hypothéqué n’est pas nommé, parce que la précision était
superflue dans une société de voisinage où les citoyens se connaissaient entre eux. On
notera par ailleurs que la rédaction n’obéit à aucun formulaire-type, preuve qu’il s’agit
de contrats librement établis entre particuliers, sans intervention d’une autorité légale.
Le contexte
Cet usage de la borne inscrite doit être replacé dans le contexte général d’une civili-
sation qui pratiquait de manière systématique la gravure sur pierre de textes de toutes
natures (lois, décrets, dédicaces etc.) dans le but d’assurer une publicité durable et
universelle à leur contenu, (cf. la présentation d’ensemble de l’épigraphie grecque par
Robert, L., dans Samaran, Ch., éd., L’Histoire et ses méthodes,Paris, Gallimard, coll.
La Pléiade, 1961). D’ordinaire, les contrats privés ne faisaient pas l’objet d’une telle
transcription, mais dans la mesure où les cités ne possédaient ni registre foncier ni
registre des hypothèques, l’inscription était indispensable pour signaler les charges
(parfois multiples) pesant sur la propriété et pouvait éventuellement servir de preuve
lors des procès (cf. le Contre Phainippos du Pseudo-Démosthène [XLII], datable de
328/327).
2 - Analyse
L’analyse doit souligner d’emblée que sous l’apparente uniformité formelle (inscription
sur borne), se dissimulent des procédures très différentes et une variété de circonstances
faisant intervenir l’hypothèque. D’où les éléments principaux suivants:
la nature des dettes ou des obligations garanties (prêt d’argent, garantie de restitution
d’une dot par le mari, garantie de paiement de loyer et de maintien d’un capital par un
locataire);
les parties en présence, leur milieu social, d’après les indices fournis par les bornes
(biens hypothéqués);
– le rôle socio-économique du mariage à travers les mécanismes de la dot.
3 - Explication
Les documents constituant une série d’exemples rattachés à trois catégories d’horoi
différentes, distinguées par le lexique employé pour désigner les opérations, il ne faut
surtout pas commenter séparément et à la suite chacun des textes, mais dégager des
thèmes communs à l’ensemble d’après les orientations suggérées par l’analyse:
– les mécanismes et les finalités de l’hypothèque;
– l’hypothèque foncière, une pratique réservée aux riches citoyens;
les horoi,témoignage sur l’économie athénienne du IVesiècle.
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6. La vie économique et sociale à l’époque classique
A - Les créances hypothécaires
Souligner d’abord que le libellé des bornes est très sommaire, et que, sauf exception à
relever, manquent des éléments essentiels (qui devaient néanmoins figurer dans les pièces
déposées chez le tiers), comme la date (mais il y a mention de l’archonte éponyme dans
les textes 3, 5, 6) et la durée du contrat. Par recoupement avec les textes littéraires (notam-
ment les plaidoyers), on parvient cependant à reconstituer les mécanismes en cause.
On distinguera deux cas de figure:
l’hypothèque, sûreté d’un prêt en argent,prenant la forme d’une vente « sous condi-
tion de rachat libératoire » (prasis epi lysei). L’emprunteur « vend » son bien à un
créditeur, en s’engageant à le racheter dans un délai déterminé par remboursement de
la somme prêtée augmentée d’intérêts (12 à 18 % l’an). Dans l’intervalle, le proprié-
taire débiteur reste usufruitier de son bien. On remarque que la raison de l’emprunt
n’est jamais indiquée pour ce type de contrat (textes 1, 2).
l’hypothèque, garantie d’un capital restituable.Cette catégorie (apotimèma)permet
de regrouper les hypothèques constituées par les maris (textes 3, 4) et par les locataires
d’orphelins (doc. 5, 6), qui ne sont qu’usufruitiers de biens appartenant à autrui.
Lorsqu’un père constituait une dot à sa fille, l’usage était de demander à l’époux un gage
foncier sur ses biens propres de valeur égale à la dot, car en cas de divorce ou de décès
d’un des époux sans héritier,la dot revenait au père ou tuteur de la femme.
Si un mineur devenait orphelin, la totalité des biens dont il héritait pouvait être louée par
enchère publique (misthôsis oikou), sous le contrôle d’un magistrat. En garantie de paie-
ment des loyers et de maintien de la valeur du capital foncier, qui devait être restitué à
la majorité des enfants, le locataire était tenu de fournir une hypothèque sur ses biens
propres, d’une valeur égale à celle des biens loués.
B - Des pratiques réservées à un groupe social restreint
1 - Les parties en présence, analyse sociale
Bien qu’elles soient très elliptiques, les horoi renferment néanmoins un faisceau de
renseignements conduisant à voir dans l’hypothèque une possibilité offerte seulement
aux citoyens riches: insister sur la nature foncière des biens hypothéqués (domaines,
maisons) et les montants élevés impliqués (ici généralement 3000 drachmes, mais cela
peut aller jusqu’à 8000;on estime généralement que la valeur réelle du bien engagé
représente le double de la somme prêtée). La prise en location de biens de mineurs n’est
pas à la portée de tous, puisqu’il faut déjà posséder soi-même des biens de valeur au
moins équivalente (par ex. les trois propriétés agricoles de Naxos, texte 5). Par consé-
quent, les non-citoyens, même riches comme certains métèques, et les « nouveaux
riches », à la récente fortune mobilière acquise dans le commerce ou l’industrie minière,
sont exclus de ces transactions réservées aux détenteurs de propriétés foncières. Les
créditeurs sont de leur côté des particuliers ou des collectivités civiques (dème, texte 2)
ou religieuses, disposant de liquidités importantes, et non des banques privées ou
sacrées. On a donc affaire à des transactions à l’intérieur d’un groupe social solidaire,
entre gens aisés et de ce fait, l’hypothèque semble prémunir plus contre une éventuelle
mauvaise foi (fréquente si l’on en croit les nombreux procès du IVesiècle) que contre un
risque financier réel.
2 - La nature socio-économique du mariage
Cette analyse se trouve confirmée par l’examen de l’hypothèque dotale. La constitution
d’une dot n’avait rien d’obligatoire au regard de la loi, c’est donc un usage social qui
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s’est institué chez les plus riches. Avec la femme, éternelle mineure, on échange des
biens mobiliers, tandis que les fils gardent les biens immobiliers de l’héritage paternel.
La nécessité pour le gendre de fournir une sûreté foncière est l’indice que l’on se marie
entre familles riches. On a pu parler à ce propos d’une « endogamie de classe » et de
société bloquée (cf. sur ces problèmes Leduc, C., « Comment la donner en mariage? »,
dans Schmitt Pantel, P., éd., Histoire des Femmes, t.1, L’Antiquité,p. 259-316 et Étienne,
R., Ténos II. Ténos et les Cyclades,Athènes et Paris, BÉFAR, n° 263 bis, 1990, chap. III,
« La société de Ténos », p. 51-84).
C - Les horoi,un éclairage sur l’économie athénienne du IVesiècle
1 - Interprétation historique des bornes
L’analyse sociale qui précède permet de dissiper un contresens d’interprétation.Les
bornes du IVesiècle n’ont pas du tout le même objet que celles que Solon proclame avoir
arrachées de la Terre noire (fragment 24 Diehl cité par Aristote, Constitution des
Athéniens,12, 4 ; cf. Le monde grec, Paris, Bréal, 2010, p.51). À l’époque archaïque, les
horoi étaient le signe d’un endettement endémique et dramatique de la petite paysanne-
rie, de l’existence d’une usure rurale au détriment des plus pauvres, alors qu’au IVesiècle
les bornes témoignent d’une pratique du crédit et de la garantie hypothécaire à l’intérieur
d’un groupe minoritaire de gens aisés.
2 - L’emprunt, crédit à la consommation sociale
Le but de l’emprunt n’est malheureusement pas indiqué dans les cas de prasis epi lysei,
cependant les plaidoyers montrent nettement que ces prêts servaient fréquemment à
financer des dépenses de prestige ponctuelles comme les liturgies, dons divers privés et
publics ou dots. Le registre d’hypothèques de Ténos réexaminé récemment par
R. Étienne (op. cit.)témoigne également de déplacements latéraux des capitaux: on
s’endette pour résilier une créance. La fortune tourne donc en rond, sans pour autant
augmenter. Dans ses commentaires des horoi,M. I. Finley insiste sur ces points pour
dénier toute valeur d’investissement au crédit sur la terre, qui serait destiné à des
dépenses improductives à la différence des prêts investis dans le commerce maritime. Le
suivant dans cette analyse, M. Austin et P. Vidal-Naquet affirment que « le monde de la
terre reste dissocié de celui de l’argent ». Aujourd’hui, il apparaît nécessaire de nuancer
cette analyse.
3 - Aspects économiques de l’hypothèque foncière
La prise en location de biens de mineurs servira de premier argument: ce n’est nulle-
ment de la charité ou du dévouement social mais, tout comme dans les cas de location
de propriétés sacrées, il s’agit bien pour un citoyen déjà aisé d’augmenter sa capacité
de production agricole et, partant, ses revenus, par la revente sur le marché de surplus
importants.
Par ailleurs, les prêts portent intérêt: il s’agit donc d’un placement productif pour les
créanciers, et il est avéré que les gendres utilisaient en tant que créditeurs la dot en
argent de leur femme dont ils avaient la gérance, pour la faire fructifier.
Enfin le registre d’hypothèques du IVesiècle provenant de Ténos (R. Étienne, op. cit.)
indique sans ambiguïté que le crédit était parfois utilisé pour l’achat ou le rachat de
terres, principalement pour reconstituer un domaine morcelé à la suite d’un héritage.
Certes, le phénomène reste limité, car le marché de la terre était restreint, mais il exis-
tait!Les propriétaires fonciers athéniens ou téniotes n’avaient certainement pas la
mentalité d’investisseurs rapaces ou de gros rassembleurs de terres, et l’on n’observe
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d’ailleurs pas, durant le IVesiècle, la formation de très grands domaines agricoles aux
dépens de la petite et moyenne propriété. Néanmoins ces riches citoyens n’ignoraient
rien de la chrématistique et savaient parfaitement la manipuler au sein de leur groupe
social: les femmes et les terres circulaient dans un milieu réduit, animé de mouvements
latéraux plus que verticaux.
5 - L’intérêt du texte
Singularité et richesse d’une documentation primaire renseignant sur les contrats liant
des particuliers.
Très bon exemple des relations complexes entre l’économie et la société dans la Grèce
classique.
L’importance de la terre comme fondement économique de la société grecque.
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