DE LA DIFFICULTÉ D`APPRÉHENDER L`EMPLOI DES EMBRYONS

DE LA DIFFICULTÉ D’APPRÉHENDER
L’EMPLOI DES EMBRYONS HUMAINS
EN TERMES DE DROITS FONDAMENTAUX
par
Bertrand MATHIEU
Professeur à l’Université de Paris I
(Panthéon-Sorbonne)
Impensé des droits fondamentaux et proie des scientifiques, l’em-
bryon humain est pour le législateur et les juristes un sujet d’em-
barras.
Le principe fondateur de la dignité humaine représente un sérieux
obstacle à l’appropriation de cet embryon. Pour le surmonter, la
question est posée, le doute est instillé : est-il un être humain? La
démarche n’est pas nouvelle, c’est celle qui a conduit à débattre de
l’humanité des indiens pour, ensuite, conclure à la non-humanité
des noirs, lors de la fameuse controverse de Valladolid, c’est celle
qui a conduit à justifier l’esclavage de ces mêmes noirs. L’analyse
ironique de Montesquieu, selon laquelle, « les peuples d’Europe
ayant exterminé ceux d’Amérique, ils ont du mettre en esclavage
ceux de l’Afrique pour s’en servir à défricher tant de terre... Il est
impossible que nous supposions que ces gens là soient des hommes
parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à
croire que nous ne sommes pas nous mêmes chrétiens » (
1
), pourrait
être sans efforts transposée ici. Si nous les supposions des êtres
humains, on commencerait à croire que nous ne somme pas nous
mêmes de fervents défenseurs des droits fondamentaux...
En fait, la réponse, toute d ’ambiguïté, traduit le malaise d’une
société qui reconnaît la dignité de l’embryon et justifie son instru-
mentalisation. Il en résulte une contradiction fondamentale qui
tient à la difficulté d’admettre la rupture radicale de la réification
des premiers moments de la vie humaine et de refuser les promesses
d’une science qui se veut au service de l’Humanité souffrante. Le
compromis moral, et économiquement profitable, est d’autant plus
(1) De l’esprit des lois, livre xv, chapitre vintitulé « De l’esclavage des nègres ».
facile que la mondialisation rend quelques peu vaines les prohibi-
tions qui s’arrêtent aux frontières des Etats.
La logique du discours en la matière est, en fait, imprégnée de
contradictions. Contradiction entre la croyance en les vertus du
progrès scientifique et les peurs des dérives de la science, qui
conduit à brandir le principe de précaution comme un talisman;
contradiction entre un système juridique fondé sur les droits fonda-
mentaux, donc sur une conception ontologique de l’homme enraci-
née dans une certaine forme de jusnaturalisme et le développement
d’une théorie du droit radicalement positiviste, que l’on tente de
résoudre par le recours à une conception procédurale des droits fon-
damentaux; contradiction entre un système qui affirme la primauté
de l’individu sur les intérêts de la société et qui accepte que l’être
humain soit intrumentalisé au profit d’intérêts collectifs, au prix
d’une déshumanisation de cet être...
Si ces contradictions sont au cœur du droit de la bioéthique, tout
est fait pour en minorer la réalité par une recherche à tout prix du
consensus, là les principes peuvent être inconciliables. L’éthique
répond parfaitement à cette volonté. Mode de régulation souple et
provisoire, tentative de compromis entre les valeurs, les attentes
sociales et les nécessités économiques, l’éthique est cette barque qui
permet de quitter, en douceur, la rive de l’humanisme pour celle
d’un monde où la science et l’économie sont appelées à façonner un
homme nouveau.
L’objet de cette étude n’est pas de livrer un plaidoyer en faveur
de la reconnaissance de l’humanité de l’embryon... humain, mais de
relever ces contradictions qui traversent le droit relatif à l’usage des
embryons.
Disqualifiée par le « syndrome de Galilée » (
2
), la réflexion juridi-
que fondée sur des valeurs s’impose pourtant d’autant plus que le
droit positif est fondé sur des exigences morales inscrites dans les
textes fondamentaux, eux-mêmes de droit positif, constitutions et
traités internationaux. Mais cette réflexion se doit d’intégrer le prin-
cipe de réalité qui conduit à observer que le droit tend à limiter sa
fonction à celle d’un instrument au service de la science et de l’éco-
388 Rev. trim. dr. h. (54/2003)
(2) Processus qui conduit à condamner en raison de l’attitude de l’Eglise à l’égard
de Galilée toute tentative de borner certaines avancées scientifiques au nom d’un sys-
tème de valeurs. Nous empruntons cette formule à l’excellent ouvrage de J.F. Binet,
Droit et progrès scientifiqueLe Monde », P.U.F., 2002. Il convient cependant de
constater qu’il ne s’agit pas ici de borner la connaissance scientifique mais de réflé-
chir sur le caractère admissible de certaines techniques ou expérimentations.
nomie. Si ces exigences peuvent se conjuguer, elle peuvent aussi
s’opposer. Tel est le cas s’agissant de l’utilisation des embryons.
Nous envisagerons cette situation dans trois hypothèses. La pre-
mière concerne la recherche sur les embryons surnuméraires, la
seconde, la question de la création d’un embryon à des fins de
recherche, que l’on appelle « clonage thérapeutique » et, la troisième,
la création et la sélection d’un enfant au service d’un autre enfant,
ce que l’on appelle de manière imagée et frappante « l’enfant médi-
cament ». La première de ces hypothèses conditionne les suivantes,
le tabou de l’utilisation de l’embryon humain ayant été brisé, la réa-
lisation des étapes suivantes, n’est qu’une question de temps, sous
réserve des aléas de l’Histoire et de l’évolution de la recherche scien-
tifique. C’est pourquoi les développements les plus longs seront
consacrés aux prémices de l’utilisation de l’embryon humain, celle
qui concerne les embryons surnuméraires.
I. — L’autorisation de recherches sur
les embryons surnuméraires : un droit fondé
sur une éthique utilitariste
L’existence d’embryons surnuméraires issus des procréations
médicalement assistées a conduit à s’interroger sur leur sort. Le
destin de ces embryons ne pouvant se concevoir dans une éternelle
cryoconservation, il a été prévu qu’ils puissent faire l’objet d’un
don ou être détruits, lorsque plus personne ne leur assignait un
autre destin. Les espoirs que mettent les scientifiques dans les cel-
lules souches issues de ces embryons ont suscité de leur part une
revendication portant sur ces embryons sans avenir. Dans un pre-
mier temps, le principe de la non-utilisation de ces embryons
comme matériau de recherche a prévalu, comme en témoigne, par
exemple, la législation française de 1994. Sous la pression conju-
guée des scientifiques et des exigences de la concurrence interna-
tionale, ces digues sont peu à peu submergées, les adversaires de
la recherche sur ces embryons sont de moins en moins nombreux,
et ceux qui le demeurent font figure d’irréductibles ennemis du
progrès.
Au niveau européen, comme au niveau national, le principe de la
recherche sur les embryons surnuméraires est admis, et les textes
s’adaptent peu à peu à cette réalité.
Bertrand Mathieu 389
A. — Le droit européen ou la difficile légitimation
de la recherche sur les embryons humains
Le Conseil de l’Europe, dont l’objet est essentiellement de proté-
ger les droits fondamentaux et l’Union européenne dont le droit ne
répond plus seulement à une logique économique, mais aussi aux
exigences d’une communauté fondée sur le respect de ces droits fon-
damentaux, ont tenté d’inscrire dans les textes pertinents les prin-
cipes qui fondent la protection de l’embryon humain tout en
ouvrant aux législateurs nationaux un espace suffisant pour leur
permettre d’autoriser la conduite de recherches sur l’embryon
humain.
1. La Convention « bioéthique » du Conseil de l’Europe (
3
)
L’article 1
er
de cette Convention établit une intéressante distinc-
tion entre être humain et personne, qui ne peut être fortuite eu
égard au contexte et à la date de son élaboration. Ainsi l’être
humain est protégé dans sa dignité et son identité, alors que la per-
sonne voit le respect de son intégrité et de ses droits et libertés fon-
damentaux garantis sans discrimination. Le principe de dignité pro-
tège donc l’être humain et donc, pourrait-on penser, l’embryon. En
effet, si l’embryon n’est pas juridiquement appréhendé comme une
personne, c’est au sens littéral des termes, un être humain. Par ail-
leurs, l’article 18 du même texte admet que certaines législations
nationales permettent des recherches sur l’embryon in vitro
condition que celles-ci assurent une protection adéquate de l’em-
bryon. En revanche, la constitution d’embryons humains à des fins
de recherche est interdite. Une interprétation littérale de ce texte
devrait conduire à considérer que toute recherche conduisant à la
destruction d’un embryon ne peut être considérée comme assurant
une protection adéquate de ce dernier.
Cependant l’interprétation de ce texte n’est pas si claire qu’il n’y
paraît. En effet, le rapport explicatif à cette convention, qui se défi-
nit lui-même comme n’étant pas un instrument d’interprétation
authentique, mais qui apporte un éclairage précieux sur les inten-
tions des parties, renvoie au droit interne des Etats le soin de préci-
ser la signification des termes « être humain » et « personne », ce qui
affaiblit de manière très sensible la portée de ce texte.
390 Rev. trim. dr. h. (54/2003)
(3) Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, dite d’Oviedo, du
19 novembre 1996, voy. N. Lenoir et B. Mathieu, Le droit international de la bioé-
thique (textes), P.U.F., 1998.
2. L’avis du Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles
technologies
Le Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles tech-
nologies auprès de la Commission européenne a rendu en novembre
1998 un avis concernant la question de la recherche sur les
embryons humains (
4
). Prenant acte du caractère contrasté du pay-
sage législatif européen, le Comité manifeste dans son avis à la fois
une conscience des problèmes moraux et éthiques posés par une telle
recherche et un souci de réalisme qui conduit, en fait, à accepter que
soit mise en œuvre une conception utilitariste de l’embryon humain.
Cependant, le Groupe préconise le financement des recherches sur
l’embryon en se fondant sur un certain nombre de considérations.
D’abord, le Comité relève, au regard des différentes législations
nationales et des différentes conceptions morales, le pluralisme qui
règne en Europe sur cette question. Après avoir manifesté un égal
respect pour les « conceptions déontologiques », qui protègent l’em-
bryon, au nom de son humaine condition, et les « conceptions téléo-
logiques », ou utilitaristes, et qui mettent en avant les bénéfices que
la collectivité peut tirer de la recherche sur l’embryon, le Groupe en
déduit que cette recherche ne pouvant être interdite au regard du
« pluralisme culturel » et des bénéfices attendus, elle doit être autori-
sée. Si elle est autorisée, elle doit pouvoir être financée par des fonds
publics européens.
Ce raisonnement démontre la difficulté d’élaborer une synthèse
consensuelle à partir de droits positifs nationaux contradictoires.
L’affirmation selon laquelle le Comité ne tranche pas entre les diffé-
rents systèmes de valeur en cause, n’est pas exacte. En effet
admettre, au nom du pluralisme que des recherches sur l’embryon
soient financées par l’Union, c’est de fait, prendre parti en faveur
de la thèse « utilitariste ».
B. — Les droits nationaux ou l’évolution vers
une commune légalisation de la recherche
sur les embryons humains
La Grande Bretagne, la Suède, l’Espagne et la Belgique et, hors
d’Europe, les Etats-Unis d’Amérique (
5
) et l’Australie, pour ne citer
Bertrand Mathieu 391
(4) Avis n
o
12 du 23 novembre 1998.
(5) Aux Etats-Unis, l’Etat fédéral n’est compétent que pour décider ou non d’ac-
corder une assistance fédérale aux recherches, mais la recherche résultant de finance-
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