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Contribution de Bariza Khiari, Vice-Présidente du Sénat, Sénatrice de Paris, aux travaux de
prospective : « Quelle France dans dix ans ».
La France souffre d’une nouvelle fièvre obsidionale : l’Europe est désignée comme l’ennemi de
l’extérieur et les immigrés et les personnes issues de l’immigration ceux de l’intérieur. Le projet
républicain de vivre ensemble s’abîme, enseveli dans des failles profondes. Une des
manifestations récentes de ce malaise réside, entre autres, dans l’érosion du consentement à
l’impôt, qui n’est autre que la traduction d’un sentiment d’injustice et de mépris.
Par ailleurs, ce mal-être s’exprime également et de plus en plus dans des manifestations
identitaires. Le corps social ne se conçoit, ni ne se projette dans une communauté de destin.
Les individus s’agrègent à des communautés ad hoc qui, dans une compétition mortifère,
s’emploient à dénoncer le sort qui leur est fait au bénéfice de tiers : fonctionnaires contre salariés
du privé, périurbains contre métropolitains, chômeurs contre travailleurs, Paris contre Province, et,
plus cruellement peut-être, élite contre le peuple, croyants contre non-croyants. Pourtant, la
fracture qui occupe le plus l’agenda médiatique, et à laquelle semble se réduire l’ensemble des
maux de la société, tient dans cette pétition de principe : notre République serait à l’épreuve de
l’islam.
Tout questionnement sur notre modèle se heurte à une reductio ad undecim
. Les attentats
terroristes du 11 septembre constituent, du point de vue des relations internationales, le point
d’entrée dans le XXIème siècle. En France, l’ombre du 11 septembre a obscurci les possibilités
d’existence d’un débat sur les dérives schizophrènes de notre modèle républicain. Cette référence
fonctionne désormais comme un vortex, noyant dans un tourbillon d’amalgames et de peur, toute
possibilité de bon sens.
La place démesurée prise dans le débat national sur la visibilité de l’islam tient évidemment à
l’histoire française du XXème siècle, marquée par la décléricalisation, la sécularisation et les
combats féministes. Mais son instrumentalisation politique, menée de façon irresponsable
notamment dans le cadre du débat sur l’identité nationale de 2009, a permis à l’extrême-droite
française d’opérer un rapt sur la notion de laïcité et d’en dévoyer ainsi le sens. Le musulman,
nouvelle figure du juif apatride, fait peur.
Ce diagnostic d’une société de défiance, décliné dans une myriade de sondages tous plus
anxiogènes les uns que les autres, se précise jour après jour. Un épais brouillard, constitué de
peurs, d’ignorances et d’incertitudes, campe sur la ligne d’horizon. Comment le dissiper ?
Comment retrouver une perspective, un projet commun à réaliser ?
Le lien social, la volonté de vivre ensemble, la cohésion nationale, tout cela ne se décrète pas, ni
ne s’organise autour d’une marche, d’un concert, d’une pétition, ni même d’une loi mémorielle. Il
ne suffit pas de déclamer la promesse républicaine, il faut la réaliser. Le vivre-ensemble doit se
décliner dans le faire-ensemble.
Or, l’universalisme du projet républicain s’abîme et se délégitime tant les faits, les politiques et les
discours y contreviennent. Les « issus de l’immigration » et des minorités visibles sont les
victimes d’une maltraitance politique et médiatique. Cette dernière l’est d’autant plus que les
condamnations sont rares, du fait notamment d’une réelle difficulté à apporter des preuves de faits
délictueux. Par ailleurs, le dépôt même de plainte est parfois peu aisé, la plupart des actions
Undecim signifie onze en latin. C’est ainsi que l’on pourrait designer, par analogie à la figure rhétorique de la reductio
ad hitlerum, le fait que tout débat sur l’islam se heurte invariablement au rappel du 11 septembre, disqualifiant ainsi
toute parole alternative et interdisant la poursuite de la confrontation sur le plan des idées.