les poèmes en prose critiques d`aragon, de sic à littérature

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LES POÈTES ET LA PUBLICITÉ
« LE GOÛT DE LA RÉCLAME ».
LES POÈMES EN PROSE CRITIQUES D’ARAGON, DE SIC À
LITTÉRATURE (1918-1920)
par Adrien CAVALLARO
Université Paris-Sorbonne
Aragon orne sa lettre du 18 mai 1918, adressée à Breton, première du volume récemment
édité par Lionel Follet, de ce qu’il appelle un « poème », très bref : « Peine d’amende / Défense
d’afficher 1 ». Il s’agit d’une transposition de pancartes ou d’inscriptions des plus courantes,
proscrivant la réclame, et qui revient, légèrement modifiée, dans la première des rubriques
de « Critique synthétique » éphémèrement données à Pierre Albert-Birot entre octobre 1918 et
février‑mars 1919 pour la revue SIC Mise en évidence par la typographie, en grandes capitales
et en gras, elle témoigne de ce qu’Aragon appelle, un peu plus de dix ans plus tard, dans son
« Introduction à 1930 2 », un « goût de la réclame », qui serait caractéristique du moderne
1917‑1920 ; si elle en témoigne, c’est néanmoins de façon paradoxale : d’un côté, le transfert
de l’espace familier de la correspondance à l’espace littéraire et artistique de la revue est le
signe d’une préoccupation que faisait valoir le tout premier texte critique d’Aragon, écrit pour
Apollinaire et tardivement publié, Alcide ou De l’esthétique du saugrenu 3 ; mais d’un autre
côté, cette prédilection pour l’affiche est d’emblée déplacée dans une perspective critique,
faisant de la « défense d’afficher » une sorte d’affiche au second degré, dont les particularités
typographiques et le cadre formel sont retenus, et comme dépouillés de contenu.
Je me propose d’étudier ici les manifestations de ce « goût de la réclame » dans un ensemble
de textes critiques, publiés d’abord dans SIC en 1918-1919, repris par Aragon dans le premier
volume de L’Œuvre poétique 4, puis dans Littérature entre mars 1919 et septembre-octobre 1920
(textes qui cette fois n’ont pas été repris, malgré une véritable continuité avec la « Critique
1. Lettres à André Breton. 1918-1931, édition établie, présentée et annotée par Lionel Follet, Paris, Gallimard, 2011, p. 74.
2. La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929, repris dans Chroniques I. 1918-1932, édition Bernard Leulliot, Paris, Stock,
1998, p. 339-350.
3. Aragon publie ce texte pour la première fois en 1964 dans l’« Avant-lire » qui précède Le Libertinage, repris dans les Œuvres
romanesques complètes, éd. Daniel Bougnoux, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1997, p. 258-261.
4. Sous le titre « Critiques synthétiques. Octobre 1918 – Mars 1919 » (L’Œuvre poétique, tome I, 1917-1920, Paris, Livre Club Diderot,
1974, p. 71-79). Qu’Aragon ait choisi de reprendre ces textes est le signe qu’il leur conférait une dimension poétique, qu’elle
soit formelle ou thématique. On peut s’étonner qu’il n’ait pas également repris les textes donnés par la suite à Littérature, qui
délaissent certes les expérimentations typographiques de l’époque de SIC, mais qui par bien des côtés en perpétuent l’ambition
(voir infra). Sur L’Œuvre poétique, voir Josette Pintueles, Aragon et son « Œuvre poétique ». L’« Œuvre » au défi, Paris, Classiques
Garnier, coll. « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2014, en particulier, p. 85-101.
synthétique ») : on peut y trouver un biais pour confronter la théorie forgée à l’issue de l’« année
mentale 5 » qui sépare le premier Manifeste du Second manifeste avec les pratiques scripturales
critiques des années de formation, mais également, du point de vue de l’histoire des formes, pour
cerner les contours d’une sous-catégorie critique instable du genre lui aussi constitutivement
instable du poème en prose 6.
Qu’est-ce que la « réclame » pour Aragon ?
En préambule de cette réflexion, il est nécessaire d’explorer ce qu’Aragon entend par « goût de
la réclame » dans cette « Introduction à 1930 » qui fait du moderne une valeur périssable, relative,
fondamentalement corrélée à une époque, et dont la mode signerait le déclin. Dans sa définition
la plus rigoureuse, « la modernité est [ainsi] une fonction du temps qui exprime l’actualité
sentimentale de certains objets, dont la nouveauté essentielle n’est pas la caractéristique, mais
dont l’efficacité tient à la découverte récente de leur valeur d’expression 7 » : prise dans une
dynamique historique, la modernité doit être saisie à travers un processus d’arrachement –
Breton dirait de dépaysement 8 – d’objets temporairement dotés d’une puissance affective, par
des opérations de décontextualisation et de recontextualisation dont le collage donne l’une des
formules privilégiées. Si sa fin est bien le « nouveau », ce n’est pas parce qu’elle plongerait « au
fond de l’inconnu » ; elle se situe au contraire dans un geste d’élection et de reconnaissance
foncièrement historicisé, dont le déjà-là d’objets même désuets est le tremplin, si bien que
chaque époque définit son propre moderne : la particularité du « moderne de […] 1917-1920 »
serait de ce point de vue une certaine « conception du lyrisme », déterminée par « un goût
nouveau », « le goût de la réclame 9 ».
« Réclame » est ici à prendre en un sens assez large : il ne s’agit pas seulement des
dernières pages du Petit Parisien , tapissées de publicités essentiellement pharmaceutiques
pour des produits plus ou moins charlatanesques, mais des « expressions toutes faites », des
« lieux communs du langage qui [prennent], isolés de tout contexte, l’aspect des manchettes
de journaux ou des inscriptions murales 10 », avec pour espace de prédilection l’affiche ; à cet
égard, Aragon vise autant derrière le terme un contenu qu’un ensemble de signes, format et
codes typographiques, ainsi qu’une rhétorique formulaire caractéristique qui peut déborder les
5. « Introduction à 1930 », La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929, Chroniques I, op. cit., p. 347.
6. Cet aspect, brièvement abordé ici, s’inscrit dans une réflexion plus globale sur la pratique du poème en prose aux XIXe-XXe
siècles : la question reste dans l’ombre de la thèse, ancienne, de Suzanne Bernard (Le Poème en prose, de Baudelaire jusqu’à
nos jours, Paris, Nizet, 1959), dont les développements théoriques sur le genre (ibid., p. 434-465) sont aujourd’hui à tout le moins
discutables.
7. « Introduction à 1930 », art. cit., Chroniques I, op. cit., p. 340.
8. Sur cette notion de dépaysement, voir André Breton, « Situation surréaliste de l’objet, situation de l’objet surréaliste », dans
Position politique du surréalisme [1935], Œuvres complètes, éd. Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », t. II, 1992, p. 481, ainsi que Marie-Paule Berranger, Dépaysement de l’aphorisme, Paris, José Corti, 1988.
9. « Introduction à 1930 », art. cit., Chroniques I, op. cit., p. 342-343.
10. Ibid., p. 343.
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messages strictement commerciaux. Or cette réclame est le lieu de théorisation d’une philosophie
dialectique du langage, dont les postulats sont bien ancrés dans la pensée du tournant des
années 1930 du surréalisme, imprégnée, on le sait, d’un hégéliano-marxisme dont Breton est le
principal artisan 11.
Par leur vacuité, les discours forgés pour la réclame vident le langage de sa substance
en bornant sa prétention à signifier ; mais mise à nu par l’affiche, la gratuité scandaleuse de
certaines formules, leur exiguïté sémantique peuvent être paradoxalement et positivement
renversées par des opérations de reconfiguration poétique, comme le suggère Aragon lorsqu’il
affirme que « le sens commun d’un idiotisme se perd devant l’emploi poétique qui en est fait au
profit d’un sens fort, et nouveau, à l’instant découvert 12 ».
Ce goût prend essentiellement deux formes, l’une mythologique, descriptive et quelque
peu superficielle, l’autre poétique. La première voit dans la réclame le réservoir privilégié d’une
mythologie moderne, dont le bébé Cadum, oublieux de ses bulles de savon, échappé aux rets de
ses affiches obsédantes, est l’un des emblèmes. L’intérêt pour la question qui m’occupe est de
remarquer qu’Aragon envisage sous cet aspect la naissance, la vie et le déclin des mythes, ce qu’il
appelle leur « cycle évolutif 13 » : le « goût de la réclame » conduit à élever au statut de mythe des
figures spécifiques, subtilisées aux affiches, en signe de « protestation contre le produit 14 », avant
que les mythes, un instant régénérés, ne sombrent à nouveau dans l’« imbécillité 15 ». La réclame
engage ainsi tout un processus de clichéisation de figures et de formules, que déplace la pratique
critique aragonienne. La seconde, dans le sillage de laquelle Aragon s’inscrit implicitement, est
plus strictement poétique, ou plutôt poïétique : attachée à « l’efficacité de la réclame 16 », elle
entend emprunter à celle-ci ses moyens formels, en rupture avec toutes les formes connues.
Chez Aragon, cette volonté de « revitalisation » par la réclame excède toutefois les frontières
traditionnelles de la poésie pour irriguer abondamment le discours critique ; par un recours
ambivalent aux figures, discours et cadres formels de la réclame, elle vise à définir une forme
et un style critique neufs, mais aussi un éthos polémique et une axiologie de la littérature
contemporaine. On s’attachera à les cerner dans une perspective diachronique pour envisager
les avatars d’une critique en transformation entre SIC et Littérature , profondément modelée par
le « goût de la réclame », mais de plus en plus indirectement, les signes de la réclame cédant le
pas à la boussole axiologique positive et négative qu’elle constitue peu à peu aux yeux d’Aragon.
11. Voir Emmanuel Rubio, Les Philosophies d’André Breton (1924-1941), Lausanne, Éditions L’Âge d’homme, coll. « Bibliothèque
Mélusine », 2009, en particulier « Vers un hégéliano-marxisme conséquent (1925-1929) », p. 109-213.
12. « Introduction à 1930 », art. cit., Chroniques I, op. cit., p. 343.
13. Ibid., p. 344.
14. Ibid.
15. Ibid., p. 343.
16. Ibid., p. 344.
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La « Critique synthétique » de SIC (octobre 1918-février-mars 1919)
Une mise au point terminologique : la « Critique synthétique » comme pilule
Pink critique
Les textes de « Critique synthétique » donnés à la revue SIC comptent parmi les premiers
d’Aragon, qui collabore avec Pierre Albert-Birot depuis mars 1918 17, et auquel il attribue, bien
plus tard, devant Dominique Arban, la paternité de la catégorie ; il qualifie alors ces textes de
jeunesse d’« espèces de poèmes en prose » :
[… Albert-Birot] appelait cela « La Critique synthétique », parce que ce n’était pas du tout
de la critique. C’étaient des espèces de poèmes en prose, fort courts, à propos d’un livre qui
venait de paraître, ce qui me permettait à la fois la désinvolture, ou aussi bien un certain éloge
poétique de choses que je n’aurais peut-être pas pleinement approuvées si j’en avais écrit sur
le ton à proprement parler critique 18.
Marguerite Bonnet a signalé que Vaché employait déjà le terme dans une lettre en date du 9
mai 1918 adressée à Breton qui, dans son article sur Jarry publié en janvier 1919 19, y fait également
allusion. Plutôt qu’aux débats sur l’origine du terme, on sera sensible à cette ambition esthétique
d’une critique poétique impliquant un format particulier, une concentration qui la fait échapper
à la discursivité traditionnelle du genre et l’attire dans le giron du poème en prose.
Or, cette concentration, Albert-Birot y insiste dans une lettre invitant le jeune écrivain à
assumer une rubrique qui porterait ce nom, et qu’Aragon recopie intégralement à Breton, du
front, le 11 juillet 1918. La définition qu’en donne le directeur de SIC prend le contre-pied d’une
critique traditionnelle tenue en haute suspicion, dont Le Carnet critique (une cible récurrente
d’Albert-Birot 20) serait le parangon, tout en empruntant à la réclame son image matricielle.
Albert-Birot précise en effet les textes qu’il attend par comparaison avec les « Treize études »
que Breton et Aragon ont déjà publiées dans sa revue 21, et qu’il commente ainsi :
Mais peut-être avez-vous été trop nettement jusqu’à la pilule, ce n’est peut-être que
progressivement que l’organisme pourra se faire à cette alimentation concentrée. Si les obus
vous en laissent le loisir pensez donc à cela, envisagez ce qu’il serait possible de faire, non
pour un individu, mais pour une œuvre, pensez aux Calligrammes . Je serais tout à fait disposé,
17. « Le 24 juin 1917 », SIC, n° 27, mars 1918.
18. Aragon parle avec Dominique Arban, Paris, Seghers, coll. « Cent pages avec… », 1968, p. 33-34.
19. Dans Les Écrits nouveaux, n° 13, janvier 1919 ; recueilli dans Les Pas perdus [1924], Œuvres complètes, éd. Marguerite Bonnet,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1988, p. 216-226). Pour la lettre à Vaché, voir ibid., p. 1249.
20. Le directeur de SIC se montre particulièrement peu indulgent à l’égard de la nouvelle revue, dès son lancement. Voir, entre
autres, la rubrique « Etc. » de SIC, n° 24, décembre 1917 : « […] critiquer c’est démonter pièce à pièce la machine pour pouvoir dire
pourquoi elle marche et pourquoi elle ne marche pas. Je n’ai pas trouvé de critique dans le Carnet-Critique, c’est regrettable, il
y avait là une idée intéressante et c’est une revue qui manquait mais il manque encore les – voire même – un critique ». C’est
par ailleurs dans Le Carnet critique qu’Aragon publie l’un de ses premiers articles, « Rimbaud. Puisque son nom fut prononcé… »
(n° 5, 15 avril-15 mai 1918).
21. SIC, n° 29, mai 1918.
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si vous pouviez trouver un volume assimilable, à vous donner toutes les critiques d’œuvres et
à n’en mettre jamais d’autres dans SIC 22.
Si on ne peut avec certitude l’imputer au pouvoir de séduction de la réclame, cette métaphore
de la pilule semble toutefois bien pouvoir en provenir. À feuilleter les journaux à grand tirage
du temps, Petit Parisien et Petit journal en tête, on s’aperçoit vite en effet que les quatrièmes
pages font presque systématiquement une place aux pilules en tout genre, qui dessinent
alors un horizon important de la réclame, de la fameuse « pilule Pink pour personnes pâles »,
chère notamment à Breton 23 (>> ill. 1 & 2 24), aux pilules Gips, Dupuis, Valda, indiquées pour des
usages plus triviaux. Elles font l’objet d’affiches et d’encarts variés vers lesquels la sensibilité
typographique du fondateur de SIC pouvait très vraisemblablement se porter, au point qu’il
est loisible de penser que l’adjectif « synthétique » est ici à considérer dans son acception la
plus simple, caractérisant une critique brève, concentrée, elliptique, et que, sous la plume
d’Albert‑Birot, il prend par analogie une coloration publicitaire : afin de régénérer une critique
moribonde, celui-ci suggère en quelque sorte de retravailler la formule d’une série de pilules
Pink critiques, offrant ainsi un modèle théorique publicitaire à une entreprise bientôt acceptée,
et qui cultive elle-même à l’envi un goût prononcé de la réclame.
La « Critique synthétique » : lyrisme, typographie et goût des « peintures idiotes »
Si les textes qu’Aragon écrit pour SIC sont assez peu nombreux, il faut les lire comme
préambules aux textes de Littérature : seules quatre rubriques sont en effet assurées, pour
un total de dix brefs textes, sur des œuvres de premier plan (ainsi Calligrammes ou Le Pain
dur 25) comme sur des ouvrages plus confidentiels, dont Albert-Birot assume le choix. Dans
cette production, la réclame fait office de modèle critique, sur un plan indissociablement formel
et conceptuel : elle sert d’aiguillon essentiellement poétique – entendons par là lyrique et
typographique –, mais aussi d’aiguillon critique puisque la réclame est par analogie une aune
majeure du jugement porté sur les œuvres, et tout autant un indice de la réaction affective
qu’elles encouragent chez le lecteur. Par thématisation, la réclame constitue en effet un réservoir
d’images, mais elle ouvre également à la conduite d’une réflexion spécifique : pôle d’attraction
favorisant l’émerveillement devant des « peintures idiotes » modernes, elle est aussi érigée en
repoussoir alimentant un discours polémique.
La première rubrique, consacrée aux Calligrammes d’Apollinaire, en donne plusieurs
ingrédients majeurs pour ce qui concerne la période de SIC ; à elle seule, elle permet de montrer
que la réclame est d’emblée pourvoyeuse de cadres formels, de patrons syntaxiques, d’images
22. Lettres à André Breton, op. cit., p. 139-140.
23. Breton attribue la note flatteuse de 15 aux pilules Pink dans le n° 18 de Littérature, nouvelle série (mars 1921). En leur donnant
la note de 12, Aragon cultive un sentiment proche.
24. Les illustrations sont regroupées dans le dossier iconographique présenté à la fin de cet article. Chaque illustration est
accessible directement par simple clic.
25. « Les œuvres littéraires françaises. Critique synthétique », SIC, n° 31, octobre 1918 et n° 33, novembre 1918. On trouvera en
annexe (2) l’ensemble des rubriques données à SIC.
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qui concourent à l’élaboration d’une forme originale. Bien reconnaissable, le format adopté est,
au moins visuellement, celui du poème en prose rimbaldien, disposé en succession de brefs
alinéas : le jeune écrivain y est alors passionnément attentif, et cette obsession se trahit dans
une référence à « Veillées III », au cœur du texte (« puits des magies 26 »), typographiquement
soulignée. Aragon mène corollairement une évidente recherche typographique en accord tant
avec l’œuvre abordée qu’avec les orientations de SIC et de son directeur : elle se signale par
l’utilisation des italiques et des grandes capitales, non seulement pour la formule figée « DEFENSE
D’AFFICHER SOUS PEINE D’AMENDE », mais également pour la clausule, lapidaire, déroutante,
elle aussi aimantée par un modèle rimbaldien du poème en prose : « LES CALLIGRAMMES sont
des ROSES » (>> ill. 3) ; ces formules sont de plus centrées par rapport au reste du texte. La
troisième caractéristique formelle de la rubrique est à chercher dans un goût prononcé de
l’ellipse, inspiré par le recueil commenté autant que par les prescriptions du directeur. Enfin,
la rubrique témoigne d’un abandon volontaire aux prestiges du jeu de mots, en particulier du
calembour, qui est une constante de l’écriture critique aragonienne de l’époque, jusque dans
sa correspondance 27. Ce jeu n’est pas gratuit, et doit être envisagé dans la perspective de la
philosophie du langage ébauchée dans l’« Introduction à 1930 » : non seulement son mouvement
embrasse, pour la retourner, cette façon de tourner à vide du langage de la réclame, mais
en court-circuitant la linéarité discursive traditionnelle du discours critique, elle offre des
possibilités neuves de signifier.
Au plan thématique, Aragon met en scène ce qu’ Alcide ou De l’esthétique du saugrenu appelle,
au sens large, le « lyrisme de[s] peintures idiotes 28 » : dotée d’une capacité de réinvestissement
des enjeux du « goût de la réclame », la formule rimbaldienne d’« Alchimie du verbe » trouve
ici un terrain d’application paradoxal puisque la réclame est thématisée par le collage d’une
formule proscrivant la réclame qui n’a rien d’un hasard, à une époque où s’affirme chez l’écrivain
en formation une véritable passion de l’affiche dont témoigne la correspondance avec Breton :
le 1 er juillet 1918, alors qu’il est au front, il se dit ainsi entre autres « bouleversé par l’absence
26. Illuminations, Œuvres complètes, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 305. L’intérêt
du jeune Aragon pour Rimbaud, qui trouve sous sa plume des traductions poétiques originales, dépasse le cadre de la présente
étude. Je l’ai abordé, dans une autre perspective, dans « Aragon et le système rimbaldien », Aragon, trente ans après, s. dir. de
Patricia Principalli, Erwan Caulet et Corinne Grenouillet, Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet, n° 15, 2014, p. 201-214. Aragon
cite abondamment Rimbaud dans la correspondance avec Breton, et rappelle, dans Pour expliquer ce que j’étais, quelle place
occupait le poète ardennais lorsqu’il était au front : « J’avais emporté avec moi aux Armées les deux petits tomes si commodes,
à robe jaune, des Illuminations et de la Saison en enfer dans l’édition de poche du Mercure de France. Ils étaient au front ma
lecture quotidienne, mon refuge, ma revanche. La compensation des conversations subies. Une espèce de fierté aussi » (Paris,
Gallimard, 1989, p. 51-52).
27. P our trouver un exemple, parmi d’autres, d’un réflexe qui s’exerce sans retenue, on se reportera à cette lettre de novembre
1918 adressée à Breton : « Lis [La Vie affective d’Olivier Minterne] et parle-m’en. Parlement (incorrigible ami, incorrigible amant) »
(Lettres à André Breton, op. cit., p. 228).
28. Œuvres romanesques complètes, op. cit., p. 260.
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d’enseignes et d’affiches » qui le met dans l’obligation de « réapprendre à délirer 29 ». Cette passion
trouve justement à ce moment précis un terrain d’expression important dans la réinvention du
discours critique 30.
Dans les trois dernières rubriques de SIC , les fonctions de la réclame, poétique et critique, sont
creusées, dans une dynamique de mise à distance progressive des recherches typographiques, au
profit d’un approfondissement de l’éventail de l’instrument critique. Dans la deuxième, consacrée
à un ouvrage de Roland Chavenon, Une expression moderne de l’art français : le cubisme , et
au Pain dur de Claudel, les recherches typographiques restent au cœur de la démarche : les
clausules, centrées, empruntent au collage, en particulier dans le texte sur l’ouvrage de Roland
Chavenon, éreinté pour n’être qu’un « simple CONSTAT PAR HUISSIER » (>> ill. 4), c’est-à-dire
qu’Aragon lui intente un procès en fadeur critique en collant une formule juridique elle-même
présentée comme une manchette de journal. On s’aperçoit à l’occasion que le « goût de la
réclame », dans son versant poétique, est extensible à tous les types de formules figées, et qu’il
agit puissamment par assimilation et transmutation typographique, c’est-à-dire visuelle, de ces
formules, remplaçant en l’occurrence le slogan publicitaire par une formule juridique. Aragon
emprunte en outre à la réclame son discours, lorsqu’il met en avant « le prix infime d’un franc 31 »
de l’ouvrage jugé médiocre. C’est donc toute la logique de l’encart publicitaire qui est réinvestie
à des fins critiques, et retournée contre l’auteur dénoncé.
Ces recherches typographiques se concentrent toutefois, dans les dernières chroniques,
sur les variations de casse, réduites à la portion congrue : dans les cinq textes de décembre
1918 32 et dans les deux textes du 15 mars 1919 33, seul un mot est mis en avant en grandes
capitales en fin de texte (à deux exceptions près 34), choisi pour sa capacité de synthèse autant
que pour sa capacité à créer des réseaux de signification avec les autres termes-synthèse des
textes de la même rubrique. En décembre 1918, les œuvres abordées, sans rapport, sont ainsi
typographiquement rapprochées par les termes en grandes capitales, d’autant plus que les trois
premiers, « BOURDON », « PROFESSEUR DE LANGUES VIVANTES » et « PERROQUET » suggèrent
un large éventail de sonorités.
29. Lettres à André Breton, op. cit., p. 130.
30. Les expérimentations critiques du corpus ici envisagé prêteraient également à de fructueuses considérations sur le goût
aragonien du pastiche et de la parodie. Marie-Paule Berranger a insisté sur ce point dans « Critique de la critique entre Dada et
Surréalisme. Du degré zéro de l’écriture à la réécriture de l’histoire littéraire », L’Écrivain critique, textes réunis par Marie-Paule
Berranger, Revue des sciences humaines, n° 306, 2 / 2012, p. 224-226.
31. « Les œuvres littéraires françaises. Critique synthétique », SIC, n° 33, novembre 1918, Chroniques I, op. cit., p. 30.
32. Léon Bloy, Dans les ténèbres ; Walt Whitman, Morceaux choisis ; Blaise Cendrars, Le Panama ou Les Aventures de mes sept
oncles ; Émile Dermenghem, La Vie affective d’Olivier Minterne ; Fernand Divoire, Âme (« Les œuvres littéraires françaises.
Critique synthétique », SIC, n° 35, décembre 1918).
33. Max Jacob, Le Phanérogame ; Jean Giraudoux, Simon le pathétique (« Les œuvres littéraires françaises », SIC, n° 40-41, 28
février-15 mars 1919).
34. Il s’agit des poèmes critiques sur Cendrars et Divoire, dans la rubrique de décembre 1918. Néanmoins, dans les deux cas, un
terme en grandes capitales figure dans la phrase conclusive.
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Le poème sur Whitman allie en particulier un régime nettement lyrique à une thématisation
de la réclame dans la description du poète « nu, malgré son chapeau bolivar, [qui] enseign[e]
la vie au monde en distribuant des prospectus trilingues », et qui « porte une enseigne où l’on
lit : "PROFESSEUR DE LANGUES VIVANTES" 35 » (>> ill. 5), la clausule s’apparentant à une formule
de page d’annonce de journal : la réclame est ici clairement transmuée en matériau poétique
et thématique positif, enchanteur, qui soutient un lyrisme critique. Le texte illustre donc le rôle
positif de tout premier plan que celle-ci peut jouer dans l’élaboration d’une forme critique neuve,
reconduite à l’échelle de cinq textes de format identique, recourant aux mêmes procédés et à la
même présentation, pour constituer un véritable recueil poétique en puissance.
Tout en explorant ce que l’on appellera la réversibilité critique de la réclame, la dernière
rubrique vérifie cette ambition : Aragon y commente Le Phanérogame de Max Jacob et Simon
le pathétique de Giraudoux en usant du même format (le bloc de prose), en proposant aussi
des clausules en grandes capitales, et construit un véritable diptyque dans lequel l’ouvrage
est assimilé, dans le premier cas, aux Caractères (« Malgré l’acteur principal qui cherche à me
tromper, je reconnais les CARACTERES ») et dans le second, aux Rêveries du promeneur solitaire
(« Malgré les compagnes, Simon, je l’appellerai PROMENEUR SOLITAIRE 36 ») (>> ill. 6). Non sans
perfidie, ces filiations deviennent, par le travail typographique, slogans publicitaires opérant
comme arguments de vente dépréciatifs : la démarche critique vise en fait à dénoncer (de façon
certes encore très modérée) une tromperie sur la nouveauté du produit proposé, sous l’effet
d’un recours subtil à la fonction polémique. Or c’est précisément vers cet usage de la réclame
comme outil critique, soubassement d’une réflexion sur le nouveau en littérature, donc sur l’une
des clefs de voûte du concept de modernité 37, qu’inclinent les textes donnés immédiatement
après à Littérature .
Des « Livres choisis » à la « Chronique » de Littérature (mars 1919-septembre 1920) :
contre la réclame des auteurs à succès
Continuités et ruptures avec SIC
Aragon pense la chronique de Littérature , dont il assume l’essentiel 38, en termes de rupture
avec SIC , comme il s’en explique nettement à Breton dans une lettre du 7 février 1919 :
Ici plus de majuscule au dernier mot, enfantin, enfantin. C’était bon pour attirer l’attention
sur la synthèse. Mais maintenant pas de critique étiquetée synthétique pour la galerie. Créer
chez le lecteur un état d’esprit analogue au mien après le livre. Tous les mots utiles. Pas plus
le dernier que le premier 39.
35. « Les œuvres littéraires françaises. Critique synthétique », SIC, n° 35, décembre 1918, Chroniques I, op. cit., p. 31.
36. « Les œuvres littéraires françaises », SIC, n° 40-41, 28 février-15 mars 1919, ibid, p. 45.
37. Voir, sur la question, l’ouvrage classique d’Henri Meschonnic, Modernité modernité [1988], Paris, Gallimard, « Folio-Essais »,
1994 (en particulier pour une perspective critique sur le lien entre moderne et nouveau, p. 77-82).
38. Il donne ainsi onze rubriques de « Livres choisis » et deux « Chroniques » entre mars 1919 et septembre-octobre 1920.
39. Lettres à André Breton, op. cit., p. 254.
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Pour disqualifier sa production récente, Aragon incrimine de façon remarquable des ficelles
qu’il juge désuètes, en exerçant la fonction polémique de l’analogie avec la réclame, comme
l’atteste le soulignement d’« étiquetée » ; réduite à sa jonglerie avec les « majuscules », la critique
synthétique retourne en quelque sorte à l’affiche, avec ses procédés typographiques désormais
jugés artificiels, si bien que cette critique qui faisait de la réclame l’un de ses instruments majeurs
est foulée aux pieds en vertu même d’une des fonctions critiques qu’elle a permis de forger.
Il ne faudrait pourtant pas se laisser duper par cette disqualification en apparence sans
appel. Il y a bien une continuité profonde entre les deux entreprises, et d’abord parce qu’Aragon
commence par donner à Littérature des textes qu’il destinait à SIC , en particulier le texte sur les
Vingt-cinq poèmes de Tzara, refusé par Albert-Birot 40, et qui ouvre les « Livres choisis » du n° 1
de Littérature . On y retrouve une clausule dont le terme final, « catalogue », était probablement
destiné à figurer en grandes capitales ; de surcroît la réclame est généreusement – et, comme dans
le texte sur Whitman, positivement – thématisée, avec formule rimbaldienne en arrière‑fond :
« […] solde avant inventaire. Le livre ne touche que les marchands d’images. Ils font des étoiles
et marquent les prix d’achat devant les numéros. Vous voyez bien que c’est un catalogue 41 ».
Une lecture attentive de l’ensemble des textes révèle que la fonction critique de la réclame
reste souvent opérante, quoique intégrée à la catégorie englobante des « peintures idiotes »
modernes. Le très beau texte consacré à Philippe Soupault pour Rose des vents représente sans
doute l’acmé de ce mouvement, portant au pinacle la passion de l’affiche et des inscriptions :
Tout naturellement Philippe Soupault désira la République de l’Équateur que les affiches des
compagnies de navigation font reluire comme un sou neuf aux yeux du passant, lecteur assidu
des horaires et des enseignes. Pour se retrouver lui-même, il lui suffisait de venir s’accouder
aux marbres des cafés dont on suit d’un œil idiot les veines joliment entrelacées. Là, les mots
entendus prennent des inflexions subites et on lit par désœuvrement les inscriptions de
porcelaine des vitres qui tournent le dos 42.
Cet enchantement devant la réclame n’est pas le seul à franchir les cloisons trop étroites de la
revue d’Albert-Birot. La fonction poétique opère également dans les pages de Littérature , et l’on
retrouve, de loin en loin, des traces des expérimentations typographiques récentes, notamment
un recours ponctuel aux italiques, en clausule. On retrouve même à deux reprises, et en dépit
des bonnes résolutions de la lettre adressée à Breton le 7 février 1919, un travail de stylisation
typographique : le texte sur L’Ours et la Lune , de Claudel, s’achève ainsi par l’affirmation massive,
provocatrice, « L’OURS ET LA LUNE est une ŒUVRE DADA 43 », dans un goût qui est bien celui des
manifestes Dada ; on inclinera donc à y déceler, plutôt qu’un procédé, un signe de reconnaissance
40. Aragon évoque cette réticence dans sa lettre du 27 novembre 1918 à Breton (ibid., p. 232). Par un chevauchement significatif,
le recueil de Tzara est présenté par Joan Pérez-Jorba dans le numéro proposant l’ultime « critique synthétique » d’Aragon pour
Albert-Birot (« Pensées à coupe-papier », SIC, n° 40-41, février-mars 1919).
41. Chroniques I, op. cit., p. 46. Pour la référence rimbaldienne, voir « Solde », Illuminations, op. cit., p. 318-319.
42. « Livres choisis », Littérature, n° 8, 15 octobre 1919, Chroniques I, op. cit., p. 57.
43. « Livres choisis », Littérature, n° 7, 15 septembre 1919, ibid., p. 55.
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et un clin d’œil paradoxal. Polémique, l’autre texte est tout aussi remarquable : il s’agit d’un
pastiche de la rubrique « DERNIERE HEURE » des grands quotidiens, dont les derniers mots du
texte sur La Vierge et les Sonnets , de Jammes, d’une ironie des plus corrosives, donnent l’un
des meilleurs aperçus : « DERNIERE HEURE. — Dans son discours de réception à l’Académie
française, M. Francis Jammes fera l’éloge d’André Theuriet 44 ».
On serait toutefois un peu trop complaisant à inscrire les « Livres choisis » dans la stricte
continuité de la fonction poétique de la « Critique synthétique » de SIC Du point de vue formel, il
convient surtout de se montrer sensible à ce qui fait la maturité de cette nouvelle forme critique ;
à tout ce qui, provenant d’expérimentations en lien avec le « goût de la réclame », perdure de SIC
à Littérature , sans que ce lien avec la réclame soit toujours explicite. L’exemple des clausules est
à cet égard révélateur : Aragon généralise les clausules brèves, lapidaires, dépouillées de leurs
oripeaux typographiques, souvent éloignées du slogan, mais qui proviennent bien autant d’une
mémoire active du modèle rimbaldien du poème en prose que du « goût de la réclame » présidant
aux pratiques scripturales de la rubrique de SIC . De nombreux exemples en témoignent, comme
la clausule du texte sur La Danse du scalp , de Louis Delluc : « La règle du jeu se trouve dans
toutes les bonnes psychologies 45 », ou encore, détachée, celle du texte sur les Scènes de la vie
de Montmartre , de Francis Carco : « Ce livre n’est pas à prendre avec des pincettes 46 » ; dans les
deux cas, la réclame ne joue plus aucun rôle, mais l’un des rouages poétiques que son modèle
a permis de mettre au point est librement redéployé. Toute approche précise du format de ces
textes – le petit bloc de prose, le plus souvent –, ainsi que l’appréciation d’un statut formel qui
est variable, sont à envisager dans une perspective proche : ce n’est pas la réclame qui, pour
nombre d’entre eux, fait de ces textes des poèmes en prose critiques, mais c’est la réclame qui,
via SIC , a joué dans leur dynamique d’élaboration un rôle de premier plan ; le lien s’est distendu
à mesure que la forme a atteint sa maturité, mais il est originellement déterminant.
De la fonction lyrique à la fonction polémique : axiologie de la réclame
Le rôle que joue le « goût de la réclame » n’en est pas moins prépondérant dans les « Livres
choisis » et dans les « Chroniques » de Littérature , qui développent surtout le pôle polémique
de la fonction critique. Marie-Paule Berranger y voit à juste titre souvent une entreprise de
« démolition » qui « privilégie le brio de l’exécution publique 47 ». Cette entreprise fait de la
44. « Livres choisis », Littérature, n° 6, 15 août 1919, ibid., p. 51. Il est également fort probable, comme me l’a suggéré Marie‑Paule
Berranger, qu’Aragon fasse ici allusion au « télégramme-poème copié dans Paris-Midi », dixième des Dix-neuf poèmes élastiques
de Cendrars, intitulé « Dernière heure » et daté de janvier 1914 ; le recueil paraît aux Éditions du Sans Pareil, avec un achevé
d’imprimer du 15 août 1919, exactement contemporain du numéro de Littérature (Dix-neuf poèmes élastiques, Du monde entier
au cœur du monde. Poésies complètes, préface de Paul Morand, édition établie par Claude Leroy, Paris, Poésie / Gallimard,
2006, p. 110). La critique pourrait donc, dans le même temps, viser une esthétique du fait-divers journalistique en poésie que
revendique le recueil de Cendrars, dont le poème d’ouverture s’intitule précisément « Journal ».
45. « Livres choisis », Littérature, n° 7, 15 septembre 1919, ibid., p. 54.
46. « Livres choisis », Littérature, n° 9, 15 novembre 1919, ibid., p. 60.
47. « Critique de la critique entre Dada et Surréalisme. Du degré zéro de l’écriture à la réécriture de l’histoire littéraire », L’Écrivain
critique, art. cit., p. 224.
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réclame une arme de première importance, définissant, et c’est la nouveauté la plus importante
des rubriques de Littérature , une axiologie qui entend proscrire ce que le jeune Aragon pense
comme une littérature-produit ; elle est sans doute, sous ce rapport, l’un des avatars de ce que
l’« Introduction à 1930 » appelle une « protestation contre le produit ». Il n’est pas rare, en effet,
que la fonction polémique du goût de la réclame s’exerce contre une littérature reproductible,
une sorte de « monnaie de singe verbale 48 » et littéraire, ravalée au rang de produit commercial
par son assimilation à une réclame insipide, dans sa version post-mythologique dégénérescente
évoquée en 1929, c’est à-dire à ce moment où « le mythe qui a servi, suivant l’expression d’André
Breton, de réclame pour le ciel , après sa période lyrique, quand il retombe au niveau des vieilles
femmes bégayantes, redevient un signe commercial 49 ». Les enjeux d’une telle démarche sont
donc critiques, parce qu’ils engagent le développement d’un arsenal rhétorique et la définition
d’un éthos polémique, mais aussi théoriques, parce qu’ils forment l’armature d’une réflexion
sur la littérature moderne, attentive à ce pastiche qu’Aragon a abondamment pratiqué dans ses
années de formation 50, et s’inscrivant en faux contre une littérature mystificatrice.
On pourra s’étonner, mais c’est aussi l’un des charmes des algarades bretono-aragoniennes
de l’époque, que la formule de cette axiologie soit donnée par les deux textes consacrés à Proust.
Commentant les Pastiches et Mélanges dans le n° 7 de Littérature , Aragon fait ironiquement
remarquer que « l’auteur fait aussi bien marcher la machine à écrire Balzac que celles de toutes
les autres marques qu’il essaye, de la Faguet à la Saint-Simon 51 », la réclame servant ici de
support polémique dépréciatif. Cinq mois plus tard, À l’ombre des jeunes filles en fleurs n’est
guère plus qu’un objet, et son auteur, un produit à la mode valant « son pesant de papier 52 » ; en
d’autres termes, un auteur digne de réclame, mais indigne du panthéon moderne.
Nombre de textes fourbissent cette arme polémique d’une réclame démystificatrice jetant
souverainement l’opprobre sur des œuvres exclues du champ de la littérature et reléguées à
l’état de « produit » : Céline Arnaud, « Rimbaud des demoiselles », devient ainsi un produit
de rayon, à « ranger » « à côté du Plutarque des écoles chrétiennes 53 » ; avec sa Guerre des
Journaux , André Billy ne signe quant à lui que des « produits de consommation courante 54 ».
48. Ce sont les termes d’Aragon dans un texte sur Les Jours passés… de Carlos de Lazerme (« Chronique », Littérature, n° 16,
septembre-octobre 1920, Chroniques I, op. cit., p. 78).
49. « Introduction à 1930 », art. cit., ibid., p. 344.
50. La thématique est directement abordée dans le texte sur Le Copiste indiscret de Jean Pellerin (Littérature, n° 7, 15 septembre
1919, ibid., p. 54). Entre autres exemples, on pourra retenir cette phrase de la lettre du 13 septembre 1919, adressée à Breton de
Vémars : « Il pleut, je fais des pastiches / des postiches » (Lettres à André Breton, op. cit., p. 199).
51. « Livres choisis », Littérature, n° 7, 15 septembre 1919, Chroniques I, op. cit., p. 54.
52. « Livres choisis », Littérature, n° 11, 15 janvier 1920, ibid., p. 68.
53. « Chronique », Littérature, n° 16, septembre-octobre 1920, ibid., p. 77.
54. « Livres choisis », Littérature, n° 10, 15 décembre 1919, ibid., p. 61-62.
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La charge est plus acerbe encore lorsque non seulement l’imagerie de la réclame nourrit
l’ éthos polémique, mais que la dénonciation du faux, de l’imitation grossière, en passe elle‑même
par un pastiche empruntant ses codes à la réclame, prise en son sens le plus large, c’est-à‑dire
aux « expressions toutes faites 55 ». C’est le cas, de façon exemplaire, dans le bref texte consacré
à L’Esclave aux bêtes , de Gustave Rouger, auquel on se limitera : « Il a été tiré de cet ouvrage,
en simili-Hugo, 20 exemplaires sur simili-Japon, numérotés de 1 à 20 et 10 sur simili‑Hollande,
numérotés de 21 à 30 56 ». Le pastiche d’un paratexte d’imprimerie, qui signale aussi la valeur
commerciale d’un livre, renvoie péremptoirement l’œuvre, de facto , dans la sphère de la bibliophilie
en la vidant de toute substance littéraire. On voit à l’occasion ce qui fait aussi la différence avec
SIC : non seulement les pratiques de collage ont été abandonnées, mais le rapport de force
entre pôle poétique et pôle critique s’est inversé ; le réinvestissement d’« expressions toutes
faites » est cette fois mis au service d’une disqualification virulente, mais non pas superficielle
puisqu’elle est à lire au sein d’un ensemble qui nourrit une réflexion sur le « vol à l’esbroufe 57 »,
le faux en littérature, s’abreuvant elle-même en acte à la source qu’elle dénonce.
***
De SIC à Littérature , le « goût de la réclame » s’est en quelque sorte retourné : Aragon
passe en effet d’un travail sur le lyrisme de la réclame, soutenu d’abord par une pyrotechnie
typographique, puis par des effets plus localisés, à une mise à profit critique de ses moyens
au service d’une dénonciation virulente des « machines à écrire » contemporaines. Si dans les
deux cas la réclame est l’aliment d’une réflexion conjoignant sphères conceptuelle et formelle,
son rôle dans Littérature est à la fois plus diffus et plus profond, dès lors que du « goût de
la réclame »-peinture idiote , le critique glisse vers un dégoût de la littérature-réclame et des
littérateurs qui la promeuvent. On peut, de ce point de vue, accorder à la « DEFENSE D’AFFICHER »
du poème critique consacré aux Calligrammes une valeur programmatique, puisqu’elle porte en
germe cette réversibilité d’une réclame ambivalente dont les envoûtements sont inexorablement
voués à se dissiper ; l’âge de l’enchantement précède un passage à l’âge critique, suivant en cela
la dynamique du « cycle évolutif » esquissé dans l’« Introduction à 1930 ».
L’appréciation du statut générique de ces textes en est d’autant plus délicate, et c’est à
dessein que je ne me suis pas vraiment risqué à développer ce qui faisait de certains d’entre
eux des « espèces de poèmes en prose » : la qualification tardive de l’auteur, qui ne peut être
négligée, ne légitime pas cependant une application unilatérale aux textes du corpus, dont l’un
des intérêts est de manifester tant la puissance d’intégration formelle et générique du poème en
prose que les zones grises de sa perception, ainsi qu’une difficulté chronique de délimitation de
ses frontières – dès la seconde moitié du XIX e siècle – qui me paraît être une constante encore
55. « Introduction à 1930 », art. cit., ibid., p. 343.
56. « Livres choisis », Littérature, n° 6, 15 août 1919, ibid., p. 51.
57. L’expression est employée dans la clausule du texte sur Pour Don Carlos, de Pierre Benoît (« Chronique », Littérature, n° 15,
juillet-août 1920, ibid., p. 75).
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assez peu étudiée. C’est Michel Murat qui, à ce jour, a donné du genre l’aperçu théorique le plus
convaincant, en le définissant comme « réélaboration stylistique d’un ensemble de genres ou de
formes discursives préexistants […] 58 », et en distinguant en son sein deux branches principales,
la « poésie non versifiée, susceptible de fournir une alternative au poème en vers dans ses
attributions génériques, topiques et stylistiques traditionnelles », avec pour représentants
majeurs Aloysius Bertrand et Rimbaud, d’une part, et d’autre part une branche issue d’un modèle
baudelairien, qui « constitu[e] la prose littéraire en objet esthétique autonome, indépendant du
sujet traité 59 ». De SIC à Littérature , les expérimentations aragoniennes procèdent en quelque
manière d’un passage de l’une à l’autre : dans les premiers textes, régime essentiellement
lyrique, travail typographique, format et réinvestissement de formes existantes concourent
assurément à dessiner une branche originale, critique, de ce genre foncièrement mouvant ; dans
les suivants, la catégorisation est plus incertaine : nombre de textes très discursifs sont de toute
évidence éloignés du poème en prose, en dépit d’un format qui perdure entre les deux revues,
comme si le discours critique traditionnel reprenait progressivement ses droits 60. Au moment
même où la querelle du poème en prose entre Max Jacob et Reverdy est dans tous les esprits 61,
le corpus aragonien atteste en tout état de cause la vitalité d’un genre en extension, qu’il est
toujours périlleux de circonscrire dans un domaine trop étroitement poétique.
58. Michel Murat, « "Le dernier livre de la bibliothèque". Une histoire du poème en prose », Le Savoir des genres, dir. Raphaël
Baroni et Marielle Macé, La Licorne, n° 79, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 283.
59. Ibid., p. 284-285.
60. L’exploration générique de ces textes appellerait aussi une confrontation, notamment, avec les textes proposés par Soupault,
tant pour la rubrique « Les spectacles » de Littérature que, bien plus épisodiquement, pour les « Livres choisis ». Les pratiques
des deux écrivains sont proches à bien des égards, et invitent à nuancer des approches trop autarciques.
61. Voir sur cette question l’article de référence d’Étienne-Alain Hubert, « Reverdy et Max Jacob devant Rimbaud : la querelle du
poème en prose », Rimbaud, éd. André Guyaux, Cahiers de l’Herne, n° 64, 1993, p. 161-176. Repris dans Circonstances de la poésie.
Reverdy, Apollinaire, surréalisme, éd. revue et augmentée (première édition coll. « Bibliothèque du XXe siècle », 2000), Paris,
Klincksieck, 2009, p. 173-194.
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ICONOGRAPHIE
Illustration 1. Exemple de réclame pour les pilules Pink, Le Petit Parisien ,
17 octobre 1917.
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Les poètes et la publicité _ p. 141 ///
Illustration 2. Exemple de réclame pour les pilules Pink, Le Petit Parisien ,
18 novembre 1917.
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Les poètes et la publicité _ p. 142 ///
Illustration 3. « Les œuvres littéraires françaises. Critique synthétique », SIC ,
n° 31, octobre 1918.
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Les poètes et la publicité _ p. 143 ///
Illustration 4. « Les œuvres littéraires françaises. Critique synthétique », SIC ,
n° 33, novembre 1918.
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Les poètes et la publicité _ p. 144 ///
Illustration 5. « Les œuvres littéraires françaises. Critique synthétique », SIC ,
n° 35, décembre 1918.
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Les poètes et la publicité _ p. 145 ///
Illustration 6. « Les œuvres littéraires françaises », SIC , n° 40-41, 28 février-15
mars 1919
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Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons CC-BY-NCND-4.0 : Attribution-NonCommercial-NoDerivs 4.0 International.
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conditions de réutilisation des oeuvres numérisées par les institutions et les marques citées.
Pour citer cet article
Adrien Cavallaro, « "Le goût de la réclame". Les poèmes en prose critiques d’Aragon, de SIC
à Littérature (1918-1920) », Les Poètes et la publicité . Actes des journées d’études des 15
et 16 janvier 2016, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, ANR LITTéPUB [en ligne], s. dir.
Marie‑Paule Berranger et Laurence Guellec, 2017, p. 128-146. Mis en ligne le 20 février 2017, URL :
http://littepub.net/publication/je-poetes-publicite/a-cavallaro.pdf
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