LA mOskOwA

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l’épopée impériale
NAPOLÉON 1
er
La Moskowa
Texte
Bernard CHEVALLIER et Benoît SOMMIER
Illustrations
Philippe MUNCH, Christophe SIMON
et Philippe WERNER
Le Rubicon Éditeur
Remerciements
Nous exprimons notre gratitude à Monsieur Jean-Pierre Osénat,
commissaire priseur, et à son associé Monsieur Jean-Christophe Chataignier,
qui nous ont permis de reproduire de nombreuses photographies
figurant dans les catalogues de la maison Osénat, société de ventes aux
enchères à Fontainebleau.
2
Nous n’oublions pas que nous sommes redevables envers toutes
celles et ceux qui ont soit contribué à nous alimenter dans notre âpre
quête documentaire, soit prodigué de judicieux conseils.
Nous pensons tout particulièrement à Monsieur Habib Alouidji,
Madame Geneviève de Broche des Combes, Monsieur Alexandre Bobrikoff,
conservateur du Musée des Cosaques, Monsieur Gérard Gorokhoff,
expert et trésorier du Musée des Cosaques, Monsieur Jean-Claude Lachnitt,
secrétaire général du jury des prix et des bourses de la Fondation Napoléon,
Monsieur Loup Odoevsky Maslov, historien et héraldiste,
Monsieur Alain Pougetoux, conservateur en chef du Musée national des
châteaux de Malmaison et Bois Préau, Madame Marthe Paoli,
Monsieur Sylvain Simon, et Monsieur Igor Soloviev, conseiller culturel
à l’Ambassade de Russie en France.
D
ans l’histoire de l’Europe, rares sont les événements qui ont suscité autant de passion que la
campagne de Russie de Napoléon. Tout y est au superlatif : les distances, le nombre d’hommes
engagés, le nombre de pertes aussi. Le combat de deux géants – Napoléon et Alexandre – qui
se respectent et se haïssent en même temps, est le point culminant de la gloire et de la folie de l’empire
napoléonien. Plus de 600 000 hommes ont franchi le Niémen le 24 juin 1812, à peine 60 000 d’entre eux
ont retraversé la Bérézina fin novembre de la même année. Neuf hommes sur dix sont laissés pour morts,
faits prisonniers ou ont déserté dans les plaines enneigées de la Russie. Quand Napoléon contemple
l’autre rive du Niémen au petit matin du 24 juin 1812, peut-il deviner ce que cette aventure lui réserve ?
La bataille de la Moskowa, appelée par les Russes bataille de Borodino (du nom de village qui se trouve
près du champ de bataille), est le tournant de la campagne. Près de 300 000 hommes durant 10 heures
échangent 110 000 coups de canon et tirent 260 000 cartouches. Les Russes perdent plus du tiers des
effectifs engagés, les Français plus d’un cinquième. Au bout de ces combats meurtriers, personne ne
remporte une victoire décisive mais les pertes sont tellement lourdes que ni Napoléon, ni Koutouzov qui
commande l’armée russe, ne veulent reprendre les hostilités le lendemain pour ne pas y risquer le reste
de leurs armées.
Deux siècles se sont écoulés depuis. En 2012 nos deux pays ont commémoré le bicentenaire de cette
campagne. Paradoxalement, cette épopée les a plus rapprochés qu’elle ne les a séparés. Aujourd’hui nous
nous souvenons de cette page glorieuse de notre passé commun sans aucune rancune. L’amitié entre nos
deux grands peuples s’est révélée plus forte que les vicissitudes de l’Histoire.
Note de l’éditeur
La langue russe s’écrivant, comme on le sait, en alphabet cyrillique, toute translittération dans l’alphabet latin est arbitraire pour les phonèmes qui se transcrivent de
plusieurs façons. Aussi les noms russes ont-ils une orthographe différente d’une langue étrangère à l’autre, et souvent même à l’intérieur d’une même langue. C’est ainsi que
le nom de la bataille de la Moskowa se rencontre sous plusieurs formes différentes en français.
Moscova serait la graphie la plus française et la plus cohérente.
Moscowa se rencontre souvent au XIXème siècle, et c’est elle qu’on trouve sous le dôme des Invalides. Elle est tombée en désuétude au XXème siècle.
Moskova est maintenant la graphie officielle, sanctionnée comme telle par les dictionnaires de référence.
Moskowa reste la graphie la plus répandue. Nous nous sommes conformés à cet usage dominant.
Alexandre ORLOV
Ambassadeur de la
Fédération de Russie
en France
Préface
Nous remercions les collectionneurs, directeurs et conservateurs
de musées, qui nous ont accordé les mêmes permissions :
Monsieur Amaury Lefébure, directeur du Musée national des châteaux
de Malmaison et Bois Préau,
Monsieur le Professeur Georgy Vilinbakhov, directeur du Musée
de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg,
Monsieur Philippe Amourette, conservation des Musées
de la ville d’Auxerre,
Monsieur Thierry de Maigret, commissaire priseur,
Madame Patricia Paris, directrice adjointe des services
à la Mairie de Rouffach,
Monsieur Arnaud de Gouvion Saint Cyr,
et Monsieur Philippe Martinetti, conservateur des cimetières d’Ajaccio.
3
La marche à la guerre
La marche à la guerre
« Celui qui m ’aurait évité cette guerre m ’aurait rendu
un grand service. »
4
Napoléon
Napoléon est au sommet de sa gloire. L’Europe entière,
après avoir vu luire avec stupeur le soleil d’Austerlitz, ne
cesse de contempler la course ascendante de cet astre flamboyant, cette bonne étoile en qui Napoléon a tant confiance
et à qui il confie son destin et celui de ses peuples. En 1812,
l’Empire français, qui s’étend bien au-delà des frontières
de la France, fort de ses satellites, innombrables maillages
d’états vassaux, occupés ou soumis, est au faîte de sa puissance. Jamais, depuis le mythique empire de Charlemagne,
l’Europe n’avait connu une telle domination.
C’est dans ce contexte de sur-puissance que va se dérouler l’un des actes les plus tragiques de l’histoire de l’éphémère empire. « Le commencement de la fin », tel que l’aurait dit Talleyrand. Napoléon, aveuglé par sa suprématie, va
se lancer dans une entreprise formidable, toute à sa démesure, qui conduira ses armées au désastre et préludera à sa
propre chute.
Quelles raisons ont poussé l’Empereur à envahir la
Russie ? Quel est l’objet de cette campagne extraordinaire
qui débute au matin du 24 juin 1812, lors de la traversée du
Niémen par la plus grande armée du monde, cette armée
des Vingt Nations, rassemblée patiemment par Napoléon
depuis près d’un an ? Personne, contemporains ou historiens, familiers de l’Empereur ou ennemis, ne parvient à
l’expliquer complètement. Pourtant six cent mille hommes
franchissent le fleuve en quatre jours, s’apprêtant à déferler sur la Russie.
C’est en partie une surprise. Il n’y a pas eu de déclaration de guerre officielle, seulement une proclamation de
l’Empereur à ses troupes, à Dresde. Le Tsar Alexandre n’y
répond pas, et envoie un émissaire de paix dès qu’on l’informe de la traversée du Niémen. Il n’y a aucune animosité
profonde entre les deux empereurs, leurs différends n’étant
pas bien éloignés de ceux qu’ils connaissaient quatre ans
auparavant, lorsqu’ils avaient réitéré à Erfurt leur serment
d’alliance, fidèle à l’esprit de Tilsit. Leurs propos restent officiellement ouverts à la paix et tous les deux protestent de
leur amitié. Aucun des deux ne revendique la déclaration
de la guerre, chacun en attribuant l’initiative à l’autre, tous
deux présentant cette guerre comme défensive.
Napoléon Ier (1769-1821) empereur des Français
Huile sur toile (1812)
par Jacques-Louis David (1748-1825)
Washington - National Gallery of Art
Alexandre Ier (1777-1825) tsar de toutes les Russies
Huile sur toile (1824) par George Dawe (1781-1829)
Musée de l’Ermitage
Pourtant de part et d’autre, on sait ce conflit depuis
longtemps inévitable. La domination de la France sur le
continent a pour conséquence naturelle de porter sa présence militaire jusqu’à la frontière russe. Cette nation qui,
à Tilsit, n’avait aucune frontière naturelle avec la Russie,
aucun conflit de territoire, en aura bientôt inévitablement
en continuant sa marche triomphale vers l’est.
Depuis 1807 et la cuisante défaite de la Russie à
Friedland, une alliance est scellée entre les deux empereurs, permettant de maintenir un équilibre des forces sur
le continent, favorable aux deux nations et tourné contre
La marche à la guerre
6
l’Angleterre. Avec Tilsit, ce fameux traité signé
sur ce même Niémen, à bord d’un radeau au
lendemain de la débâcle, la Russie adhère
au Blocus continental, obtient la paix avec
la France et a les mains libres pour étendre
son empire au sud et dans les Balkans, face à
la Sublime Porte. Sa conquête de la Finlande
s’en trouve également consolidée. La position renforcée de la France vis à vis des deux
puissances militaires frontalières que sont
la Prusse et l’Autriche permet en sus de
contenir leur velléités impérialistes qui
pourraient s’étendre à son détriment, la
Prusse en Pologne, l’Autriche dans les
Balkans et le long du Danube. L’équilibre
général des forces après Tilsit favorise la
Russie et la France.
Cependant cet équilibre est sans cesse bousculé par
Napoléon, qui consolide sa position hégémonique sur le
continent et dont la présence militaire de plus en plus marquée à l’est devient progressivement une menace pour la
Russie. En outre, la France a travaillé à la renaissance d’un
état polonais plus ou moins inféodé à elle, le Grand-Duché de
Varsovie, rattaché à la couronne de Saxe, la Saxe étant alliée
à l’Empire français. Ce nouvel état lève une armée nationale,
dont les cadres sont largement pro-français et anti-russes.
L’occupation de Dantzig et la présence d’un corps permanent
sous la houlette du maréchal Davout en font en pratique un
protectorat français, frontalier de la Russie. La France ellemême déborde à l’est, de nouvelles annexions en Allemagne
augmentant le nombre de ses départements, jusqu’au duché
d’Oldenbourg, dont le duc est le beau-frère d’Alexandre.
Napoléon du reste, sait que l’unité de l’Europe sous le drapeau français se heurtera immanquablement à une réaction
russe. Il s’y prépare.
Mais Alexandre ne semble pas décidé à franchir le pas.
S’il se prépare également activement à la guerre, il y va à
reculons. Surtout, il ne souhaite pas se lancer dans l’entreprise seul. Mais la relative soumission de l’Autriche et de la
Prusse à l’Empereur, l’attitude de défiance des Polonais, ne
lui permettent pas de construire une coalition. Son attitude
est ambigüe : son discours est diplomatiquement de plus en
plus ferme à l’égard de la France, mais il n’est suivi d’aucun
effet sur le plan militaire ou politique. Il ouvre ses ports aux
navires « neutres », qui cachent souvent des contrebandiers
Frédéric-Guillaume III (1770-1840) roi de Prusse
Estampe (vers 1813) extraite de la série des Grands Aigles
Musée national de Malmaison
anglais, ce qui en soi est un manquement au traité de
Tilsit. Par ailleurs, il édicte un oukase sur les produits de
luxe qui touche principalement les importations françaises, provoquant la colère de Napoléon. Ces
mesures symboliques ne rallient pas pour
autant au Tsar son aristocratie, qui en veut
plus. Celle-ci se fait d’ailleurs de plus en
plus menaçante et ourdit complots et
cabales contre le Tsar. L’éviction du secrétaire Spéranski, figure emblématique
du gouvernement d’Alexandre, en est le
point culminant et sonne comme un avertissement.
À ménager bien mal la chèvre et le chou, Alexandre joue
un jeu dangereux qui peut lui coûter sa couronne et sa vie.
Mais s’il a bien en tête l’assassinat de son père par sa noblesse, acte qui a inauguré son propre règne, il se remémore
aussi les terribles défaites d’Austerlitz et de Friedland qui
ont humilié l’armée qu’il commandait. Hanté par ces deux
démons, il tergiverse. Et le temps passe : en 1810, les divisions que le Tsar massait sur le Niémen, la construction de
nouvelles places fortes pouvaient lui donner un avantage sur
Parterre de rois (18-29 juin)
« Il avait souhaité que l’empereur d’Autriche,
plusieurs rois, et une foule de princes, vinssent
à Dresde sur son passage ; son désir fut satisfait. »
Louis-Philippe de Ségur
L’Empereur et l’Impératrice arrivent à Dresde le 18 mai.
Frédéric-Auguste Ier, roi de Saxe depuis 1806 par la seule
volonté impériale, a mis son magnifique palais du Zwinger
à leur disposition. C’est dans ce cadre destiné aux détentes
et festivités de la Cour que Napoléon reçoit bon nombre
de souverains vassaux ou alliés. François Ier, empereur
d’Autriche, Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse et son fils
le prince héritier, viennent faire allégeance au maître
de l’Europe. Sans doute l’Empereur espère-t-il encore
impressionner le Tsar par cette démonstration de sa toute
puissance et ainsi éviter le conflit militaire. En vain,
la réponse d’Alexandre à l’ultime tentative de médiation
va le conduire à déclencher rapidement les hostilités.
La marche à la guerre
8
l’armée française. Deux ans plus tard, Napoléon
a mis sur pied une armée gigantesque qui
résisterait à toute offensive russe.
Alexandre ne peut plus prendre
l’initiative. Soit il se soumet
face à la démonstration de
force de l’Empereur et ravive l’alliance, soit il doit
se préparer à une guerre
sur son propre sol.
Napoléon le pousse
à faire ce choix : il réunit à Dresde le gros
de son armée et les
principaux
princes
d’Europe. Il y fait une
démonstration formidable de sa puissance.
Tous, princes, rois, jusqu’à
l’empereur d’Autriche, se
pressent autour de lui avec
déférence et soumission. Le message est très clair : la Russie est seule
et Napoléon a le pouvoir de faire déferler
l’Europe sur son empire. De Dresde, il envoie son aide de
camp, le comte de Narbonne-Lara, à Vilna où se trouvent
le Tsar et son armée. C’est la dernière tentative de conciliation. Narbonne-Lara revient avec un ultimatum proféré
par le Tsar : celui-ci désire la paix mais n’accorde aucune
concession sur l’application du blocus et surtout il réitère
la demande d’évacuation de la Prusse et de la Pologne par
les troupes françaises. Le Tsar a pris une décision à son
image qui provoque la guerre sans la déclarer. Napoléon
lui répond à la manière d’Alexandre : lui non plus ne souhaite pas la guerre mais ses troupes prennent bien le chemin du Niémen.
Quelles sont les intentions de l’Empereur à ce momentlà ? Quels sont les buts de cette nouvelle campagne ? Nul ne
le sait. Occuper la proche Lithuanie et créer un état polonais souverain qui empièterait sur l’Empire des Romanov ?
Conduire une guerre éclair et contraindre Alexandre à signer la paix à Moscou ou à Saint-Pétersbourg ? Conquérir
l’immensité russe ? Poursuivre et atteindre les Indes pour
porter le coup de grâce à l’Angleterre ? Tout cela semble
possible à la veille de l’invasion.
Alexandre Berthier (1753-1815)
prince de Neuchâtel et Valangin,
prince de Wagram, maréchal,
en habit de cour de la Maison
de l’Empereur
Huile sur toile (vers 1810)
par Andrea Appiani
(1754-1817)
Château de Fontainebleau
Archives photographiques Osénat
Cette armée que
l’Empereur se prépare
à jeter de l’autre côté
du Niémen, cette armée des Vingt Nations,
est probablement la
plus formidable de tout
l’Empire. À l’instar du
règne, 1812 marque pour
la Grande Armée un zénith.
Jamais la puissance militaire
française n’a été si étendue,
jamais autant d’hommes n’ont été
réunis sous les drapeaux. L’Empereur
est alors capable de faire face sur deux fronts,
ceux d’Espagne et de Russie. Il estime être en mesure de
prendre l’initiative. Les chiffres lui donnent raison. La
formidable machine administrative qui couvre l’Europe,
de la Vistule jusqu’au Tage, a permis de lever des troupes
considérables. La maîtrise de l’ensemble des voies de communication continentales et des principales places fortes
permet à cette masse d’hommes d’être très mobile et de se
transporter d’un bout à l’autre d’une zone immense. On estime à six cent mille hommes la force qui s’apprête à déferler sur la Russie. Trois cent mille occupent l’Espagne : à la veille
de l’invasion, Napoléon dispose d’une armée de près d’un
million d’hommes. Quelle nation en Europe pourrait y
résister ?
Commander à une telle multitude, dans un champ
d’opération aussi vaste que la Russie européenne, est un
défi auquel l’Empereur n’a encore jamais été confronté. Il
a conscience des écueils auxquels il peut se heurter. Dire
que Napoléon jette ses hommes à l’aventure, que la Grande
Armée, fidèle aux précédentes campagnes, ne compte que
sur le pays pour se nourrir, fait partie des images d’Épinal.
L’Empereur sait que le ravitaillement sera incertain et qu’il
convient de l’organiser au mieux depuis l’arrière. Il sait que
l’hiver serait fatal à son projet. Il a lu le récit de l’invasion
de la Russie par Charles XII de Suède et sait ce qui menace
ses hommes. Il ne souhaite pas répéter les mêmes erreurs
et prend à cet effet des mesures innovantes qui modifient
l’organisation de la Grande Armée.
Pour le ravitaillement, il transforme l’Europe orientale en une gigantesque machine de production agricole et
d’approvisionnement au service de l’armée. Il commande
des céréales en Allemagne, en Prusse et surtout en Pologne,
terre riche et fertile que la démonstration de force face aux
Russes a préservée d’un éventuel raid destructeur en 1810 et
1811, assurant ainsi la mise en œuvre de son projet. Les voies
fluviales sont modifiées afin d’accélérer le réapprovisionnement de l’armée lorsque celle-ci sera en Lithuanie. Pour
le transport terrestre, un nouveau type de tombereau a été
créé, capable de transporter plus de nourriture. Les rations
transportées par la troupe elle-même sont bien plus importantes qu’à l’ordinaire. Vingt jours de ration, à la demande
de l’Empereur. La nourriture du fantassin est cependant
privilégiée par rapport à celle des chevaux. Pour le fourrage,
on compte bien sur le pays conquis. Ceci ne sera pas sans
conséquences.
Des dispositions sont également prises pour faire face à
l’immensité du terrain d’opération. Afin de sauvegarder la
liaison entre des corps qui peuvent se trouver à des distances
importantes, l’effectif des officiers d’ordonnance est considérablement accru. Ceci va de pair avec une augmentation de la taille des états-majors de chaque
corps. La Maison de l’Empereur, organisation très légère jusqu’en 1810, ne déroge
pas non plus à cette règle. Pas moins de
onze aides de camp et quinze officiers d’ordonnance
sont rattachés directement à la personne de l’Empereur. Napoléon compte aussi sur les facultés d’initiative de ses hommes, pouvant venir compenser le manque de
liaison. Il augmente le niveau de commandement de nombreux régiments, considérant ceux-ci comme des brigades,
dirigés de ce fait par des généraux et non par des colonels.
L’empereur Napoléon Ier à cheval
Sculpture (1860)
par Gabriel Vital Dubray (1813-1892)
Archives photographiques Osénat
Cette disposition touche principalement le corps de Davout
composé de soldats français, véritable pierre angulaire de
l’armée.
Afin d’éviter l’hiver, qu’il sait être le danger principal
de la campagne, l’Empereur décide de concentrer les opérations sur les mois de juin à octobre, période au cours de
laquelle le temps lui sera favorable.
À la veille de l’invasion, Napoléon a l’avantage numérique, il dispose de réserves en hommes et en nourriture à
la mesure du défi dans lequel il se lance. On peut dire également que cette campagne est celle que l’Empereur a préparée le plus longuement et le plus minutieusement. Qui peut
prédire, à cet instant, la tragédie qui frappera ces hommes ?
Smolensk, Polotsk, Valoutina
« Messieurs, rappelez-vous ce mot d ’un empereur romain :
- Le corps d ’un ennemi mort sent toujours bon -. »
Smolensk, Polotsk, Valoutina
Napoléon
32
D’aucuns, comme Ségur qui l’a
relaté dans ses mémoires, pensent
qu’arrivé à Vitbesk, après ces marches
épuisantes à travers la Lithuanie,
de plus en plus loin de ses bases,
l’Empereur aurait décidé de mettre
un terme à cette première phase de la
campagne. « Je m’arrête ici, je veux
m’y reconnaître, y rallier, y reposer
mon armée. La campagne de 1812 est
finie. Celle de 1813 fera le reste ! ».
Il ne s’agit en réalité que d’un court
repos, qui durera une semaine. Repos
absolument nécessaire, la route depuis Vilna ayant mis
les troupes dans un état de fatigue tel qu’il est impensable
de les jeter à nouveau sur les chemins à la poursuite d’un
Barclay toujours aussi insaisissable. Surtout, Napoléon
n’a pas le choix, il lui faut continuer. Car le temps joue
contre lui, il le sait. S’il est maître d’une large portion de
territoire, au sein d’un heptagone dont les angles seraient
Vilna, à l’ouest, Minsk et Mohilev au sud, Vitbesk à l’est et
Polotsk au nord, la situation sur ses ailes peut être jugée
menaçante. À sa gauche, c’est Wittgenstein qui a l’initiative
et qui bouscule Oudinot. Il lui faut dégarnir son centre des
Bavarois de Gouvion Saint-Cyr pour contenir les assauts du
général russe. Sur sa droite et en arrière, la situation n’est
guère meilleure. Tormassov, à la tête de l’armée de Galicie,
surprend les Saxons du général Reynier à Kobrine, dans la
zone du Pripet, et fait prisonnier l’ensemble de la brigade
Klengel. Napoléon est contraint d’envoyer Schwarzenberg à
la rencontre de Tormassov, alors qu’il destinait les troupes
autrichiennes au garnissage de son dispositif central. S’il
attend encore, il sait que la pression sur ses ailes se fera
de plus en plus forte. Les renforts de Finlande et de SaintPétersbourg, l’arrière-ban des provinces éloignées, les
troupes de l’amiral Chikov, tous ces corps que l’immensité
du territoire n’avait pu réunir convergent en ce moment
sur l’envahisseur français. S’il attend trop, non seulement
Napoléon ne sera plus en mesure de battre Barclay et
Bagration réunis, mais encore, il n’est pas certain qu’il
Charles étienne Gudin (1768-1812) comte, général
Huile sur toile - Anonyme
École française Premier Empire
Archives photographiques Thierry de Maigret
Bataille de Smolensk (16 et 17 août)
Huile sur toile (vers 1820)
par Albrecht Adam (1786-1862)
Musée de l’Ermitage
puisse se maintenir. Se replier est impensable. Il n’y a que
la marche en avant qui puisse lui garantir la victoire. De
fait, s’il ignore exactement la taille des troupes de Barclay
et de Bagration, et malgré le délitement de ses propres
troupes, il peut néanmoins supposer qu’il conservera sur
eux un avantage numérique certain. Il lui faut livrer au plus
vite cette fameuse bataille !
Les Russes sont tout près d’exaucer les vœux de
l’Empereur. Leur jonction faite à Smolensk est vécue
comme un jour de liesse. Les armées réunies reprennent
espoir. L’enthousiasme de la base se transmet à la tête,
conduisant Bagration à oublier pour un temps ses amères
récriminations à l’encontre de Barclay. Unis, ils feront
enfin front. Mieux que ça, ils passeront à l’offensive. C’est
la décision que prennent les états-majors réunis des deux
armées. Barclay, s’il conserve une certaine circonspection
quant à la capacité des Russes à vaincre la Grande Armée,
n’a d’autre choix que de se rallier. Il conduira les opérations.
Les mouvements sont lancés le 7 août. Il reste une question
de taille : vers où conduire cette brillante contre-offensive ?
Car les rapports des éclaireurs et des espions sont
contradictoires. Il est difficile de l’imaginer, tant ces armées
semblent formidables par leurs masses et leurs exigences
logistiques, mais il est évident que Barclay ignore où sont
les Français et que réciproquement, Napoléon ignore
exactement où sont les Russes. Mais Barclay se trompe
de beaucoup. Alors qu’il dirige son offensive sur Vitbesk
Smolensk, Polotsk, Valoutina
34
et Rassasna, lieu probable de jonction
de la Grande Armée avec les corps qui
poursuivaient Bagration, une information
complètement erronée lui parvient,
le prévenant du débordement par sa
droite du gros des troupes de Napoléon.
Le dispositif initial, qui le conduisait
effectivement à la rencontre des
Français, est totalement bouleversé
et tourné désormais vers Poreczié,
tout au nord de Smolensk. Barclay
est d’ailleurs conforté dans son
idée lorsqu’il apprend que Platov
a rencontré et battu les cavaliers
de Sébastiani à Inkowo, au Nord-Ouest de
Smolensk. Ce qu’il prend pour les contre-flancs de la
Grande Armée et, en quelque sorte son aile droite, est en
réalité son aile gauche !
Ce faisant, Napoléon est lui-même induit en erreur.
La rencontre avec Platov et la vigueur de l’engagement
lui laissent supposer que les Russes marchent sur lui en
direction de Vitbesk et qu’ils sont déterminés à la bataille.
Il prépare donc son propre dispositif sur l’axe Vitebsk Rassana. Mais il fait la même erreur que Barclay. Ce qu’il
prend pour une avant-garde et le centre du dispositif
ennemi est en réalité son aile gauche ! Bref, Barclay et
Napoléon se manquent, alors que leur intention est de se
rencontrer au plus vite. Cette erreur de jugement sur les
positions et les intentions russes est des plus fâcheuses
pour Napoléon. L’avancée de Barclay sur Poreczié se fait
dans le désordre le plus affligeant. Ordre et contre-ordre,
marche et contremarche, les commandants de Corps s’y
perdent, la troupe se met à grogner. Le bel enthousiasme des
retrouvailles qui avait galvanisé les hommes est retombé.
Le mot de trahison est sur toutes les lèvres. Napoléon
débouchant sur les Russes à ce moment-là n’aurait eu aucun
mal à les culbuter. Au lieu de cela, l’avancée française se
fait précautionneusement. Les premiers engagements ont
peut-être échaudé les Français et la prudence est de mise.
Napoléon pense que la clé du dispositif est Smolensk et
il jette ses troupes sur cette ville où il suppose ne trouver
qu’une partie de l’aile gauche afin de la prendre aux Russes.
Ainsi, il se rendrait maître de la route de Moscou, un peu en
arrière des troupes russes. Il imposerait alors une bataille
en front renversé à Barclay, avec un appui fort des deux
Horace Sébastiani (1772-1851) comte, général
Estampe (vers 1813)
extraite de la série des Grands Aigles
Musée national de Malmaison
côtés du Dniepr. En réalité il y trouvera toute l’armée
russe. Celle-ci, en effet, n’a pas beaucoup avancé
vers Poretzié depuis que Barclay l’a mise
en marche. Il lui sera facile de s’y replier
par le nord apprenant que Napoléon
l’attaque par le sud.
Le 13 août, l’essentiel des troupes
françaises est massé à Rassasna et prend
la route de part et d’autre du Dniepr.
Au-devant chevauchent trois des quatre Corps
de la cavalerie de réserve, ceux de Nansouty, Grouchy et
Montbrun. Derrière marchent les Corps de Ney, Davout,
qui a récupéré ses divisions « prêtées » à Murat durant les
premières semaines de la campagne, les Italiens du vice-roi
Eugène ainsi que la Garde, flanqués sur leur droite par les
Corps de Poniatowski et de Junot. Naturellement, Murat
conduit l’avant-garde, parade grandiose de cavalerie,
aux uniformes chamarrés, aux cuirasses rutilantes, aux
oriflammes et aux drapeaux colorés. Hussards, lanciers,
dragons, cuirassiers étincellent sous le soleil d’août et
suivent leur chef charismatique comme à la parade.
Carabiniers sur chevaux nains (juillet)
« Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas. »
Napoléon
On estime à 150 000 le nombre de chevaux qui ont franchi
le Niémen. En raison de violents orages, 10 000 chevaux
disparaissent dès la première semaine. Chemins
impraticables, fourrage détrempé, changements brusques
de température sont autant de causes de cette hécatombe.
De plus, le pays traversé est loin de suffire aux besoins
quotidiens de fourrage, que le ravitaillement depuis
la Pologne ne parvient jamais à combler. En outre,
les premiers heurts sont essentiellement des combats
de cavalerie. Le capital équin de la Grande Armée se délite
donc rapidement. Certains cavaliers sont contraints
de monter des chevaux du cru. Si elles sont plus robustes,
ces bêtes sont aussi beaucoup plus petites, ce qui
occasionne des scènes cocasses.
Smolensk, Polotsk, Valoutina
36
Comment blâmer Murat, probablement grisé d’un si beau
spectacle, d’avoir comme seule idée de charger sabre au
clair au son des clairons, lorsqu’il croise en couverture,
vers Krasnoïé, la 27ème division d’infanterie russe du
général Neverowski ? Idée magnifique et grandiose, à
la mesure du héros légendaire d’Eylau. Idée ô combien
plus chevaleresque que de faire donner les innombrables
canons de l’artillerie légère qui l’accompagnent aussi.
Hélas, contre des Russes résolus, protégés par des sous-bois
et rangés dès les premiers échanges avec les Français en
un inexpugnable carré, les brillantes charges de cavalerie
s’épuisent. Trente charges ne parviennent pas enfoncer
l’ennemi. Le carré russe parvient à contenir les assauts sans
rompre, tout en se repliant de 20 kilomètres de Krasnoïé
à Korytna. Le soir venu, Newerowski a sauvé sa division de
l’anéantissement. Ses pertes sont cependant lourdes. Sa
cavalerie, un régiment de dragons appuyé par des Cosaques,
est détruite, deux mille hommes sont tombés ; elle a perdu
toute son artillerie et sept canons ont été pris. Mais le reste
de ses hommes parvient à regagner Smolensk et participera
à d’autres batailles. Newerowski alignera encore quatre
régiments à la Moskowa.
Apprenant de Newerowski le mouvement de Napoléon
sur Smolensk, Bagration prend l’initiative de renforcer les
défenses de la ville et y envoie immédiatement la division
Raiewski, qui n’était déployée qu’à douze kilomètres. Le
15 août, il occupe la ville, alors que les cavaliers de Murat
arrivent sous ses murs. L’infanterie qui suit est trop loin
Laurent Gouvion Saint-Cyr (1764-1830)
comte, maréchal
gros de l’armée à l’abri, derrière, sur l’autre côté du fleuve,
surplombant la ville.
Napoléon, comprenant que Barclay ne tentera pas
d’offensive, ordonne l’assaut le 17 août à 14h. Il jette sur
la ville, à l’est, Ney avec les divisions Ledru, Marchand et
Razout, au sud Davout avec les divisions Gudin, Morand,
Friant, Compans et Dessaix, à l’ouest Poniatowski avec ses
deux divisions d’infanterie, Zayonchek et Kniazvitch. La
réserve de cavalerie flanque Poniatowski sur sa droite. Face
à ce formidable assaut, Barclay a fait disposer et fortifier
dans les faubourgs de la ville le 6ème Corps de la première
armée, celui de Dokthourov, avec les divisions Kaptzevitch
et Likhatchev. Les restes de la division Newerowski font
également partie des défenseurs. La bataille de Smolensk
est en réalité une succession d’assauts infructueux mais
opiniâtres de la part des Français. Au prix de lourdes
pertes, estimées à 10 000 hommes, ils se rendent maîtres
des faubourgs au soir du premier jour mais se heurtent aux
remparts de la ville et ne peuvent les franchir. Smolensk,
charmante bourgade moyenâgeuse, aux clochers blanchis
et couronnés de vert, dispose en effet de remparts du
XVIème siècle et même d’un fort, le Bastion Royal, datant
du XVIIème siècle. Ces fortifications ne résisteraient pas
longtemps à un siège en règle, avec travaux de génie et un
Hussard du 2e Régiment à la charge
Aquarelle et gouache (1907)
par Alphonse Lalauze (1872-1936)
Archives photographiques Osénat
pour tenter de chasser les Russes. Le 16, Raiewski est
renforcé par trois autres divisions, alors que le Corps de Ney
arrive seulement. La manœuvre imaginée par Napoléon est
éventée. La ville ne sera pas prise rapidement, les armées
russes ne seront pas tournées, la bataille décisive ne se
fera pas en front renversé. Les tergiversations de Barclay
l’ont paradoxalement sauvé. Le 17 août, les deux armées
russes ont également convergé vers Smolensk. Les troupes
russes et françaises se font enfin face, mais de chaque
côté du Dniepr. Devant cette situation inattendue, l’étatmajor russe, poussé par le parti du général Araktcheïev,
le plus virulent partisan de l’attaque à outrance, souhaite
que les deux armées traversent le Dniepr à Smolensk et se
portent au-devant des Français. Mais Barclay ne souhaite
pas s’engager dans une telle opération. Les troupes russes
ne bougent donc pas. La ville est puissamment défendue, le
pilonnage d’artillerie lourde. Mais contre des fantassins
sans échelles, des cavaliers et des canons de campagne, ses
murs sont bien assez solides. Cependant, les projectiles
incendiaires lancés par les obusiers mettent le feu aux
maisons de bois, à l’intérieur des remparts. La cité
s’embrase, le feu se propage et gagne progressivement tous
les quartiers de la vieille ville. La fournaise continue toute
la nuit. A tout hasard, quelques voltigeurs français tentent
de rentrer dans la ville, pensant pouvoir faire un coup de
force, ou surprendre l’ennemi aux prises avec les flammes.
En réalité Smolensk est vide. Barclay a ordonné d’évacuer !
Face à cette décision d’abandonner une position
stratégique jugée inexpugnable, l’état-major russe est
atterré car Barclay, s’il livre une ville en flammes et
quasiment détruite, n’est plus en mesure de contenir
l’avancée de Napoléon. La conséquence est que les combats
vont maintenant se porter au cœur même de la Russie,
dans une région bien plus fertile et riche que ne l’était la
Lithuanie. Surtout, ce repli menace Moscou, la capitale
La campagne de Russie
Dragon à pied de prof il
Gravure (vers 1820) par Aubry
Collection Arnaud Gouvion de Saint-Cyr
Huile sur toile
attribuée à Louis-François Lejeune (1775-1848)
Huile sur toile par Lielio
École française du XIXe siècle
Archives photographiques Osénat
Archives photographiques Osénat
Smolensk, Polotsk, Valoutina
38
historique, culturelle et religieuse de l’Empire des Romanov.
Le tollé est général. Mais le sentiment d’obéissance
l’emporte. Lorsque Barclay, une fois encore, ordonne la
retraite, il est obéi.
Les Français se rendent donc maîtres de la vieille-ville le
18 août et s’emparent en fin de journée du dernier faubourg
de la ville encore aux mains des Russes sur la rive opposée du
Dniepr. De là, le 19 août, commence la poursuite de l’armée
russe. Celle-ci prend la route de Moscou. Trop ramassée, elle
encombre rapidement les deux routes qui y mènent et reste
dangereusement vulnérable car déployée en colonne de
marche à proximité des Français. Ney, le premier, rejoint les
traînards près du village de Valoutina, à quelques kilomètres
de Smolensk. Il engage les divisions Ledru, Razout et la
division allemande du prince de Wurtemberg. Il a face à
lui le général Tchoutchov qui commande l’arrière-garde
russe. Sous son commandement sont réunis le 4ème Corps
d’Osterman-Tolstoï, le 3ème Corps, comprenant notamment
la division de grenadiers de Stroganov et la cavalerie légère
de Korff prélevée au 2ème Corps de Baggovout. Il s’agit,
pour la plupart, des troupes qui ont vaillamment couvert
la manœuvre de Vitbesk et retenu les Français pendant
trois jours à Ostrowno. Leur mission n’est cette fois encore
pas très différente. Ils doivent tenir le plus possible pour
permettre aux deux armées russes de se replier en bon ordre
vers Moscou. Le dispositif est important, car, outre les forces
avancées de Ney, Barclay sait qu’il risque de se faire déborder
sur son flanc par Junot que Napoléon a envoyé dès le 17 août
sur la gauche russe afin de couper une éventuelle retraite. La
bataille fait rage et, à l’instar d’Ostrowno, Barclay envoie par
bribes des troupes fraîches tenir celles engagées. Le général
Gudin trouve la mort, Dessailly et Gérard sont blessés.
Les cavaliers de Murat rejoignent bientôt Ney et Junot se
rapproche. Les forces combinées des deux corps ne peuvent
manquer d’écraser Tchoutchov et, par-là, menacer la retraite
des armées russes, les contraignant peut-être à accepter une
bataille rangée. Mais Junot ne bouge pas. Ney fait demander
son soutien, il refuse. Murat insiste, lui faisant miroiter un
bâton de maréchal, même refus, arguant que l’Empereur ne
lui a pas donné d’ordre en ce sens. Ce n’est qu’en fin d’aprèsmidi qu’il engage timidement artillerie et cavalerie légère,
sans aucun effet décisif sur la bataille. Le Corps de Ney,
en première ligne, se voit contraint de tenter une charge
désespérée contre l’ennemi qui lui permet de prendre le
plateau sur lequel les Russes avaient pris pied et les mettre
en fuite. Tchoutchov est fait prisonnier. Beau fait d’arme,
mais victoire trop tardive. Le soir tombe, les Français,
épuisés, sont contraints de s’arrêter pour bivouaquer à
même le champ de bataille. Demain, les Russes, une fois
encore, auront filé.
La colère de l’Empereur contre son vieux compagnon
d’armes le pousse à vouloir dessaisir Junot du
commandement du 8ème Corps. Dès cette époque on le
considère comme presque fou, soit en raison d’un penchant
excessif pour la boisson, soit à cause des effets d’une
blessure à la tête reçue pendant la première campagne
d’Italie, soit encore en raison d’une prétendue insolation
dans les forêts lithuaniennes. Cependant, peut-être par
égard pour le grand militaire qu’il fut, ou en hommage à son
indéfectible loyauté, ou encore au nom de liens amicaux qui
remontent bien avant l’épopée, l’Empereur renoncera à son
projet de destitution. Junot conservera son commandement
jusqu’à la fin de la campagne. Que n’a-t-il Vandamme sous
la main ? L’impétuosité et l’initiative de ce dernier auraient
été bienvenues. Seulement Vandamme a été renvoyé
du 8ème Corps en début de campagne parce qu’il avait eu
l’outrecuidance de critiquer le jeune roi Jérôme, le propre
frère de l’Empereur… La conquête, l’étiquette, le choix est
cornélien pour un César devenu monarque.
Charge de Murat (14 août)
« Si du côté de la cavalerie jamais on ne vit autant
d’intrépidité, on est forcé d’avouer qu’on ne vit jamais
davantage de courage de la part de l’ennemi. »
Joachim Murat
Pensant réussir à tourner l’armée russe, la couper
de ses lignes arrières et ainsi la contraindre à accepter
une bataille décisive, Napoléon lance ses troupes regroupées
à Rassana sur Smolensk, qu’il croit inoccupée.
À l’avant-garde, chevauche presque toute la cavalerie,
rassemblée sous les ordres du Roi de Naples. Vers
3 heures de l’après-midi, celle-ci se heurte à la 27ème
division d’infanterie de Neverowski, soutenue par
un régiment de dragons et de Cosaques. Les Russes se
réunissent progressivement en un immense carré. Murat
les fait charger plus de trente fois. Malgré la fougue
et le brillant courage des cavaliers français, le gigantesque
carré n’est pas enfoncé. Tout en combattant, les Russes
franchissent les vingt kilomètres qui les séparent de Korytnia,
où des chasseurs embusqués parviennent à stopper
les Français épuisés. Plus de mille Russes ont péri mais
Newerowski sauve sa division, qui combattra à la Moskowa.
La Moskowa
La Moskowa
« J’ai besoin d ’une grande bataille. »
46
Les Russes ont enfin décidé d’accepter la bataille. Et
ils s’y sont préparés. Surtout ils ont l’avantage du choix du
site de la bataille. Il s’est porté sur le village de Borodino,
au sommet d’une éminence sur la rive nord de la Kolozca,
rivière qui se jette quelques kilomètres plus loin dans
la Moscowa. Borodino se trouve sur la nouvelle route de
Moscou, prétendument empruntée par les poursuivants
français. Koutouzov met en place un dispositif autour de
cette route. Son centre, composé de la première armée toujours commandée par Barclay, se déploie derrière Borodino.
La droite, au nord, vaste zone à faible relief, est confiée à
l’ataman Platov et à ses innombrables Cosaques. La gauche,
au sud et au sud-ouest, soit trois collines, est occupée par
la seconde armée commandée par Bagration. L’essentiel du
travail de fortification est réalisé sur la gauche, où plusieurs
redoutes sont construites. La plus avancée est celle de
Schwardino, du nom du village qui se trouve sur la colline.
Derrière et à l’extrême sud du dispositif, les trois Flèches,
disposées sur une colline plus imposante, juste devant
le village de Séménowskoié. La troisième se trouve face à
Borodino, sur la rive sud de la Kolozca.
Ces redoutes ont pour vocation de protéger les batteries d’artillerie commandant la grande route de Moscou.
Leur emplacement sur des hauteurs et leur fortification
en garantissent la sécurité. Elles sont larges et spacieuses,
permettant également la présence de régiments d’infanterie en cas d’assaut. La Grande Redoute, la plus proche du
centre, est celle qui est dotée des meilleures fortifications.
Elle a été édifiée par les pionniers de Bogdanov. L’ouvrage
consiste en une large accolade tournée en direction de la
Kolozca, surplombant un fossé large de 10 mètres, creusé à
Napoléon
même le talus. La pente du talus est très abrupte. En aval du
fossé sont creusés des trous de loup, sur environ 120 mètres
de distance. Ils rendent quasiment impossible l’assaut
de front par de la cavalerie lancée en charge. Vingt et un
canons peuvent y servir de front. Les trois Flèches, quant
à elles, sont de simples épaulements de terre. La Flèche du
sud est orientée plein ouest, les deux autres sont orientées
nord-ouest, couvrant en partie la Grande Redoute. Chaque
Flèche permet le service d’au moins huit pièces de 12. La
redoute de Chewardino, quant à elle, est la plus sommaire.
Les Russes sont venus à bout des préparatifs de cette
grande bataille grâce au temps laissé par leurs poursuivants.
Portrait du Roi de Rome (6 septembre)
« Mon fils est le plus bel enfant de France. »
Napoléon
Le 5 septembre, les Français se sont rendus maîtres
de la redoute défendue par la division Raïewski. Napoléon
est content : il sait que les Russes ne se déroberont pas
cette fois et que la grande bataille qu’il ambitionne
de mener et de gagner depuis le début de la campagne
va avoir lieu. La journée du 6, durant laquelle la Grande
Armée se rassemble, est passée dans la bonne humeur.
En fin de journée, de retour de reconnaissance, l’Empereur
trouve le préfet Bausset porteur du courrier des Tuileries
et d’un portrait du Roi de Rome par Gérard. Napoléon fait
admirer à l’envi le portrait du bel enfant dont il est si fier.
En hommage, les grenadiers de la Garde organiseront
un défilé et lui présenteront les armes.
Jean-Ambroise Baston de Lariboisière
(1759-1812) comte, général
Estampe (vers 1813)
extraite de la série des Grands Aigles
La Moskowa
Musée national de Malmaison
48
Ceux-ci, en effet, et malgré les formidables efforts
de Murat, ont avancé moins rapidement.
Ceci est imputable à la logistique, les
Français devant transporter leurs
vivres, à l’incertitude des mouvements
russes, les fausses pistes ayant été
abondamment suivies par les avantgardes françaises, et à l’action de sape
des Cosaques laissés en arrière-garde. Ce
n’est qu’à Ghjat que l’Empereur sait avec certitude
où se trouvent les Russes. Des Cosaques capturés révèlent
le lieu de Borodino. Et surtout ils apprennent à l’Empereur
que Barclay n’est plus le généralissime et qu’il a été remplacé par Koutouzov. Napoléon exulte. Il sait que cette nomination implique une bataille décisive et que les Russes
se battront autrement qu’à Smolensk pour sauver Moscou.
Il se porte alors lui-même à l’avant-garde et avance sur
Borodino.
La Grande Armée débouche sur le dispositif russe le 5
septembre au matin. D’abord l’avant-garde de Murat, épaulée depuis Wiasma par la division Compans, sur sa droite
le Corps des Polonais de Poniatowski, et sur sa gauche, le
4ème Corps du prince Eugène. L’arrière-garde russe, commandée par Konownitzyne, est rapidement repoussée et se
replie vers Borodino. Contrairement aux attentes russes,
la Grande Armée arrive non pas par la grande route de
Moscou mais plus au sud. L’Empereur reconnaît
le terrain lui-même et ordonne de balayer la
redoute de Schwardino protégeant l’armée de
Bagration. C’est Compans qui conduira l’assaut,
aidé sur sa droite par Poniatowski et sur sa gauche
par Murat. L’assaut débute en fin de journée, vers 17
heures. La Redoute est défendue par la Division
Neverowski, commandée par le prince
Gortchakov, le propre neveu du célèbre
Louis Pierre de Montbrun (1770-1812)
comte, général
Estampe (vers 1813)
extraite de la série des Grands Aigles
Musée national de Malmaison
général Souvarov. Rappelons-le, c’est cette fameuse
division qui a résisté à de nombreux assauts de cavalerie à Krasnoïé, peu avant Smolensk. De ce fait elle est
réduite à deux bataillons et a perdu son artillerie. S’y
trouvent les régiments de Vilna, Simbirsk, Odessa et
Tarnapol, ainsi que deux régiments de chasseurs,
disposés en tirailleurs devant la Redoute.
On estime qu’environ 11 000 hommes
sont alignés. Compans lance l’assaut
avec sa cinquième division d’infanterie. Pour faire jeu égal avec les
tirailleurs russes, il constitue deux bataillons de voltigeurs réunis, composés
des compagnies de voltigeurs de l’ensemble
de ses régiments d’infanterie, qu’il lance également
en tirailleurs, préparant l’offensive de ses troupes de choc.
Ses régiments arrivent en bon ordre face aux rangs russes
déployés de part et d’autre de la redoute. Les Russes soutiennent le feu français, presque à bout portant, sans
rompre. Une première attaque est lancée contre la Redoute
par une colonne du 61ème et un bataillon de voltigeurs. Mais
ils se heurtent à une infranchissable muraille humaine qui
les repousse, causant de fortes pertes. Compans fait alors
avancer, derrière le deuxième bataillon du 57ème mis en
rideau, quatre pièces d’artillerie. Le rideau s’ouvrant, elles
crachent sur l’ennemi un feu meurtrier de mitraille qui
décime les défenseurs. La brèche est ouverte. Le 57ème, appuyé par les soldats de la première vague d’assaut, occupe la
Redoute. Il s’ensuit un formidable désordre : les défenseurs
sont massacrés, huit pièces de 12 sont prises à l’ennemi et
la Redoute tombe, mais la contre-attaque russe est violente. Elle a lieu surtout sur les ailes. Le 111ème, qui
flanquait la gauche avec le soutien de la division
Morand du 1er Corps subit l’assaut des dragons
de Karkov et de Tchernigov, venus en soutien. Le
Corps de Poniatowski, qui flanquait la droite, est
quant à lui aux prises avec les Hussards d’Achtyrca, les dragons de Kiev et les Cosaques
de Karpov. Ces combats, où la cavalerie russe prend souvent le dessus,
se poursuivent une bonne partie de
la nuit. Il n’en demeure pas moins
que la Redoute est prise. Les
Russes, qui l’ont défendue avec ténacité, ont perdu beaucoup d’hommes,
trop peut-être au regard de l’intérêt relativement pauvre de
la position qu’ils ont fini par abandonner. 4 000 à 7 000
Russes sont mis hors de combat, contre seulement 1 500 à 3
000 Français. L’Empereur est content de ce premier heurt.
Demain, sa grande bataille doit avoir lieu.
En réalité, elle n’aura lieu que le surlendemain, cette
journée du 6 septembre étant mise à profit, côté français,
pour permettre au reste de l’armée de rejoindre l’Empereur. Les Français organisent leurs lignes face à l’aile
gauche de Bagration. Côté russe on ne bouge pas, on attend.
Koutouzov, qui doit pourtant comprendre que son dispositif
est décalé par rapport à celui des Français, ne donne aucun
ordre pour le modifier. Il reste vissé sur son pliant, dans un
renflement du terrain qui ne lui permet pas de jauger de
visu le champ d’opération. Le seul ordre majeur qu’il donnera afin de conforter son statut de défenseur de la Russie
millénaire et mystique, sera de faire adorer par ses troupes
une icône de la Vierge de Smolensk. La procession solennelle traverse le camp où des milliers de soldats, tout à leur
dévotion, s’agenouillent avec humilité, prêts à mourir pour
Pierre Bagration (1765-1812) prince, général
Huile sur toile (vers 1825)
par George Dawe (1781-1829)
Musée de l’Ermitage
Plan de la bataille de La Moskowa
Dieu, le Tsar et la Sainte Russie. Autre camp, autre icône : le
préfet de Bausset, arrivant de Paris, apporte un joli portrait
du roi de Rome que l’Empereur fait admirer à l’envi à son
entourage. D’autres nouvelles, hélas, accompagnent le bel
enfant, celles de la guerre en Espagne et de la désastreuse
La Moskowa
50
défaite de Marmont aux Arapiles.
ou s’ils vont forcer le passage par la
Napoléon n’a plus le choix. Il lui faut
Grande Redoute et les Flèches.
finir vite cette campagne de Russie,
Davout fait avancer la grande
afin de ne pas se laisser déborder
batterie hors de ses retranchesur cet autre et lointain front, qui
ments, celle-ci ayant été placée trop
menace bien plus directement le
loin. L’adresse des artilleurs francœur de son Empire.
çais, en particulier ceux de Pernety,
Le 7 septembre l’Empereur est
permet aux hommes du 1er Corps de
venir rapidement à bout de la premalade. Depuis la veille, il souffre
mière flèche. Le 57ème de ligne y péd’une forte grippe couronnée d’une
nètre au prix de pertes importantes.
insupportable migraine. Malgré le
L’assaut se poursuit sur les autres
mal, apprenant que les Russes, cette
Flèches et se heurte à la résistance
fois, n’ont pas disparu, il reçoit ses
farouche des hommes de Bagration.
commandants pour leur donner ses
Le général Compans y est blessé.
derniers ordres et rejoint à cheval la
Alexander Tuchkov (1777-1812)
Il est remplacé par Rapp, blessé
redoute de Schwardino. Harangue
Général
lui-même à quatre reprises, puis
et ordre du jour sont accueillis par
Huile sur toile (vers 1825)
par Dessaix... qui sera également
un tonnerre de « Vive l’Empereur ».
par George Dawe (1781-1829)
blessé ! Davout est renversé par un
Il est trois heures du matin, chacun
Musée de l’Ermitage
boulet et, trop commotionné, ne
rejoint son poste, confiant dans le
plan pensé par le « petit Tondu ». Ce plan consiste dans ses peut reprendre son poste. L’Empereur envoie Murat pour
grandes lignes à fixer les forces de Koutouzov sur la vieille prendre le commandement.
La bataille fait rage depuis une heure. Les Russes luttent
route de Moscou, mission confiée à l’aile gauche commandée par le prince Eugène, pendant que l’aile droite, l’aile pied à pied et ne cèdent que peu de terrain face à la furie
marchante, commandée par Poniatowski, menacera le française. C’est alors que les trois divisions de Ney entrent
flanc gauche de l’ennemi, manœuvre qui devrait permettre en action. Il les dispose en colonnes d’attaque et monte en
d’enfoncer le dispositif fortifié des Flèches et de la Grande
Redoute.
Vierge de Smolensk (6 septembre)
À 5 heures du matin, tout le monde est en place. Le jour
se lève, mais le soleil peine à percer un brouillard épais.
« Sauve, Mère de Dieu, tes serviteurs, car tous en
Russes et Français se font face, s’observent, attendent,
Dieu avons recours à Toi, muraille inébranlable. »
quand trois coups de canons résonnent : l’artillerie de la
Chant liturgique orthodoxe
Garde donne le signal, la bataille commence. Dès cet instant, les cent-vingt pièces de la grande batterie située sur
La veille de la bataille, Koutouzov reste relativement
la droite française entrent en action et prennent pour cible
inactif. L’un des rares ordres qu’il donne est de faire défiler
en procession l’icône de la Vierge de Smolensk, apportée
les Flèches et la Grande Redoute. Cette action d’artillerie a
depuis Moscou. Le cortège, escorté d’un détachement
pour but de préparer l’offensive combinée des Corps d’ind’infanterie, flanqué de prêtres, de diacres et de servants,
fanterie et de cavalerie. Sur la gauche, le prince Eugène se
parcourt toutes les lignes russes. Cette longue marche,
lance vigoureusement à l’attaque de Borodino. Les Italiens
entrecoupée de chants liturgiques et ponctuée de plus
de la division Delzons prennent le village, malgré une
d’une vingtaine d’offices, exalte le patriotisme russe.
résistance acharnée des chasseurs de la Garde Russe. Le
Tous, miliciens, soldats, officiers, généraux se découvrent
général Plauzonne qui conduit l’assaut du 106ème de Ligne
et se signent devant l’icône miraculeuse, unis dans
tombe mortellement blessé. À ce moment, Koutouzov ne
une ferveur et une émotion communes. Koutouzov,
peut savoir si les Français vont concentrer leurs efforts sur
malgré sa corpulence, s’agenouille devant l’icône avant
de se redresser humblement pour la baiser.
Borodino et tenter de progresser sur les bords de la Kolozca
La Moskowa
52
soutien du 57ème qui peine à conserver la Flèche conquise.
Cette manœuvre dévoile le plan de Napoléon. Koutouzov
comprend que l’objectif principal est de faire sauter les
ouvrages défensifs de sa gauche et de son centre. Il redéploie donc son armée, dégarnissant la vallée de la Kolozca
du Corps de Boggowout, ramenant le Corps de Touchkov
depuis son extrême gauche en renforçant l’ensemble d’une
partie de la Garde et de la réserve de cavalerie.
« L’audacieux et l’invulnérable Ney » qui gagnera ce
jour le titre de prince de la Moskowa, est parvenu à s’emparer de la Flèche Nord. Mais il la conserve peu de temps.
La contre-attaque russe est aussi violente que l’attaque
française et Ney, culbuté, est contraint d’abandonner sa
conquête. Les Français seraient même poussés à abandonner le plateau et revenir à leur point de départ sans l’intervention énergique de Murat. La cavalerie légère de Bruyère
fait merveille, bouscule les Russes et reprend les ouvrages
cédés. Mieux, le 1er Corps de cavalerie de Nansouty, appelé
en soutien, permet de les conserver et d’attaquer deux régiments de la Garde Russe qui forment le carré. La percée
est faite. Conjointement, les hommes du 1er Corps et ceux
du 3ème Corps sous la conduite du « brave des braves » font
tomber la troisième Flèche.
Nikolaï Mikhaïlovitch Borozdin (1777-1830)
prince, général
Huile sur toile (vers 1825)
par George Dawe (1781-1829)
Musée de l’Ermitage
Bataille de La Moskowa (7 septembre)
Huile sur toile (1843) par Peter von Hess (1792-1871)
Musée de l’Ermitage
Dans l’esprit de l’Empereur, la prise des Flèches, dont
il n’aurait pu douter et l’arrivée de son aile marchante
conduite par Poniatowski devaient être concomitantes.
Créant un inattendu surnombre, l’arrivée des Polonais
devait permettre de faire reculer les Russes, de se rendre
rapidement maître de la Grande Redoute et de coincer
puis écraser l’ennemi dans le ravin de la Kolozka. Or, les
Polonais ne sont pas au rendez-vous. Outre un bois dense
qu’il a fallu traverser, Poniatowski s’est heurté près d’Outsita au Corps de Touckhov. La division Stroganov notamment, occupant un monticule et disposant d’une batterie
de dix-huit canons, résistera longtemps avant de devoir se
replier pour renforcer le centre. Des renforts prélevés sur
la droite russe ralentissent encore la progression polonaise. L’âpreté des combats n’épargne pas cette partie du
front.
Ne disposant pas du surnombre escompté, les Français
souffrent. Bagration, qui se sait bientôt abondamment
renforcé, conduit des assauts de cavalerie féroces, tandis que les canons de la Grande Redoute, qui surplombe
les Flèches, causent de lourdes pertes dans les rangs de
leurs assaillants. Pourtant, dans un acte de bravoure sidérant, la division Morand monte à l’assaut de la Grande
Redoute… et s’en empare. Les 1 800 hommes du 30ème de
ligne emmenés par le général Bonnamy délogent la division Paskievitch. Le moment est décisif. Ney et Murat le
sentent et réclament à grands cris des renforts leur permettant de pousser leur avantage et de faire la trouée
dans le dispositif de Koutouzov. La victoire est à une portée de baïonnette. Mais l’Empereur ne les entend pas. En
arrière, de sa redoute de Schwardino, gêné par le soleil de
midi devenu aveuglant et par la fumée des combats, il ne
peut s’en rendre compte. Il dépêche seulement la division
Friant et les Wurtembergeois de Marchand alors que c’est
sa réserve, sa Garde, que ses Maréchaux demandaient.
L’instant de grâce n’a pas été saisi, les Russes se reprennent et tout est bientôt à refaire. C’est l’heure d’Ermolov. Le Chef d’État-major de Barclay parvient à rallier
les divisions Likatchev et Raiewski mises en déroute, et
reprend l’offensive. Les Français de Bonnamy sont malmenés, leur général tombe percé de vingt coups de baïonnette… dont il réchappera miraculeusement. Le 30ème
recule et ses pertes sont immenses. Les deux tiers de ses
hommes sont hors de combat. Gérard vient les soutenir
et stoppe l’offensive russe. Friant et Marchand, envoyés
par l’Empereur, ne peuvent qu’aider leurs compagnons à
se maintenir définitivement dans les Flèches. La Grande
Redoute a été reprise.
Il est près de 13 heures. Les Français résistent avec
opiniâtreté mais leur avancée est stoppée. Cependant,
les offensives russes perdent peu à peu de leur vigueur.
Mikhaïl Koutouzov (1745-1813) prince, feld-maréchal
Huile sur toile (1829) par George Dawe (1781-1829)
Musée de l’Ermitage
La contre-attaque à outrance que conduisait Bagration
semble s’être enrayée. Et pour cause, ce dernier gît à
terre, mortellement blessé, ainsi que son chef d’état-major
et le général Borosdin. Par ailleurs, Poniatowski, qui est parvenu à prendre les hauteurs d’Outsita, débouche sur le plateau et menace la gauche russe. Une nouvelle fois Murat et
Ney sentent que le moment de la victoire a sonné et ils réclament à l’Empereur sa Garde pour en finir. C’est Belliard, le
chef d’état-major de Murat, qui présente la requête et cette
Emmanuel de Grouchy (1768-1847) comte,
général
Estampe (vers 1813)
extraite de la série des Grands Aigles
La Moskowa
Musée national de Malmaison
54
fois avec succès. Napoléon consent à faire donner
la Jeune Garde commandée par Mortier.
Celle-ci entame sa marche… et s’arrête. Contre-ordre de l’Empereur luimême, il craint un débordement de
sa gauche : la cavalerie d’Ouvarov et
les Cosaques de Platov franchissent
la Kolozca et sèment la panique
dans les bagages de la Grande Armée.
Le temps que l’ordre soit ramené par Delzons et d’Ornano,
l’occasion est passée, au grand dam des Maréchaux. Pis,
Koutouzov, constatant également la faiblesse de son centre,
le renforce par le Corps d’Osterman. Il n’hésite pas non
plus à faire avancer la Garde Russe. « Puisqu’il ne fait plus
la guerre par lui-même (…), qu’il retourne aux Tuileries et
nous laisse être généraux pour lui » lâche Ney, en colère, à
l’adresse de son empereur resté en arrière.
Mais Napoléon, qui a peut-être manqué une seconde fois l’occasion, ne la manquera pas une troisième.
Constatant le renforcement du centre russe, sachant que
ses hommes, fortement éprouvés, ne pourront plus le percer, il décide une manœuvre brillante combinant artillerie
et cavalerie. Bonaparte était artilleur. De Toulon à Wagram,
cette arme lui a porté chance. Ce sera le cas une nouvelle
fois. Il fait constituer une gigantesque batterie de trois
cents pièces, incorporant les quatre-vingt pièces de l’artillerie de sa Garde. Il compte écraser l’ennemi sous un feu
d’enfer et lancer sa cavalerie de part et d’autre de la Grande
Redoute. Isolée dans une déferlante de cavaliers, elle ne
manquera pas d’être submergée par l’assaut des hommes
de Ney sur sa gauche et son centre et du prince Eugène
sur sa droite. Et le plan fonctionne à merveille. Après une
heure de bombardements intensifs les vingt-et-une pièces
de la Grande Redoute sont hors d’usage et les rangs de leurs
défenseurs, qui ne bronchent ni ne bougent, clairsemés. À
15 heures, l’ordre est donné de lancer l’assaut. Montbrun
venant d’être tué, c’est le général Caulaincourt qui conduit
la charge. Suivi du 5ème et 8ème Régiment de cuirassiers et
des 1er et 2ème carabiniers, il disperse les restes de la très
éprouvée division Raiewski, défait les cavaliers de Kreuz
et de Korv et dépasse la Grande Redoute. Constatant
sa position, il donne l’ordre de se retourner et de
charger l’infanterie de Likatchev qui en protège la
gorge. Le prince Eugène, apercevant des cavaliers
français derrière la Redoute, donne alors l’ordre
de l’assaut à ses hommes, imités par ceux de Ney. Le
9ème léger italien est le premier à franchir les
parapets. Pris en tenaille, les défenseurs
ne peuvent rien faire. Les hommes de
Likatchev sont proprement anéantis.
La charge héroïque de Caulaincourt a
permis de remporter l’ouvrage au prix
de sa vie. Le général meurt à la tête de
ses cuirassiers au moment où il pénètre
dans la Redoute.
L’orage de cavalerie française continue de gronder et
déferle sur l’infanterie de Kaptsievich et les éléments du
4ème Corps russe venant de Gorki. Dokthourov, qui a remplacé Bagration à la tête de la 2ème armée, constate l’impuissance de ses hommes. Les carrés sont enfoncés, on se
couche, on se débande ou on périt. Pour endiguer ce flot
ravageur, Dokthourov fait donner la cavalerie de la Garde
Prise de la Grande Redoute (7 septembre)
« Ces Russes se font tuer comme des machines ;
on n’en prend pas. Cela n’avance pas nos affaires.
Ce sont des citadelles qu’il faut démolir au canon. »
Napoléon
Clé du dispositif russe, la Grande Redoute résiste
à de nombreux assauts français. En milieu de journée,
après un intense bombardement, elle est bientôt
submergée par un mouvement combiné de cavalerie
et d’infanterie. Auguste de Caulaincourt, frère du Grand
Écuyer, qui remplace Montbrun tué par un boulet, charge
à la tête de ses cuirassiers et dégage la gorge
de la Redoute âprement défendue par la division
Likhatchev. Apercevant des cavaliers français derrière
la Redoute, le Prince Eugène donne l’ordre à l’infanterie
de la prendre d’assaut. Les divisions Broussier et Morand,
commandées par Lanabère et Gérard escaladent les murs
de terre alors que les cuirassiers bousculent les occupants.
Caulaincourt et Lanabère meurent lors de la prise
de la Grande Redoute qui deviendra un des symboles
de la bataille de la Moskowa.
La Moskowa
56
et celle des Corps de Korf et de Pahlen. Mais
c’est insuffisant. Les vagues françaises se
succèdent sans cesse. Les cuirassiers du 2ème
Corps sont remplacés par les carabiniers dans
leur cuirasse dorée caractéristique, suivis
des cavaliers légers de Pajol. Ce sont ensuite
les régiments de Grouchy qui montent au
front, balayent les carrés russes et sabrent les
Chevaliers-Gardes. Grouchy sera blessé par
un biscaïen. Cette charge héroïque rejoint
bientôt la cavalerie de Latour-Maubourg qui
a dégagé, avec ses Gardes du Corps saxons
et les cuirassiers de Zastrow, les alentours
de Séménovskoïé. Friant profite des succès
de cette formidable poussée pour se lancer à
l’assaut de Séménovskoïé et enlever le village
à ses défenseurs.
Il est 16 heures, les Français sont sur le
plateau, l’ensemble des ouvrages a été pris à
l’ennemi et les deux villages clés de Borodino
et de Séménovskoïé sont tenus. Les Russes,
hébétés, ne bougent plus, n’avancent plus,
forment les carrés et attendent. Ils n’ont
plus les forces pour attaquer, leur cavalerie
est décimée, ils n’ont plus de réserve. Le coup de boutoir
permettant de remporter la victoire totale peut être donné.
La Garde se prépare. Son général, Mouton, fait avancer la
Vieille Garde vers le champ de bataille comme si de rien
n’était. Elle est prête et attend son heure. Mais pour la
troisième fois, l’Empereur refuse de la faire donner. « À
huit cent lieues de la France, on ne risque pas sa dernière
réserve ». Les Corps de Ney et Murat trop épuisés pour reprendre la lutte, c’est l’artillerie qui devra donner le coup
de grâce. Les quatre-cents pièces de l’artillerie française
se positionnent le long du front stabilisé et tirent sur les
Russes. Ceux-ci reçoivent, stoïques, cette grêle meurtrière.
Koutouzov a fait manœuvrer ses troupes de façon à ne pas
être coupé de sa ligne de retraite. Il fait donner également
son artillerie. Et la bataille finit ainsi, par deux heures ininterrompues de canonnades. La nuit tombe et met un terme
au « massacre de Borodino », à ce moment la plus meurtrière des batailles livrées par l’Empereur.
Victoire ou défaite ? Pour Koutouzov - qui en douterait ? - c’est une victoire. Il dépêche sans vergogne un
bulletin ou il annonce que la Grande Armée a été taillée
Eugène de Beauharnais (1781-1824)
prince, vice-roi d’Italie
Huile sur toile (vers 1830)
par Johann Heinrich Richter (1803-1845)
Musée de l’Ermitage
en pièce, la Garde Impériale détruite, revendique la prise
de cent pièces d’artillerie et de 16 000 prisonniers parmi
lesquels le prince Eugène, Davout, Ney… Le Tsar, reconnaissant, fait donner un Te Deum dans toutes les églises
de Moscou et Saint-Pétersbourg, nomme Koutouzov Feld
Maréchal Général et lui verse 100 000 roubles de récompense. Napoléon dépêche également un bulletin officiel,
peut-être un peu moins fantaisiste, où il parle de la « victoire de la Moskowa », de la destruction de la plus grande
partie de l’armée russe et souligne que cet exploit a été
accompli sans que la Garde ait eu à donner. Tout cela n’est
pas faux, mais il ne mentionne pas le principal : cette armée, effectivement fortement diminuée, s’est retirée en
bon ordre pendant la nuit. Elle n’est pas détruite et constitue toujours une menace, mais cette victoire n’est assurément pas un deuxième Austerlitz. La bataille se résume en
un choc violent. C’est surtout la bravoure et l’héroïsme de
l’infanterie, l’audace et le panache de la cavalerie, la haute
valeur technique de l’artillerie qui l’ont emporté. Il n’y a
pas eu la fulgurance et le génie manœuvrier de l’Empereur.
Son état de santé, qui l’a cloué loin des combats, l’explique
peut-être. La ferveur de l’adversaire est une autre cause.
Aucun régiment russe ne s’est débandé. Les hommes préféraient mourir que se rendre : 50 000 morts, seulement
800 prisonniers… Lorsqu’on tue un Russe, il faut encore
le pousser pour qu’il tombe. C’est qu’ils défendent leur
patrie. Ils livrent ce qu’en Russie on appellera plus tard la
« Guerre Patriotique ».
Suite à la Moskowa, le moral des Français est au plus bas.
Les Maréchaux grognent. La visite du champ de bataille le
lendemain a dévoilé l’ampleur du carnage. La marche sur
Moscou est pénible, l’ennemi, poursuivi par Murat, se
montre à nouveau insaisissable. Et puis les coupoles de la
ville apparaissent, sans que Koutouzov ait tenté quoi que ce
soit. Et la joie et la liesse submergent tout le monde. Elle est
là, cette ville promise, cette ville dorée aux milles coupoles,
ce carrefour étincelant de l’Orient et de l’Occident, offerte,
pleine de promesses. L’Empereur arrive à cheval, acclamé
par tous, dans un élan indescriptible. « La voilà donc cette
ville fameuse ». Et d’ajouter : « Il était temps ».
Aux environs de Moscou le 14 septembre 1812
Huile sur toile (vers 1820) par Albrecht Adam (1786-1862)
Musée de l’Ermitage
Napoléon devant Moscou
Illustration (1921)
par Jacques Onfroy de bréville dit Job (1858-1931)
Collection Philippe Martinetti
5e Corps 25 000 hommes
4e Corps de cavalerie 3 200 hommes
Grand-Duc Constantin
Major Général Sievers
Infanterie de la Garde Impériale : Général Lawrov
2 divisions de dragons
Grenadiers de la Garde Impériale : Général Depreradowitch
Cavalerie de la Garde Impériale : Général Galitzin
Corps irrégulier 23 000 hommes
Général de cavalerie Comte Platov
6e Corps 15 000 hommes
Lieutenant Général Doktorov
7e division d’infanterie : Lieutenant Général Kaptzewich
ARMÉE DE GALICIE 40 000 hommes
24e division d’infanterie : Major Général Likatchev
Général de cavalerie Tormasov
Brigade de cavalerie
1er Corps :
1er Corps de cavalerie 3 200 hommes
Général Kamenski
Lieutenant Général Ouvarov
18e division d’infanterie, grenadiers réunis et
2 divisions de cuirassiers
éléments de cavalerie : Général Scherbatov
2e Corps de cavalerie 3 200 hommes
2e Corps :
Général Major Korv
Général Markov
2 divisions de dragons
9e division d’infanterie : Major Général Nasimov
3e Corps de cavalerie 6 400 hommes
62
Corps de cavalerie :
2 divisions de cavalerie légère
Général Lambert
5e division de dragons
Troupes irrégulières 10 000 hommes
8e division de dragons
Cosaques et Bashkirs
ARMÉE DU DANUBE 55 000 hommes
Amiral Tchitchakov
LA 2e ARMÉE DE L’OUEST
1er Corps : Général Langeron
Général d’infanterie Prince Bagration
2e Corps : Général Essen III
3e Corps : Général Voinov
7e Corps 21 400 hommes
4e Corps : Général Boulatov
Lieutenant Général Rajewski
12e division d’infanterie : Major Général Paskiewicz
Corps de réserve : Général Sabanaeiev
26 division d’infanterie : Major Général Kolubakin
e
1 division de cavalerie : Major Général Wassiltchikov
ARMÉE DE FINLANDE 25 000 hommes
Général Steingell
8 Corps 18 200 hommes
e
Lieutenant Général Borozdin
2e division de grenadiers : Major Général Paskiewicz
27e division d’infanterie : Lieutenant Général Neveriskoï
1 division de cuirassiers : Major Général Knorring
NAPOLÉON
1
ER
Une jeunesse Corse
La Moskowa
À paraître
La Bérézina
Leipzig
Montereau
NAPOLÉON IV
Un héritier
15e division d’infanterie : Major Général Sorokin
Général Major Pahlen
l’épopée impériale
À paraître
Un Prétendant
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