De là le rôle prépondérant que joua alors le régime colonial. Il fut le «dieu étranger» qui se place sur
l’autel, à côté des vieilles idoles de l’Europe ; un beau jour il pousse du coude ses camarades, et
patatras! voilà toutes les idoles à bas!
Le système du crédit public, c’est-à-dire des dettes publiques, dont Venise et Gênes avaient, au Moyen-
âge, posé les premiers jalons, envahit l’Europe définitivement pendant l’époque manufacturière. Le
régime colonial, avec son commerce maritime et ses guerres commerciales, lui servant de serre chaude,
il s’installa d’abord en Hollande. La dette publique, en d’autres termes, l’aliénation de l’État, qu’il soit
despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. La seule partie de
la richesse dite nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c’est
leur dette publique. Il n’y a donc pas à s’étonner de la doctrine moderne que plus un peuple s’endette,
plus il s’enrichit. Le crédit public, voilà le credo du capital. Aussi le manque de foi en la dette publique
vient-il, dès l’incubation de celle-ci, prendre la place du péché contre le Saint-Esprit, jadis le seul
impardonnable.
La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. Par un
coup de baguette, elle doue l’argent improductif de la vertu reproductive et le convertit ainsi en capital,
sans qu’il ait pour cela à subir les risques, les troubles inséparables de son emploi industriel et même de
l’usure privée. Les créditeurs publics, à vrai dire, ne donnent rien, car leur principal, métamorphosé en
effets publics d’un transfert facile, continue à fonctionner entre leurs mains comme autant de
numéraires. Mais, à part la classe de rentiers oisifs ainsi créée, à part la fortune improvisée des
financiers intermédiaires entre le gouvernement et la nation - de même que celle des traitants,
marchands, manufacturiers particuliers, auxquels une bonne partie de tout emprunt rend le service d’un
capital tombé du ciel - la dette publique a donné le branle aux sociétés par actions, au commerce de
toute sorte de papiers négociables, aux opérations aléatoires, à l’agiotage, en somme, aux jeux de bourse
et à la bancocratie moderne.
Le Capital, pages 764 -765
Ce texte sur les dettes publiques légitime cet enseignement en tant qu’il cherche à être en dialogue avec
l’actualité. Marx distingue l’époque manufacturière et l’époque capitaliste proprement dite. Je
développe le contexte général de ces analyses :
• La Renaissance conquiert un terrain d'exploitation pour les valeurs du commerce avec la conquête du
nouveau monde et des pays soumis à la colonisation européenne. Ceci donne lieu à l’accumulation de
capital par le commerce, qui est le moteur de l'enrichissement des peuples. C’est le mercantilisme,
l'échange est l’élément fondateur du capital.
• Puis, au cours de cette extension coloniale, le mercantilisme se trouve devant des difficultés
imprévues. Il faut augmenter les ressources financières pour développer ce commerce, et il faut
multiplier les bateaux pour développer le commerce avec les îles. Un brusque afflux de capitaux est
nécessaire. Ce sera l'effondrement du mercantilisme. Les villes italiennes, notamment Venise,
fournissent cet afflux. Venise est déjà dans une position de déclin, car elle est loin des mers dans
lesquelles se joue l’extension des territoires à coloniser. La découverte du Nouveau monde affaiblit
Venise et la prive de tout élément moteur ; pourtant Venise dispose de beaucoup d’argent, d’une
puissance financière considérable. Elle prête de l’argent aux pays sur le point de conquérir le monde, la
Hollande et l’Angleterre, qui ne disposent pas de ces richesses. Plus précisément, l’argent passe de
Venise en Hollande, de Hollande en Angleterre, puis en Espagne. Ainsi est créé le mécanisme qui fait
que l’État emprunte à Venise les sommes d’argent nécessaires. Apparaissent alors des flux d’argent qui
servent à faire du commerce international, mais qui ne sont plus articulés sur une production. Cet argent
déraciné ne s’inscrit pas dans une logique productive. Il n’existe que comme dette d’État à État.
Naît ainsi la seconde phase du développement du capitalisme, l’âge manufacturier et proprement
capitaliste. L’argent ne sert plus à financer seulement les conquêtes outre-mer. Ce n’est plus le
commerce qui commande la production, mais la production qui commande le commerce. Par exemple,
des machines produisent des cotons à bas prix en quantité considérable ; qu’il faut ensuite écouler. La
conquête des marchés vise à éponger la surproduction. Les États ont besoin d’acheter des machines et de
les faire fonctionner avec une classe ouvrière. Il faut un lourd investissement pour que le processus
devienne enrichissant. Cet investissement se fait en levant des impôts sur les richesses, en le prenant aux
marchands, etc.
Mais cela ne suffit pas, il faut un surcroit de capital. D’où le mécanisme de la dette publique : faire
marcher la planche à billets en empruntant à des Etats qui servent de banque. Le capitalisme s’entend
comme un endettement à l’égard des grandes banques de l’époque mercantile installées en Italie et qui
entraient en déclin. Le capitalisme étant le machinisme, d’un investissement extrêmement couteux, il