Krebs et Rat-Aspert _Communication JSS2010_

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Economie des actions collectives de maîtrise des maladies animales
endémiques : un cadre conceptuel
Stéphane KREBS et Olivier RAT-ASPERT
UMR 1300 Bio-agression, Epidémiologie et Analyse de Risque (BioEpAR) ONIRIS-INRA
Ecole Nationale Vétérinaire, Agro-alimentaire et de l'Alimentation Nantes Atlantique (ONIRIS)
Atlanpole - La Chantrerie – BP 40706
44307 Nantes cedex 3 - France
Tel 02 40 68 78 55
Fax 02 40 68 77 68
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[email protected]
Communication aux 4èmes Journées de Recherches en Sciences Sociales
(INRA-SFER-CIRAD-Agrocampus Ouest)
Rennes, 9-10 décembre 2010
1
Résumé :
La maîtrise des maladies animales constitue un enjeu d’importance pour les filières de
productions animales. Du fait de leur impact direct sur les exploitations, elles
engendrent des manques à gagner pour les éleveurs. Dans certains cas, elles peuvent
aussi avoir un impact sur la santé humaine et compromettre l’accès aux marchés. Du fait
de ces impacts négatifs, certaines maladies sont réglementées. Mais pour de nombreux
agents pathogènes, une grande liberté est laissée aux éleveurs en matière de maîtrise.
Cependant, les éléments entrant dans le processus de décision individuel des éleveurs
concernent essentiellement leur exploitation. La gestion individuelle engendre donc une
externalité puisque la gestion individuelle a un impact sur le niveau de risque lié à la
maladie pour les autres éleveurs, et également sur la qualité du produit livré à la
transformation. Ainsi, le résultat collectif d’une gestion individuelle pourra diverger des
attentes collectives. Cet écart entre action individuelle et résultat collectif peut être
réduit par des actions de gestion collective. La présente communication propose un
cadre conceptuel pour l’étude de la gestion collective des maladies animales, qui
permettra d’offrir des outils de gestion aux gestionnaires collectifs du sanitaire.
L’élaboration de ce cadre conceptuel repose sur trois étapes. En premier lieu, nous
développons les moyens de modéliser la décision des éleveurs. Cette modélisation
repose sur la formalisation dans un cadre néoclassique des comportements des éleveurs.
Ensuite, il convient de prendre en compte l’interaction entre l’épidémiologie de la
maladie et les décisions individuelles des éleveurs, par le couplage de modèles
épidémiologiques et économiques. Enfin, des modalités de gestion collective sont
introduites dans ces modèles, de manière à tester des dispositifs de coordination
horizontale (gestion de la prévalence entre les élevages) ou verticale (gestion sanitaire
des animaux fournis au transformateur) des actions individuelles de maîtrise. Nous
concluons notre propos en présentant brièvement deux champs d’application de ce cadre
conceptuel à la gestion de maladies d’intérêt pour les filières de production animale du
Grand Ouest.
Mots-clés : Economie de la santé animale – Modélisation microéconomique –
Couplage épidémio-économique – Maladies animales endémiques
2
Introduction
La maîtrise de la santé des animaux d’élevage constitue un enjeu majeur pour les filières
de productions animales intensives, particulièrement pour des bassins de production
comme le Grand Ouest1 de la France. Les maladies animales constituent en effet une
source importante de vulnérabilité économique, liée à la diversité de leurs impacts. Elles
engendrent d’abord des manques à gagner substantiels pour les exploitations d’élevage,
en dégradant leurs performances technico-économiques (diminution de la production de
lait, d’œufs, ou de viande) et peuvent également conduire, pour certaines d’entre elles, à
des pertes de débouchés (embargos mis en place par des pays tiers, détournement du
consommateur de la consommation de certains produits animaux). La maîtrise des
maladies animales implique enfin qu’on y alloue des ressources, tant ex ante en termes
de surveillance ou de prévention qu’ex post de manière à atténuer les conséquences
économiques et sanitaires en cas de survenue (dépenses curatives, par exemple). Ces
divers manques à gagner et coûts induits par la maladie pèsent fortement sur l’économie
de l’exploitation d’élevage et altèrent plus largement la compétitivité des filières
animales. Au-delà des impacts directs des maladies sur le secteur de l’élevage, les
maladies animales peuvent avoir un impact plus large sur les économies agricoles
régionale et nationale (alimentation animale, par exemple), ainsi que sur les firmes
agroalimentaires engagées dans la transformation des produits animaux. Une bonne
maîtrise de la santé animale à l’échelle des bassins de production (ou des filières qui y
sont représentées) est par conséquent de nature à constituer un atout.
La gestion de la santé animale est néanmoins rendue complexe du fait des
caractéristiques biologiques extrêmement variées des maladies et des difficultés
inhérentes à leur maîtrise. L’élément le plus problématique renvoie très probablement
au caractère transmissible de nombreux agents pathogènes, qui fait qu’une maladie peut
avec une plus ou moins grande facilité se propager d’un élevage à l’autre. Les modes de
transmission sont variés : contacts directs entre animaux issus de troupeaux différents
(au pâturage, par exemple), achats d’animaux, contamination de l’environnement, ou
encore échanges de matériel ou de personnels. Certaines maladies sont également
1
Les régions considérées sont les régions Basse Normandie, Bretagne, Pays-de-la-Loire, Poitou-Charentes. En 2007,
ces quatre régions concentraient 36 % des effectifs bovins, 60 % des effectifs de poules et poulets et 74 % des
effectifs porcins.
3
transmises par des vecteurs animaux (insectes, petits mammifères, faune sauvage). La
nature transmissible des agents pathogènes génère ainsi des problèmes d’externalités,
qui font que les décisions prises individuellement à l’échelle d’un élevage ont des
répercussions – et par conséquent économiques – sur la situation sanitaire des élevages
avec lesquels il est en relation. Un éleveur qui déciderait de protéger son troupeau
contre une maladie en le vaccinant ou en adoptant des mesures strictes de biosécurité
(hygiène, quarantaine, par exemple) serait à l’origine d’une externalité positive, dans la
mesure où son action bénéficierait à d’autres éleveurs en diminuant la pression
d’infection (risque de survenue de la maladie). A contrario, un éleveur pourrait être
incité à adopter un comportement de passager clandestin en cherchant à bénéficier des
efforts entrepris par ses voisins, sans en supporter le coût. Ce comportement
engendrerait une externalité négative, dans la mesure où ce type de comportement
contribuerait à entretenir des foyers résiduels de la maladie au sein de la zone
géographique. Il en résulte ainsi une interdépendance forte des décisions individuelles
de maîtrise des maladies animales, à l’échelle d’un territoire donné. Notons également
(par analogie avec l’hypothèse d’atomicité de la concurrence pure et parfaite) que la
situation épidémiologique observable (ou observée) à l’échelle d’une zone
géographique ne peut varier que si un nombre suffisant d’éleveurs au sein de la zone
implémentent les mesures de maîtrise. La nature transmissible d’un grand nombre
d’agents pathogènes fait ainsi qu’il n’est souvent possible d’agir efficacement que de
manière coordonnée à l’échelle d’un groupe d’exploitations (coordination horizontale).
De plus, certains agents pathogènes ont la faculté de se transmettre de l’animal à
l’homme (zoonoses alimentaires), parfois même sans que l’animal ne soit malade. Dans
ce dernier cas de figure, l’agent pathogène fait l’objet d’un portage asymptomatique par
l’animal (qui est porteur sain de la maladie). Il en résulte des problèmes de sécurité
sanitaire de l’aliment, qui doivent être gérés de la ferme à la table. Des problèmes
d’externalité se posent à nouveau, mais dans une perspective différente, dès lors que le
niveau d’effort de l’éleveur en matière de maîtrise de l’agent pathogène peut s’avérer
insuffisant (voire potentiellement nul dans le cas du portage asymptomatique), ce qui
engendre des coûts pour les acteurs de la filière, liés à la contamination de la matière
première transformée. Une maîtrise efficace de ces agents pathogènes implique alors la
4
mise en œuvre d’actions coordonnées, mais à l’échelle des filières de production
désormais (coordination verticale).
La présente communication s’intéresse aux actions collectives de maîtrise des maladies
animales, pour lesquelles une latitude importante est laissée à l’initiative individuelle en
matière de gestion (processus décentralisé de prise de décision). Elle met plus
spécifiquement l’accent sur des agents pathogènes endémiques2, pouvant (ou non) faire
l’objet d’une réglementation3 et dont la maîtrise implique des besoins de coordination,
horizontale ou verticale. Elle vise à esquisser un cadre conceptuel permettant
d’appréhender la gestion collective des maladies animales et à présenter les principales
implications en termes de besoins de recherche.
Les enjeux de ces recherches se situent à un double niveau.
Au plan sociétal, il s’agit de mettre à la disposition des gestionnaires privés du risque
sanitaire des outils d’aide à la décision plus performants. Actuellement, les acteurs
collectifs privés impliqués dans la gestion du risque sanitaire sont les Groupements de
Défense Sanitaire et les Groupements de producteurs. Ces structures sont impliquées
dans la définition de politiques sanitaires à l’échelle d’un territoire et des filières
(éradication, contrôle de la propagation). A l’heure actuelle, les décisions de gestion
collective sont prises sur la base d’approches épidémiologiques qui présupposent
implicitement que les mesures seront systématiquement implémentées par leurs
adhérents. Elles omettent le fait que les décisions individuelles de mettre – ou non – en
œuvre les mesures préconisées sont prises sur une base volontaire, sur la base d’un
calcul économique propre à chaque éleveur (arbitrage dans l’utilisation de ressources
rares : ressources financières, temps de travail…), n’intégrant pas nécessairement dans
leur décision l’objectif collectif. Cela peut conduire ces structures à prendre des
2
Les agents pathogènes endémiques sont des agents biologiques naturellement présents à l’échelle d’une zone
géographique ou d’une filière. Ils s’opposent aux agents pathogènes épidémiques, qui sont généralement absents d’un
territoire, mais qui présentent toujours un risque de survenue. Du fait de l’ampleur potentielle de leur impact
économique ou de leur caractère fortement pathogène pour l’animal ou l’homme, ces maladies sont généralement
réglementées, ce qui fait que les latitudes en matière de gestion sont limitées (les réponses comportementales des
éleveurs sont fortement influencées par la réglementation).
3
Dans certaines situations, la réglementation laisse une certaine latitude aux opérateurs privés en termes de gestion.
Cela s’explique par la difficulté pour les pouvoirs publics de contrôler les actions mises en œuvre de manière
décentralisée par un grand nombre d’agents économiques. On passe d’une obligation de moyens à une obligation de
résultats. De plus, cela permet de limiter l’impact de la législation sur la compétitivité des filières. Ce système publicprivé tend à se développer dans le cas de la gestion de certains agents faisant l’objet d’un portage asymptomatique,
comme Salmonella ou Campylobacter.
5
décisions erronées (gaspillage de ressources, choix des modes d’intervention erronés).
L’efficacité de l’action collective pourrait être améliorée par la mise en place de
mesures incitatives, destinées à lever les freins à l’observance des mesures préconisées.
Au plan académique, les travaux esquissés constituent un défi pour l’analyse
économique. Cette dernière dispose en effet d’un certain nombre d’outils épars dans
différents sous-champs disciplinaires (économie agricole, mais également économie de
la santé humaine, économie de l’environnement, économie du risque et de l’incertain,
théorie de l’agence, etc.) qui pourraient être judicieusement combinés pour développer
un cadre d’analyse pertinent. Il s’agit également de dépasser et d’enrichir les approches
économiques standards par l’intégration d’apports de la modélisation épidémiologique.
L’idée force développée dans cette communication est celle du couplage de modèles
économiques et épidémiologiques. Toute la difficulté tient en effet au fait que les
décisions individuelles s’inscrivent dans un contexte épidémiologique donné et qu’en
retour, ce contexte épidémiologique est influencé par les décisions individuelles
(agrégées). La finalité des travaux à réaliser réside dans la construction d’un outil d’aide
à la décision, permettant de revisiter les modalités d’action collective en matière de
gestion de la santé animale en tenant explicitement compte du caractère décentralisé de
la prise de décision.
La mise en œuvre de cette démarche implique la réalisation de trois types de travaux,
qui seront successivement discutés dans le cadre de cette communication, à savoir : 1) la
formalisation microéconomique des décisions individuelles de maîtrise de la santé
animale ; 2) le couplage de modèles épidémiologiques et économiques à l’échelle d’un
collectif d’élevages, et ; 3) la conception de mécanismes incitatifs.
1.- Formalisation microéconomique des comportements individuels
La première étape consiste à mobiliser les outils de l’analyse microéconomique pour
formaliser le comportement d’un éleveur en matière de gestion de la santé animale.
L’hypothèse de départ est celle de rationalité des éleveurs. Les décisions de ces derniers
d’implémenter – ou non – une mesure de maîtrise sont la résultante de leur calcul
économique propre. Les décisions prises en matière de gestion de la santé animale
interviennent dans un contexte plus large d’allocation des ressources, qui implique que
6
l’éleveur réalise des arbitrages. Le comportement de l’éleveur est ainsi influencé par
différents facteurs, liés au contexte économique général et agricole, à l’environnement
institutionnel aux caractéristiques de l’éleveur et de l’élevage, ainsi qu’à des facteurs
biotechniques au rang desquels émargent les problèmes de santé animale (Chilonda et
Van Huylenbroeck, 2001) [Figure 1]. Dans ce processus de prise de décision
interviennent des ressources monétaires, mais également non monétaires comme le
temps de travail ou sa pénibilité, qui peuvent à eux seuls constituer des freins à
l’adoption de mesures de maîtrise par les éleveurs.
Figure 1.- Modèle conceptuel décrivant les principaux facteurs influençant les décisions individuelles
en matière de gestion de la santé animale (Chilonda et Van Huylenbroeck, 2001).
L’enjeu en terme de modélisation des comportements individuels des éleveurs au regard
de la santé animale est de tenir compte du fait que les décisions individuelles de maîtrise
sont prises en fonction de la maladie, à deux échelles : (1) au
niveau
élevage,
la
situation sanitaire de l’élevage (prévalence interne, expression de la maladie) aura un
impact sur la production ; (2) mais aussi, dans le cas des maladies transmissibles, au
niveau d’un groupe d’exploitations en contact, l’expression de la maladie (prévalence
inter-troupeaux) aura un impact sur la probabilité pour une exploitation de la zone d’être
infectée du fait d’achats d’animaux, de contacts de voisinage et de la transmission
aérienne ou indirecte. Afin de pouvoir formaliser ces comportements individuels, il
devient alors nécessaire de modéliser l’impact d’une maladie sur la production d’une
part, puis d’établir une relation entre la production et les inputs de maîtrise mis en
œuvre d’autre part. Enfin, dans le cas de maladies transmissibles, le modèle devra
prendre en compte le caractère incertain de l’infection d’un troupeau.
7
La littérature économique ne s’est que peu et tardivement intéressée à la formalisation
dans un cadre néoclassique des comportements des éleveurs en matière de gestion de la
santé animale. Les premiers travaux ont en effet vu le jour à la fin des années 1980 au
Royaume-Uni (McInerney, 1996). Les travaux menés, qui s’appuient sur le concept de
fonction de production, ont cherché : 1) à montrer comment la maladie pouvait modifier
la forme de la fonction de production (McInerney, 1988) ; 2) puis à définir le concept de
frontière pertes-dépenses, qui fait ressortir l’arbitrage opéré par l’éleveur entre les pertes
de production induites par la maladie d’une part, et les dépenses de maîtrise d’autre part
(McInerney, Howe et Schepers, 1992). L’optique retenue est celle de la minimisation du
coût économique de la maladie (entendu comme la somme des pertes induites et des
dépenses de maîtrise). La question du profil de la frontière a ensuite été discutée par
Tisdell (1995) qui a également étendu le cadre d’analyse à la gestion multi-maladies.
S’inspirant des développements de la littérature économique relatifs à l’utilisation des
pesticides (damage abatement function), les travaux de Chi et al. (2002) ont enfin repris
le problème de la formalisation du comportement des éleveurs, dans l’optique de traiter
la question de l’arbitrage entre dépenses préventives et curatives. Dans ce modèle, les
décisions de l’éleveur sont fonction de l’importance de la maladie, qui recouvre
simultanément sa prévalence et sa sévérité.
La principale limitation de ces premières tentatives de formalisation des comportements
des éleveurs en matière de santé animale réside dans le fait qu’elles considèrent une
exploitation isolément. Elles ne tiennent compte que de la situation épidémiologique
propre de l’élevage, et la situation épidémiologique de l’élevage ne dépend que des
mesures mises en place dans l’élevage. Cette hypothèse peut être valide dans le cas de
maladies non transmissibles, mais elle limite la portée de la modélisation à celles-ci. Il
est raisonnable de supposer que l’éleveur tient avant tout compte de la situation sanitaire
de son propre troupeau (prévalence et sévérité) dans sa prise de décision concernant la
maîtrise de la santé. Mais le risque d’infections ou de réinfections demeure néanmoins
influencé par la prévalence inter-troupeaux à l’échelle de la zone géographique
considérée.
La modélisation des comportements individuels des éleveurs devra donc prendre en
compte (1) la situation épidémiologique interne à l’exploitation, qui pourra donner lieu
à une première intégration d’éléments d’épidémiologie (modèle intra-troupeau) puisque
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les évolutions possibles de la situation épidémiologique du troupeau conditionneront les
actions mises en place par l’éleveur et, (2) la situation épidémiologique extérieure à
l’exploitation, constituant un risque. Le modèle pourrait, alors tenir compte
explicitement du risque et de l’incertitude (aversion de l’éleveur vis-à-vis du risque).
En fonction des caractéristiques de la maladie considérée, il est également concevable
d’améliorer le réalisme du modèle sous différents aspects. Le modèle pourrait, par
exemple, tenir compte explicitement des problèmes d’information (information
imparfaite sur le contexte épidémiologique local, par exemple). Enfin, un élément
crucial pour la suite de notre propos concerne la prise en compte du temps dans le
modèle. Le choix d’un type de modélisation (modèle statique versus modèle
dynamique) est intimement lié au système de production considéré (qui implique des
cycles d’élevage plus ou moins longs), de la maladie considérée et des mesures de
maîtrise disponibles (décision unique sur l’horizon de planification versus décisions
répétées). Cette question délicate soulève par ailleurs la question de l’horizon temporel
de planification de l’éleveur (raisonnement tenant compte de la dynamique versus
raisonnement à l’état stationnaire).
2. Couplage épidémio-économique
La première étape de modélisation des comportements individuels ne prend pas en
compte une caractéristique importante des maladies animales : l’évolution de la
situation sanitaire interne des troupeaux (prévalence intra-troupeau) à un impact sur la
situation épidémiologique externe à l’exploitation (que l’on peut résumer à la
prévalence inter-troupeaux), et vice versa. Cette influence est asymétrique : dans le cas
de maladie endémiques, la prévalence intra-troupeau aura en effet une incidence faible
sur la prévalence de la maladie au sein de la zone considérée (sauf pour une exploitation
ayant de nombreux contacts avec d’autres exploitations4) alors même que cette dernière
pourra avoir – mais de manière variable selon la maladie – une incidence forte sur la
situation sanitaire de l’élevage. Aussi, cette seconde étape vise à évaluer l’impact à
4
C’est le cas par exemple des multiplicateurs ou des sélectionneurs dans la filière porcine. Le statut
sanitaire de ces élevages peut avoir un impact important sur la prévalence dans une zone, puisqu’ils
distribuent des animaux à un nombre important d’élevages. Notons également que dans le cas des
maladies épidémiques, cette asymétrie n’est pas vérifiée. En effet, une exploitation infectieuse pourra
réintroduire la maladie dans une zone et avoir un impact majeur sur la prévalence inter-troupeaux.
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l’échelle collective des décisions prises à l’échelon individuel par un grand nombre
d’éleveurs présents à l’échelle du territoire considéré (ou d’une filière donnée). A cette
fin, les modèles destinés à représenter le comportement des éleveurs développés dans le
cadre de la première étape se doivent d’être couplés à un modèle épidémiologique, de
manière à rendre compte de l’évolution au cours du temps du statut sanitaire des
élevages et de la circulation de l’agent pathogène lorsqu’un moyen de maîtrise est – ou
non – implémenté à l’échelle des élevages.
L’idée du couplage de modèles économiques et épidémiologiques a émergé il y a près
de deux décennies, donnant naissance en économie de la santé (humaine) au souschamp disciplinaire de l’épidémiologie économique (Brito et al., 1991 ; Philipson,
1999 ; Gersovitz et Hammer, 2001 et 2003). Ce n’est que très récemment que des
premiers travaux ont cherché à transposer cette démarche à la question de la maîtrise
collective des maladies animales endémiques (Gramig, 2008 ; Rat-Aspert et Fourichon,
2010).
L’idée sous-jacente du couplage épidémio-économique est la suivante : dans le cadre
des maladies non réglementées, la décision individuelle de maîtrise est prise en fonction
de la situation sanitaire de l’élevage et du contexte épidémiologique local. La
prévalence de la maladie au sein de la zone, ainsi que le statut sanitaire de l’exploitation
constituent des éléments clés dans la prise de décision. En retour, la prise de décision
influence le contexte épidémiologique local. Le couplage dynamique d’un modèle
épidémiologique (qui décrit l’évolution du contexte épidémiologique local en fonction
des décisions prises par les acteurs) et d’un modèle économique (qui décrit la prise de
décision des acteurs en fonction du contexte épidémiologique local) permet de combiner
dans un cadre unifié les apports des approches économique et épidémiologique. Ce
raisonnement peut être illustré sur la base des travaux de Rat-Aspert et Fourichon
(2010) [Figure 2] :
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Figure 2.- Principe du couplage épidémio-économique
Dans le cas d’une décision de maîtrise répétée dans le temps (i.e. l’éleveur décide à
chaque pas de temps d’agir ou non vis-à-vis de la maladie), une telle approche permet
de suivre l’évolution au cours du temps de la prévalence de la maladie et du niveau
d’effort consenti par les éleveurs. Les rétroactions entre décisions individuelles et
prévalence débouchent sur des fluctuations, liées au fait que les efforts de maîtrise
consentis par l’éleveur sont fonction du risque extérieur. Ce niveau d’effort élevé a un
impact sur la prévalence de la maladie au sein de la zone, ce qui en retour peut conduire
les éleveurs à modifier leurs niveaux d’efforts. Il en résulte que ces fluctuations de la
prévalence peuvent – ou non – déboucher sur un équilibre.
Le couplage de modèle économique à un modèle épidémiologique autorise également
l’étude de la situation épidémiologique et économique à l’équilibre. La Figure 3 en
constitue une illustration. Le modèle économique détermine en effet le niveau d’effort
consenti par les éleveurs, en fonction de la prévalence de la maladie. Le modèle
épidémiologique fournit quant à lui la valeur de la prévalence en fonction de l’intensité
des efforts de maîtrise des acteurs.
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Prévalene
I*
0
0
Effort de maîtrise
E*
Figure 3.- Equilibre endémique de la maladie. Dans cet exemple, l’effort de maîtrise équivaut
à la proportion d’éleveurs qui décident de vacciner leur troupeau. La courbe grise représente le niveau
d’effort de maîtrise en fonction du niveau de prévalence (contrainte économique). La courbe noire
représente la prévalence atteinte pour un effort de maîtrise donné (contrainte épidémiologique). Le
croisement des deux courbes donne la valeur de la prévalence I* et le niveau d’effort E* à l’équilibre
endémique.
La prévalence inter-troupeaux constituant un indicateur de la probabilité pour une
exploitation d’être touchée par la maladie, le niveau d’effort de maîtrise consenti par les
éleveurs (issu du modèle économique) est, dans notre exemple, une fonction croissante
de la valeur de la prévalence (matérialisée par la courbe grise sur la Figure 3). C’est le
cas pour une maîtrise de la maladie par la vaccination (plus la prévalence est élevée,
plus le risque d’infection est élevé et plus les éleveurs sont incités à protéger leur
troupeau)5. D’un autre côté, l’effort de maîtrise a un impact négatif sur la prévalence
(externalité positive lié à la maîtrise de la maladie) (courbe noire). La confrontation du
modèle épidémiologique et du modèle économique permet alors de déterminer la
prévalence et l’effort de maîtrise des acteurs à l’équilibre endémique, atteint lorsque
l’effort de maîtrise consenti par les acteurs pour un niveau de prévalence donné
correspond à l’effort de maîtrise permettant d’obtenir cette prévalence. Cette
représentation simple de la confrontation entre décision et épidémiologie présente des
5
Il peut exister des moyens de maîtrise pour lesquels l’effort sera inversement proportionnel à la
prévalence. Par exemple, la dépopulation (remplacement du cheptel par un cheptel sain), mise en place
dans le cas du Syndrome dysgénésique et respiratoire porcin (SDRP), sera plus facilement mise en place
si le risque de réinfection est faible.
12
analogies avec les représentations des marchés et de la concurrence pure et parfaite.
L’atomicité des acteurs fait que ceux-ci prennent leur décision en fonction de la
prévalence mais n’ont pas le pouvoir de « fixer » la prévalence. L’homogénéité des
acteurs et de la prévalence (« libre circulation » du pathogène) induit un risque commun
et partagé entre tous les acteurs : chaque éleveur subit la même pression de prévalence.
L’information parfaite est aussi une hypothèse clé de l’obtention de l’équilibre : les
acteurs ont une connaissance parfaite de la prévalence inter-troupeaux, leur permettant
d’ajuster l’effort de maîtrise en fonction de la prévalence.
L’illustration qui précède repose sur des hypothèses fortes, qu’il serait intéressant de
relâcher (prise en compte de l’information imparfaite des éleveurs concernant la
prévalence de la maladie au sein de la zone, irréversibilité des moyens de maîtrise, par
exemple). La relative simplicité apparente de cette illustration ne doit pas occulter la
complexité des modèles (épidémiologiques particulièrement) sous-jacents. Notons
également que des éléments de théorie des jeux pourraient être mobilisés pour
formaliser d’éventuels comportements stratégiques des éleveurs (comportements de
passager clandestin, par exemple)
3.- Confrontation à l’objectif du décideur collectif et mise en place de
mesures incitatives
Lorsque la maîtrise individuelle des maladies est à l’origine d’externalités positives, les
efforts consentis par les acteurs peuvent s’avérer insuffisants pour atteindre un optimum
collectif, dès lors que les décisions individuelles ne tiennent généralement pas compte
de leur incidence sur le risque collectif. En santé humaine, Brito et al. (1991) ont par
exemple montré qu’une stratégie de vaccination volontaire était dominée par une
situation de dictateur bienveillant, maximisant le bien-être collectif (défini comme la
somme des utilités individuelles). D’autres externalités en matière de gestion collective
des maladies peuvent être prises en compte. Ainsi, le portage de pathogènes influençant
la transformation du produit et sa qualité peut constituer un problème pour la
transformation, non perçu par les producteurs. De manière plus générale, la santé des
animaux peut également avoir un impact sur la santé humaine dans le cas de zoonose.
Les résultats d’une gestion individuelle des maladies au niveau de l’élevage pourront
alors diverger à divers égards des attentes collectives.
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Deux types de gestion collective peuvent être distingués pour des agents économiques
et des objectifs différents :
-
Une coordination horizontale des actions individuelles de maîtrise. Les
organisations d’éleveurs peuvent ainsi vouloir influencer la gestion d’une maladie et
de ses impacts à l’échelle d’une région. Leur objectif peut être épidémiologique
(éradication de la maladie à l’échelle d’une zone géographique, limitation de la
circulation virale), ou économique (maximisation du bien être collectif). Pour ce
faire, le décideur collectif (du type groupements de producteurs ou Groupements de
Défense Sanitaire) peut mettre en place des plans de maîtrise individualisés au
niveau des élevages (tests sur les animaux d’élevages, mesures d’assainissement).
Ils peuvent également inciter les éleveurs à maîtriser la maladie (en fournissant des
incitations financières à la gestion, par la vaccination ou par des mesures de
biosécurité, à la mise en œuvre des plans de maîtrise dans les élevages). La mise en
place de réseaux d’échanges d’animaux en fonction de leur statut sanitaire est
également possible. Cependant, la réussite de ces actions collectives dépend de leur
acceptation par les éleveurs. La gestion collective de la maladie peut aussi intégrer
des mesures de partage du risque. L’infection d’un élevage par la maladie
constituant un risque, un des moyens collectifs de gestion concerne la mutualisation
de ce risque, par des mécanismes d’assurances. Cette mutualisation du risque peut
également avoir un impact sur les décisions individuelles des éleveurs.
-
Une coordination verticale des actions individuelles de maîtrise. Les acteurs de
la transformation peuvent avoir des besoins d’approvisionnement en animaux sains
et des attentes en termes de qualité sanitaire des animaux fournis par leurs éleveurs.
Ces attentes peuvent être motivées directement par des problématiques de
transformation, mais aussi indirectement par des attentes des consommateurs en
matière de qualité sanitaire de l’aliment. La réglementation en matière de sécurité de
l’aliment peut également imposer des contraintes de résultats aux filières, qui en
retour peuvent avoir des attentes quant aux produits livrés par leurs fournisseurs.
Les moyens de pressions sur les éleveurs sont variés, ils peuvent être basés sur des
incitations/pénalités en fonction de la qualité sanitaire des animaux fournis.
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Ces deux types de coordination sont étroitement liés. En effet, la coordination verticale
peut imposer des contraintes nouvelles aux éleveurs en matière de gestion sanitaire, qui
a leur tour peuvent être à l’origine d’un besoin de coordination horizontale des actions
des éleveurs. Dans le cas des groupements de producteurs ayant un rôle de
transformation, ces deux types de coordination peuvent être étroitement imbriqués.
La prédiction des résultats de ces actions collectives de gestion de la santé animale est
rendue difficile puisqu’elle doit prendre en compte les choix individuels des acteurs
dans la mise en œuvre des actions de maîtrise. Ainsi, l’intégration des moyens de
gestion collective dans les modèles épidémio-économiques constitue un outil d’aide à la
décision pour les décideurs collectifs. Il s’agit d’introduire dans le modèle de décision
un effet lié aux moyens de gestion collective mis en place (incitations financières à la
gestion individuelle par exemple). Ce type de modèles permet de tester des scénarios de
maîtrise et aussi d’optimiser les moyens de gestion collective. Il convient de distinguer
deux étapes dans la mise en œuvre de l’action de maîtrise. Dans un premier temps, des
actions sont mises en places, elles ont un impact sur la situation épidémiologique. Dans
un second temps, un équilibre de la situation épidémiologique est atteint. Cet équilibre
peut être endémique ou l’action de maîtrise peut conduire à l’éradication. La
modélisation devra s’intéresser à ces deux étapes. L’équilibre épidémiologique souhaité
peut être un résultat du modèle (équilibre maximisant la fonction objectif du
gestionnaire) ou peut être exogène au modèle (lorsque l’objectif du gestionnaire est
épidémiologique : éradication ou objectif en terme de réduction de la prévalence). La
recherche de l’équilibre optimum ne nécessite pas de modèle dynamique dans la mesure
où les résultats à l’équilibre peuvent être calculés. Cependant, pour des modèles plus
complexes, les valeurs à l’équilibre sont issues de simulations de l’évolution de la
maladie et des décisions des éleveurs obtenues au moyen de modèles dynamiques. Cette
modélisation dynamique est également nécessaire pour optimiser les moyens d’atteindre
l’équilibre dans le cas d’un équilibre défini de manière exogène, mais aussi pour vérifier
que l’équilibre est atteignable dans le cas d’un équilibre optimisant la fonction objectif
du gestionnaire collectif. Cette fonction objectif doit tenir compte des coûts pour le
gestionnaire et des bénéfices pour les éleveurs. La question de la fonction à optimiser
dépend de l’objectif et des moyens réels du gestionnaire. En effet, pour prendre
l’exemple des Groupements de Défense Sanitaire, une grande partie des fonds alloués à
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la maîtrise provient des cotisations des éleveurs eux-mêmes. Puisque la gestion n’est
pas réglementée, une recherche d’optimum avec un équilibre incitation/pénalités tel que
proposé par Brito et al. (1991) ne semble pas possible (un Groupement de Défense
Sanitaire pourra facilement proposer des incitations à la gestion, mais la mise en place
de pénalités semble difficilement concevable). La gestion collective correspond donc à
une réallocation des ressources provenant des éleveurs.
Conclusion
Du fait des rétroactions entre décisions individuelles de maîtrise des éleveurs et
évolution de la maladie, il est nécessaire, pour l’étude des maladies endémiques
transmissibles et non réglementées, de coupler un modèle épidémiologique décrivant
l’évolution de la maladie dans une zone et un modèle économique décrivant les
décisions des éleveurs en fonction de la situation sanitaire de leur élevage et du contexte
épidémiologique local. Ce cadre conceptuel doit servir de base à l’élaboration de
modèles intégrés, permettant de tester et d’optimiser des outils de maîtrise collective des
maladies animales. La mise en œuvre de ce cadre conceptuel pour des maladies d’intérêt
constitue à cet égard un enjeu de recherche important dans le champ de l’économie de la
santé animale. Ce cadre conceptuel trouve actuellement des premières applications dans
le projet INRA PSDR Grand Ouest SANCRE (Santé animale, sécurité sanitaire de
l’aliment et compétitivité des filières animales régionales), qui s’intéresse aux
vulnérabilités et atouts des territoires du Grand Ouest en termes de gestion de la santé
animale et de la sécurité sanitaire de l’aliment.
Dans le cadre de ce projet, deux entités pathologiques d’intérêt sont étudiées dans filière
porcine, qui est une des filières animales d’importance pour le Grand Ouest. La
première entité, le Syndrome Dysgénésique et Respiratoire Porcin (SDRP), est une
maladie animale transmissible, pénalisante pour les élevages touchés, dont la gestion
appelle une coordination horizontale des actions individuelles de maîtrise. La seconde
entité d’intérêt est une bactérie pathogène pour l’homme, Salmonella, dont la maîtrise
implique une gestion coordonnée à l’échelle de la filière de production. Pour ces deux
entités d’intérêt, il s’agit d’apporter aux décideurs impliqués une aide à l’élaboration de
schémas d’intervention sanitaire efficaces, tant du point de vue économique que du
point de vue épidémiologique.
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Bien qu’axée sur des entités biologiques particulières, la portée de ces travaux n’en
demeure pas moins générique. Le cadre d’analyse devra cependant être adapté au type
de maladies, à la situation épidémiologique des territoires concernés, aux moyens de
maîtrise susceptibles être mis en place par les éleveurs et aux moyens et objectifs des
décideurs collectifs.
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