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Cette armée que
l’Empereur se prépare
à jeter de l’autre côté
du Niémen, cette ar-
mée des Vingt Nations,
est probablement la
plus formidable de tout
l’Empire. À l’instar du
règne, 1812 marque pour
la Grande Armée un zénith.
Jamais la puissance militaire
française n’a été si étendue,
jamais autant d’hommes n’ont été
réunis sous les drapeaux. L’Empereur
est alors capable de faire face sur deux fronts,
ceux d’Espagne et de Russie. Il estime être en mesure de
prendre l’initiative. Les chiffres lui donnent raison. La
formidable machine administrative qui couvre l’Europe,
de la Vistule jusqu’au Tage, a permis de lever des troupes
considérables. La maîtrise de l’ensemble des voies de com-
munication continentales et des principales places fortes
permet à cette masse d’hommes d’être très mobile et de se
transporter d’un bout à l’autre d’une zone immense. On es-
time à six cent mille hommes la force qui s’apprête à défer-
ler sur la Russie. Trois cent mille occupent l’Espagne : à la veille
de l’invasion, Napoléon dispose d’une armée de près d’un
million d’hommes. Quelle nation en Europe pourrait y
résister ?
Commander à une telle multitude, dans un champ
d’opération aussi vaste que la Russie européenne, est un
défi auquel l’Empereur n’a encore jamais été confronté. Il
a conscience des écueils auxquels il peut se heurter. Dire
que Napoléon jette ses hommes à l’aventure, que la Grande
Armée, fidèle aux précédentes campagnes, ne compte que
sur le pays pour se nourrir, fait partie des images d’Épinal.
L’Empereur sait que le ravitaillement sera incertain et qu’il
La marche à la guerre
l’armée française. Deux ans plus tard, Napoléon
a mis sur pied une armée gigantesque qui
résisterait à toute offensive russe.
Alexandre ne peut plus prendre
l’initiative. Soit il se soumet
face à la démonstration de
force de l’Empereur et ra-
vive l’alliance, soit il doit
se préparer à une guerre
sur son propre sol.
Napoléon le pousse
à faire ce choix : il réu-
nit à Dresde le gros
de son armée et les
principaux princes
d’Europe. Il y fait une
démonstration formi-
dable de sa puissance.
Tous, princes, rois, jusqu’à
l’empereur d’Autriche, se
pressent autour de lui avec
déférence et soumission. Le mes-
sage est très clair : la Russie est seule
et Napoléon a le pouvoir de faire déferler
l’Europe sur son empire. De Dresde, il envoie son aide de
camp, le comte de Narbonne-Lara, à Vilna où se trouvent
le Tsar et son armée. C’est la dernière tentative de conci-
liation. Narbonne-Lara revient avec un ultimatum proféré
par le Tsar : celui-ci désire la paix mais n’accorde aucune
concession sur l’application du blocus et surtout il réitère
la demande d’évacuation de la Prusse et de la Pologne par
les troupes françaises. Le Tsar a pris une décision à son
image qui provoque la guerre sans la déclarer. Napoléon
lui répond à la manière d’Alexandre : lui non plus ne sou-
haite pas la guerre mais ses troupes prennent bien le che-
min du Niémen.
Quelles sont les intentions de l’Empereur à ce moment-
là ? Quels sont les buts de cette nouvelle campagne ? Nul ne
le sait. Occuper la proche Lithuanie et créer un état polo-
nais souverain qui empièterait sur l’Empire des Romanov ?
Conduire une guerre éclair et contraindre Alexandre à si-
gner la paix à Moscou ou à Saint-Pétersbourg ? Conquérir
l’immensité russe ? Poursuivre et atteindre les Indes pour
porter le coup de grâce à l’Angleterre ? Tout cela semble
possible à la veille de l’invasion.
convient de l’organiser au mieux depuis l’arrière. Il sait que
l’hiver serait fatal à son projet. Il a lu le récit de l’invasion
de la Russie par Charles XII de Suède et sait ce qui menace
ses hommes. Il ne souhaite pas répéter les mêmes erreurs
et prend à cet effet des mesures innovantes qui modifient
l’organisation de la Grande Armée.
Pour le ravitaillement, il transforme l’Europe orien-
tale en une gigantesque machine de production agricole et
d’approvisionnement au service de l’armée. Il commande
des céréales en Allemagne, en Prusse et surtout en Pologne,
terre riche et fertile que la démonstration de force face aux
Russes a préservée d’un éventuel raid destructeur en 1810 et
1811, assurant ainsi la mise en œuvre de son projet. Les voies
fluviales sont modifiées afin d’accélérer le réapprovision-
nement de l’armée lorsque celle-ci sera en Lithuanie. Pour
le transport terrestre, un nouveau type de tombereau a été
créé, capable de transporter plus de nourriture. Les rations
transportées par la troupe elle-même sont bien plus impor-
tantes qu’à l’ordinaire. Vingt jours de ration, à la demande
de l’Empereur. La nourriture du fantassin est cependant
privilégiée par rapport à celle des chevaux. Pour le fourrage,
on compte bien sur le pays conquis. Ceci ne sera pas sans
conséquences.
Des dispositions sont également prises pour faire face à
l’immensité du terrain d’opération. Afin de sauvegarder la
liaison entre des corps qui peuvent se trouver à des distances
importantes, l’effectif des officiers d’ordonnance est consi-
dérablement accru. Ceci va de pair avec une augmen-
tation de la taille des états-majors de chaque
corps. La Maison de l’Empereur, organisa-
tion très légère jusqu’en 1810, ne déroge
pas non plus à cette règle. Pas moins de
onze aides de camp et quinze officiers d’ordonnance
sont rattachés directement à la personne de l’Empe-
reur. Napoléon compte aussi sur les facultés d’initia-
tive de ses hommes, pouvant venir compenser le manque de
liaison. Il augmente le niveau de commandement de nom-
breux régiments, considérant ceux-ci comme des brigades,
dirigés de ce fait par des généraux et non par des colonels.
Cette disposition touche principalement le corps de Davout
composé de soldats français, véritable pierre angulaire de
l’armée.
Afin d’éviter l’hiver, qu’il sait être le danger principal
de la campagne, l’Empereur décide de concentrer les opé-
rations sur les mois de juin à octobre, période au cours de
laquelle le temps lui sera favorable.
À la veille de l’invasion, Napoléon a l’avantage numé-
rique, il dispose de réserves en hommes et en nourriture à
la mesure du défi dans lequel il se lance. On peut dire égale-
ment que cette campagne est celle que l’Empereur a prépa-
rée le plus longuement et le plus minutieusement. Qui peut
prédire, à cet instant, la tragédie qui frappera ces hommes ?
L’empereur Napoléon Ier à cheval
Sculpture (1860)
par Gabriel Vital Dubray (1813-1892)
Archives photographiques Osénat
Alexandre Berthier (1753-1815)
prince de Neuchâtel et Valangin,
prince de Wagram, maréchal,
en habit de cour de la Maison
de l’Empereur
Huile sur toile (vers 1810)
par Andrea Appiani
(1754-1817)
Château de Fontainebleau
Archives photographiques Osénat