ELEMENTS D`HISTOIRE DU DROIT EN EUROPE

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Département des
SCIENCES ECONOMIQUES, SOCIALES & de GESTION
Tronc commun de 1ère année
U.E. Sociologie, Droit & Science Politique
Module intégratif « Institutions, politique agricole et
politiques économiques de l’Union Européenne »
ELEMENTS D’HISTOIRE DU DROIT EN EUROPE
Contribution à l’épistémologie
des Sciences humaines pour l’ingénieur
Jean-Pierre PLAVINET
Maître de Conférences
U.F.R. de SOCIOLOGIE
Année universitaire 2010-2011
© J.-P.P. / AgroParisTech
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SOMMAIRE
Page
Observations introductives
0.1. Observations sur le fond
0.2. Observations sur la forme
0.3. Prologue
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I - LA GENESE DU DROIT : CERTITUDES & INTERROGATIONS
1.1. Les trois naissances du Droit
1.2 . Le Droit dans l’aire mythologique indo-européenne
1.2.1. Le fondement de l’Inde ancienne : fonctions et castes
1.2.2. A l’origine du Droit : le Sacré
1.2.3. Eléments de comparaison : Inde, Tibet et Chine
1.3. L’invariance du paradigme tri-fonctionnel dans l’histoire européenne
1.3.1. Les Etats Généraux de l’Ancien régime en France
1.3.2. Les « orfèvres » et l’émergence de la science juridique
1.3.3. L’apport de l’Antiquité grecque, romaine et celtique
1.3.4. Trois figures face à l’enjeu du pouvoir :
l’Empereur, le Roi, le Pape
1.4. Le legs du Droit de l’Ancien régime en France
1.4.1. La tendance à l’unification du Droit écrit par le pouvoir royal
1.4.2. L’autonomisation progressive de la justice
1.5. L’Allemagne, l’autre pays du Droit romain
1.6. L’Angleterre et l’émergence d’un modèle juridique distinct :
le « common law »
1.7. Les Etats-Unis, paradis (ou enfer ?) du Droit
1.8. La formation de la Science politique moderne
1.9 Le paradigme tri-fonctionnel est-il encore d’actualité ?
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II - LES PRINCIPALES THEORIES DU DROIT
2.1. La théorie du Droit naturel
2.2. La théorie du positivisme juridique
2.3. Les théories de la déconstruction du Droit :
2.3.1. L’optique marxiste
2.3.2. L’optique anarchiste
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III - LES RELATIONS DU DROIT AVEC LES AUTRES SCIENCES
ECONOMIQUES, SOCIALES ET DE GESTION
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3.1. Droit et Science politique : la problématique de l’Etat de droit
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3.2. Droit et Sociologie
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3.2.1. Le champ commun du Droit et de la Sociologie : les « normes » 62
3.2.2. La Sociologie, une ouverture naturelle pour les juristes
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3.3. Droit et Economie
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3.4. Droit et Sciences de Gestion
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Conclusion
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L’auteur tient à remercier ses collègues de l’UFR de Sociologie et de l’UFR d’Economie &
Gestion des politiques publiques pour leurs observations et suggestions sur la partie III.
© J.-P.P. / AgroParisTech
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OBSERVATIONS INTRODUCTIVES
0.1. OBSERVATIONS SUR LE FOND
L’unité d’enseignement « Sociologie, Droit, Science politique » de 1ère année a pour objectif
de conférer à la formation des ingénieurs d’AgroParisTech une initiation indispensable à ces
approches disciplinaires dans le cadre du Département des Sciences économiques, sociales et
de gestion (SESG), d’autres unités d’enseignement effectuant les apports nécessaires en
Economie, Sciences de Gestion ainsi que dans les disciplines de synthèse que sont
« Agriculture comparée et développement agricole » et « Gestion du vivant et stratégie
patrimoniale ».
Par ailleurs, une unité d’enseignement intitulée « Ethique et philosophie des sciences »
sensibilise les élèves-ingénieurs à des questions plus ouvertes, notamment la confrontation
entre le progrès scientifique et technique et l’approche philosophique au regard de la
dimension éthique de l’appréhension des questions relatives au vivant. La Philosophie n’ayant
pas vocation à être enseignée en tant que telle dans les Ecoles d’ingénieurs, cette unité
d’enseignement s’inscrit dans le contexte des Sciences humaines, ou encore « Humanités »,
qui est plus large que les SESG. En ce sens, le présent document apporte un complément utile
aux activités et travaux de cette seconde unité d’enseignement concernant essentiellement
l’épistémologie des Sciences exactes qui sont la base même de la formation de l’ingénieur.
Enfin, le module intégratif « Institutions, politique agricole et politiques économiques de
l’Union Européenne » implique, outre des apports juridiques généraux sur le Droit de l’Union
européenne, un minimum de connaissances en Science politique sur l’arrière-plan historique
de la construction européenne après la IIème guerre mondiale. L’Europe a t’elle des « racines
chrétiennes » ? La Turquie est-elle européenne ? Qu’entend-on par « pays de common law » ?
Etc.. Ce document apportera des éléments de réponse aux futurs ingénieurs pour lesquel(le)s
une carrière internationale a une chance non négligeable d’être européenne.
Cette contribution présente enfin une utilité au niveau des établissements membres de
ParisTech afin d’élargir l’horizon de réflexion et d’insertion des élèves et étudiants des Ecoles
d’ingénieurs ainsi que de l’Ecole des HEC.
En ce qui concerne le cursus commun d’AgroParisTech, le présent document se rattache
principalement à l’enseignement d’Introduction générale au Droit, réparti entre la 1ère
(« IGD1 ») et la 2ème année (« IGD2 »), et plus particulièrement le cours « IGD1 ». Il
présente, hors contrôle des connaissances, la genèse du Droit (I), du moins dans un contexte
planétaire qui inclut la France et l’Union européenne, les principales théories du Droit qui en
découlent (II), ainsi que les relations du Droit avec les autres disciplines relevant du
Département SESG d’AgroParisTech (III). Il est précédé d’un « Prologue » comportant des
thèmes de méditation analytique, qui se rattache à la dimension « Humanités » de l’exercice.
Pour les ingénieurs ou les managers (HEC ou autres) en formation, le Droit est à la fois une
science - au sens large de « discipline académique » - qu’il est difficile d’appréhender dans sa
totalité et dans sa logique profonde, et aussi une technique, qu’il est nécessaire de parvenir à
maîtriser sur un plan parcellaire/sectoriel plus ou moins vaste pour l’exercice de son métier,
sans compter l’intérêt évident que cela représente dans la vie privée et citoyenne. Le problème
essentiel de la formation juridique des ingénieurs ou des HEC de ParisTech réside dans
l’impossibilité d’aborder directement la dimension technicienne de la discipline sans avoir
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certaines bases de la discipline en tant que science, et cela sous contrainte forte de
dimensionnement chronologique eu égard au reste des apports de formation initiale à réaliser.
A travers sa mise en ligne dans « Libres savoirs » de ParisTech, le présent document renforce
la compréhension profonde du Droit en tant que science, et ceci dans la perspective de son
articulation avec l’émergence historique des autres SESG. Cela étant, nous avons écarté de
l’exposé la prise en considération détaillée des rapports historiques du Droit et de la
Philosophie, qui nous semble davantage être du ressort des philosophes et nous aurait
inévitablement mené en dehors des limites de notre compétence personnelle ; mais nous avons
été amené à l’aborder de façon occasionnelle.
Dans un essai magistral qui traite de nombreux exemples dans le domaine du vivant (1), Alain
SUPIOT fait du Droit la mise en oeuvre de la raison dans la société humaine. Il est en effet
nécessaire que la vie en société soit à la fois « raisonnable » et « raisonnée », ce qui présente
l’avantage de concilier à la fois le Droit en tant que science - le « raisonnable » issu d’une
démarche rationnelle qui n’est pas scientifique au sens strict du terme mais qui est la
résultante d’un processus historique long et complexe que nous nous proposons de résumer et le Droit en tant que technique, c’est-à-dire le « raisonné » issu du syllogisme juridique
appliqué aux problèmes concrets que rencontrent les ingénieurs. Pour planter le décor du
« Droit-science » :
« Le Droit relie l’infinitude de notre univers mental à la finitude de notre expérience physique et c’est en cela
qu’il remplit chez nous une fonction anthropologique d’institution de la raison. (...). Instituer la raison, c’est ainsi
permettre à tout être humain d’accorder la finitude de son existence physique avec l’infinitude de son univers
mental. Chacun d’entre nous doit apprendre à inscrire dans l’univers du sens cette triple limite qui circonscrit son
existence biologique : la naissance, le sexe et la mort. L’apprentissage de ces limites est aussi un apprentissage
de la raison» (2).
Nos collègues généticiens du Département SVS d’AgroParisTech, qui travaillent sur le vivant
non humain, ne disent pas autre chose, mais dans le langage scientifique qui leur est propre. A
cela nous pouvons donc ajouter l’apprentissage essentiellement utilitaire, mais aussi éthique
de ces limites dans le domaine végétal, animal ou microbiologique ; et ce que nous
appellerons les « prothèses de la finitude » dans une perspective inévitablement
anthropocentrique : la production primaire agro-sylvo-halieutique, l’alimentation,
l’environnement, etc., soit le contenu des domaines du cursus de 2ème année.
0.2. OBSERVATIONS SUR LA FORME
Sur le plan de la forme de ce document, deux conventions ont été retenues en ce qui concerne
l’usage des majuscules :
- au rebours des conventions régissant actuellement les publications, cet usage est
systématique pour les disciplines des Sciences humaines, à des fins pédagogiques (« Droit »,
« Sociologie », « Economie », etc.), et cela vaut aussi pour les adjectifs, en concordance avec
le document de cours développé « Introduction générale au Droit » (« Droit Civil », « Droit
Administratif », etc.) ;
- en ce qui concerne les noms propres de personnages historiques, sont intégralement en
majuscules les noms des auteurs dont l’existence est à retenir en termes d’oeuvre digne
d’intérêt (« DUMEZIL », « CHIAPPINI », « LOCKE », etc.), mais restent sous forme
1 Alain SUPIOT : Homo juridicus - Essai sur la fonction anthropologique du Droit - « Essais » n° 626, Ed. du
Seuil, 2009. Cet auteur est professeur de Droit du Travail, membre d l’Institut de France et anime la revue
« Droit & Sociétés ». L’ouvrage fait partie des lectures recommandées de l’UE « Sociologie, Droit & Science
Politique ». de 1ère année.
2 A. SUPIOT, op. cit., pp. 10 & 41.
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conventionnelle les noms des personnages historiques tels que les souverains ou leurs grands
serviteurs (« Justinien », « Louis XIV », « Colbert », etc.).
Enfin, on pourra observer que les personnages cités, que ce soit en majuscules ou en
minuscules, sont tous de sexe masculin... Il n’y a là nul parti pris de notre part, mais
simplement une fait objectif sur le plan historique : dans les sociétés humaines terrestres, les
femmes ont été exclues de la vie intellectuelle pendant des siècles et des millénaires, jusqu’à
la seconde moitié du XXème siècle ; on en relèvera quelques-unes dans le Prologue.
0.3. PROLOGUE
Les sujets de réflexion proposés aux élèves et étudiants de ParisTech se répartissent en 3
thèmes :
- Thème 1 : Régulation sociale et responsabilité dans les sociétés holistiques et les sociétés
individualistes ;
- Thème 2 : Une société a t’elle besoin du Droit?
- Thème 3 : Le Droit en France : un paradoxe découlant d’une forte contradiction théoriepratique.
Thème 1 : Régulation sociale et responsabilité des dirigeants dans les sociétés
holistiques et les sociétés individualistes
(Sur ces concepts et leur transposition méthodologique, cf. cours de Sociologie, leçon 2)
« Il y a trois temps où le monde est fou : la période de mort d’homme, la production accrue de
guerre, la dissolution des contrats verbaux »
(Extrait du « Senchus Mor, Ancient Laws of Ireland », 1865 (réédition critique de 1927 par
Rudolf THURNEYSEN, philologue allemand spécialiste des langues et civilisations
celtiques), cité par Georges DUMEZIL, Mythe et épopée I (Epica minora), Ed. Gallimard,
1995 p. 644)
L’auteur est présenté p. 11.
Le « Senchus Mor » est le plus ancien recueil juridique européen connu et se rapporte à la civilisation celtique de
l’Irlande ancienne (cf. note 52). Selon DUMEZIL, qui commente la glose de ce texte, il faut entendre la « mort
d’homme » comme étant causée exclusivement par la famine et les épidémies, puisque la guerre est mentionnée
de façon distincte. Cet aphorisme, qui figure à la fois à la fin du prologue de l’ouvrage et dans sa partie III, paraît
avoir une valeur puissante et prophétique, et est en phase avec certaines prophéties hindouistes, bouddhistes et
amérindiennes (hopi notamment) concernant le déclin inexorable de l’humanité (« Kali Yuga » des hindouistes,
« Age de fer » aboutissant à sa destruction progressive, sous l’effet de causes internes et externes). La célèbre
« prophétie hopi » est gravée sur un rocher du sud des Etats-Unis, mais l’interprétation est évidemment sujette à
caution, sur la forme et sur le fond (les prophéties ne sont pas « scientifiques »). Cet « Age de fer », par
opposition aux Ages d’or, d’argent et d’airain qui le précèdent, met en scène cinq dégénérescences : diminution
tendancielle de la durée de la vie (la tendance inverse observable actuellement étant illusoire), dégénérescence de
l’environnement, dégénérescence de la pensée philosophique, déclin de la sensibilité des êtres humains, déclin de
la capacité des êtres humains à résister aux émotions perturbatrices.
A noter que « contrat verbal » est un pléonasme dans le contexte de la civilisation celtique ouest-européenne, les
druides rejetant l’écriture en matière spirituelle, « scientifique » et juridique dans la triple fonction qui était la
leur ; il faut donc comprendre par là : le non respect des engagements contractuels en général. Ainsi des guerres
déclenchées sous prétexte de « purification politique » contre des Etats souverains au mépris de la Charte des
Nations-Unies, qui a un caractère contractuel en Droit international public ; si l’on accorde quelque crédit à cette
vision très ancienne des choses, et les deux autres conditions étant manifestement réunies, la situation mondiale
actuelle n’incite pas à l’optimisme…
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« Accorder de l’amour à toutes choses, aux montagnes, aux arbres et aux roches, car l’Esprit
est un, bien que les kachinas soient multiples ».
(Thème de méditation hopi)
On serait tenté d’ajouter: il faut aussi accorder de l’amour aux « peuples racines » qui s’obstinent désespérément
à survivre contre les agressions de la société marchande, prédatrice du territoire et de ses ressources naturelles :
Aborigènes australiens, Indiens des 3 Amériques, Inuits, peuples sibériens et himalayens de culture chamanique,
certaines ethnies africaines, etc…
Les « kachinas » sont des représentations des esprits chez les Hopis, notamment sous forme de poupées de
chiffons; par extension, on doit comprendre : les différentes traditions spirituelles et religieuses de la planète.
Ceci renvoie aux débats interreligieux et au dialogue entre les religions les plus importantes, ce qui ne se limite
pas aux religions dites du Livre, mais inclut l’approche philosophique athée/laïque, fortement méprisée par les
temps qui courent.
« La malchance est une faute impardonnable pour un prince.
L’opinion publique chinoise tirait fort sagement les conséquences de ce principe en
interprétant catastrophes naturelles et dérèglements climatiques comme des effets directs
d’erreurs politiques de son monarque ou de débordements auxquels il était supposé s’être
livré dans la vie intime.
Inondations, sécheresse, nuages de sauterelles étaient autant d’indices que l’empereur n’était
pas digne peut-être d’occuper sa position puisque, outre tous les autres sujets de
mécontentement que pouvait engendrer sa politique, il n’était pas même pas capable
d’assurer, de par son règne, la marche normale des saisons.
C’est souvent par de tels signes que se manifestaient les périodes de déclin et de chute d’une
dynastie régnante qui allait bientôt faire l’objet d’un « changement de mandat », c’est-à-dire
d’une révolution. »
(Les 36 stratagèmes/Traité secret de stratégie chinoise (traduits et commentés par François
KIRCHER), Ed. JCLattès, 1991)
Propos introductifs du 5ème stratagème, dénommé « Piller les maisons qui brûlent », classé dans la catégorie des
« stratagèmes des batailles déjà gagnées » (les plus faciles à mener).
Cet ouvrage fascinant n’a pas d’auteur connu, mais était la doctrine de la société secrète chinoise « Hongmen » ;
on croit savoir qu’il est sans doute plus ancien. Le commentateur est sinologue et spécialiste de l’histoire
militaire chinoise ; il a travaillé avec les cercles militaires et stratégiques de la République populaire de Chine.
Dans les sociétés holistiques telles que l’ancienne société chinoise, l’Empereur est responsable de tout, et non
pas seulement de la « gouvernance ». Dans les sociétés individuelles fondées sur la rationalité scientifique, les
responsabilités sont dispersées, diffuses et souvent non identifiables ; ainsi, on explique assez facilement d’un
point de vue scientifique les séismes, tsunamis, cyclones, inondations et sécheresses graves, mais on pourrait
aussi les expliquer de façon non scientifique par la « colère de Gaïa » contre les dirigeants peu recommandables
des principaux Etats du monde, voire de plus petits, autant dire tous, à quelques exceptions près (la Norvège, le
Bhoutan et le Costa Rica, peut-être). Les régicides organisés sont devenus rares à l’époque contemporaine
(Angleterre (1649), France (1793)), mais ils trouvent sans doute leur origine dans cette croyance,
indépendamment de leur dimension de « règlement de comptes politique ».
Selon cette sagesse très ancienne, dans une organisation (entreprise, établissement public, organismes divers), les
dirigeants seraient responsables de tous les désordres internes, même lointains ou très subalternes, et sont
évidemment fautifs lorsqu’ils en créent eux-mêmes. Mais cela n’est pas toujours connu ou reconnu, notamment
par les intéressés eux-mêmes !
Thème 2 : Une société a t’elle besoin du Droit ?
« Plus règnent tabous et défenses
Et plus le peuple s’appauvrit
Plus l’on compte d’armes tranchantes
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Et plus le désordre sévit
Plus abonde l’intelligence
Et plus se voient d’étranges fruits
Plus s’allongent les ordonnances
Et plus foisonnent les bandits. »
(LAO TZEU, Tao-te-king, stance 57, Collection « Sagesses » n° 16, Ed. du Seuil)
Ce grand philosophe chinois a vécu au IVème siècle avant notre ère et a profondément marqué son époque. Il
n’est pas avéré qu’il soit l’auteur du Tao-te-king, traité concis présenté sous forme poétique, mais la tradition le
lui attribue. Ses vues un peu « anarchistes » s’opposent à celles d’un autre philosophe qui vécut à la même
époque, CONFUCIUS (KONG FU TZEU) : celui-ci prône de son côté l’ordre social homothétique avec l’ordre
naturel et le respect scrupuleux de l’état de droit, centré à l’époque sur la rigueur de l’appareil administratif
impérial d’une part et le culte des ancêtres d’autre part. La doctrine confucianiste est considérée comme une
« religion d’Etat » dans la civilisation chinoise. Cf. ci-dessous, 1.1.3..
« Un cachet sur les registres
Ne saurait parler pour quiconque.
Appose plutôt dans les cœurs
Le sceau de l’action juste »
(TSANGYANG GYATSO, 6ème Dalaï Lama du Tibet (1683-1706))
Il est indéniable que le Droit a une dimension sèche, anonyme et barbare. En théorie pure, si chaque être humain
pratique continuellement l’action juste « de cœur à cœur », le Droit et son fatras invraisemblable et baroque
s’évanouiront comme un mirage. Il est à craindre que ce ne soit pas pour demain.
« Les grands problèmes de l’humanité ne furent jamais résolus par des lois promulguées ; ils
ne le furent, au contraire, qu’à la suite du renouvellement dans l’être individuel des positions
intérieures. Si jamais il fut un temps où la réflexion authentique sur soi-même et où la
maîtrise de soi qui en résulte constituent une absolue nécessité et leur recherche une
démarche majeure, c’est bien notre époque catastrophique ».
(Carl Gustav JUNG, Première préface à « Psychologie de l’inconscient », 1916)
En plein milieu de la 1ère guerre mondiale, le grand psychologue pose ici une question fondamentale : est-ce
vraiment la règle de droit (contraignante) qui va modifier les comportements humains négatifs, ici envisagés
sous un angle plus collectif qu’individuel ? Cela renvoie à un débat encore plus vaste : le progrès humain est-il
avant tout individuel/psychique ou collectif/politique ? Ou encore : faut-il changer la société pour changer
l’individu, ou l’inverse ? On est tenté de répondre : les deux, mon général…
Le sociologue Michel CROZIER a pu écrire, non sans vraisemblance, qu’on ne change pas la société par décret ;
il est permis de penser qu’on ne la change pas davantage à coup de bonnes paroles ou de « prises de
conscience », ou d’appel à la responsabilité individuelle Exemple : la « vulgate environnementale » pour les
simples citoyens (« l’environnement, c’est l’affaire de tous »), qui a pour objet ou pour effet de masquer les
responsabilités des plus puissants et des plus pollueurs. L’environnement, c’est en première et dernière analyse
une question de pouvoir.
« Faire la loi est un art qui s’inspire du passé, qui exige « science et conscience » et une
longue formation.
Plus la société se développe, plus il devient difficile de lui assurer ordre et cohésion, plus le
droit étend son empire et accroît sa complexité. Le rôle des « techniciens » est alors essentiel.
Ainsi se construit le faisceau des acteurs qui participent à la naissance du droit, un Pouvoir
qui l’édicte, un Peuple qui l’accepte, une Science qui le formule. »
(Jean GAUDEMET, Les naissances du Droit, Montchrestien, 2006, lignes finales)
Cet auteur (1908-2001) était un historien du Droit d’une érudition hors du commun, et spécialiste du Droit
canonique. L’édition posthume de la 4ème édition de son ouvrage par sa fille, Brigitte BASDEVANTGAUDEMET, professeure à l’Université de Paris XI, a mis en perspective mieux que quiconque la genèse et
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l’évolution des systèmes juridiques, du moins dans le contexte euro-méditerranéen et proche-oriental. L’ouvrage
cité est à la base de la partie I de ce document.
Thème 3 : Le Droit en France
« La France a l’honneur des plus belles et plus sages ordonnances qui soient en Europe, mais
aussi la réputation de les faire plus mal exécuter qu’aucun autre Etat ».
(Henri PUSSORT, Conseiller d’Etat et chef du Conseil de police de Paris de 1660 à 1670)
Cf. ci-dessous, 1.4.1.. Pussort était l’oncle de Colbert, ministre du roi Louis XIV. Rien n’a vraiment changé
depuis lors… C’est en cela que les arguments des économistes « mainstream » (cf. 3.3), selon lesquels les
réglementations environnementales sont inefficaces, sont faux et/ou de mauvaise foi : pour être taxé
d’inefficacité, encore faut-il exister ou fonctionner en pratique… C’est l’autorité chargée de faire respecter une
réglementation donnée qui peut être taxée d’inefficacité si elle est défaillante ou complaisante. Mais il est certain
qu’une réglementation ou une législation peut être inefficace par elle-même, par rapport à un objectif
prédéterminé : cela reste alors à démontrer au cas par cas.
« Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaibliraient les lois nécessaires ; elles
compromettraient la certitude et la majesté de la législation. Mais un grand Etat comme la
France, qui est à la fois agricole et commerçant, qui renferme tant de professions différentes,
et qui offre tant de genres divers d’industrie, ne saurait comporter des lois aussi simples que
celles d’une société pauvre ou plus réduite »
(Jean PORTALIS, Discours préliminaire au premier projet de Code Civil, 1800)
Le législateur français actuel a bien oublié PORTALIS, en multipliant les lois de circonstance ainsi que les lois
inutiles et purement idéologiques (reconnaissances de génocides réels ou allégués, tentative avortée d’introduire
l’apologie du colonialisme dans l’éducation nationale, « neutrons législatifs », bavardages divers sur le système
éducatif, multiplication des délits d’opinion…). A noter le sens ancien du terme « industrie », analogue à
l’Anglais industry (activité économique) : l’industrie manufacturière n’apparaît véritablement qu’au XIXème
siècle.
« La justice n’est point si inflexible qu’un peu d’humanité ne puisse se démêler au fond de sa
sévérité. Et comme il n’y a de si humain que l’erreur, voilà pourquoi il y a des erreurs
judiciaires. »
(Alfred JARRY, La Chandelle Verte, II, 514, in : En verve, Ed. Horay, p. 56).
L’auteur (1863-1907) est un homme de lettres humoriste. Sa pièce de théâtre principale, « Ubu roi » met en jeu
la destruction de toutes les institutions (noblesse, justice, finances…) de la « Pologne », c’est-à-dire « nulle
part ». L’assertion ne concerne donc pas que la France, et a une portée générale. Cf. ci-dessous 1.9..
« Face à l’intervention du juge dans la vie publique, c’est un sentiment d’incompréhension
qui semble s’emparer de ceux qui en découvrent la rigueur. Ceux : en clair notre « élite » administrative, politique, financière – ces « nouveaux justiciables ». La sphère du droit est
étrangère à l’univers étatique, comme elle l’est, plus largement, à l’ensemble de la société
française. On y cultive les arts et les lettres, la technique et l’ingénierie ; on y forme une
catégorie sui generis : les hauts fonctionnaires ; mais loin de la tradition britannique ou
germanique, on n’y a pas d’élite juridique. Notre inculture en la matière est notoire. »
(Laurence ENGEL : Le mépris du droit, Hachette-Littératures, 2000, p. 27)
L’auteure est diplômée de l’ENA et de l’ENS, et expose le contexte général de la relation entre l’ingénieur et le
Droit dans le contexte français : sous peine de revers graves, l’ingénieur du XXIème siècle devra « lutter contre
le courant » de la relativisation et du mépris du Droit (culture de l’opportunité), souvent contre d’autres
ingénieurs… Il n’est pas non plus impossible que ce mépris du Droit soit affiché dans l’appareil d’Etat, y
compris au plus haut niveau de celui-ci : un tel Prince est alors voué à la chute, soit de façon brutale, soit de
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façon lente et inexorable, à moins qu’il ne se ressaisisse. Cette question est distincte de celle relative à
l’affrontement des cultures de l’opportunité et de la légalité, ou encore de l’existence occasionnelle de pratiques
de corruption : il est possible de remédier à ce phénomène par des mesures énergiques d’ordre administratif, ou
par la voie contentieuse.
« La Norvège, longtemps faite de paysans indépendants qui décidaient ensemble de règles
communes, est fière de sa conscience égalitaire, de son roi achetant une fois par an un ticket
de tram. Elle a le culte de la loi. Il n’est pas rare dans les rues d’Oslo de voir des
automobilistes sortir leur mètre pour mesurer la distance au trottoir, ce spectacle me laisse
toujours pantoise, nostalgique de l’anarchie et des klaxons français. La Norvège veut croire
en sa pureté. Il lui faut d’ailleurs périodiquement des sacrifices pour qu’elle se sente unie,
humble et propre sur elle. Les médias brûlent ainsi régulièrement un homme ou une femme
qui a fauté contre le dogme. (…) La France, elle, a longtemps courtisé le rêve socialdémocrate, elle n’y est jamais parvenue. Ce rêve est contraire à sa structure mentale et
féodale. Ce pays ne s’est jamais défait de sa tradition latine du village qui se tient à l’ombre
du château, offrant sa confiance en échange d’une protection. Il ne rêve que de grandeur. Il
s’amuse et se lasse vite des scandales qu’on y déterre, car il aime trop la toute puissance
pour lui interdire ses caprices et ses écarts. Il finit toujours par pardonner. Les hommes
politiques les plus véreux y connaissent une longévité rare. »
(Eva JOLY, La force qui nous manque, Les Arènes, 2007, p. 184-188)
Cette comparaison tranchée et très pertinente émane d’une personne qui, d’origine norvégienne (née Gro
FARSETH), est devenue par les hasards de la vie mère de famille et magistrat en France, après avoir exercé
d’autres fonctions. Juge d’instruction dans plusieurs affaires pénales complexes mettant en jeu de hauts
responsables économiques et politiques français et francophones/africains – au point d’être surnommée la
« gonzesse norvégienne » par feu le Président gabonais Omar BONGO qu’elle dérangeait beaucoup dans
l’affaire « Elf » - elle a défrayé plusieurs fois la chronique pour son intransigeance et sa ténacité face aux
personnalités de cet acabit qui ont été amenées à fréquenter son bureau au Palais de justice de Paris.
Confrontée de ce fait à des menaces de mort diffuses assorties d’intimidations diverses, et pour des raisons
relevant de sa vie privée, elle a rejoint son pays natal pour travailler au Ministère norvégien des affaires
étrangères sur les questions de conditionnalité de l’aide au développement de son pays aux pays pauvres en ce
qui concerne la corruption et la violation des droits fondamentaux de l’homme. Elle est aussi l’auteure de deux
autres ouvrages publiés antérieurement. La promotion sortante de 2007 de l’Ecole nationale de la magistrature a
voté majoritairement pour s’appeler « promotion Eva JOLY », au grand dam de la direction de l’Ecole. E. JOLY
a été élue au Parlement européen en juin 2009 sur la liste « Europe Ecologie », et elle pourrait être candidate
pour la formation politique « Europe Ecologie-les Verts » à l’élection présidentielle de 2012.
Ces observations sont justes : malgré certaines apparences historiques (1789…), la France est resté un pays
profondément féodal dans ses moeurs politiques et administratives, tant au niveau national (« grands corps de
l’Etat », clans et réseaux divers générateurs de « chasses gardées » aux pratiques parfois douteuses) que
territorial (les élus territoriaux dotés de pouvoirs excessifs par la décentralisation gèrent souvent ceux-ci en
véritable féodaux, à travers les pratiques clientélistes, dont la source est cependant aussi d’origine
latine/romaine). Le phénomène n’épargne pas le monde universitaire et de la recherche, ni celui des grands corps
d’ingénieurs.
Paradoxe: avec l’empereur Napoléon Ier et son Code Civil, le Droit français a rayonné sur l’Europe et une partie
du monde, le français est la langue de travail de la CJUE, la pensée juridique française (et souvent francophone)
tient honorablement son rang face à la concurrence anglo-saxonne, la France est « le pays de la loi » dans la
langue chinoise, etc…, mais c’est la culture de l’opportunité qui prévaut en France de façon assez systématique
sur la culture de la légalité. Ceci vaut spécialement pour la mise en œuvre du Droit de l’Environnement, d’où
l’importance du contentieux associatif à l’encontre de l’Etat, des collectivités territoriales, des professions
agricole et industrielles, etc…
« Nos concitoyens n’aiment pas la Justice. Ils n’y parviennent que lorsqu’elle leur donne
raison ou se plie à leurs volontés autant qu’à leurs fantasmes. En fait, ils n’aiment la Justice
que lorsqu’elle les sert, et encore. Même alors les bénéficiaires de telles décisions restent
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10
convaincus que le juge n’a fait que reconnaître leur bon droit. Ayant gagné son procès, une
partie écrivit à son avocat :
- La vérité a triomphé !
Par retour du courrier, son conseil répliqua :
- Faites appel ! »
(Eric de MONTGOLFIER : Le devoir de déplaire, Ed. Michel Lafon, 2006, p. 342-343)
Même type de magistrat tenace et à l’esprit droit qu’Eva JOLY. On observe plus souvent une combinaison de la
« culture de la soumission » (dans l’institution judiciaire ) avec la « culture de l’arrangement » (dans ses rapports
avec la sphère socio-économique et politique). E. de MONTGOLFIER pourfend la connivence entre la culture
de la soumission, qui affecte la magistrature (Parquet et siège) et la culture de l’arrangement, qui affecte le
monde politique (notamment les élus territoriaux). A noter que celle-ci est identique au fond à la culture de
l’opportunité qui affecte l’Administration. Dès lors, de sérieuses dérives sont observables en France. Plus
récemment, il dénonce de façon récurrente l’esprit de lucre qui se répand dans la société française.
« (...) On parle de réglementation. Soit, mais la question se pose : qui fabrique les règles ? Le
capitalisme financier réitérait sa réponse : n’importe qui. Car le capitalisme financier n’était
pas sans règles ; au contraire, il en foisonnait. N’importe quel banquier astucieux pouvait en
fabriquer à son gré. De même, le néodémocrate, aussi dangereux dans son ordre que le
néoconservateur, accepte toute règle, pourvu que son auteur soit au sens strict n’importe qui
et qu’elle impose au sens strict n’importe quoi. Il y a eu un âge tragique de la Grèce ; il y
aura eu de fait un âge boursier de la société moderne ; il coïncide avec ce que Foucault
appelait la société du contrôle. Multiplication illimitée des règles, multiplication illimitée des
sources de règles, les libertés n’y survivent pas. »
(Jean-Claude MILNER : « Après la crise, quelle(s) révolution(s) ? », Le Monde, 15 juillet 2009, Débats p. 12)
L’auteur de cet article est linguiste, philosophe et essayiste. Cet extrait, nécessairement bref, doit être replacé
dans le contexte de l’ensemble de l’article pour être compris. J.-C. MILNER s’y interroge sur les causes et les
conséquences de la crise internationale des marchés financiers de 2008/2009, et en tire trois leçons, cet extrait
constituant la troisième d’entre elles. La première leçon consiste à poser que la cause essentielle de cette crise est
la prégnance du modèle probabiliste dans la gestion des affaires humaines : il y a peu de chances pour que le pire
se produise, en vertu de quoi il finit par arriver, parce que « la société moderne tourne au régime de l’illimité »,
avec des « entrecroisements illimités de séries illimitées ». La deuxième leçon pose que « le règne du capitalisme
financier a confirmé l’émergence matérielle du n’importe qui », qui est favorisé par ailleurs par l’égalité de
principe proclamée par la démocratie : point n’est besoin de détenir un savoir particulier ou des compétences très
poussées pour gagner beaucoup d’argent à partir d’un clavier d’ordinateur (les « traders », héros des temps
modernes...). Le « n’importe quoi » de la troisième leçon est donc la conséquence logique et directe du
« n’importe qui » : le n’importe quoi dans la règle de droit n’est donc pas synonyme d’aberration , mais de
contingence absolue, et la régulation juridique des marchés financiers en est l’illustration.
J.-C. MILNER fait ici allusion au fait que le Droit des marchés financiers est largement déterminé par les
professionnels eux-mêmes, la puissance publique se contentant de valider leurs choix : les dérives sont donc
contenues dans les textes applicables, alors que ceux-ci, dans leur fonction normale, ont pour vocation de
contenir les débordements ; sans que l’on puisse généraliser, on observe en effet que dans des domaines très
techniques, les professionnels « font la loi » (ou plutôt ses applications réglementaires).
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11
I - LA GENESE DU DROIT : CERTITUDES & INTERROGATIONS
La fonction juridique - dans son essence historique de régulation sociale aboutissant au
système complexe actuel - semble être aussi vieille que l’humanité, ou presque. On est ici
tributaire des connaissances historiques postérieures à l’invention de l’écriture, qui crée un
premier filtre, et de la transmission de textes écrits à travers les siècles, ainsi que des
découvertes archéologiques, ce qui crée un second filtre : des textes écrits importants ont pu
disparaître, des découvertes archéologiques fondamentales restent sans doute à faire. Etant
donné qu’il n’existe pas en effet dans la civilisation terrienne de transmission orale claire et
universellement admise sur la régulation sociale, c’est nécessairement l’écrit qui fonde la
connaissance de l’histoire du Droit, même si l’on sait que les systèmes de régulation oraux ont
joué et jouent encore un rôle considérable en l’espèce, au point même de coexister avec les
systèmes écrits, soit en complément, soit en opposition.
« Ce qui rend les recherches conjecturales, c’est que la préhistoire juridique échappe à toute observation directe.
Restent les inductions plausibles, mais toujours à base d’interprétation subjective, que l’on peut tirer des sociétés
situées à l’orée de l’histoire, ou même des îlots de primitivisme survivant parmi nous. On peut, d’ailleurs,
multiplier ces champs indirects de recherche en faisant porter l’investigation non pas seulement, comme il vient
d’abord à l’esprit, sur la pratique de la règle, mais aussi - par une sorte de déplacement de l’objet de la preuve sur le sentiment de la règle »(3).
Les deux mots soulignés (en italique dans l’ouvrage) annoncent les deux parties de l’exposé
du doyen CARBONNIER dans une contribution aux « Mélanges » en l’honneur du professeur
Paul ROUBIER (1961), mais ils indiquent aussi que les historiens du Droit, qui sont
traditionnellement juristes eux-mêmes, ont vocation à dialoguer avec les spécialistes d’autres
Sciences humaines, parmi lesquels les anthropologues, les ethnologues et les sociologues si
l’on se focalise sur les sociétés primitives et antiques. Dans les sociétés modernes, le dialogue
à vocation à s’élargir à d’autres disciplines, comme l’Economie et les Sciences de gestion des
entreprises et autres organisations, ainsi que, bien entendu, l’ensemble des Sciences dites
« exactes » ou « dures ».
En définitive, ce n’est pas l’existence de l’écriture qui conditionne l’existence d’un système
juridique, mais l’existence du langage diversifié tel que pratiqué par les espèces du genre
Homo : les animaux n’ont pas de rapports juridiques entre eux, même dans les sociétés
animales sophistiquées sur le plan de l’organisation (abeilles, fourmis, marmottes...). Si
l’histoire du Droit ne peut se déployer qu’à partir de l’invention de l’écriture et l’exploitation
des sources écrites livrées par l’archéologie (textes gravés) et les archives historiques (les plus
anciennes étant les papyrus égyptiens), les sociétés préhistoriques ont dû connaître des formes
primitives de régulation juridique dans les groupes humains du type de la bande, de la horde
ou de la tribu. A cet égard, il est possible que la « jurisprudence » des chefs ait créé un droit
coutumier pour ces groupes, si l’on admet que le chef (éventuellement sous la forme d’un
organe collégial) a pu concevoir quelque lassitude d’être périodiquement sollicité pour régler
le même type de problèmes : accès aux armes, placement auprès du feu, partage du produit de
la cueillette, de la chasse et de la pêche, accès aux ressources sexuelles/reproductrices, mais
aussi peut-être relations avec les groupes extérieurs lorsqu’un début de pression
démographique a entraîné des conflits sur les territoires de chasse et de cueillette... Mais on
peut penser aussi au phénomène inverse, sorte de démocratie avant la lettre : la règle serait
née d’un consensus entre les membres de groupe, que les chefs auraient été ensuite chargés
d’appliquer dans le temps : théorie dite de la « précession de la règle » sur la jurisprudence, la
3 Jean CARBONNIER : Flexible Droit ; pour une sociologie du droit sans rigueur », 2ème partie, Titre I,
Chapitre premier : « Suer la caractère primitif de la règle de droit », LGDJ, 10ème édition, 2001, p. 107.
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12
théorie opposée de la « précession de la jurisprudence (du chef) sur la règle collective (qui en
est la conséquence) » ayant été exposée précédemment.
La révolution néolithique a probablement entraîné une complexification considérable de ce
droit coutumier : l’invention de l’agriculture et de l’élevage a dû nécessiter une nouvelle
régulation concernant les ressources foncières disponibles et surtout une responsabilisation
des membres concernés du groupe pour la non ingérence des animaux dans les cultures, mais
aussi les premiers outils qui se superposent aux armes de chasse et de pêche sans les
remplacer, ainsi que la gestion de l’eau pour l’irrigation dans les régions où celle-ci est
nécessaire sur le plan climatique. A partir du Néolithique, cet hypothétique « Droit primitif »,
ou « pré-Droit », porte en effet sur la gestion du territoire et non plus seulement sur celle des
ressources, sauvages ou domestiques. D’une certaine manière, les populations néolithiques
ont probablement inventé un « pré-Droit de l’environnement/Droit rural », l’environnement
ayant comme support le territoire, toujours et partout.
L’hypothèque préhistorique étant levée, nous nous référerons essentiellement pour la suite de
l’exposé, qui porte exclusivement sur l’époque historique, à deux maîtres éminents
aujourd’hui décédés, cités dans le prologue :
- le premier, Georges DUMEZIL (1898-1986) était un érudit hors pair inclassable : historien
spécialisé dans l’histoire des mythes, c’était aussi un linguiste hors pair maîtrisant le latin, le
grec, le sanskrit et bon nombre de langues indo-européennes dont certaines ont disparu; nous
verrons ultérieurement comment il s’insérait dans le milieu intellectuels français de la
première moitié du XXème siècle ;
- le second, Jean GAUDEMET (1899-2001), était un grand professeur de Droit, spécialisé en
histoire de la discipline ainsi qu’en Droit canonique (le Droit de l’Eglise catholique romaine).
1.1. LES TROIS NAISSANCES DU DROIT
L’ouvrage de J. GAUDEMET, dont la conclusion est citée dans le Thème 2 du Prologue, se
divise en trois parties : « un droit sans juriste », « les souverains », « les orfèvres » (4).
Pour illustrer la première partie au titre paradoxal et en préciser le contenu, l’auteur - qui
n’emploie pas la majuscule pour désigner le Droit - annonce son plan :
« D’où vient alors ce droit qui s’impose sans que les hommes aient cru, ou voulu le créer ?
L’Histoire offre trois réponses :
- le droit vient des cieux ;
- il est révélé par les poètes et les ages ;
il est l’oeuvre du temps » (5).
Au début de l’Histoire, ce Droit « sans juristes » a donc deux source principales, l’une divine
et l’autre terrestre, cette dernière se subdivisant en deux sources secondaires, l’une littéraire et
l’autre purement « technique » : le temps, qui crée la coutume chez les êtres humains,
complète les apports des dieux ou de Dieu chez les peuples monothéistes : le Décalogue du
Dieu unique des Hébreux va influencer les deux autres religions monothéistes postérieures, le
christianisme et l’Islam. Ce temps est aussi celui des poètes et des philosophes, qui tiennent
occasionnellement des discours juridiques, mais qui s’inscrivent dans le contexte spirituel de
l’époque. Inspirés par certaines divinités du moment et du lieu, les codes et lois de
Mésopotamie sont précis, assez exhaustifs et fort répressifs ; le code d’Hammourabi est le
4 Nous reproduisons ici l’orthographie de « droit » sans majuscule, contrairement à notre convention initiale,
par respect pour l’ouvrage du maître et les choix qui sont les siens.
5 J. GAUDEMET, op. cit., p. 1.
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13
premier code juridique humain connu dans son intégralité, non sans avoir été précédé par un
autre code dont on n’a retrouvé qu’un fragment (6)). La Bible judéo-chrétienne, fondée sur le
Décalogue, appartient aussi à cette catégorie, même si elle contient bien d’autres éléments que
des considérations juridiques. Cependant, les juristes en tant que tels n’existent pas encore, et
n’apparaîtront sur la scène que bien plus tard.
Il n’est pas sans intérêt de porter attention à une tradition spirituelle lointaine à l’origine mais
aujourd’hui bien présente en Europe, et à sa vision de la naissance du droit : dans la tradition
bouddhiste tibétaine, d’origine indienne, la cosmogonie fait des êtres humains des
descendants des dieux du « monde de la forme », qui ont trouvé la Terre agréable à vivre et
ont perdu peu à peu leur capacité à remonter périodiquement dans le monde des dieux pour y
consommer l’ambroisie, élixir de très longue existence, car, comme les dieux grecs, ils sont
immortels à l’échelle humaine, mais non éternels. Pour survivre, ces dieux doivent donc
« manger la terre », en commençant par le sol (« une couche crémeuse de la terre qui, pour
eux, possédait saveur et pouvoirs nutritifs »), puis, du fait de leur lente dégénérescence, ils
consomment la « céréale spontanée » qui pousse d’elle-même et que l’on récolte sans effort.
Ensuite, leur dégénérescence se poursuivant, ils doivent passer à l’agriculture pour faire
pousser les céréales et faire face à une multiplication des problèmes entre eux et de querelles
sur le partage des ressources alimentaires et foncières, d’où l’apparition des formes primitives
de propriété et des « chefs » pour maintenir l’ordre social, ancêtres des souverains (7). Cette
vision légendaire des choses est en concordance avec l’hypothèse d’un droit coutumier
primitif (8). Le mythe de l’âge d’or est très ancien et semble dépasser l’aire de civilisation
indo-européenne, mais il concerne fortement celle-ci :
« Pour tout un courant de pensée antique, l’âge d’or, à l’origine de l’humanité, avait été un Age sans lois. C’est
notre perversion - ailleurs, on dira notre chute - qui a déterminé l’apparition du juridique, et l’aggravation de nos
vices, de plus en plus, fait pulluler le droit. La Révolution, sous l’influence de Rousseau, devait reprendre à son
compte cette nomogonie : elle fut persuadée que l’abondance des lois était la marque d’une civilisation
corrompue, que le retour à l’âge d’or se ferait par une déjuridicisation de la société, par une espèce de
désarmement juridique. La France réduirait le nombre et la complexité de ses lois (tel était l’esprit des deux
6 Le Code d’Hammourabi date d’environ 1750 BC. Les découvertes archéologiques montrent qu’une
codification plus ancienne du Droit mésopotamien a existé vers 2400 BC, mais ce code ne nous est pas parvenu.
7 Kyabdje KALOU RINPOTCHÉ : Le Bouddha de médecine et son mandala, Ed. Marpa, 1997, p. 34-39. Selon
cette tradition, l’alimentation et son corollaire, l’excrétion des résidus du processus nutritionnel, sont à l’origine
des maladies (l’indigestion étant la première maladie sur le plan chronologique), tout comme la reproduction
sexuée humaine et son cortège de problèmes succède à la reproduction asexuée des dieux, par simple échange de
rayonnement lumineux. Il semblerait que l’on puisse rapprocher ce schéma de celui du « péché originel »
amenant la chute du paradis dans la tradition monothéiste, qui met davantage l’accent sur le travail (de la terre)
comme condition de la survie de l’être humain. A noter que, bien que le bouddhisme soit d’origine indienne,
l’aire de civilisation tibétaine ne connaît pas a priori le schéma trifonctionnel, ce qui fait que la religion, la
philosophie et la science forment un tout dans cette tradition particulière que constitue la voie tibétaine du
bouddhisme (Vajrayana) (cf. B. Alan WALLACE : Science et bouddhisme, Ed. Calmann-Levy, 1998, p. 175).
Mais la cosmogonie hindouiste et la cosmogonie bouddhiste tibétaine sont très proches.
8 En revanche, elle s’écarte évidemment des données scientifiques admises à ce jour, selon lequel le genre
Homo serait une branche autonome des grands singes ayant connu une évolution particulière (station debout et
langage articulé), mais elle n’est pas incompatible, car ces hypothétiques humains d’origine « divine » ont pu se
croiser avec les hommes d’origine animale. Sur la dualité humaine en matière de civilisation, cf. aussi poème
introductif de CHÖGYAM TRUNGPA à son ouvrage « Shambala, le voie sacrée du guerrier », Ed. du Seuil,
1990, p. 25 : une partie des humains, les « guerriers » adeptes de la « confiance primordiale » du « Rigden
impérial », n’a pas besoin du Droit pour se réguler, contrairement aux « lâches » qui n’ont pas été capables de
mettre en oeuvre cette confiance. Mais il serait hâtif d’en déduire que les premiers sont les descendants exclusifs
des dieux établis sur terre, l’épisode mythique de la scission dans la civilisation décrit dans le poème étant sans
doute très postérieur à celui décrit par l’autre lama tibétain.
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14
premiers Codes de Cambacérès, rédigés en style lapidaire), et elle substituerait la conciliation à la
juridiction »(9).
La deuxième naissance du droit selon J. GAUDEMET met en jeu les « souverains » : ce sont
les rois et les empereurs de l’Antiquité faisant œuvre de législation, mais aussi de justice (10),
ce pouvoir judiciaire ayant étant historiquement voué à se diversifier en dehors de la personne
du souverain pour des raisons techniques (cf. 1.X). Il importe cependant de noter que tout cela
n’implique aucunement une rupture avec la spiritualité ou la religion comme source du Droit,
mais un déplacement notable du centre de gravité du pouvoir régulateur propre à la fonction
juridique.
Enfin vient le temps des « orfèvres », qui sont les juristes spécialisés, que l’on appellera
« légistes » au Moyen Age, qui constituent la doctrine juridique, c’est-à-dire le droit en tant
que science au service du pouvoir spirituel/religieux, mais surtout du pouvoir temporel des
souverains (cf. XXX). Le Droit devient donc à la fois une science et une technique : rédiger
des ordonnances royales ou des « décrétales » papales, des contrats, des jugements... Mais il
ne perd pas pour autant sa dimension « sacrée », ce qui renvoie à la sphère de la spiritualité,
que l’on peut décomposer en deux acceptions : la religiosité et la mythologie (11).
1.2. LE DROIT DANS L’AIRE MYTHOLOGIQUE INDO-EUROPEENNE
On ne peut pas parler d’une aire de « civilisation indo-européenne », par analogie avec la
civilisation chinoise ou japonaise, par exemple, parce que cette « méga-civilisation » ou
« méta-civilisation » a avant tout une base linguistique commune (12), et en second lieu une
base mythologique commune. Etudiant cette base mythologique commune avec une parfaite
maîtrise d’un grand nombre de ces langues anciennes, G. DUMEZIL est amené à s’intéresser
à la fonction juridique dans cette vaste aire planétaire qui comprend non seulement l’Europe
géographique au sens le plus large (Caucase inclus), mais aussi le proche et le moyen Orient
(Irak et Iran actuels), ainsi que le sous-continent indien.
1.2.1. LE FONDEMENT DE L’INDE ANCIENNE : FONCTIONS ET CASTES
Analysant minutieusement les mythes des sociétés indiennes, iraniennes, grecques, latines,
nordiques/germaniques, celtiques, caucasiennes, etc., DUMEZIL a posé que ces sociétés
tendaient à être structurées autour de trois fonctions dérivées de la société indienne ancienne,
qui a d’ailleurs largement subsisté dans ce pays jusqu’à ce jour sous la forme des castes :
9 J. CARBONNIER, op. cit., p. 16.
10 Cf. dans la Bible le célèbre jugement de Salomon, roi d’Israël, concernant deux femmes se disputant un
enfant, mais aussi Louis IX, dit Saint-Louis, rendant la justice sous son chêne.
11 Ce que nous appelons « mythologie » n’est pas autre chose que les croyances spirituelles de nos
prédécesseurs, et qu’ils vivaient comme religion avant la lettre. Les religions d’aujourd’hui sont probablement
les mythes de demain. Le concept de spiritualité est plus large et nous paraît englober le mythologique et le
religieux, forme codifiée et organisée socialement du mythe ou de la spiritualité. Dans le chamanisme, qui existe
encore aujourd’hui, croyances mythiques et religieuses sont amalgamées car intimement liées à une société
holistique, ou qui s’efforce de le demeurer.
12 Le sanskrit (« sam-skrita(m)» signifiant approximativement « oeuvre globale ») est la langue mère de la
quasi-totalité des langues européennes, et de l’hindi actuel. Les langues européennes d’origine autre sont les
langues finno-ougriennes (finnois, estonien, hongrois), l’albanais et le basque.
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15
- les « brahmanes » ont la quasi exclusivité de la pratique des rituels et des sacrifices religieux
hindouistes ; ce ne sont ni des prêtres ni des moines, mais des laïcs ayant une sorte de
monopole ou d’exclusivité ; ils doivent être préservés des « souillures » des autres castes ;
- les « kshatrya » (aristocrates guerriers) ont le droit d’assister aux sacrifices offerts par les
brahmanes, mais ne peuvent les pratiquer qu’en leur absence ; ils assument la fonction de
protection de la société contre les ingérences extérieures ;
- les « vaishya » sont les producteurs (paysans et artisans) qui permettent à tout le monde de
survivre ; ils ne peuvent pratiquer les rituels, mais simplement y assister dans des conditions
très limitées ; cette caste connaît une certaine diversification avec une tendance à
l’autonomisation des commerçants et des prêteurs d’argent (banquiers avant la lettre, mais
souvent usuriers).
De plus, il existe des « hors castes », les « shudra » (tribus aborigènes pré-aryennes,
« intouchables », etc…) ; ce sont eux qui sont le plus tenus à l’écart par les membres des trois
castes, et les brahmanes en premier lieu.
Une société de castes implique en effet l’existence de règles diversifiées et précises sur les
relations entre ces 4 composantes, dans le sens de la séparation et de l’absence de mélange (on
vit et on se reproduit dans sa caste, ou « hors caste »). Ces prescriptions relatives au
fonctionnement global de la société hindoue traditionnelle sont contenues dans les « lois de
Manou », qui ne sont pas des lois au sens actuel du terme, mais un texte anonyme d’origine
mythique transmis par la tradition hindouiste (13). Les castes sont le produit du
démembrement du géant cosmique Purusha mis à mort afin que l’humanité puisse vivre, les
trois castes correspondant aux différentes parties de son corps (tête = brahmanes ; thorax =
ksatriyas ; abdomen = vaishyas), et Manou est le premier homme, le souverain mythique qui
constate ces trois fonctions d’origine cosmique et en déduit les lois sociales afférentes, dans le
moindre détail. La Constitution indienne actuelle prohibe les castes et prévoit une
« discrimination positive » pour les « hors castes » en matière d’accès aux emplois publics,
mais cela n’empêche pas les comportements anti-sociaux des tenants du système de perdurer,
parfois de façon criminelle.
Dans une optique comparatiste systématique, et en étudiant les mythes des systèmes
polythéistes de l’aire indo-européenne, DUMEZIL montre une forte permanence du schéma
trifonctionnel (qu’il appelle « idéologie tripartie ») dans les sociétés antiques européennes, audelà de son origine indo-iranienne :
« Il est maintenant facile de mettre sur la première et la deuxième « fonctions » une étiquette couvrant toutes les
nuances : d’une part le sacré et le rapport soit des hommes avec le sacré (culte, magie), soit des hommes entre
eux sous le regard et la garantie des dieux (droit, administration), et aussi le pouvoir souverain exercé par le roi
ou ses délégués en conformité avec la volonté ou la faveur des dieux, et enfin plus généralement la science et
l’intelligence, alors inséparables de la méditation et de la manipulation des choses sacrées ; d’autre part la force
physique, brutale, et les usages de la force, usages principalement mais non pas uniquement guerriers. Il est
moins aisé de cerner en quelques mots l’essence de la troisième fonction, qui couvre des provinces nombreuses,
entre lesquelles des liens évidents apparaissent, mais dont l’unité ne comporte pas de centre net : fécondité
certes, humaine animale et végétale, mais en même temps nourriture et richesse, et santé et paix - avec les
jouissances et les avantages de la paix - et souvent volupté, beauté et aussi l’importante idée du « grand
nombre » appliquée non seulement aux biens (abondance) mais aussi aux hommes qui composent le corps social
13 Ce phénomène d’anonymat et de grande ancienneté concerne au demeurant l’ensemble des textes fondateurs
de l’hindouisme (Rig-Vedas, Upanishads, ...), qui est une religion polythéiste marquée, pour les croyants, plus
par l’orthopraxie que par l’orthodoxie. A l’opposé, les trois grandes religions monothéistes sont fondées sur un
seul Livre qui est la parole de Dieu, transmise indirectement (Bible judéo-chrétienne) ou directement (Coran) ;
ce Livre est anonyme, mais nécessairement plus récent que ces textes hindous (avec un doute pour le judaïsme).
Le bouddhisme a aussi des textes anonymes, notamment la « Prajnaparamita » (Perfection de sagesse). D’un
point de vue rationaliste, cet anonymat est évidemment une fiction : il y a un ou plusieurs auteurs inconnus.
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16
(masse). Ce ne sont pas là des définitions a priori, mais bien l’enseignement convergent de beaucoup
d’applications de l’idéologie tripartie » (14).
Ces considérations synthétiques attirent l’attention si l’on s’interroge sur la prise en charge du
vivant dans la société : la gestion du vivant ressort à l’évidence de la troisième fonction, mais
sa régulation juridique ET scientifique de la première, au niveau originel en tout cas. Elles
montrent aussi qu’il existe une hiérarchie d’ordre protocolaire entre les trois fonctions, et que
la souveraineté en tant qu’administration ressort de la première, mais qu’elle relève de la
deuxième en tant que garantie de survie par la force militaire. Nous nous interrogerons
ultérieurement (1.9.) sur la pertinence de ce « paradigme dumézilien » au début du XXIème
siècle.
GAUDEMET ne cite pas DUMEZIL, ce qui est assez normal puisque son ouvrage ne prétend
pas à l’interdisciplinarité et s’inscrit exclusivement dans la sphère juridique. Mais il est
probable que ce maître avait connaissance des travaux de l’autre maître, ou bien, dans
l’hypothèse inverse, il apparaît que leur réflexion séparée, à la fois sur le plan disciplinaire et
sur le plan chronologique, aboutit aux mêmes constatations : la régulation juridique se diffuse
historiquement à travers les trois fonctions qui caractérisent les sociétés occidentales d’origine
indo-européenne. La première fonction au sens de DUMEZIL correspond manifestement au
« temps » de GAUDEMET, la deuxième aux « souverains », et la troisième aux « orfèvres »,
dans le sens où l’émergence des juristes spécialisés auprès des papes et des souverains
coïncide avec celle de la naissance d’un droit autonome dans la sphère économique.
Nous ne sommes pas en mesure d’examiner la pertinence de ce paradigme dans l’histoire à un
niveau plus large que l’aire de civilisation indo-européenne eurasiatique, qui est extrêmement
vaste par elle-même sur le plan géographique. Nous nous bornerons à faire deux observations
concernant la diffusion des religions monothéistes au sein de cette aire première, mais aussi
sur le Tibet, vaste royaume indépendant où se diffuse au VIIIème siècle le bouddhisme,
d’origine indienne, mais qui se situe hors de l’aire indo-européenne sur les plans linguistique
et mythologique.
Les trois religions monothéistes (dites aussi « abrahamiques » ou « du Livre ») ont grosso
modo la même conception de l’articulation de la loi civile et de la loi religieuse dérivée du
Livre, ou à la rigueur de ses commentaires autorisés. Dans le judaïsme, la « halakha »
constitue l’ensemble des préceptes que tout juif doit suivre, et qui ne concerne pas que
l’alimentation (« kasherouth »). Le christianisme, variante autonomisée du judaïsme, prend
une certaine distance vis-à-vis de ce système tout en maintenant le principe de la suprématie
de la loi divine dans les affaires terrestres. Enfin, la loi religieuse islamique, qui a vocation à
être appliquée dans la société de façon directe et intégrale, est la « charia » ; après la mort de
Mahomet en 632, les docteurs de l’Islam ont une approche intégrée du Droit et de la Religion,
conformément aux préceptes du Coran (15). Dans les sourates dites du troisième groupe,
14 Georges DUMEZIL : Mythes et dieux des Indo-européens, Champs-l’Essentiel n° 232, Ed. Flammarion, p.
96.
15 Comme dans l’Europe chrétienne, le Droit (« fiqh ») est enseigné dans les écoles religieuses parallèlement à
la théologie coranique. Parmi les grands noms du Droit musulman, on doit citer Averroès (1126-1198), qui était
aussi philosophe (très inspiré par Aristote), physicien, astronome et médecin, et qui exerçait la fonction de
« cadi » (juge, cf. note 17) ; il s’affronta à une autre grand juriste, Ghazâlî, sur la question de la pertinence de la
philosophie : celui-ci la rejetait et faisait une interprétation plus conservatrice du Coran sur le plan de la
« charia » (Philosophie-Magazine n° 49, mai 2011, p. 73-83). Averroès est contemporain du rabbin philosophe
Maïmonide (1135-1204), qui présentait le même profil épistémologique pluridisciplinaire que lui, et produisit
des travaux sur la « halakha » ; cependant, il semble que, contrairement à l’Islam, le Droit n’a pas vraiment
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17
Mahomet avait ébauché l’esquisse d’un Etat islamique (16). Cela fut mis en oeuvre dans le
système du califat (ou « khalifat »), dans lequel le souverain (deuxième fonction) exerce aussi
une fonction de direction spirituelle (première fonction), quoique éclairée par les docteurs de
la foi. Ce système, propre à l’Islam sunnite (mais non chi’ite), s’étend progressivement aux
VIIIème et IXème siècle de l’Arabie jusqu’à l’Afghanistan et à la Chine occidentale, ainsi
qu’au Maghreb (appelé alors Berbérie), puis en Espagne (17). La « charia » se confond donc
dans une large mesure avec la loi du souverain, et cette situation perdure aujourd’hui, à des
degrés divers, dans les Etats dont l’appartenance territoriale et historique à l’Islam (« dar el
Islam ») s’exprime dans la Constitution, ou la tradition constitutionnelle à défaut de texte
fondateur.
Cette influence de la Religion sur le Droit a persisté à ce jour non seulement dans les pays
situés dans la zone d’influence de l’Islam, mais aussi, en ce qui concerne le judaïsme, dans
l’Etat d’Israël : bien que cet Etat soit en principe démocratique et pluraliste, les autorités
civiles ont beaucoup de difficultés avec les « intégristes » religieux, qui font de même primer
la « loi divine » sur la loi civile et créent de fortes perturbations au détriment des citoyens
ordinaires, pratiquants ou non. Au Liban, Etat démocratique à l’histoire complexe et
occasionnellement violente, il existe un « statut personnel » applicable à des citoyens de
confession religieuse différente pour les affaires privées, parallèlement à des mécanismes
juridiques applicables à tout un chacun qui constituent l’essentiel du droit positif et ont été
fortement influencés par le Droit français ; le même mécanisme existe aussi en Israël
(tribunaux rabbiniques reconnus par la loi civile). Enfin, dans l’Europe issue de la chrétienté
médiévale, des Constitutions actuelles font référence à Dieu (Pologne, Irlande...). Il est au
demeurant fort singulier du point de vue « hexagonal », mais significatif du point de vue
historique que l’Union européenne accorde en matière de dialogue avec la société civile un
statut particulier aux Eglises et aux « organisations philosophiques » (18).
1.2.2. A L’ORIGINE DU DROIT : LE SACRÉ
Philippe CHIAPPINI a étudié ce processus d’autonomisation du Droit par rapport au Sacré
dans l’aire de civilisation indo-européenne, en s’appuyant notamment sur les travaux de
DUMEZIL, mais aussi en prenant en considération les prémices de la Science politique après
émergé comme discipline distincte de la Théologie dans le judaïsme, probablement parce que les juifs «en
diaspora » n’avaient pas d’entités politiques à gérer et étaient sur le plan juridique soumis à l’arbitraire des
souverains chrétiens ou musulmans sous l’autorité desquels ils vivaient.
16 Charles DIEHL & Georges MARÇAIS : Histoire du Moyen-Age, Tome III (Le monde oriental de 395 à
1081), P.U.F., 1936, p. 178-185.
17 Il est mis en application sous une forme moderne et modérée au Maroc, dont le roi est « Commandeur des
croyants », et fait par ailleurs l’objet de la revendication islamiste extrémiste (revendication de l’instauration
d’un Emirat islamique d’Afghanistan, par exemple). L’émir est un chef militaire qui est en même temps
directeur de la prière (imam) et administrateur, ce qui aboutit au même résultat que le califat, mais selon un
processus logique (et chronologique) différent ; le calife peut dans les grandes villes déléguer sa fonction
juridique aux « cadis » (juges) (Ch. DIEHL & G. MARÇAIS, op. cit., p. 350).
18 TFUE, art. 17§3. Par « organisations philosophiques », il faut entendre essentiellement les obédiences de la
Franc-maçonnerie, organisations fermées pratiquant des rites de type religieux mais aux préoccupations souvent
fort peu spirituelles. L’article 11§2 du TUE prévoit pourtant le principe général d’une concertation des
institutions de l’UE avec les organisations non gouvernementales de la société civile, ce qui englobe les
institutions religieuses et assimilées. On doit en déduire que, pour l’UE, les idées religieuses et
« philosophiques » ont droit à un statut spécial par rapport aux autres , ce qui n’est pas conforme à la laïcité « à
la française » et a pu en partie influencer le vote négatif de l’électorat français au référendum de 2005 sur le
prétendu «Traité constitutionnel ».
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18
l’époque médiévale (19). Ainsi il peut montrer l’origine et la persistance du serment dans le
Droit moderne (20), parce que c’était un rituel majeur du Droit indo-européen que l’Eglise
catholique n’est pas parvenue à éradiquer. La thèse centrale de cet auteur consiste à considérer
que le christianisme met fin au paradigme indo-européen qui rattache le Droit à la première
fonction, pour le séculariser et déboucher ainsi sur le « nihilisme » qui caractérise les sociétés
modernes et va se retourner contre la domination cléricale sur la société (21). Cette
désacralisation va aboutir à diviser l’unité primordiale du juridique dans le spirituel en deux
sphères différenciées : le Droit Civil pour les affaires privées (donc concernant surtout la
troisième fonction), d’une part, et les règles afférentes aux affaires publiques, c’est-à-dire la
légitimité du pouvoir (deuxième fonction) à « dire le droit », d’autre part. La summa divisio
du Droit Public et du Droit Privé n’a pas d’autre origine. A noter que l’ancêtre du Droit
Commercial (lex mercatoria) apparaît de façon autonome dans l’histoire dans la troisième
fonction avec le développement du commerce terrestre, du prêt d’argent et du change des
monnaies, pour se connecter avec le Droit Civil au début du XIXème siècle.
1.2.3. ELEMENTS DE COMPARAISON : INDE, TIBET & CHINE
L’Inde ancienne, de religion hindouiste et par voie de conséquence soumise à la tradition des
lois de Manou et des castes du modèle trifonctionnel dans sa version primitive, est constituée
de petits royaumes entretenant des relations plus ou moins conflictuelles. Au IIIème siècle
avant notre ère, un roi de la dynastie des Mauryas plus puissant que les autres, Ashoka (273232 BC), entreprend par la guerre une vaste conquête qui l’amène à contrôler un territoire
proche de l’Inde actuelle et à se proclamer empereur. Mais, sous l’influence du bouddhisme
en plein essor, il adhère à cette religion nouvelle pour devenir un souverain pacifique ayant à
coeur de faire oeuvre constructive en incorporant les valeurs bouddhistes à sa gouvernance
(22).
19 Philippe CHIAPPINI : Le Droit et le Sacré, Dalloz, 2006. Son ouvrage comprend trois parties : Le Droit aux
sources du Sacré, le Sacré à l’oeuvre dans le Droit, le retrait du Sacré hors du Droit. Pour un autre exemple
concernant la transmutation du sacrilège en infraction pénale dans la Grèce ancienne, cf. note 42.
20 Serment prononcé par les témoins devant une juridiction pénale avant leur déposition, à la demande de son
président ; « assermentation » des agents chargés de l’exercice de pouvoirs de police judiciaire (générale ou
spéciale), dans le but de conférer une force probante aux procès-verbaux qu’ils rédigent ; serment comme mode
de preuve prévu par les articles 1357 à 1369 du Code Civil.
21 Par « nihilisme », il faut entendre l’absence de référence centrale et unifiée dans la société humaine, qui est
devenue « individualiste » après avoir été « holistique » (cf. Prologue, Thème 1). Les tentatives présentes ou
passées de deux religions monothéistes sur trois de dominer la société représentent une aspiration au retour de la
société holistique pour mettre fin à la décadence de la société individualiste, ce qui n’a fait et ne fait qu’ajouter à
la barbarie déjà existante ; par ailleurs, les démarches des organisations qualifiées de « sectes » (de façon souvent
arbitraire et abusive) ou les pratiques dites « New Age » représentent une autre forme de volonté de retour à la
société holistique, qui paraît effectivement le propre de l’homme.
22 Notamment le souci d’autrui, animaux compris : création d’hôpitaux, de refuges pour animaux, de puits le
long des routes pour les voyageurs, etc.. Il fait par ailleurs graver la loi qu’il édicte (« dharma » en sanscrit, le
« Dharma » étant la « bonne loi », ou la religion bouddhiste) sur des stèles de pierre ici et là. La roue à huit
rayons qui figure au centre du drapeau indien actuel est la « roue d’Ashoka », symbole bouddhiste de « l’octuple
sentier » qui découle de la « quatrième noble vérité » (existence d’une voie de la cessation de la souffrance).
Dans la mythologie hindouiste telle que développée par le Mahabharata, Dharma (la Loi, la Justice) est une des
trois divinités primordiale qui, s’accouplant à la femme de Pandu avec l’accord de celui-ci, lui donne trois fils,
dont un certain Yudhisthira; dans le Rigveda, plus ancien que le Mahabharata, Dharma correspond à Mitra (le
dieu juriste, plutôt amical et proche du peuple), étroitement associé à Varuna (le dieu magicien, plutôt inquiétant
et lointain), et Yudhisthira a les attributs de Mitra (G. DUMEZIL, op. cit., p. 155-180).
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Au Tibet, dominé à l’origine par une religion d’origine chamanique, le Bön, le roi Trisong
Detsen (704 ?-797) favorise au cours de son règne l’implantation du bouddhisme, né en Inde
12 siècles auparavant, avec l’aide de deux personnalités missionnaires venues de ce pays
voisin. Simultanément, il utilise la loi religieuse pour rétablir un ordre social qui apparemment
ne lui donnait pas satisfaction, en promulguant un code nouveau basé sur les valeurs du
bouddhisme :
« Il y a trois lois : loi religieuse, loi royale, loi des steppes.
Moi Trisong Detsen, roi du Tibet,
dorénavant je suis le roi de la religion.
Que quiconque est sous ma puissance
porte la pleine rétribution de ses actes bons ou mauvais !
(...) Que si on brave la loi religieuse que j’édicte,
à coup sûr tranchera la loi royale.
Si profès au prieur, élève au précepteur,
domestique au maître, fils aux père et mère,
cadet à l’aîné, femme au mari,
s’opposent, regimbent ou tuent,
qu’on les brûle au feu ou qu’on les jette à l’eau !
Par ceps et geôle est inculquée aux méchants la crainte des lois.
Sans lois dans le pays les méchants insolents oppriment,
Qu’on mette à nu sous le bâton levé ! Qu’on serre au cou la hart ! » (23)
La « loi des steppes » dont il est ici question fait manifestement allusion à la troisième
fonction, celle d’une paysannerie pratiquant le pastoralisme, nomade ou sédentaire, et qui
avait certainement sécrété un droit coutumier pour organiser le pâturage en zone steppique,
sanctionner les vols d’animaux, etc.. Le schéma trifonctionnel est bien observable, et l’on note
que la deuxième fonction (« loi royale ») est bien autonome de la première, puisqu’elle met en
oeuvre des sanctions opposées aux préceptes de la « loi religieuse » (exécuter ou châtier
corporellement les délinquants et criminels). De la même manière, au Moyen Age ouesteuropéen, l’Inquisition de l’Eglise catholique ne torturait pas et ne mettait pas à mort, mais
sous-traitait cette activité au « bras séculier » relevant du roi ou du seigneur.
Si l’on s’intéresse à présent au grand pays voisin et dont le Tibet est historiquement bien
distinct, la Chine, force est de constater que ce modèle trifonctionnel n’est pas perceptible. la
civilisation chinoise fonctionne plutôt sur un modèle bifonctionnel : ciel/terre, yin/yang... et
de nombreuses constructions ésotériques relèvent de 2n, et le nombre 3 joue le rôle
d’ouverture vers l’infini dans la numérologie du système de pensée (24).
23 PADMASAMBHAVA : Le Dict de Padma (« Padma Thang Yig » ), traduit du tibétain par Charles-Gustave
Toussaint, Ed. Les Deux Océans, 1994, p. 269-271. L’auteur présumé de ce manuscrit retrouvé dans un
monastère tibétain au début du XXème siècle, qui comporte des prophéties pour l’avenir du Tibet (dont
l’invasion chinoise au XXème siècle), est une des deux personnalités appelées par le roi Trisong Détsen pour
établir le bouddhisme au Tibet et, selon les bouddhistes de la tradition indo-tibétaine (Vajrayana), ne serait pas
un être humain ordinaire, mais un « second Bouddha ». Padmasambhava (« Guru Rinpotché » pour les Tibétains)
apparaît en effet dans le Vajrayana deux fois à plusieurs siècles d’intervalle, et naît et disparaît dans des
conditions extraordinaires ; dans cette optique, le « Padma Thang Yig » appartiendrait à la catégorie des « textestrésor », cachés par Padmasambhava dans le milieu naturel aux fins d’être retrouvés par qui de droit au moment
opportun. Sur les limites de la traduction « médiévaliste » de cet ouvrage par C.-G. Toussaint, cf. Philippe
CORNU : Padmasambhava, Ed. du Seuil, 1997, p. 53-54. ; exemple : la « hart » (= noeud coulant du condamné à
la pendaison).
24 Cf. notamment les 64 hexagrammes du « Yi King » (Livre des transformations, à caractère divinatoire). « Le
Tao donne naissance à l’Un, / l’Un au Deux, le Deux au Trois ; / du Trois sont issus les dix mille êtres. / Les dix
mille êtres, dos au yin, face au yang, / s’unissent au souffle primordial / pour produire l’harmonie. » (LAO
TSEU, Tao tö king, stance 42, traduction et commentaire de Jean LEVI, Albin Michel, 2009, p. 68) ; dans cette
optique : 64 = 10000. Mais il est bien précisé dans les « Quatre canons de l’Empereur jaune » (p. 173), qui font
l’objet d’un commentaire conjoint au « Lao Tseu » de la part de cet auteur, que le Tao a pour base 2n : le chaos
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20
L’histoire du Droit chinois semble montrer de balancier permanent entre la loi au sens
juridique du terme (« fa ») et la loi morale, basée essentiellement sur le respect spontané des
rites civils dans la population (« de ») (25), celle-ci ayant plus de poids que la première :
« A l’origine, le Droit chinois contient les principes fondateurs suivants : la loi découle de la volonté de l’Etat
ainsi que d’une base éthique qui en guide l’élaboration et l’application. Selon les confucianistes, qui privilégient
en effet l’étiquette dans la gouvernance des relations sociales ou politiques, la loi n’est là que pour renforcer ou
justifier un rite. (...) L’Empereur devait donc s’abstenir autant qu’il le pouvait de légiférer » (26).
Dans l’optique occidentale, le confucianisme apparaît comme une sorte de « religion laïque
d’Etat », ce qui tendrait donc à confirmer l’hypothèse pour la Chine d’un modèle
bifonctionnel, avec l’Empereur (ou l’Etat) d’une part, et la société civile d’autre part, c’est-àdire essentiellement le tissu socioéconomique, ou encore la troisième fonction dumézilienne.
L’Empereur chinois serait alors un amalgame des première et deuxième fonction, ce qui est
cohérent avec la symbolique de l’Empereur, « fils du Ciel », et qui règne sur la Terre (27).
Différente est l’optique taoïste, opposée au confucianisme :
« Le Tao est à la fois source de la Loi et origine de l’Etre, si bien que l’instauration de l’ordre par l’exercice de la
souveraineté a tout d’une cosmogenèse. Si la Loi possède un caractère transcendant en tant qu’expression du
Principe ultime, le Principe ultime se résorbe, tout à la fin, dans l’action du sage qui apporte l’ordre à l’empire.
(...) La loi qu’applique le souverain n’est donc nullement une construction arbitraire, humaine, fruit d’un contrat
entre des sujets libres et égaux, mais la concrétion dans la société du Principe lui-même qui, au contact des
hommes, de Voie se fait Loi .(28) »
Au sein de cette vaste philosophie spirituelle qu’est le taoïsme va émerger un courant
« légiste », qui rejette la prééminence de « de/tö », prôné par Confucius et ses disciples, pour
faire de la loi (« fa »), telle qu’exprimée au travers de textes impériaux divers (ordonnances,
édits...), l’expression de la volonté du Ciel, donc en dernière analyse du Principe ultime :
« La Voie engendre la Loi. La Loi trace la ligne de partage entre le vrai et le faux comme le cordeau sépare le
droit du courbe. Qu’un prince tienne la Voie et nul n’osera jamais violer la loi ni tenir ses édits pour lettre
morte » (29).
Mais il n’est pas à exclure que le peuple observe spontanément la Loi, dans certaines
circonstances, ce qui tend à montrer que l’opposition au confucianisme n’est pas absolue ni
irréversible : si l’abondance règne, le peuple acquiert le « sens de la honte » (comprendre : il
ne peut invoquer aucune excuse d’ordre socio-économique à ses mauvais comportements comme on tend à le faire de façon systématique aujourd’hui dans les pays dits développés), et
la loi écrite tend à devenir coutume, ce qui la rend moins nécessaire (30).
primitif se scinde en deux, produit le « yin » et le « yang », qui se scindent chacun en deux pour produite les
quatre saisons. Le Ciel et la Terre sont la manifestation respective du « yang » et du « yin » primordial.
25 Aussi orthographié en « tê » ou « tö ». « Tao tê king », ou « Tao tö king » = Livre de la Voie et de la Vertu.
26 Stéphanie BALME : Idées reçues : la Chine, Ed. Le cavalier Bleu, 2004, p. 78-79.
27 D’où sa responsabilité « sans faute » en cas de gros problèmes pour le peuple (cf. 0.3, Thème 2).
28 « Le Lao Tseu », suivi de « Quatre canons de l’Empereur Jaune » - Traduction et commentaire de Jean LEVI,
Ed. Albin Michel, 2009, p. 41-42. Les « Quatre canons... » en question ne sont ni des pièces d’artillerie ni des
concubines, mais les règles fondamentales suivantes (cf. les « canons » de l’Eglise catholique) : être calme,
réglé, civil et martial (J. LEVI, op. cit., p. 145). Noter que l’incertitude sur l’existence même de LAO TSEU en
tant qu’auteur amène des commentateurs autorisés tels que J. LEVI à transformer son nom en celui de l’ouvrage
principal (le Tao-te-king = « le Lao Tseu ») ; même observation pour un autre ouvrage fondamental, le
« Tchouang Tseu ».
29 J. LEVI, op. cit., p. 125. Il s’agit des premières phrases des « Quatre canons... ».
30 .J LEVI, op. cit., p. 135.
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21
1.3. L’INVARIANCE DU PARADIGME TRI-FONCTIONNEL DANS L’HISTOIRE
EUROPEENNE
1.3.1. LES ETATS GENERAUX DE L’ANCIEN REGIME EN FRANCE
Au-delà de l’Antiquité, le schéma trifonctionnel tel que définit par DUMEZIL va perdurer
longtemps dans l’histoire européenne, sans pour autant qu’on ait affaire à une société de
castes. Ainsi l’Ancien Régime français connaissait la pratique de la réunion des Etats
généraux par le Roi, lorsque le royaume connaissait des difficultés durables : clergé, noblesse
et « le reste », qu’on appellera « Tiers Etat ». Leur dernière réunion en 1789, psychodrame
tumultueux, devait entraîner la chute de la monarchie absolue ; d’un point de vue
socioéconomique, le Tiers Etat ne représentait pas alors la paysannerie, mais plutôt la
bourgeoisie enrichie dans les pratiques artisanales, commerciales et dans l’émergence des
professions intellectuelles (31), mais celle-ci devait nécessairement s’appuyer d’une manière
ou d’une autre sur la paysannerie précarisée et appauvrie pour parvenir à ses fins politiques,
tout comme les révolutionnaires russes de 1917.
La société médiévale, à l’origine de l’Ancien Régime renversé en 1789, voit en effet
l’avènement de ces trois « états », que l’on appelait aussi « conditions » :
« La société s’est divisée en pure coutume et tout spontanément en trois « états » - on dirait aujourd’hui en trois
classes - : ceux qui prient, oratores ; ceux qui combattent, bellatores ou pugnatores, et ceux qui travaillent de
leurs mains, laboratores. Chacun de ces états a une fonction sociale particulière et un statut juridique approprié.
Ce statut comporte des avantages que l’on qualifiera bientôt de privilèges, et aussi des charges et des incapacités
corrélatives. Le système, si l’on peut ainsi qualifier une organisation sociale moulée sur les faits, postule et
affirme l’union étroite des états dans la poursuite du bien commun du groupe. Il implique, d’autre part, une
hiérarchie de divers états reconnus par tous ; tous sont utiles, indispensables même, mais certaines fonctions
sociales sont plus importantes que les autres et ceux qui les exercent ont droit, par là même, à plus de
considération. Ces idées générales sont couramment admises au XIIIème siècle.»(32).
31 Albert RIGAUDIERE : Histoire du Droit et des Institutions dans la France médiévale et moderne - Ed.
Economica, 2010, p. 805. Cet auteur souligne que, dans la composition des délégués du Tiers-Etat à cette date
fatidique, les hommes de loi prédominent (avocats, procureurs, magistrats, professeurs, conseillers aux divers
parlements), puis les propriétaires ruraux, et enfin les négociants et manufacturiers. Cf. Albert SOBOUL, Précis
d’histoire de la Révolution française, Editions Sociales, 1962, p. 105 : « Quant au Tiers, près de la moitié de sa
députation, forte de 578 membres, était composée de ces hommes de loi qui avaient joué un rôle si important au
cours de la campagne électorale. Les avocats étaient environ 200 (...) ».
32 François OLIVIER-MARTIN : Histoire du Droit français, des origines à la Révolution, Ed. du CNRS, 2ème
éd. 1995 (Ed. Domat-Montchrestien, 1948), § 178. Cet auteur nous paraît dans l’erreur lorsqu’il décrit cette
société médiévale des « trois états » comme née spontanément de l’évolution socioéconomique en relativisant
son aspect systémique ancré dans l’histoire : il s’agit bien selon nous de la prolongation dans l’histoire du
paradigme trifonctionnel de DUMEZIL, dont la référence est absente dans cet ouvrage. Cela s’explique sans
doute par un cloisonnement disciplinaire important à cette époque chez les juristes, mais aussi par la chronologie
des publications : si la théorie des trois fonctions est formulée par DUMEZIL dès 1937, sa diffusion et son
accessibilité au grand public sont plus tardives (publication en 1968 de « Mythe et Epopée-I »). F. OLIVIERMARTIN est un historien du Droit formé notamment par les autres historiens du Droit qu’étaient Adhémar
ESMEIN et Emile CHENON, et dont l’ouvrage s’inscrit dans le cursus universitaire juridique de l’époque. Par
ailleurs, il reconnaît très honnêtement dans sa préface rédigée en 1947 que sa démarche n’est pas exempte
d’arrières pensées idéologiques : « L’auteur ne dissimule pas qu’il s’est appliqué principalement à éclairer, à
diverses époques, les rapports entre l’Etat et les forces sociales qui se sont spontanément organisées dans son
cadre. Il est convaincu, à tort ou à raison, que l’établissement de rapports satisfaisants entre l’Etat et ces forces
sociales ou « groupements intermédiaires » est le problème fondamental du temps présent et constitue la dernière
chance d’échapper aux ravages de l’individualisme anarchisant, comme aux contraintes insupportables du
totalitarisme». Cet auteur, qui s’inscrit dans le conservatisme bourgeois le plus traditionnel, affiche par ailleurs
un cléricalisme affirmé, faisant occasionnellement l’apologie de l’Eglise catholique romaine et de sa religion, ce
qui n’enlève rien à l’intérêt de cet ouvrage.
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22
La continuité avec l’ancien modèle indo-européen est flagrante. On doit observer que la
solidarité objective entre les trois fonctions est déjà présente dans le mythe hindou de
Purusha, à la base des « lois de Manou ». Toutefois, le modèle médiéval occidental montre
une évolution significative sur deux points par rapport à ce paradigme indo-européen très
ancien : il ne connaît pas de « hors castes », et une certaine mobilité sociale va apparaître peu
à peu dans l’évolution d l’Ancien Régime. Dès le début, la noblesse alimente le clergé de ses
membres en surnombre (hommes et femmes), puis des bourgeois enrichis peuvent accéder à
la noblesse. Enfin, à l’exception des serfs, tout le monde peut accéder à la fonction religieuse,
qui s’est au demeurant fortement paupérisée : les prêtres du clergé séculier et une partie des
moines du clergé régulier sont souvent pauvres et doivent avoir une activité économique pour
survivre, alors que les évêques et une partie du clergé régulier vivent dans l’aisance en
profitant du travail des autres.
Les « laboratores » qui travaillent de leurs mains ne sont pas les seuls à faire partie du
« Tiers-Etat » : il convient de parler de « roture », celle-ci se définissant par défaut comme
tout ce qui n’est pas « clerc » (= le clergé) ou noble, mais à l’exception des différentes
couches paysannes relevant du servage, dont le statut n’est homogène ni dans le temps, ni sur
le territoire. Si en effet le servage médiéval concerne la grande masse de la paysannerie, les
bourgeois des villes et une partie de la paysannerie affranchie du servage (« vilains ») échappe
à cette conditions et sont qualifiés de « roturiers » (33). Par comparaison, dans le modèle
bifonctionnel chinois tel qu’exposé dans les « Quatre canons de l’Empereur jaune », on
considère que :
« Ciel et Terre ont des lois constantes, le peuple a des activités permanentes, nobles et roturiers des positions
immuables. Il est une voie unique pour appointer les sujets et une mesure fixe pour en user. (...) En distinguant le
noble du roturier, on marque la distance entre l’homme de bien et l’homme de peu. Et c’est en assignant à
chaque état un signe distinctif que le noble et le vil sont hiérarchisés » (34).
La genèse mythique de ce modèle bifonctionnel est exposée plus loin dans cet ouvrage, et
correspond à une variante du mythe de Purusha dans la cosmogonie hindouiste (35).
Les juristes, qui vont jouer un rôle essentiel dans le processus révolutionnaire de 1789 en
France, sont historiquement liés au clergé à partir du Xème siècle, puis à la bourgeoisie
roturière, au même titre que certains grands serviteurs de l’Etat royal, ancêtres des
technocrates d’aujourd’hui (Colbert, par exemple) ; ces juristes issus de la bourgeoisie ont pu
occasionnellement être anoblis (« noblesse de robe », par opposition à la « noblesse d’épée »,
plus conforme au canon dumézilien). Que ce soit en France ou dans les autres pays européens,
le Droit est donc attaché à la première fonction au sens de DUMEZIL, et revêt de ce fait
implicitement une dimension « sacrée », qui perdure jusqu’à ce jour pour se traduire par un
certain élitisme chez les juristes au regard des autres sciences humaines qui, exception faite de
la philosophie, apparaissent beaucoup plus récemment dans l’histoire humaine.
1.3.2. LES « ORFEVRES » ET L’EMERGENCE DE LA SCIENCE JURIDIQUE
Les « légistes » sont les premiers spécialistes du Droit, discipline qui est enseignée dans les
premières Universités créées à l’initiative de l’Eglise catholique, le Droit étant à égalité de
dignité avec la Médecine, mais à un niveau inférieur à la Théologie. Les premiers enseignants
du Droit dans les universités sont des clercs, mais les laïcs nouvellement formés leur
33 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 183.
34 J. LEVI, op. cit., pp. 128 &134.
35 Cf. note 14, in fine. CH
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23
succèdent progressivement, et sont issus de la roture en général, la noblesse n’ayant aucun
attrait pour cette discipline diamétralement opposée au métier des armes. En France, ils
deviennent conseillers du roi sous Louis IX (Saint-Louis), et atteignent un maximum
d’influence sous Philippe IV (« le Bel ») pour décliner ensuite. Les légistes de Philippe le Bel,
de concert avec les « avocats du Roi » devant les juridictions, sont parfois « plus royalistes
que le roi » et développent des positions argumentées systématiquement en faveur du pouvoir
royal dans les litiges, au point que le roi doit parfois prendre une position officielle opposée
pour des raisons d’opportunité politique (36). Mais ces ancêtres des juristes professionnels
d’aujourd’hui sont aussi les conseillers des papes. Ainsi, alors même que les souverains
médiévaux ont commencé à devenir législateurs, l’Eglise catholique continue à s’ériger en
législateur global dans le « Registre » (« Dictatus Papae » n° 7 de 1095) ; les papes sont à
l’origine de « Décrétales » en la matière, et certains légistes, serviteurs zélés de la papauté,
iront même jusqu’à créer de « Fausses Décrétales » attribuées au pape en fonction afin de
renforcer ses prérogatives temporelles (37).
C’est au Moyen-Age que les travaux des théologiens catholiques, notamment, ont revalorisé
considérablement le Droit romain en le complétant par des solutions nouvelles, au point que
de nombreux mécanismes de Droit Privé actuel – surtout en procédure et en droit de la preuve
– remontent à cette époque (38). Ainsi l’usucapion (ou prescription acquisitive) est-il le fruit
d’une réflexion théologique sur la « preuve du diable » (probatio diabolica ), qui rend
impossible, de proche en proche en remontant le cours du temps, la preuve de la propriété
immobilière par titre écrit, ce que les Romains avaient déjà compris. J. GAUDEMET résume
ainsi l’apport considérable du Droit canonique au Droit Civil ou Pénal, parallèlement à
l’apport historique du Droit Romain (39) :
- les modalités de prises de décision collective (majorités/unanimité) par application de
l’adage « quod omnes tangit, (ab omnibus tractari et approbari debet) » (« tout ce qui
intéresse un groupe doit être décidé par ce groupe ») ;
- le statut du corps diplomatique (immunités, extraterritorialité...) :
- les fondements de la responsabilité pénale ;
- les mécanismes de base de la procédure (principe du double degré de juridiction,
notamment) ;
- la protection possessoire ;
- l’acte de promulgation et le principe de non rétroactivité des lois ;
- la personnalité juridique ;
- de nombreux mécanismes concernant les contrats et les obligations, etc.
Cependant, si le Moyen-Age est la période où le Droit romain est redécouvert en Europe
occidentale, le système institutionnel et politique médiéval ne présente aucune ressemblance,
même lointaine, avec la Rome antique : alors que celle-ci est dominée par les concepts
fondamentaux de res publica et d’imperium et les concepts dérivés de potestas et d’auctoritas
(40), l’Europe médiévale présente sur le plan institutionnel, donc aussi juridique, un paysage
36 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 235-238.
37 J. GAUDEMET, op. cit., p. 153-157.
38 Cf. J. GAUDEMET, op. cit., pp. 122-131 & 321-328.
39 J. GAUDEMET, op. cit., p. 322-323.
40 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 30-32. « Res publica » : « République » au sens strict du terme, « affaires
publiques « ou « chose publique » en Science politique moderne, y compris sous des régimes non républicains
(royauté, empire, dictature...). « Imperium » : Pouvoir militaire d’abord et politico-juridique ensuite.
« Potestas » : « pouvoir » au sens d’autorité habilitée à l’exercer l’imperium, directement ou par délégation,
dans un domaine concret et particulier. « Auctoritas » : « autorité » dans le sens de la légitimation et de la
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hétéroclite et sans structuration d’ensemble : des systèmes juridiques différents coexistent sur
le même territoire et aussi par rapport aux mêmes personnes, dans certains cas ; il faudra
attendre l’émergence progressive des Etats au XVIIème siècle, puis des Etats-nations au
XIXème siècle pour que ce paysage devienne lisible, et acquière un certain caractère
supranational avec la construction de l’Europe communautaire au XXème siècle, en tant que
prolongation de traditions juridiques et de valeurs communes, comme le précisent deux
articles du Traité sur l’Union Européenne (TUE) :
(art. 2) « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité,
de l’Etat de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à
des minorités. Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la
non discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».
(art. 6-3) « Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des
Droits de l’homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles
communes aux Etats membres, font partie du Droit de l’Union en tant que principes généraux ».
La notion d’Etat de droit du point de vue de la Science politique est abordée en 3.1..
1.3.3. L’APPORT DE L’ANTIQUITE GRECQUE, CELTIQUE ET ROMAINE
DANS LA FORMATION DU DROIT EN EUROPE
La Grèce ancienne, dont la civilisation fut incontestablement plus brillante que celle de la
Rome antique, fut une civilisation assez peu juridique, du moins si l’on considère le Droit de
façon spécifique et isolée. La cité grecque de l’époque classique (IIIème siècle BC) vit à
l’heure du « nomos » (la loi humaine au sens le plus large, juridique ou morale), par
opposition à « phusis » (la nature, soit la nature brutale et animale de l’homme), distinction
produite par la pensée des philosophes appelés « sophistes ». A l’origine, la justice dans la
société humaine est reflétée par deux concepts : en premier lieu « themis », la justice
immanente ou cosmique, « l’ordre des choses », puis « dikê », la justice dans la société
humaine qui va s’incarner dans le « nomos » (41). Les juristes spécialisés n’existent pas, le
discours juridique est véhiculé par les philosophes, les poètes ou les historiens (42). Le règne
de la loi, occasionnellement contesté par certains courants philosophiques, constitue un aspect
essentiel de l’identité athénienne face aux cités plus frustres (Sparte notamment) et surtout
validation profonde de la potestas, donc en référence à des valeurs relevant de la première fonction religieuse et
morale. Cf. note 73 pour les explications plus détaillées d’un autre auteur.
41 J. GAUDEMET, op. cit., p. 14-15. Themis est une divinité très ancienne (antérieure au panthéon dominé par
Zeus), fille de la Terre (Gaïa) et du « Ciel étoilé » (une des manifestations d’Ouranos). Zeus, grand séducteur de
la gent féminine divine ou mortelle dans la mythologie grecque, engendre avec elle trois filles : Dikê (la Justice),
Œkonomia (l’Ordre des choses dans le domaine économique), et Eirènê (la Paix). Dikê s’incarne de deux
manières : la justice rendue par diverses institutions liées à l’évolution des cités grecques, et « nomos », la loi
écrite ou coutumière. On appelle « thémistes » les aphorismes ou décisions inspirés par les dieux dans le monde
humain. Cf. aussi Michel HUMBERT, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, Dalloz, 1991 (4ème éd.),
§§ 112-113. Il est remarquable que l’homothétie des panthéons grecs et romains (Zeus/Jupiter, etc.) donne un
résultat quasiment nul en matière de Justice (cf. ci-après) : dans la Rome classique, la justice dérive directement
du pouvoir politique du moment, elle n’est pas directement d’origine divine et est exclusivement liée à la
deuxième fonction (M. HUMBERT, op. cit., §§ 223, 317-320, 334-336 428-433). Cependant, le concept de
« magistrature » est commun aux deux civilisations antiques méditerranéennes, et il a sens plus large qu’à
l’heure actuelle : cela englobe les responsables politiques de la cité, et l’on qualifie encore aujourd’hui le maire
d’une commune de « premier magistrat » et les conseillers municipaux d’édiles.
42 J. GAUDEMET, op. cit., p. 16-24. Cf. les ouvrages de Louis GERNET : Recherches sur le développement de
la pensée juridique et morale en Grèce, Albin Michel, 1917 (rééd. 2001) ; Droit et société dans la Grèce
ancienne, Sirey, 1955. Cet auteur a pu ainsi démontrer que la notion de délit y a émergé comme un
renouvellement de celle de sacrilège, ce qui est corroboré par les travaux de Philippe CHIAPPINI, exposés en
1.2.2..
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aux puissants et encombrants voisins de l’Empire perse, qui vivent sous un régime despotique
et cruel, quoique non dénué d’ordre juridique.
La montée en puissance de Rome dans le bassin méditerranéen fut un choc de civilisation
pour les Grecs, qui en subirent diverses conséquences territoriales et politiques :
« Pour le monde grec, Rome est une cité inouïe : chaque fois qu’elle fait la guerre, elle prétend mener une guerre
juste. Rome a conquis le monde connu de l’époque en ne menant jamais que des guerres justes, ses ennemis
étaient toujours dans leur tort. Un discours juridique masque déjà la réalité. Dans le monde grec, il n’en est pas
ainsi. On ne dit pas que la force crée le droit, on dit que depuis toujours le plus faible doit obéir au plus fort et
qu’il ne peut être question de droit et de justice qu’entre égaux. Ce qui, bien sûr, crée des problèmes énormes,
abyssaux : qui sont les égaux ? Qui dit qui est égal ? » (43).
Si les Grecs furent en définitive plus philosophes et « politologues » avant la lettre (44) que
juristes, les Romains eurent une civilisation très juridique et ne produisirent guère de
philosophes, tout au plus quelques penseurs dignes d’intérêt. Le Droit romain reste largement
d’actualité en Droit Civil, comme on a pu le voir (45). La devise des Romains était « Armis et
legibus » (« par les armes et les lois »), les armes pour l’extérieur, la loi (mais parfois aussi les
armes) pour l’intérieur (46). Le texte fondamental de la République romaine constitué par la
« Loi des XII Tables », exposées sur le forum de Rome, n’a pas été conservé dans son
intégralité, mais on en connaît des fragments et des commentaires occasionnels à travers les
écrits d’auteurs tels que Cicéron, qui était avocat. Outre sa fonction politique « impérialiste »,
cette devise permet de caractériser l’ancrage déterminé du Droit (« leges/legibus ») dans la
deuxième fonction dumézilienne (« arma/armis ») et sa relativisation dans la première, ce qui
expliquerait la présence du glaive au milieu de la balance dans l’allégorie de la Justice chez
les Grecs (Thémis), que l’on utilise encore de nos jours. Mais on ne trouve guère l’équivalent
de Thémis ou de Dikê dans le panthéon romain. Les travaux de DUMEZIL ont cependant mis
en évidence dans la civilisation romaine la plus ancienne de deux divinités secondaires
porteuses de la fonction juridique, ou d’une certaine dimension de celle-ci (47) :
- Dius Fidius est un aspect de Jupiter qui est lumineux (cf. le prêtre porteur de lumière qu’était
le « flamen dialis », le flamine qui est l’équivalent du brahmane indien) et garant de la fides,
la bonne foi dans les serments et les contrats; il serait le correspondant de Mitra, le « dieu
juriste » de l’Inde ancienne ; son premier serviteur est le roi-prêtre Numa Pompilius,
successeur de Romulus, qui apporte à la cité ses leges/legibus, et y fait ériger le temple à
Fides Publica, condition première de l’application de celles-ci ;
- Terminus est une divinité marquant les limites sur le territoire des pouvoirs juridiques des
propriétaires ou usagers de l’époque (bornes du parcellaire, notamment).
Quid des Celtes, et en particulier des Gaulois, nos ancêtres présumés ? DUMEZIL définit
ainsi le pouvoir et les attributions des druides celtiques : « dominant tout, plus forte que les
frontières, presque aussi supranationale que l’est la classe des brahmanes, la classe des
43 Cornélius CASTORIADIS : Thucydide, la force et le droit - Ce qui a fait la Grèce 3 (séminaires 1984-1985 :
la création humaine IV) - Seuil, 2010, p. 67-68. Sur les ressorts et les modalités de la « guerre juste » à la mode
romaine, cf. M. HUMBERT, op. cit., §§ 286-287.
44 Cf. ci-dessous 3.1..
45 Cf. en particulier la classification des choses en Droit Civil (cours IGD 2).
46 Cette conception est aussi celle des Etats-Unis, civilisation très juridique en interne, mais très « militariste »
et « voyoucratique » en externe, et qui rejette de façon assez systématique le multilatéralisme en Droit
international public, notamment en matière environnementale. L’invasion de l’Irak en 2003 est un véritable coup
de force contre le Droit international, que l’ONU a validé après coup, se décrédibilisant un peu plus. Les
« Américains » (étatsuniens») sont les Romains du monde moderne, au niveau planétaire, et ses Grecs sont la
« vieille Europe », ou du moins ce qui en reste.
47 G. DUMEZIL, op. cit., pp. 158, 167-168, & 181-182.
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druides (* dru-uid), c’est-à-dire des « Très Savants », prêtres, juristes, dépositaires de la
tradition » (48). Il a aussi été soutenu que les druides gaulois avaient subi l’influence de
Pythagore (mathématicien mais aussi philosophe) et étaient en fait plus des sages devenus
juristes que des religieux (49) : ils exerçaient une fonction juridictionnelle en matière civile et
pénale, y compris dans les querelles entre peuples gaulois à l’occasion des assises intertribales qui se tenaient chez les Carnutes (50). Mais ce modèle gaulois s’écarte profondément
du modèle romain qui le supplanta, en ce sens que la deuxième fonction, celle du pouvoir
politique et militaire, a pu à Rome et ailleurs s’approprier la fonction juridique, mais non en
Gaule ; et l’on ignore tout de ce Droit celtique propre à la Gaule.
On a pu en revanche conserver jusqu’à nos jours une assez bonne connaissance des « Brehon
Laws », le système juridique de la société celtique d’Irlande, où le modèle trifonctionnel a été
observable (51): après avoir été éclipsées par la conquête anglo-normande à partir de 1169,
ces « lois » de forme orale et d’origine druidique puis émanant de juges coutumiers après la
conversion probable de la majorité des druides irlandais au monachisme chrétien furent
consignées par écrit et survécurent parallèlement au Droit colonial anglais jusqu’au XVIIème
siècle (52). Il convient d’observer que, de façon concomitante, l’Eglise d’Irlande resta
autonome vis-à-vis de la papauté jusqu’au XIIème siècle, les communautés locales élisant
leurs évêques en toute indépendance de Rome (53). Le modèle de la papauté, Etat
centralisateur avec application d’un principe de subsidiarité (54), n’est que la prolongation
historique du modèle institutionnel romain après la fin de l’Empire d’occident (55). C’est
probablement ce « mélange des genres » entre les deux fonctions qui est à l’origine du déclin
historique lent et inexorable de la « chrétienté », système bâtard qui succède au
« christianisme », tradition spirituelle authentique de la première fonction.
Dans la civilisation romaine, le Droit est en effet progressivement produit par le système
politique du moment (royauté, république, haut empire, bas empire) au détriment du système
religieux polythéiste classique dérivé de celui de la Grèce et qui va entrer en crise pour être
progressivement supplanté par le christianisme et divers cultes orientaux sous le bas empire :
des empereurs romains comme Hadrien, Théodose 1er et surtout Justinien ont fait œuvre
48 G. DUMEZIL, op. cit., p. 87.
49 Jean-Louis BRUNAUX : Les druides, des philosophes chez les barbares, Seuil, 2009, p. 282-285.
50 J.-L. BRUNAUX, ibid., p. 286-292. A l’échelle de la Gaule, il s’agissait quasiment de l’ONU avant la lettre:
les peuples gaulois étaient en effet très querelleurs entre eux, ce que sut exploiter Jules César dans son entreprise
de conquête.
51 Pierre JOANNON : Histoire de l’Irlande et des Irlandais - Ed. Perrin, 2009, p. 17-20. Cet auteur signale que
le contenu de ce Droit celtique insulaire est très peu répressif, très sophistiqué en matière civile (il accorde en
particulier beaucoup de droits aux femmes), et que, si les différences sociales sont bien marquées, les trois
fonctions duméziliennes ne se sont pas concrétisées dans un système de caste à l’indienne: la mobilité sociale est
possible.
52 Le « Senchus Mor » cité dans le Prologue (Thème 1) est la principale compilation des « Brehon Laws ».
L’influence indienne sur certains mécanismes est manifeste, notamment le jeûne à mort du créancier insatisfait
pour prouver la mauvaise foi du débiteur. Le recours à la « grève de la faim » jusqu’à la mort dans le mouvement
républicain irlandais au XXème siècle (notamment celle de Bobby Sands et neuf autres prisonniers politiques au
camp de Maze/Long Kesh en 1981) a cette origine lointaine, celtique et indo-européenne.
53 P. JOANNON, op. cit., p. 24-33.
54 Ce principe juridique, qui est un des principes de base du Droit de l’Union européenne (TUE, art. 5§3,
Protocole sur l’application du principe de subsidiarité et de proportionnalité), est d’origine ecclésiastique et a eu
pour fonction historique de réguler une organisation territorialement étendue dans un contexte de
communications exclusivement terrestres (chevauchée) lentes et incertaines : l’échelon supérieur ne s’occupe
que de ce que l’échelon inférieur ne peut pas efficacement traiter (paroisse/diocèse/Saint-Siège)
55 A. SUPIOT, op. cit., p. 283.
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juridique majeure (56). Le schisme orthodoxe au sein du christianisme a accompagné (57)
l’émergence d’un Droit byzantin, chronologiquement distinct du Droit romain, mais en fait
son continuateur. Justinien, empereur romain d’Orient (482-565), est considéré comme le
fondateur du Corpus Juris Civilis tel qu’il influença le Moyen-Age puis, plus récemment, les
rédacteurs du Code Civil dans la dernière décennie du XVIIIème siècle : outre un Code
Justinien intégrant les apports des empereurs législateurs antérieurs, son oeuvre comprend un
Digeste (58) qui représente une entreprise doctrinale colossale destinée à la magistrature, et
les Institutes, manuel à portée plus pratique et destiné aux étudiants en Droit ; à cela il
convient d’ajouter les Novelles, oeuvre législative propre cet empereur (59).
En Europe occidentale, l’oeuvre de Justinien fut redécouverte par les premiers « glossateurs »
au Xème siècle, qui aboutissent à une doctrine juridique basée sur le Droit romain à peu près
cohérente au XIIème siècle. En particulier, le Digeste fut repris par les « glossateurs » les plus
éminents aux XIIème et XIIIème siècle, suivie par les « commentateurs » (ou « postglossateurs »), principalement à Orléans et à Bologne (60). Ce sont ceux-ci qui sont à
l’origine de la fécondation croisée entre Droit romain (Droit civil : Corpus Juris civilis) et
Droit canonique (Corpus Juris canonicii), le Droit interne de l’Eglise catholique romaine mais
qui est applicable dans une très large mesure à la société civile. En fait, le Droit romain a
survécu discrètement à la fin de l’Empire d’Occident lorsque les dynasties franques (d’origine
germanique) supplantèrent le monde gallo-romain ; ce n’est pas l’oeuvre de Justinien qui fut
conservée, mais celle de Théodose Ier, qui proclama le christianisme religion d’Etat de
l’Empire romain peu avant son éclatement entre l’Orient et l’Occident (61).
56 Pour une brève rétrospective des sources du Droit romain de la période impériale, cf. M. HUMBERT, op.
cit., p. 352-359, et aussi A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 30-34.
57 L’Empire romain d’Orient, dont la capitale était Constantinople (fondée par l’empereur Constantin en 330,
antérieurement Byzance, ultérieurement Istamboul), naît formellement en 395 d’une scission qui se voulait
simplement fonctionnelle entre les deux fils de l’empereur Théodose (347-395) : Honorius (Empire d’occident,
capitale Rome), et Arcadius (Empire d’Orient). Constantinople étant la « seconde Rome », les Byzantins
s’appelèrent « les Romains » aussi longtemps que leur Empire d’Orient dura, et, par voie de conséquence, le
Droit byzantin n’est que le prolongement du Droit romain de l’Empire unitaire. Sa langue officielle était le latin,
mais le grec était la principale langue usuelle de fait. Le schisme orthodoxe émerge progressivement au Vème
siècle, alors que l’Eglise catholique romaine n’existe pas encore vraiment en tant que telle et placée sous
l’autorité du pape. Sur cette question, cf. Ch. DIEHL & G. MARÇAIS : op. cit., pp. 22-37. La naissance de la
tradition orthodoxe dans le christianisme par opposition à la papauté est étroitement liée à l’autonomisation de
l’empereur d’Orient par rapport à son homologue d’Occident tout en trouvant sa source immédiate dans un débat
théologique fondamental sur la nature du Christ. Mais le Droit romain ne connut point de schisme...
58 « Digesta » en latin, « Pandectes » en grec. La tradition juridique allemande « reçoit » dès le XVIème siècle
l’« usus modernus Pandectarum » (l’utilisation moderne des Pandectes) pour la développer de façon propre au
XVIIIème et au XIXème siècle : le « pandectisme » , avec lequel « le Droit romain se présente comme une
discipline scientifiquement construite, dans une systématisation par déductions logiques » (J. GAUDEMET, op.
cit., p. 349). Ces travaux de systématisation inspireront la construction du Code civil de l’empire allemand
(« Bürgerliches Gesetzbuch »/BGB) de 1900. De cette puissance de la tradition juridique allemande remontant à
Justinien résulte que pour la CJUE l’allemand est la deuxième « langue du Droit », après le français, la langue
anglaise étant peu adaptée à cette discipline malgré le poids des grands cabinets d’avocats anglo-saxons en
Europe et au niveau international. En Europe occidentale, l’oeuvre de Justinien fut redécouverte par les premiers
« glossateurs » au Xème siècle, qui aboutissent à une doctrine juridique basée sur le Droit romain à peu près
cohérente au XIIème siècle, largement influencée par ailleurs par le Droit canonique dans ses applications
séculières.
59 Ch. DIEHL & G. MARCAIS, op. cit., pp. 67, 82-88.
60 J. GAUDEMET, op. cit., p. 300-306.
61 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 16. Cf. aussi, J. GAUDEMET, op. cit., p. 99-104 : ce qui est connu comme
le « Bréviaire d’Alaric », promulgué en 506, a pour dénomination officielle Lex romana wisigothorum, et
reprend principalement le Code théodosien. Comme les Burgondes, les Wisigoths étaient des Francs
« stabilisés » territorialement puis militairement intégrés à la Gaule romaine après avoir été des envahisseurs
« barbares », et leur christianisation les a amenés à mitiger leur droit coutumier franc avec le Droit romain. De ce
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1.3.4. TROIS FIGURES FACE A L’ENJEU DU POUVOIR JURIDIQUE :
L’EMPEREUR, LE ROI ET LE PAPE
L’évolution de l’empire d’Orient jusqu’au Xème siècle, période à laquelle il entre en déclin,
montre une concentration des première et deuxième fonctions entre les mains de l’empereur,
les patriarches de l’Eglise orthodoxe n’ayant pas la prééminence sur lui sur le plan spirituel
(62). En sens inverse, au Moyen-Age et au début des Temps modernes, le pape de l’Eglise
catholique romaine détient sans contestation possible le pouvoir spirituel sans parvenir à
développer un pouvoir temporel durable dans ses Etats, mais doit surtout faire face à des
dissidences de la part de certains souverains qui, forts de leur « onction divine » comme le roi
de France, entendent intervenir en matière spirituelle, soit sur le plan doctrinal comme dans
l’empire d’Orient, soit de façon plus fonctionnelle, notamment en exerçant un contrôle
conjoint ou exclusif sur la nomination des évêques (63).
Puis la papauté s’affaiblit davantage avec l’éclosion de la réforme protestante qui débute au
XVème siècle et va faire basculer bon nombre de souverains européens vers le protestantisme
ou, dans le cas particulier du royaume d’Angleterre, vers une version « nationale » du
catholicisme qui a perduré jusqu’à ce jour (64) . Elle s’affaiblit à nouveau lors du coup de
tonnerre de la Révolution française de 1789, qui marginalise fortement l’Eglise catholique en
la divisant au sujet du serment d’allégeance au nouveau régime politique, et en adoptant
diverses mesures de déchristianisation (65) ; après avoir perdu l’exclusivité de l’éducation en
1882 (lois de Jules Ferry sur l école publique laïque, gratuite et obligatoire), l’Eglise va se
trouver radicalement séparée de l’Etat français en 1905 suite à ses ingérences politiques
incessantes au XIXème siècle aux côtés de la réaction royaliste et bourgeoise, cette déviance
étant faiblement contrebalancée par un « catholicisme social » assez marginal.
Le Saint-Empire romain-germanique représente en Europe occidentale une résurgence
fantasmatique de l’Empire romain d’Occident, avec Charlemagne, qui se fait sacrer empereur
par le Pape en 800, après que son père, Pépin le Bref, ait adopté cette pratique en tant que roi
franc de la dynastie carolingienne. Cet empire ne devait pas survivre directement à
Charlemagne, mais connut une résurgence durable peu après avec Otton Ier (962) ; un de ses
successeurs, Otton III, se fait appeler significativement comme Charlemagne « Empereur
Auguste des Romains » . Après une apogée aux XIIIème et XIVème siècles, cet empire
connaît un long déclin et ne cesse formellement d’exister qu’en 1806, lors de la conquête
napoléonienne. Puis l’Empire allemand (« Deutsches Reich ») contemporain émerge en 1871
dans le contexte de l’unification progressive de l’Allemagne, au profit du roi de Prusse qui
devient « Kaiser ». La forme impériale est aussi adoptée par l’Autriche en 1745 : deux
fait, il y a eu une certaine continuité du Droit romain en Occident avant la grande redécouverte de l’oeuvre de
Justinien au XIème siècle.
62 Ch. DIEHL & G. MARCAIS, op. cit., p. 486-495.
63 Principaux épisodes historiques : affrontements idéologiques entre « gallicans » (partisans de la suprématie
royale) et « ultramontains » (partisans de la suprématie papale) en France, et « conflit du Sacerdoce et de
l’Empire » dans l’Allemagne et l’Italie de l’époque aux XIIème et XIIIème siècle ; en Italie, les partisans du
pape étaient les « guelfes », et ceux de l’empereur les « gibelins ».
64 Suite aux frasques conjugales du roi Henry VIII (1491-1547) qui l’amenèrent à rompre avec la papauté,
l’Eglise anglicane est bicéphale : l’archevêque de Canterbury est son chef spirituel, la Reine (ou le Roi) son chef
temporel. Ce modèle est d’une certaine manière proche de celui de l’Empire romain d’Orient, si ce n’est que
l’Empereur y avait la prééminence sur les patriarches (équivalent des archevêques de l’Eglise catholique) dans le
domaine spirituel.
65 A. SOBOUL, op. cit., pp. 285-290 & 495-497. Sur ce point, on appréciera à sa juste valeur l’emploi de
l’adverbe « même » dans l’article 10 de la DDHC de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même
religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».
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empires vont donc coexister dans le monde germanique jusqu’à la fin de la Première Guerre
Mondiale.
Ce modèle impérial devait renaître d’une certaine manière de 1933 à 1945 sous forme d’un
régime totalitaire barbare et délirant, le « troisième Reich » (66). Le « Führer » (guide) est la
nouvelle dénomination du souverain de ce « Reich ». D’une très grande cohérence, l’ordre
juridique nazi émanait intégralement du projet personnel d’Adolf Hitler, développée
historiquement par tout un courant de pensée faisant des Germains les descendants directs des
Aryens de l’Inde et par voie de conséquence une « race » supérieure. L’idéologie nazie
présentait donc une cohérence non moins grande sur le plan de l’application du modèle trifonctionnel avant même sa formulation (67) : ancrée à l’origine dans la troisième fonction (le
monde du travail dévasté par le chômage et l’inflation), la doctrine nationale-socialiste de
Hitler développa ensuite un éclairage singulier de la première fonction (magnification de la
mythologie germanique/nordique et affirmation d’une connexion ethnique privilégiée avec les
Aryens de l’Inde, parfaitement fantasmatique), pour enfin déboucher sur une forme de
souveraineté autoritaire et dévastatrice sur les plans intérieur et extérieur en ce qui concerne la
deuxième fonction (68). Dans le domaine du vivant (troisième fonction), le régime nazi
montra des préoccupations d’avant-garde et développa des programmes originaux, ce qui ne
manqua pas d’être exploité par certains « policiers de la pensée » contemporains qui voient
dans l’écologie politique un projet totalitaire (69).
Décidément très puissant, ce fantasme impérial issu de l’antiquité romaine fut repris à son
compte par le sultan ottoman Mehmed Fatih qui s’empara de Constantinople en 1453 et
renversa l’Empire romain d’Orient, et prit de façon singulière pour un « non européen »le titre
66 Le « deuxième Reich » est celui que nous venons d’évoquer (1871-1918), et le « premier Reich » est l’empire
de Charlemagne, qui apparaît comme un souverain à la fois français et allemand sur le plan historique ; de façon
significative, pendant la IIème guerre mondiale, la division des Waffen SS composée de volontaires français
s’appelait « division Charlemagne ».
67 Les idées de DUMEZIL n’ont pu en effet influencer Hitler et les nazis puisque c’est en 1938 qu’il formule sa
théorie pour la première fois, dans un cercle intellectuel français très restreint. Après qu’elle eût accédé à la
célébrité « grand public » dans les années 60, il se trouvera évidemment quelques « policiers de la pensée » ou
autres escrocs intellectuels pour insinuer ou affirmer l’existence de connivences ou d’une complaisance pour le
nazisme chez ce grand humaniste ou chez ceux qui prolongent sa réflexion. Aujourd’hui encore, le même type
d’individus n’admet pas la référence incontournable à la civilisation indo-européenne, parce qu’elle a été
exploitée par le nazisme. On peut en dire autant de la philosophie de NIETZSCHE ou de la musique de
WAGNER.
68 Aussi curieux que cela puisse paraître, le régime nazi avait entrepris de forger une sorte de nouvelle religion,
du moins une certaine forme de « spiritualité » ou de « philosophie » : cela incombait à un département de
l’organisation SS dénommé « Ahnenerbe » (= l’héritage de la conscience, approximativement). Ces recherches à
la fois mythologiques et ethnicistes ont amené ces « chercheurs » à s’intéresser non seulement à la civilisation
indienne, mais aussi à la civilisation tibétaine. La « svastika » nazie est d’origine indo-tibétaine (« sauwastika »,
tibétain « yungdrung ») et n’a évidemment rien à voir sur le plan symbolique avec ce qu’on en fait les nazis, tout
comme la croix celtique, autre symbole solaire, qui a été en quelque sorte « confisquée » par des mouvements
d’extrême droite identitaires et néo-nazis.
69 Lois de protection de la biodiversité, mais « ethniquement pure ». Le Reichsführer SS Heinrich Himmler,
ingénieur agronome, fut actif dans la promotion de l’agriculture biodynamique, agriculture biologique
« cosmique » et très empreinte de la première fonction. A noter que le créateur de l’agriculture biodynamique,
Rudolf STEINER (1861-1925) fut accusé de connivence idéologique avec les nazis sur certains points de sa
doctrine anthroposophique, probablement à cause de cette continuation postérieure à sa mort. Nous ne ferons pas
l’honneur aux « policiers de la pensée » spécialistes de l’amalgame haineux et inculte de les citer, aux lecteurs et
lectrices de les découvrir...
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de « Kayzer-i-Roum » (« Empereur des Romains » en arabe) (70). Il concerna encore la
Russie des tsars (71), mais aussi la France. Exerçant un pouvoir autoritaire en tant que
« Premier Consul » dans le régime réactionnaire du « Consulat » issu de la période contrerévolutionnaire du « Directoire », Napoléon Bonaparte devait le reproduire en se faisant
couronner empereur par le pape en 1804, reprenant la tradition du roi de France se faisant
sacrer par l’archevêque de Reims depuis Pépin le Bref, ce qui procède de la même démarche
symbolique. En revanche, c’est par plébiscite que son petit-fils présumé Louis-Napoléon se fit
proclamer empereur en 1852 après un coup d’état en 1851, le pape du moment ayant
probablement été enclin à rejeter une telle requête de la part d’un personnage aussi
opportuniste et insignifiant. On doit aussi mentionner l’épisode lamentable d’un dictateur
africain, « grand ami de la France », qui se fait sacrer « empereur de Centrafrique » en 1977...
Il n’est pas jusqu’à la petite Irlande qui ne fut concernée par cette démarche, quoique de façon
tout à fait unique. En 1003, le roi Brian Boru, régnant sur le petit royaume celtique de Dal
gCais dans l’ouest de l’île mais étant parvenu à fédérer de nombreuses forces dispersées pour
vaincre les Vikings, se fait sacrer « imperator Scottorum » dans la cathédrale d’Armagh, siège
de l’archevêque primat d’Irlande (72).
Cette démarche symbolique du sacre du souverain a son importance dans l’exercice du
pouvoir législatif par celui-ci, en ce que la deuxième fonction dumézilienne exerce le pouvoir
juridique au nom de la première, qui en est le dépositaire historique, mais aussi, dans une
certaine mesure, au nom du peuple qui constitue la troisième fonction, en vertu du legs
historique du passage de la République à l’Empire à Rome (73). Le paradigme impérial
romain est donc sous jacent au Moyen Age, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime et même après
en France, et il devait se maintenir plus longtemps dans les mondes germanique et slave.
Mais la suprématie de l’Empereur sur le Roi a aussi un sens politique, cette dimension
temporelle dérivant sans doute de la dimension spirituelle que l’on vient d’évoquer, mais
aussi d’une certaine dimension de souveraineté populaire incarnée par la noblesse et l’Eglise :
70 Ce détail historique est à ranger dans les arguments plaidant en faveur de l’européanité de la Turquie
actuelle, d’autant plus que, d’un point de vue strictement ethnique, les ancêtres des Turcs ont la même origine
géographique (« Turkestan », « Turkmenistan »...) que les Indo-aryens ou Indo-européens : l’Asie centrale...
71 Le mot russe « tsar » dérive de « César », tout comme le mot allemand « Kaiser ». Ivan le Terrible est le
premier prince russe a prendre le titre de tsar en 1547.
72 P. JOANNON, op. cit., p. 40-41. Noter que l’ancienne auto-désignation des Irlandais en latin était « Scotti »,
et c’est en raison des mouvements migratoires anciens entre le nord de l’Irlande et l’Ecosse que les Ecossais ont
été appelés « Scots/scottish » en anglais, alors que la population autochtone de l’Ecosse était constituée des
Pictes (« Picts »), qui étaient aussi présents en Irlande. Conséquence : le gaélique d’Ecosse est très proche du
gaélique d’Irlande, dont il provient, la langue picte étant mal connue. Les Romains, en revanche, appelaient les
Irlandais « Hiberni » et les Ecossais « Caledoni ».
73 M. HUMBERT, §§ 401-408 : l’imperator est avant tout un consul devenu chef de guerre auquel le sénat et le
peuple romain (« SPQR » des inscriptions et des insignes militaires) confient le pouvoir (potestas), en le revêtant
d’une dimension divine lui conférant une autorité spirituelle/magique (auctoritas). La société romaine antérieure
avait été marquée au contraire par une séparation systématique de la potestas (deuxième fonction dumézilienne)
et de l’auctoritas (première fonction dumézilienne). Selon le même auteur (ibid., §§ 414-416), les fondements
juridiques du pouvoir impérial romain sont l’imperium proconsulaire, la puissance tribunicienne (lien
organique/historique avec le peuple) et l’auctoritas, la potestas consistant en la somme des deux premiers
fondements. Plus tard, dans la société médiévale, les canonistes débattront à l’infini pour savoir si le pouvoir
royal, dérivé du pouvoir impérial, procède de Dieu (qui « le veut ») ou du peuple (J. GAUDEMET, op. cit., p.
170-172). En 1789, a souveraineté populaire trouvera un nouveau fondement mystique dans la Nation, liée à la
notion de patrie (là où l’on naît, sur le territoire des pères) : « La Nation, le Roi, la Loi » fut la devise de la
République jusqu’au régicide de 1793.
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« L’empereur est au-dessus des ducs. Il fait les rois. Cette puissance politique trouve son expression dans la
législation que (la Diète) « fait » et défait à son gré et qui, édictée par l’Empereur, sert aussi son pouvoir.
Comme l’empereur romain du VIème siècle, l’empereur germanique est « loi vivante ».
Soutenue par les légistes, forte des souvenirs romains, la législation impériale n’est cependant pas toutepuissante. Elle a besoin du concours des princes territoriaux. Ceux-ci parfois le marchandent.
La législation impériale se fait dans les Diètes. A côté des Palatins on y rencontre les grands feudataires, laïcs
(les ducs) et ecclésiastiques (en particulier les archevêques de Trêves, Cologne, Mayence) qui disposent des
droits régaliens. La Diète élit le souverain, celui qui, par le sacre à Rome, deviendra l’Empereur. Elle l’assiste,
quand il juge ou légifère. Aussi a t’on pu parler d’un « caractère contractuel » de la législation impériale »(74).
Cette suprématie symbolique de l’Empereur sur les rois (ceux de l’empire et ceux d’à côté !)
devait pousser les légistes français du Moyen Age à aller jusqu’à poser que « le Roi est
Empereur en son pays » , ce qui pouvait s’interpréter de deux manières :
- interprétation immédiate et évidente : l’empereur romain-germanique n’avait aucun droit sur
le royaume de France ;
- interprétation profonde et audacieuse : le roi de France lui-même était un autre descendant
symbolique de l’empereur romain (75).
Lorsqu’il fallut réformer les Universités en 1598, le droit pour le roi Henri IV de réglementer
les études en tant qu’« empereur en son pays » (donc détenant une parcelle du pouvoir papal,
l’Eglise étant l’autorité de tutelle des Universités à l’époque) fut proclamé solennellement par
de Thou, premier président du Parlement de Paris, qui était un légiste. La maxime fut aussi
invoquée en France à l’encontre du pape lors des Etats généraux de Blois en 1588 pour tenter
justifier le gallicanisme, mais le roi arbitra par prudence en faveur de l’ultramontanisme (76).
Cette prééminence historique de la figure de l’Empereur sur celle du Roi ne prendra fin
qu’avec la Ière Guerre mondiale au XXème siècle, s’explique par son ancrage dans chacune
des trois fonctions de DUMEZIL tel qu’hérité de l’Antiquité romaine.
On serait tenté de résumer ce conflit entre les figures symboliques du Pape, de l’Empereur et
du Roi pour le contrôle de la fonction juridique sous l’image de deux « chaises musicales »
(les première et deuxième fonction duméziliennes) que se disputent ces trois figures, la
musique et son arrêt occasionnel étant le processus événementiel historique.
C’est d’une toute autre logique que relève la figure de l’Empereur dans la civilisation
chinoise : nul Roi ou Pape à concurrencer, mais simplement une position de « mandat
céleste » qui en fait un « despote éclairé » au sens occidental du terme (77). L’Empereur
apparaît en Chine au IIIème siècle BC comme un roi (Quin Shi Huangdi) qui a acquis la
prééminence sur les autres, suite à la période dite des « royaumes combattants » et qui
instaure un régime despotique sur un vaste territoire issu de ses conquêtes, et Ashoka procède
de même en Inde à la même époque. Il semble donc y avoir un socle commun planétaire à
l’émergence de la figure de l’Empereur à partir de celle du Roi, qui lui préexiste, et cela
implique en pratique la conquête ou la maîtrise d’un vaste territoire impérial, alors qu’un
74 J. GAUDEMET, op. cit., p. 145. La « Diète » est le nom de l’assemblée délibérante qui se réunit à un jour
fixé à l’avance (« die dicta ») ; le terme a été conservé dans la Pologne actuelle, et apparaît dans l’allemand « tag » ou le scandinave « -dag ». A noter que le régime nazi ne supprima pas le « Reichstag » issu de la
république de Weimar, bien qu’il fût devenu une assemblée croupion du fait de la suppression du pluralisme
politique.
75 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 235 & 460. J. GAUDEMET, op. cit., p. 137. Cette position des légistes
français s’appuyait confortablement sur deux décrétales papales distinctes.
76 A. RIGAUDIERE, op. cit., pp. 323 & 600. Cf. note 63.
77 On appelle « despotisme éclairé » la doctrine des souverains européens du XVIIIème siècle qui s’entouraient
des conseils des philosophes des Lumières, voire entretenaient ces philosophes à leur cour (Frédéric II de Prusse,
Catherine II de Russie...), afin d’exercer leur fonction conformément à la « raison », mais sans renoncer à
l’absolutisme.
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royaume peut rester minuscule. Cependant, même les Grecs, qui fonctionnaient
territorialement sur la base de cités de faible étendue et qui eurent de graves difficultés pour
tenir tête au puissant empire perse voisin, connurent la tentation impériale à deux reprises :
- expédition athénienne de colonisation de la Sicile et du sud de l’Italie (« Grande Grèce »),
qui échoue au profit des Romains en pleine expansion ;
- Alexandre III, roi de Macédoine, soumet l’ensemble de la Grèce et conquiert
progressivement l’empire perse pour aller jusqu’en Inde du nord, sans lendemain.
Le régime impérial chinois durera jusqu’en 1911, pour céder la place à un régime républicain,
dont la République populaire actuelle est indirectement issue à travers l’émergence
insurrectionnelle décisive du Parti communiste chinois dans le processus politique entre les
deux guerres mondiales, puis pendant la résistance chinoise l’invasion japonaise
conjointement avec le généralissime républicain Chiang Kai-shek.
Dans la civilisation japonaise, plus tardive et fortement influencée par la Chine sur le plan de
la philosophie politique confucianiste et par la Corée sur la plan de la religion (importation du
bouddhisme et du taoïsme se superposant au shintoïsme, la religion traditionnelle),
l’Empereur est un descendant mythique de la déesse du soleil. Sa figure politique (« tennô »)
apparaît au VIIème siècle à travers la prééminence du monarque du royaume du Yamato, qui
est au départ plus un médiateur entre les féodaux de l’époque qu’un véritable roi (« ôkimi ») ;
ce régime royal pré-impérial promulgue en 604 une « Constitution en 17 articles »,
« recommandations d’ordre général qui reflètent une conception selon laquelle l’ordre ici-bas
doit refléter l’ordre de la nature » et tendant à « construire un Etat sino-bouddhique » (78).
Puis l’empire japonais apparaît en tant que tel à travers le changement de nom de « Yamato »
en « Nihon » (ou « Nippon »), pays du Soleil levant, sous l’influence du taoïsme venu de
Corée mais d’origine chinoise. L’imitation du modèle chinois se traduit par l’institution d’une
bureaucratie d’Etat importante et l’édiction de codes juridiques très complets, portant sur le
Droit Pénal et le Droit Administratif, mais très peu sur le Droit Civil, puisque, comme dans la
Chine impériale, la prégnance conservatrice des rites et de la morale confucianistes le rendent
quasiment inutile (79). Le code « Daiho » de 701 devait avoir une influence postérieure
pluriséculaire sur le Droit japonais. La figure de l’Empereur existe toujours au Japon et sa
personne reste sacrée du fait de son ancrage mythique, mais son instrumentalisation antérieure
dans le processus impérialiste et nationaliste/belliciste en Extrême-orient mené par les
gouvernements japonais jusqu’à la IIème Guerre mondiale lui interdit toute intervention
spontanée dans les affaires publiques, ses faits et gestes étant extrêmement encadrés par ses
services et le gouvernement (80).
Mais si l’Empereur en tant que figure semble disparaître de la scène juridique et politique
occidentale au XXème siècle, le concept d’empire (sans empereur) connaît un renouveau avec
l’expansion coloniale qui commence au XVème siècle avec la redécouverte de l’Amérique
par Christophe Colomb, pour le compte du roi d’Espagne Charles-Quint qui était aussi à la
78 Pierre-François SOUYRI : Nouvelle histoire du Japon, Perrin, 2010, pp. 70 & 81-86.
79 P.-F. SOUYRI, op. cit., p. 114-123. Cette référence au « Soleil levant » marque symboliquement
l’autonomisation politique et symbolique vis-à-vis de la Chine, « Empire du Milieu » pour lequel le Japon est
naturellement le « pays du soleil couchant »...
80 Ainsi la prise de parole exceptionnelle de l’empereur Akihito le 16 mars 2011 lors de la catastrophe naturelle
et technologique frappant le nord de l’île principale de Honshu doit-elle être considérée comme une tentative de
conjurer le sort en mobilisant cette ascendance mythique pour venir en aide aux moyens temporels débordés et
accablés par la conjonction des trois catastrophes (séisme majeur créant un tsunami dévastateur, et accident
nucléaire majeur consécutif). Mais cette prise de parole n’a pu se faire qu’avec l’accord du gouvernement en
place.
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tête du Saint-Empire. Le colonialisme européen, qui se développe d’abord dans les Amériques
puis à partir du XVIIIème siècle en Asie, Afrique et Océanie recrée une nouvelle forme
d’empire, à l’échelle potentiellement planétaire. Le colonialisme donne naissance à
l’impérialisme qui peut s’afficher dans certains cas (81), ou rester implicite. Dans le cas très
particulier des Etats-Unis, les colonisés émancipés deviennent immédiatement colonisateurs
et impérialistes (82).
1.4. LE LEGS DU DROIT DE L’ANCIEN REGIME EN FRANCE
1.4.1. LA TENDANCE A L’UNIFICATION DU DROIT ECRIT
La longue transition entre la fin de l’Empire romain d’occident en 476 et la société dite
moderne, qui apparaît à la fin du Moyen Age (83) avec la période connue sous le nom de
« Renaissance », marque la prédominance en Europe d’un droit coutumier et
géographiquement éclaté qui tend à connaître des poussées périodiques de passage à la
codification écrite sous l’impulsion de certains souverains. En France, l’élaboration du Code
Civil dans la dernière décennie du XVIIIème siècle a été précédée par les tentatives de
certains rois et/ou des légistes de l’époque qui les assistaient de codifier par écrit le maximum
de règles de droit dans le royaume ; on se bornera à mentionner deux phases essentielles :
- au XVIème siècle, plusieurs ordonnances royales tendent à unifier le droit dans certains
domaines (84) ;
- au XVIIème siècle, Pussort, sous l’autorité de son neveu Colbert, ministre de Louis XIV,
élabore des ordonnances, puis, de façon plus limitée, d’Aguesseau sous Louis XV(85).
81 Au XIXème siècle, la reine Victoria est « impératrice des Indes », et l’empire britannique survit
symboliquement aujourd’hui sous la forme du « British Commonwealth » : la reine d’Angleterre st
théoriquement le chef de 16 Etats (Canada, Australie, Kenya, etc.). L’empire (colonial) français » en Afrique et
sur d’autres continents est une expression usitée jusqu’au milieu du XXème siècle, alors même que la France
métropolitaine n’a plus de régime impérial ni même royal.
82 Noam CHOMSKY : Futurs proches ; liberté, indépendance et impérialisme au XXIème siècle, Ed. Lu, 2010,
p. 27 : « Les Etats-Unis sont sans doute le seul pays qui ait été fondé en tant qu’« empire naissant », pour
reprendre les mots du père de la nation, Georges Washington ». L’impérialisme étatsunien, découlant de la
victoire militaire et politique des Etats-Unis dans les deux guerres mondiales et de la suprématie économique
acquise de ce fait sur l’Europe, connut un coup d’arrêt avec sa défaite dans la guerre du Vietnam (1964-1975) et
une défaite symbolique avec l’attaque terroriste islamique dévastatrice à New York du 11 septembre 2001. Sa
défaite morale et idéologique est déjà acquise (émancipation des Etats d’Amérique latine, scandale international
de la prison de Guantanamo...). Les premiers actes impérialistes à caractère ouvert des Etats-Unis sont la
conquête de la Floride en 1818, puis l’annexion de Cuba, Porto-Rico et Hawaï en 1898. A la même époque, l’île
caraïbe d’Hispaniola (Haïti + République dominicaine actuelle) fait l’objet d’une annexion de fait. Auteur
principal de la déclaration d’indépendance, Thomas Jefferson, président des Etats-Unis de 1801 à 1809,
considérait comme allant de soi la prise de contrôle progressive de tout le continent américain, pour le plus grand
bonheur des peuples « libérés ».
83 Celle-ci est généralement fixée à la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, qui marque la fin de
l’Empire gréco-asiatique d’orient, héritier de l’Empire romain d’orient : à l’est, pas de transition, un Empire
chasse l’autre, avant que l’Empire ottoman ne se désagrége au XIXème siècle et au début du XXème siècle pour
donner naissance à la Turquie moderne.
84 L’Ordonnance de Villers-Cotterets (1539) de François Ier restreint la compétence de la justice ecclésiastique,
organise les procédures contentieuses et impose l’usage de la langue française en lieu et place du latin ou des
parlers vernaculaires. L’Ordonnance de Moulins (1566), prise sous la régence de Charles IX par Marie de
Médicis, comprend de nombreuses modifications sur la réforme de la justice qui seront reprises par le Code
Civil.
85 J. GAUDEMET, op. cit., p. 155-160 .
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En Droit Privé, il s’agissait de mettre fin aux distorsions créées par la partition du royaume
entre « pays de droit écrit » (au sud) et « pays de droit coutumier » (au nord). En Droit Public,
il s’agissait de conforter les fonctions « régaliennes » (86) et d’en préciser le contenu. Les
fonctions régaliennes actuelles, héritière des prérogatives royales de la deuxième fonction,
revêtent une dimension juridique fondamentale : défense, police, justice, relations
internationales et émission monétaire (aujourd’hui transférée à la Banque centrale
européenne). En France, le pouvoir réglementaire lié aux missions de police administrative
générale ou spéciale et les sanctions administratives sont le legs de cette situation. Certaines
de ces anciennes ordonnances royales (à l’époque où la loi votée par un Parlement n’existait
pas) produisent encore des effets juridiques aujourd’hui (87).
1.4.2. L’AUTONOMISATION PROGRESSIVE DE LA JUSTICE
Mais la souveraineté juridique ne porte pas seulement sur le pouvoir d’édicter une législation :
elle emporte aussi la faculté de juger, de trancher des litiges. Dans l’Antiquité, la justice est
d’abord exercée par la première fonction, celle du « sacré »., puis par la deuxième, celle de la
souveraineté politico-militaire. En tant que composante de la deuxième fonction, la noblesse
médiévale développe un rapport nouveau au droit car l’évolution du système féodal fait
apparaître des « seigneurs justiciers », parallèlement à la fonction juridictionnelle du roi et de
l’Eglise. L’émergence de cette couche spécifique s’explique par l’évolution complexe du
système institutionnel mérovingien puis carolingien, où la justice était rendue au nom du roi
(ou de l’empereur) par des comtes qui étaient mobiles et tenaient des « plaids » périodiques en
présidant des jurys populaires (88), vers le système féodal consécutif à l’avènement de la
dynastie capétienne, dans lequel la justice (« haute » et « basse ») est principalement exercée
par le seigneur, mais aussi par l’Eglise. La justice royale coiffe l’ensemble, avec une
autonomisation croissante de la fonction judiciaire de la cour du roi, à travers la « cour de
Parlement » (« curia regis in parlamento »), qui émerge en 1250 et peut être
occasionnellement présidée par le roi (89).
Par la suite, cette cour va se démultiplier dans les provinces, les « Parlements » étant les
ancêtres des actuelles Cours d’appel ; ce sont des « cours souveraines » (i.e. cours « statuant
au nom du souverain »). En fait, deux mouvements sont décelables :
a) la « cour de Parlement » centrale (parisienne) essaime en province pour y tenir des
« Grands Jours » ;
86 Etymologiquement, « régalien » = « royal » (doublet linguistique).
87 On peut citer l’Ordonnance de Moulins (1566); s’agissant de la délimitation du domaine public maritime,
l’Ordonnance sur la Marine de 1681 (Colbert/Louis XIV) est restée en vigueur jusqu’à l’entrée en vigueur du
CG3P en 2006 (art. L 2114, al. 3), et a été considérée comme un chef d’oeuvre législatif par les commentateurs
ultérieurs.
88 Cette tradition franque - donc germanique - de justice populaire est à l’origine de l’importance des « jurys »
dans les pays anglo-saxons (Royaume-Uni et Etats du Commonwealth), et, de façon plus indirecte, aux EtatsUnis. En France, le jury de la Cour d’Assises de droit commun est la seule survivance de cette tradition.
89 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 43, 62, 103-105, 166-174. Le seigneur justicier n’est pas le descendant
institutionnel du comte justicier mérovingien, rendant la justice au nom du Roi, mais du propriétaire
« immuniste » (église, monastère ou grand propriétaire bénéficiant d’un privilège d’immunité judiciaire octroyé
par le Roi), qui exerce une justice privée hors de la compétence comtale, donc indirectement royale. On voit
donc apparaître progressivement une justice ecclésiastique parallèlement à la justice seigneuriale, la cour du roi
faisant office de juge d’appel et de cassation à la fois. Sur le domaine royal, la justice est rendue par les baillis et
sénéchaux, qui sont des administrateurs à titre principal. Le prévôt est un juge royal de droit commun ayant une
compétence de principe là où baillis et sénéchaux n’en ont point.
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b) des « parlements » sont créés directement dans certaines provinces pour des raisons
historiques et politiques particulières (90).
Outre leur fonction juridictionnelle d’appel sur les décisions des juridictions inférieures
(« arrêt » de la procédure), les Parlements/parlements ont pour mission d’enregistrer les
ordonnances royales afin d’assurer leur publicité et leur opposabilité dans la province, et un
« droit de remontrance » au souverain dans le but de l’amener à revenir sur sa décision. Les
Parlements peuvent par ailleurs rendre des « arrêts de règlement » à portée générale dans
certaines conditions, ce qui crée une source de droit supplémentaire ; ces sources de droit à
portée générale sont légitimées par leur qualité de cour souveraine (91). Si l’on ajoute à cela
la pratique fréquente du refus d’enregistrement de certaines ordonnances, on constate que les
Parlements jouent un rôle politique croissant au détriment du pouvoir royal, au point qu’en
1756 le Parlement de Paris lance l’idée que les Parlements provinciaux ne sont que les
« classes » d’un Parlement unique, indivisible et distribué spatialement pour des raisons
purement techniques (92). Il avait déjà été en 1648 un des acteurs de la « Fronde »,
mouvement de contestation de l’absolutisme du pouvoir central du cardinal Mazarin lors de
l’interrègne Louis XIII-Louis XIV (93). Cet épisode majeur de l’autonomisation du pouvoir
juridique par rapport au souverain dans le contexte français fut précédé par de nombreuses
considérations doctrinales émanant de « parlementaires » (donc de juges) tendant à soumettre
la royauté elle-même au Droit, en effectuant une distinction entre « lois du royaume » - à la
discrétion du roi en place - et « lois fondamentales » - applicables au Roi lui même et
d’origine « naturellement » divine (94). Ce sont les prémices du Droit Constitutionnel
moderne qui apparaissent au XVIème siècle en France dans ce débat de juristes qui, d’un
point de vue rétrospectif, assument pleinement leur rôle dans la première fonction
dumézilienne.
Dès lors, le ver était dans le fruit : cette autonomisation croissante des juges des « cours
souveraines » pose les prémices du débat du XXème siècle sur le « gouvernement des juges »
en Science politique, et, en attendant, la tension politique croît considérablement au XVIIIème
siècle entre le pouvoir royal et les Parlements. Les révolutionnaires de 1789 en tireront les
conséquences qu’ils estimaient fondées, à savoir la toute-puissance du peuple législateur et
une méfiance profonde pour les juges soupçonnés d’infidélité potentielle au nouveau régime
républicain, alors même que leur dissidence leur avait été fort utile pour saper l’absolutisme
royal (95). Ils étaient d’autant plus fondés à le vouloir que les juges appartenaient malgré tout
à la « noblesse de robe », par opposition avec la « noblesse d’épée » qui descendait des
seigneurs du Moyen Age et constituait l’ossature de la cour du Roi à Versailles ; de plus, ils
achetaient leur charge au Roi tout comme les officiers ministériels d’aujourd’hui l’achètent à
l’Etat (notaires, huissiers...), étaient souvent corrompus, extrêmement lents, et recevaient des
90 A. RIGAUDIERE (op. cit., p. 362-370) fait utilisation pédagogique de la majuscule et de la minuscule en
distinguant « le Parlement », ses « Grands Jours » provinciaux et les « parlements » provinciaux institués
directement (Bretagne, Bourgogne, Provence...).
91 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 400.
92 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 393-408.
93 Le 13 mai 1648, le Parlement parisien, opposé à une réforme de la fiscalité des offices voulue par Mazarin,
convoque les trois autres cours souveraines de Paris (Grand Conseil, Chambre des Comptes et Cour des Aides)
pour adopter, « dans l’intérêt du public et la défense de l’Etat », un « arrêt d’Union » entre les quatre juridictions
solidaires face à l’autoritarisme cardinalice. « Sur la base de ce texte, tous les parlements du royaume reprennent
le thème de la solidarité et soutiennent constituer un corps unique qui, en toutes circonstances, doit faire bloc »
(A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 664).
94 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 515-521.
95 « Le juge doit être la bouche de la loi » (Robespierre). Interdiction des « arrêts de règlement » par l’article 5
du Code Civil de 1804, toujours en vigueur..
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plaideurs des « épices » (dons en nature), ce qui rendait leur impartialité problématique dans
le règlement des litiges (96) .
Une des premières initiatives de l’Assemblée législative qui succéda à l’Assemblée
constituante de 1789 fut donc d’adopter la loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation
judiciaire, qui pose l’incompétence des juridictions de droit commun pour trancher les litiges
concernant la puissance publique, c’est-à-dire le nouvel Etat et son Administration ; cette loi
fut confirmée par la loi du 16 fructidor an VIII, et ces deux lois sont toujours en vigueur. Par
suite, les juridictions administratives spécialisées sont créées en 1799 : « conseils de
préfecture » (qui deviendront les Tribunaux administratifs en 1954) et le Conseil d’Etat, mais
les ministres conservent des fonctions juridictionnelles jusqu’en 1889 (97). Telle est la base
de l’autonomie doctrinale et juridictionnelle du Droit Administratif français actuel. Par
ailleurs, cette loi de 1790 instaure :
- pour le Droit Civil : des « juges de paix » au niveau des cantons (prédécesseurs des
Tribunaux d’instance), des « tribunaux de district » au niveau de ces subdivisions des
nouveaux départements, qui deviendront « tribunaux civils » sous l’Empire et qui prendront
l’appellation de « Tribunaux de grande instance » en 1958, date à laquelle les Tribunaux
d’instance succèdent aux juges de paix ;
- pour le Droit Pénal : des « tribunaux de simple police » pour les infractions municipales
(futurs Tribunaux de police), des « tribunaux de police correctionnelle » (futurs Tribunaux
correctionnels) et des « tribunaux criminels » départementaux (futures Cours d’assises) ; on y
observe un retour à la tradition germanique du jury, avec un jury d’accusation, puis un jury de
jugement ;
- pour ces deux branches traditionnelles du Droit Privé, un « Tribunal de Cassation », mais
qui est articulé avec le « Corps législatif », donc l’Assemblée des députés élus au suffrage
universel.
La Cour de Cassation ne remplace ce Tribunal en tant que comme juridiction autonome
suprême qu’en 1804, sous l’Empire napoléonien, date à laquelle apparaissent les Cours
d’Appel, résurgences des Parlements provinciaux. Les juges de la période révolutionnaire sont
élus, avec une exigence de diplôme universitaire ou une équivalence professionnelle (98).
En 1748, le Président du Parlement de Guyenne, un certain Charles de Secondat, baron de la
Brède et de MONTESQUIEU, publie un ouvrage intitulé « L’esprit des lois » , fruit d’une
vingtaine d’années de travail, et qui pose les fondements du libéralisme politique moderne et
de la théorie de la « séparation des pouvoirs » (99). MONTESQUIEU, qui était un haut
magistrat de l’Ancien Régime, est considéré comme un des fondateurs de la Science politique
en France et en Europe. Admirateur de la « Constitution anglaise », il se montre partisan
d’une monarchie constitutionnelle de ce type. Les lois au sens juridique du terme (« civiles et
politiques ») ne sont que l’application dans une société d’une loi plus vaste, qui est la
« raison » : les lois en général - y compris les lois scientifiques, qui ne sont pas encore
dénommées ainsi, mais bien présentes dans son esprit à travers des références à « l’ordre
cosmique » - « sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses », mais ont
vocation à être « propres au peuple pour lequel elles sont faites » (100). Cette affirmation de
principe d’un pluralisme juridique souhaitable annonce l’émergence de l’Etat-nation générant
96 Cf. sur ce plan la savoureuse - et unique - comédie de Racine : « Les Plaideurs ».
97 Le Conseil d’Etat met fin à ce système dans son arrêt « Cadot » du 13 décembre 1889. Le recours
hiérarchique (non contentieux) auprès d’un ministre est la subsistance de cette période du « ministre-juge ».
98 A. SOBOUL, op. cit., p. 162-163.
99 MONTESQUIEU : L’esprit des lois (2 tomes), Garnier, 2011.
100 J. GAUDEMET, op. cit., p. 175-177.
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sa législation propre, qui peut différer de celle des Etats voisins, schéma qui perdure de nos
jours avec comme atténuation la primauté du Droit de l’Union européenne sur le Droit interne
de l’Etat membre. MONTESQUIEU est aujourd’hui considéré comme le principal fondateur
de la Science politique en France, et le précurseur du libéralisme politique moderne et de la
théorie de la séparation des pouvoirs, que mettront en application les constituants américains
en 1786.
Enfin, apparaît sous l’Ancien Régime un phénomène supplémentaire qui va complexifier un
peu plus les « naissances du Droit » au sens de J. GAUDEMET : les juridictions déléguées
d’exception, ayant une compétence particulière non fondée sur un territoire comme les
bailliages ou les Parlements (101). Dans le domaine du vivant, il convient de citer les
« maîtrises des eaux et forêts », qui ont à la fois des fonctions administratives et
juridictionnelles en matière de police des forêts, de la chasse et de la pêche ; ces instances
s’étaient créées au XIVème siècle comme démembrement des pouvoirs des baillis et
sénéchaux, et avaient été organisées par l’ordonnance de Colbert de 1669 sur les eaux et
forêts (102). On peut citer aussi les « amirautés », compétentes pour l’ensemble des affaires
maritimes, civiles et militaires ; les préfets maritimes actuels, amiraux aux compétences
mixtes, sont les descendants de ces amirautés, avec les services des «affaires maritimes » en
matière civile et administrative, aujourd’hui incorporés aux Directions interrégionales de
affaires maritimes, et les Directions départementales des territoires et de la mer. Mais le fait le
plus marquant est sans doute l’émergence des « juridictions consulaires » au XVIème siècle,
ancêtres des Tribunaux de Commerce actuels : ce sont des juridictions corporatives (juges
élus) qui tranchent les litiges entre commerçants de façon rapide et peu coûteuse, au grand
dam des juridictions de droit commun qui n’ont eu de cesse de demander au roi leur
suppression, en vain. Le débat continue aujourd’hui, avec ce « serpent de mer » que constitue
la réforme des Tribunaux de Commerce, occasionnellement suspectés de « déviationnisme »
favoritiste...
1.5. L’ALLEMAGNE, L’AUTRE PAYS DU DROIT ROMAIN
Dès le XIIème et le XIIIème siècle, l’Empire romain-germanique fait figure de précurseur en
matière de Droit constitutionnel. Ayant à diriger un territoire vaste et diversifié sur les plans
culturel et linguistique, certains empereurs font quasiment oeuvre de fédéralisme avant son
invention officielle par les colons américains qui rompent avec la Couronne britannique pour
créer les Etats-Unis d’Amérique au XVIIIème siècle. En particulier, la « Constitution » issue
de la Diète de Worms en 1231 fait de l’Allemagne une fédération de territoires (103). C’est
donc sans difficulté qu’à l’issue de la IIème Guerre Mondiale l’Allemagne et l’Autriche
deviendront des fédérations de « Länder » aux pouvoirs importants, contrastant avec le régime
nazi hyper-centralisateur (gouvernorat des « gauleiter »). Le mouvement sera prolongé dans le
sens de l’autonomie progressive amenant à l’indépendance chez les montagnards suisse au
XIVème siècle, et la Confédération helvétique a perduré jusqu’à ce jour. Le modèle fédéral
101 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 412-415.
102 On trouve cependant des traces d’un Droit forestier autonome dès Charlemagne. De façon remarquable, le
premier Code Forestier apparaît en 1827, à une époque où, en dehors des deux codes de procédure civile et
« criminelle » (= pénale), n’existent que le Code Civil, le Code Pénal et le Code de Commerce. Sur l’histoire du
Droit Forestier, cf. notamment Benoît LE MEIGNIEN : La forêt, objet du droit administratif, Thèse de Droit
Public soutenue à Aix-en-Provence le 4 juillet 2009, p. 15-32.
103 J. GAUDEMET, op. cit., p. 144-148.
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38
fera ultérieurement souche sur le continent américain : Etats-Unis, puis, plus récemment, le
Canada et le Brésil. L’Inde a une apparence fédérale, mais demeure un pays assez centralisé.
La tradition juridique allemande « reçoit » dès le XVIème siècle l’« usus modernus
Pandectarum » (l’utilisation moderne des Pandectes, donc du Digeste) pour la développer de
façon propre au XVIIIème et au XIXème siècle : on appelle ce courant doctrinal le
« pandectisme », pour lequel « le Droit romain se présente comme une discipline
scientifiquement construite, dans une systématisation par déductions logiques » (104). Ces
travaux de systématisation inspireront la construction du Code civil de l’Empire allemand
(« Bürgerliches Gesetzbuch »/BGB) de 1900. De cette puissance de la tradition juridique
allemande remontant à Justinien résulte qu’au niveau européen l’allemand est la deuxième
« langue du Droit », après le français, la langue anglaise étant peu adaptée à cette discipline.
Les juristes allemands de cette époque subissent aussi l’influence du Droit Civil français issu
du « Code Napoléon » de 1804, mais maintiennent une tradition romaniste autonome tendant
à faire de leur droit national un « Professorenrecht » plus accentué qu’en France, où c’est la
jurisprudence de la Cour de Cassation qui a traditionnellement la suprématie sur la doctrine.
Cette tendance historique est moins nette a l’heure actuelle, la parenthèse nazie de 1933 à
1945 puis la partition de l’Allemagne en deux Etats politiquement antagonistes jusqu’en 1991
ayant introduit une brèche profonde dans ce système humaniste commun à la plupart des états
européens ; depuis lors, le Droit allemand n’a eu de cesse de s’aligner sur les normes les plus
modernes.
1.6. L’ANGLETERRE ET L’EMERGENCE
DISTINCT : LE « COMMON LAW »
D’UN
MODELE
JURIDIQUE
Dans l’Europe actuelle, et même au niveau international en ce qui concerne les Etats d’origine
européenne, on oppose traditionnellement sur le plan juridique le modèle (ou le droit) anglosaxon au modèle (ou au droit) continental, représenté principalement par la France et
l’Allemagne. Au Moyen-Age, le royaume d’Angleterre connaît en effet une évolution du
système juridique sensiblement différente de celle qui prévaut dans le royaume de France et
dans l’Empire romain-germanique.
En premier lieu, l’occupation romaine y a été moins durable et moins profonde que sur le
continent. Ensuite, et par voie de conséquence, les apports successifs de populations
germaniques (Saxons notamment) et scandinaves (Danois principalement) tendent à instaurer
un droit coutumier d’un poids beaucoup plus important. L’Eglise a cependant développé dans
l’île son Droit canonique et exerce un quasi-monopole juridictionnel jusqu’à la conquête
normande de 1066. A partir de cette époque, des tribunaux laïcs se superposent aux tribunaux
ecclésiastiques pour trancher les litiges qui ne sont pas de la compétence de ceux-ci selon le
droit coutumier. Les coutumes sont juridiquement valides sur le plan local lorsqu’elles
remplissent certaines conditions : caractère immémorial, « raisonnable » (un concept clé du
Droit anglais encore aujourd’hui !), certitude sur la nature des droits conférés et sur le
destinataire de ceux-ci, compatibilité avec les autres coutumes, caractère permanent et non
contraire à une source de droit supérieure (105).
104 J. GAUDEMET, op. cit., p. 349.
105 Christian BOUSCAREN, Rosalind GREENSTEIN, Alexandre CORDAHI : Les bases du Droit anglais ;
textes et vocabulaire, Ed. Ophrys, 1981, p. 18.
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L’expression anglaise « common law » désigne la constatation historique par les juges
itinérants de l’époque - comme l’étaient les comtes carolingiens sur le continent - de la
similitude des coutumes d’une région à l’autre, dans le cadre du contrôle de l’administration
locale par le pouvoir royal (106). Un droit non écrit, mais appliqué dans l’ensemble du
royaume sur cette base commune, émergea donc lentement du XIème au XIIIème siècle, au
cours duquel furent publié les « Year Books » rassemblant pour chaque année les décisions de
justice par types de litige, car ce système appelait logiquement l’instauration de la « règle du
précédent » (« case law »). Par la suite, le « case law » fut complété par des études doctrinales
(« English Reports » ), puis par les « Law Reports » publiés par une instance spécialisée à
partir de 1865 ; parmi ceux-ci émergent les « All England Reports », qui rassemblent les
décisions de principe les plus importantes (107).
Mais le roi d’Angleterre, « fontaine de justice » puisque reconnu par l’autorité ecclésiastique
et assisté par elle (108), devint la deuxième source de droit de rang égal au « common/case
law », sous la dénomination « equity ». Les justiciables pouvaient en effet transmettre des
pétitions écrites à la Cour de justice du souverain (Curia Regis) afin d’obtenir une réponse
écrite à caractère exécutoire (« writ », que l’on traduit en français par « rescrit »), dans la
mesure où le « common law » n’avait pas réponse à tout et où l’une ou plusieurs des cinq
conditions de validité de la coutume venaient à manquer (109). Le développement de ce
mécanisme devait amener la création auprès du roi de la Chancellerie (« Chancery »), le poste
de « Lord Chancellor » étant occupé initialement par un religieux, d’où une influence certaine
du Droit canonique sur la solution (110). En cas de divergence entre les deux systèmes,
« equity » l’emportait sur « common law », mais il parut nécessaire en contrepartie de
soumettre cette justice royale à la règle du précédent, et, suite à de fortes tensions au XVIIème
siècle entre les deux pouvoirs, cette dualité juridictionnelle se maintint aussi tardivement qu’à
la fin du XIXème siècle, date à laquelle le Parlement adopta une loi faisant ressortir les deux
types de « case law » dans les mêmes juridictions (111).
La troisième source du Droit anglais fut naturellement la loi issue du premier système
parlementaire du monde, qui devait émerger en 1689, diminuant considérablement les
pouvoirs du souverain sans effectuer de révolution radicale comme en France ou aux EtatsUnis : pour la première fois dans l’histoire, une monarchie devient « constitutionnelle », mais
sans Constitution proclamée explicitement. Sur le plan symbolique, le premier régicide
106 Toutefois, J. GAUDEMET (op. cit., p. 142) donne à l’expression « common law » un sens sensiblement
différent : ce droit est « commun » aux prédécesseurs des Normands de Guillaume le Conquérant (Danois,
Saxons...) et à ceux-ci.
107 C’est un peut l’équivalent des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » institués
par le Conseil Constitutionnel français en 1971.
108 Comme les rois de France, les rois (ou reines) d’Angleterre reçoivent l’onction archiépiscopale lors de leur
couronnement.
109 J. GAUDEMET, ibid.,. Le système des « writs » fut définitivement bloqué en 1285 (interdiction d’en créer
de nouveaux, mais possibilité de compléter les anciens). L’auteur estime que cette base de « writs » accumulés
constitue le socle de la « common law ».
110 Un des Chanceliers les plus célèbres de l’histoire anglaise fut, sous le règne du célèbre Henry VIII aux
multiples épouses successives, Thomas MORE (ou MORUS) (1478-1535) auteur de l’« Utopie ». Théologien,
juriste et administrateur, il fut condamné à mort pour avoir refusé de reconnaître le roi comme chef de l’Eglise
anglicane en lieu et place du pape, alors même qu’il était très critique sur la dégénérescence de l’Eglise
catholique. Thomas MORE échangeait beaucoup avec le théologien néerlandais ERASME (« ERASMUS »)
(1466-1536), auteur de l’« Eloge de la folie ». Ces deux ouvrages sont des oeuvres majeures du patrimoine
culturel européen. « Erasmus » n’est donc pas qu’un « bon plan » pour faire du tourisme (notamment sexuel)
sous prétexte de mobilité académique.
111 C. BOUSCAREN, R. GREENSTEIN, A. CORDAHI, op. cit., p. 20.
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institutionnel est anglais : le roi catholique Charles Ier est exécuté en 1649 sur décision d’un
Parlement épuré à l’instigation de Cromwell, bien avant le régicide français de 1793 au
détriment de Louis XVI. Dès 1679, le Parlement anglais adopte l’ « Habeas Corpus Act », qui
protège l’individu contre l’arrestation et la détention arbitraires, pratique courante dans les
monarchies européennes. Le déclin de l’absolutisme royal en Angleterre paraît en fait
commencer bien avant, avec l’octroi de la Grande Charte (Magna Carta) par le roi Jean Sans
Terre au bénéfice de la noblesse en 1215, et l’on trouve la trace d’un premier Parlement dès
1265, qui ressemble un peu aux Etats Généraux français. A partir de 1689, les lois adoptées
par le Parlement (« acts », mais « bills » lorsqu’elles sont en discussion) ont une valeur
supérieure au « common/case law ». Dans tous les cas, c’est la « rule of law », y compris au
détriment éventuel du pouvoir central, et cela ne pouvait pas ne pas influencer les penseurs
continentaux, notamment en France.
A. SUPIOT fait observer à cet égard que, dans l’expression « rule of law », le terme « law »
désigne aussi bien le Droit objectif, issu d’un système de type « romain-germanique » ayant la
loi comme élément central, que les solutions juridiques jurisprudentielles, basées sur la règle
du précédent. Il en résulte que les droits subjectifs des personnes (« rights ») auront tendance
à être plus fréquemment d’origine jurisprudentielle que législative/réglementaire dans un
système de « common law », alors que c’est l’inverse dans les systèmes juridiques dérivés du
Droit romain, dans lequel la lex joue un rôle central et le juge un rôle subordonné :
« Dans la culture de « common law », c’est le juge et non la Couronne (l’Etat) qui incarne la source ultime de la
légitimité, donc de la figure totémique de la loi (« Law ») et il n’y a pas de mot pour désigner l’unité normative
d’où les droits individuels tirent leur sens et leur portée » (112).
On observe que ce modèle anglo-saxon est fortement marqué à l’origine par la première
fonction dumézilienne (rôle essentiel de l’institution ecclésiastique, rôle effacé du souverain)
mais aussi par la troisième, celle du peuple qui se donne son droit coutumier avant d’exercer
la souveraineté législative en élisant les premiers députés de l’Histoire. Par voie de
conséquence, cet « Etat minimum », qui contraste fortement avec la tradition française et
germanique en la matière, s’est révélé un cadre propice au développement du libéralisme
économique au XIXème siècle, et a pu inspirer positivement les dissidents émigrés aux
colonies qui créèrent les Etats-Unis d’Amérique au XVIIIème siècle, l’existence de la
Constitution fondatrice étant le seul élément de rupture formelle avec la métropole (113).
D’une manière générale, ce modèle anglo-saxon se caractérise par l’application de la « rule of
law » à tous les acteurs du système et un pouvoir très important des juges. Autre trait
distinctif : l’absence de juridictions administratives, issues du démembrement historique de
l’administration du pouvoir central ; elles existent au contraire en France, en Belgique, en
Allemagne, en Italie, en Espagne... et d’une manière générale dans les pays dans lesquels la
deuxième fonction a été prépondérante au Moyen Age et dans les Temps modernes.
1.7. LES ETATS-UNIS : LE « PARADIS » (OU L’ENFER ?) DU DROIT
C’est probablement aux Etats-Unis que la « rule of law » a trouvé son terrain d’élection. les
juristes praticiens, juges et avocats (« lawyers »), jouent un rôle essentiel dans la régulation de
112 A. SUPIOT, op. cit., p. 28.
113 L’absence formelle de Constitution au Royaume-Uni est un trait remarquable de ce pays. Mais les
observateurs s’accordent pour dire que certains textes d’origine royale tels que la « Magna Carta » du roi Jean
« Sans Terre » de 1215 ont une valeur constitutionnelle. A noter que le Droit anglais est applicable au Pays de
Galles, mais non à l’Ecosse, qui dispose d’un droit autonome dont l’histoire est différente.
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la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale. Les actions en
responsabilité civile devant les juridictions prolifèrent et les enjeux financiers en termes de
demandes et de sommes accordées atteignent des niveaux astronomiques. Il faut évidemment
y voir une forme d’extension du système anglais du « common law » dans un contexte
colonial à l’origine, mais avec l’importante différence de l’adoption en 1786 de la deuxième
Constitution de l’histoire - après la Corse - élément qui fait défaut au Royaume-Uni. Cette
Constitution initiale et ses 27 Amendements peuvent être invoqués devant n’importe quelle
juridiction à l’encontre de la loi fédérale ou de la loi d’un Etat. La liberté d’expression est
absolue et ne connaît pas les limitations récurrentes dont la France est coutumière.
On reconnaît le lointain héritage franc du Droit anglais au recours fréquent au système du
« jury », non exclusivement en matière criminelle. Héritage de l’habeas corpus anglais, le
recours à la détention provisoire ou à la garde à vue est très limité, mais la fortune du
justiciable et sa capacité à financer un bon « lawyer » est déterminante. Enfin, la prolifération
des litiges en matière de responsabilité civile a amené un développement des modes de
règlement non juridictionnels des litiges (« alternative dispute resolutions ») tels que
l’arbitrage et la transaction.
Le système juridique du « common law », ensemble constitué par les Etats-Unis d’une part, et
le Royaume-Uni et la plupart de ses anciennes colonies devenues indépendantes, d’autre part,
tend à dominer la scène internationale dans le monde des affaires au détriment du « Droit
continental » concrétisé par la France et l’Allemagne principalement. Ces influences
contradictoires sont tangibles dans l’élaboration et l’application du Droit de l’Union
européenne, où l’axe franco-allemand reste encore solide. Mais la jurisprudence de la Cour de
justice de l’Union européenne (CJCE jusqu’au 30 novembre 2009), tout comme celle de la
Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg fonctionne plutôt sur le mode du
« common law » en termes de portée: c’est la règle du précédent qui s’applique (114), ce qui
n’est pas vraiment le cas en France avec la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat. La
jurisprudence de la Cour Suprême des Etats-Unis a une influence déterminante sur la vie
juridique du pays, puisqu’elle équivaut en pratique aux deux juridictions précédentes (115)
amalgamées au Conseil Constitutionnel français.
La prégnance du Droit aux Etats-Unis suscite des prolongements en matière de philosophie
politique et sociale. Ainsi Ronald DWORKIN, ancien rédacteur de justice, est devenu
professeur et auteur internationalement reconnu dans ce domaine (116). Les juristes
apprécient en particulier son apport à la définition entre principes et règles en Droit.
1.8. LA FORMATION DE LA SCIENCE POLITIQUE MODERNE
On observe donc qu’en longue période la dimension juridique se déploie successivement de la
première à la troisième fonction dumézilienne, sans qu’aucune des trois ne puisse en
conserver ou en acquérir l’exclusivité. De ce fait, le Droit a cessé de relever exclusivement de
114 Formule type dans les arrêts rendus sur renvoi préjudiciel d’une juridiction nationale : « ...la Cour dit pour
droit :(...) ».
115 Du moins dans les domaines juridiques qui ne relèvent pas exclusivement de la compétence des Etats, qui
ont chacun leur propre Cour Suprême.
116 Principaux ouvrages de R. DWORKIN traduits en français : L'Empire du droit (Law's Empire), PUF, 1994 ;
Prendre les droits au sérieux (Taking Rights Seriously), PUF, 1995 ; Une question de principe (A Matter of
Principle), PUF, 1996.
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la première fonction (magique/religieuse) : il a été approprié par la deuxième fonction (rois et
seigneurs justiciers), puis par la troisième, pour la raison d’ordre sociologique exposée cidessus, mais aussi pour deux autres, qui relèvent de considérations économique et
philosophico-politique :
- la sphère économique tend à générer son propre Droit, en dehors de l’emprise des deux
autres sphères, que cela indiffère : les « coutumes » régionales fixent notamment les usages
agricoles auxquels le Droit Rural moderne va renvoyer occasionnellement et
exceptionnellement, certains commerçants créent un droit coutumier qui leur est propre, la lex
mercatoria, ancêtre du Droit Commercial moderne (117) ;
- la diffusion des idées nouvelles, qui contestent la suprématie de la noblesse et du clergé, le
pouvoir absolu et l’arbitraire, chez les intellectuels issus des couches sociales de la troisième
fonction (philosophie des « Lumières »), donne lieu à des discours juridiques sans toujours
émaner de juristes à proprement parler : ainsi, Jean-Jacques ROUSSEAU fait oeuvre
philosophique et aborde le système juridique et politique dans son « Contrat social », par
exemple, MONTESQUIEU constituant l’exemple inverse du juriste qui élargit sa réflexion à
la sphère politique.
L’influence des idées de ROUSSEAU (1712-1778) sur la scène politique ultérieure fut
considérable, et le demeure aujourd’hui : il fut le premier philosophe à analyser les maux
humains comme étant essentiellement d’origine sociale et collective, et non pas tant dans la
nature humaine considérée individuellement. En ce sens, il devait inspirer bon nombre de
dirigeants révolutionnaires français, Robespierre en particulier, puis, de façon plus générale,
toutes les personnalités qui développèrent une pensée et une pratique révolutionnaire par la
suite en s’appuyant sur d’autres corps de doctrine (marxistes et anarchistes notamment) (118).
« Alors que Montesquieu réservait le pouvoir à l’aristocratie et Voltaire à la haute bourgeoisie, Rousseau
affranchissait les humbles et donnait le pouvoir à tout le peuple. Il assignait pour rôle à l’Etat de réprimer les
abus de la propriété individuelle, de maintenir l’équilibre social par la législation sur l’héritage et par l’impôt
progressif. Cette thèse égalitaire, dans le domaine social aussi bien que politique, était chose nouvelle au
XVIIIème siècle ; elle opposa irrémédiablement Rousseau à Voltaire et aux Encyclopédistes » (119).
A partir du XVIIIème siècle, c’est par conséquent la deuxième fonction, celle du souverain,
qui est la plus attaquée par ces idées nouvelles, porteuses d’une nouvelle triade, la séparation
des pouvoirs : dans cette théorie nouvelle, le pouvoir exécutif - qui peut encore être royal doit être contrebalancé par un pouvoir législatif émanant du peuple (donc principalement de la
troisième fonction) et un pouvoir judiciaire indépendant des deux premiers, qui applique les
lois émanant du troisième pour l’essentiel, et du premier dans une certaine mesure. La
Constitution corse de Pasquale Paoli de 1755, révoquée par la conquête française de 1769,
sera la première à mettre ces idées en oeuvre (120), suivie par la Constitution des Etats-Unis
117 La lex mercatoria ne concerne que les commerçants pratiquant le commerce terrestre interrégional des
grandes foires (donc « international » avant la lettre), les banquiers et les cambistes. Il ne concerne pas les
activités commerciales usuelles qui, comme les activités artisanales, sont régies par les corporations dont les
règles sont fixées par le seigneur dans les « villes de bourgeoisie » et par le corps municipal dans les
« communes » et les « villes de consulat » ; en revanche, les métiers artisanaux et des transports sécrètent un
droit coutumier qui leur est propre au sein des « communautés de métier », « confréries », « gildes ou hanses
marchandes », dénommées par la suite de façon générale « corporations » (F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§
124-128).
118 Pour le vaste courant marxiste, cf. entre autres Lucio COLLETTI, De Rousseau à Lénine, Ed. L’esprit des
lois / Gordon & Breach, 1972, p. 209-266.
119 A. SOBOUL, op. cit., p. 54.
120 Pasquale di Paoli (Pascal Paoli) (1725-1807) est le père fondateur du mouvement nationaliste corse (« U
babbu di a nazione », le père de la nation, la mère de la nation corse étant… la « vierge Marie », d’où le choix du
« Diu vi salve regina » comme hymne corse, chant religieux catholique). Incompréhensible pour les Français
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d’Amérique en 1786 et par les Constitutions françaises successives à partir de 1789 ; puis une
partie de l’Europe et du monde suivront aux XIXème et XXème siècles. Mais on trouve trace
de l’expression « Constitution de l’Etat » dans des ouvrages doctrinaux du XVIème siècle
(121).
Alors que l’absolutisme royal montre des signes de fatigue et que la papauté est
progressivement marginalisée dans les affaires temporelles, le projecteur se braque sur les
relations entre les deuxième et troisième fonction au sens de DUMEZIL, plus précisément sur
la légitimité du souverain en matière de législation appliquée à la vie économique et sociale.
Ph. CHIAPPINI montre l’existence d’une dualité de pensée assez affirmée parmi certains
penseurs anglais majeurs des XVIIème et XVIIIème siècles: HOBBES et LOCKE. Pour
Thomas HOBBES (1588-1679), « la souveraineté s’identifie au pouvoir de dire le Droit »,
« l’Etat est l’institution qui fonde le Droit et le légitime » (122) ; il est aux yeux de
CHIAPPINI un des fondateurs de la Science Politique moderne, avec MACHIAVEL,
dirigeant administratif florentin (1469-1527) qui opéra un renversement de paradigme
concernant la fonction de souveraineté en l’autonomisant totalement de la fonction religieuse
(123). Pour John LOCKE (1632-1704), la légitimité de l’Etat provient du consentement de
ceux qui s’en remettent à lui pour pouvoir gérer leurs affaires paisiblement, soit la troisième
fonction; il anticipe les concepts de « contrat social » et de « citoyenneté » et voit dans l’Etat
de droit une amélioration de l’Etat de nature, qui est spontanément harmonieux et positif,
mais précaire, alors que HOBBES y voit au contraire un chaos ou une barbarie (« homo
homini lupus ») qui rend nécessaire l’Etat de droit pour le contrecarrer .
« Pour Locke, la société politique n’est que le produit d’une renonciation partielle et provisoire des hommes aux
droits et aux pouvoirs qui sont les leurs dans l’Etat de nature et le pouvoir restera toujours limité par les droits
naturels dont le peuple reste le véritable dépositaire » (124).
Cette idée d’un contrat implicite reliant le souverain au peuple a été notamment développée
par des théologiens et juristes protestants, que l’on a pu qualifier de « monarchomaques » car
ils dénonçaient l’absolutisme royal aboutissant en pratique à l’intolérance religieuse (125). Le
« contrat social » de ROUSSEAU est d’une nature sensiblement différente, puisqu’il s’agit de
ce qui cimente la souveraineté populaire de façon directe, et non d’un contrat passé avec un
souverain (126).
A un niveau affinitaire, la pensée de MONTESQUIEU se situe plutôt dans la filiation de celle
de LOCKE que de celle de HOBBES, mais le fil directeur de son discours est différent : c’est
la rationalité qui domine, et non la dimension purement philosophique de réflexion sur la
nature humaine et la société. Par la suite, la Science politique se base sur l’observation
empirique (MONTESQUIEU avait beaucoup étudié la monarchie constitutionnelle anglaise)
« hexagonaux », mais non pour les « duméziliens ». Fondant sa légitimité historique sur les deux premières
fonctions duméziliennes, le mouvement nationaliste corse a donc des fondements sérieux et puissants.
121 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 501.
122 Ph. CHIAPPINI, op. cit., p. 275.
123 MACHIAVEL : Le Prince, Le Livre de Poche n° 879. Cet ouvrage majeur a initialement été publié post
mortem en 1532, ROUSSEAU dira de lui : « En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes
aux peuples. « Le Prince » de Machiavel est le livre des républicains. »
124 Ph. CHIAPPINI, op. cit., p. 273.
125 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 480-483. Il s’agit de François HOTMAN (1524-1590), professeur de Droit à
Strasbourg et à Genève notamment, et de Théodore de BEZE (1519-1605), théologien et successeur de Calvin.
Cf. Ph. CHIAPPINI, op. cit., p. 270-272.
126 De nos jours, en France, on entend parfois des personnalités politiques parler de « pacte républicain » ; cette
notion passablement floue est sans doute une variante actualisée du « contrat social » et semble impliquer une
adhésion globale au système en place, notamment à l’ordre juridique constitutionnel. A titre personnel, nous
n’avons jamais rien signé...
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et non plus sur la spéculation théorique : cette démarche sera reprise au XIXème siècle dans
les ouvrages d’Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859), « De la démocratie en Amérique » et
« L’Ancien régime et la Révolution ». Mais cette Science politique ne va pas aisément
émerger comme discipline universitaire reconnue, comme c’est le cas aujourd’hui (127) ;
c’est ce qui explique la création en 1872 de l’Ecole libre des Sciences politiques, en marge de
l’Université, et sa transformation en établissement public en 1945 seulement (Institut
d’Etudes Politiques, ou encore « Sciences Po »).
Le XVIème siècle voit avec le français Jean BODIN (1530-1596) apparaître un concept qui
va prospérer dans la Science politique à venir : la République, dérivé du latin res publica, que
l’on traduit encore aujourd’hui par « chose publique » (128). Il ne s’agit pas du régime
politique qui s’oppose à la royauté ou à l’empire, mais de la souveraineté politique,
autonomisée de tout pouvoir religieux ou impérial et ayant sa propre logique et sa propre
dynamique. BODIN était un juriste ouvert à l’Economie, à l’Histoire et à la Philosophie, et
considérait que l’autonomie fonctionnelle du souverain par rapport au pouvoir religieux ne le
dispensait pas de procéder « à l’image de Dieu » (imago Dei). La pensée de MACHIAVEL
est indifférente à cette dimension : elle met au premier plan l’Etat en tant qu’impératif absolu,
le Prince étant en charge de sa conduite par tous les moyens possibles, sans avoir de comptes
à rendre à personne ; il est plus précisément chargé de défendre l’acquis territorial, mais aussi
de l’étendre, au besoin par la conquête (129).
On peut voir un précurseur plus ancien de MACHIAVEL dans le courant « légiste » du
taoïsme chinois, qui développe des considérations explicites en Science politique à l’époque
confucéenne. Le souverain (l’Empereur) détient en effet un « mandat céleste » et exerce les
deux pouvoirs du Ciel (130) :- le pouvoir positif du Ciel serein : création de richesses, bonne administration des sujets
prospères et des choses, notamment la terre et ses fruits ;
- le pouvoir négatif du Ciel courroucé : exercice des châtiments sur les sujets.
Simultanément, l’Empereur combine l’élaboration et l’application de la loi (« fa ») à l’art de
la manipulation (« shu »), qui relève de la dimension policière de la politique (131), et se
rapproche sur ce point du modèle occidental machiavélien. A noter que l’art de la
manipulation relève aussi de la stratégie militaire, dont la civilisation chinoise est porteuse en
premier au niveau planétaire, mais l’Empereur (ou le Roi) doit ici laisser agir le Général sans
interférence (132).
La pensée de MACHIAVEL et HOBBES est à l’origine de l’émergence du concept de
« raison d’Etat », qui est encore invoquée aujourd’hui pour affaiblir ou saborder purement et
simplement les mécanismes de régulation juridique de l’Etat de droit (133), et, plus
127 Aujourd’hui, en dehors des IEP de Paris ou de province, les Sciences politiques sont communément
enseignées à l’Université, conjointement avec le Droit, qui peut dans d’autres contextes être enseigné
conjointement avec l’Economie, la Gestion ou les Sciences sociales en général.
128 Cf. note 40.
129 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 477-480.
130 J. LEVI, op. cit., p. 169-171.
131 J. LEVI, op. cit., p. 173.
132 Cf. les nombreuses traductions françaises des « 13 Leçons sur l’art de la guerre» de SUN TSE (ou SUN ZU
ou SUN ZI), ainsi qu’un autre ouvrage préfacé et commenté par Jean LEVI : Les 36 stratagèmes ; manuel secret
de l’art de la guerre », Rivages poche / Petite Bibliothèque, Payot, 2007. Qui maîtrise les « 13 Leçons » et les
« 36 Stratagèmes » réussit tout dans la vie.
133 Un ancien ministre, célèbre pour sa faconde méridionale, a pu dire à propos d’affaires peu claires
impliquant l’appareil d’Etat français : « La démocratie s’arrête là où commence la raison d’Etat » ; tout
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prosaïquement, de la « culture de l’opportunité » qui a souvent le dessus sur la « culture de la
légalité », dans l’Administration française notamment ; sur ce plan, la France (ou l’Italie)
contemporaine est parfois plus proche d’un régime autoritaire africain (ou autre), ou encore
d’une « république bananière » latino-américaine, que des pays civilisés (anglo-saxons,
nordiques et germaniques...), dans lesquels le moindre soupçon d’irrégularité entraîne
usuellement la démission préventive d’un ministre ; c’est d’autant plus aisé que l’opinion
publique française ne paraît pas assoiffée de déontologie politique (134).
Cette autonomisation progressive de la fonction royale par rapport à l’autorité spirituelle
officielle est observable : si le roi de France, enclin au « gallicanisme », continue à recevoir le
sacre traditionnel à Reims, cela tend à devenir une tradition formelle dépourvue de
conséquences effectives. La continuité du pouvoir royal, soigneusement encadrée par des
rituels autres que le sacre de la part d’un entourage administratif et courtisan attentif, a amené
l’émergence à l’époque contemporaine de la « théorie des deux corps du Roi » (135) : le Roi a
à la fois un corps mortel comme celui des autres, et un corps mystique, immortel, qui est la
continuité du pouvoir royal bien organisée. Cette construction débouche sur les théories
politiques modernes de la continuité de l’Etat et le principe de continuité du service public en
Droit Public ; elle trouve une application particulière dans le régime binaire de la domanialité
de l’Etat propriétaire public : domanialité publique (critère de l’affectation à l’utilité publique)
et domanialité privée (assimilable en général à la propriété privée) (136). Elle peut
aujourd’hui s’investir dans les thèmes du développement durable et du droit des générations
futures à hériter d’une planète encore vivable :
« Le principe d’origine canonique, laïcisé par les légistes, suivant lequel « La fonction ne meurt pas » est une des
fictions fondatrices sur lesquelles ont reposé l’émergence et le développement de ce qu’on appelle l’Etat. Doté
d’une personnalité distincte de celle de la figure humaine qui la représente, faillible et mortelle, la personnalité
morale prêtée à l’Etat par les juristes est un dégradé laïcisé du corps mystique dont la théologie médiévale faisait
l’un des attributs de l’Eglise » (137).
Sur le plan « international » avant la lettre, la Science Politique européenne des débuts trouve
probablement un terreau favorable dans le traité de Westphalie de 1648, qui met fin à la
« Guerre de 30 ans » entre les puissances européennes du moment et qui fut particulièrement
dévastatrice pour les populations civiles. Outre l’accession à l’indépendance des Pays-Bas et
des cantons suisses, ce traité pose le principe de l’autonomie des Etats-nations, y compris les
petits Etats germaniques issus de l’Empire qui sont conviés à se concerter dans une « Diète »,
assemblée délibérante qui représente donc très indirectement les peuples de ces entités. La
« loi du plus fort » et la pratique des coalitions fluctuantes et opportunistes reculent, sans
toutefois disparaître. Au niveau symbolique, la deuxième fonction de la souveraineté prend la
commentaire semble superflu. Par ailleurs, l’adjectif « machiavélique » étant devenu péjoratif dans la langue
courante, pour désigner un mélange élevé de cynisme et de perversité dans une démarche humaine individuelle
ou collective, on utilise le terme « machiavélien » pour désigner la pensée de MACHIAVEL d’un point de vue
descriptif.
134 Cf. sur ce point les propos d’Eva JOLY dans le Thème 3 du Prologue.
135 Ernest KANTOROWICZ : Les deux corps du roi, Ed. Gallimard, 1989. Notons que cet auteur germanoaméricain, historien, aurait admis franchement sa lacune concernant l’étude de l’histoire du Droit français pour
aboutir à cette théorie, qui est essentiellement juste (source : Wikipedia). Son importance ne doit donc pas être
surestimée.
136 Ce système existe aussi pour la Couronne britannique : la reine (actuellement) possède dans son domaine
privé les « Channel Islands » (Iles anglo-normandes), ce qui a pour conséquence d’exclure de l’Union
européenne dans une large mesure ces territoires britanniques européens et de les transformer en « paradis
fiscal » de proximité... Même observation pour l’île de Man, en mer d’Irlande. Fondement juridique : TFUE, art.
355 § 5 (c).
137 Yves RAZAFINDRATANDRA : Questions sur l’émergence d’un Etat écologique - Environnement &
Technique n° 304, mars 2011, p. 20-24.
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prééminence sur la première fonction de la spiritualité, et l’on s’efforce de mettre fin aux
guerres de religion internes et parfois externalisées par l’adoption du principe « tel Prince,
telle religion » (« cujus regio, ejus religio ») : les sujets du Prince sont donc invités à adopter
la religion de celui-ci, ou à émigrer vers des contrées plus favorables, ce qui sera le cas de
nombreux protestants français après la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV. Si
aujourd’hui ce principe n’est plus acceptable dans l’Union européenne ou aux Etats-Unis où
prévaut la liberté religieuse au niveau individuel, il représentait à l’époque un progrès certain.
Nous avons vu que ce n’est pas la civilisation ouest-européenne qui a inventé la Science
politique, mais que la Chine l’a devancée de façon très ancienne dans ce domaine à travers la
réflexion philosophique. Sur ce point, il convient de souligner que la Grèce antique, et plus
particulièrement la civilisation athénienne, a été aussi le théâtre d’une réflexion de type
politique à partir de la Philosophie (Platon, Aristote...), mais en relation avec le Droit
(« nomos »). Pour les Grecs, « nomos » est le produit de l’organisation politique de la cité qui
s’institue, se pense comme telle et peut se remettre en cause (« politeia »), sur la base de
l’égalité entre les citoyens ; ce n’est pas la loi du plus fort qui est érigée en Etat de droit, ni
l’expression d’un « Droit naturel » ayant « phusis » comme origine (138).
1.9. LE PARADIGME TRI-FONCTIONNEL EST-IL ENCORE D’ACTUALITE ?
Aujourd’hui, il serait intéressant d’analyser en profondeur la société occidentale pour y
rechercher la persistance du modèle trifonctionnel à la lumière de la problématique du vivant :
malgré le processus de complexification socio-économique et politique lié à la
mondialisation, la troisième fonction englobe clairement la science et ses applications
technologiques dans l’industrie – dans le domaine du vivant ou non – tout en continuant à
concerner les activités agricoles, artisanales et commerciales (services marchands compris).
Les sciences dites « exactes » ou « dures », qui ont connu leur propre évolution dans l’histoire
humaine, ne pouvaient pas interférer de façon croissante avec le Droit à l’époque
contemporaine qui voit le développement du capitalisme industriel au XIXème siècle puis la
multiplication des innovations techniques dans la « société de consommation » au XXème
siècle. Quant à l’émergence d’un nouveau paradigme qui serait une société de l’immatériel ou
une « société de services » au XXIème siècle, on peut considérer qu’il s’agit d’une illusion
dans la mesure où tout cela a nécessité une quantité incroyable de gadgets technoscientifiques
dérivés la plupart de temps de transferts de technologies militaires (internet en premier lieu).
Parmi ces penseurs, on doit citer Jacques ELLUL (1912-1994) (139), qui était à la fois
historien du droit, sociologue, théologien protestant et militant écologiste associatif avant la
lettre. Pour J. ELLUL, la Science a pour ainsi dire disparu, pour laisser place à la Technique,
devenue une fin en soi pour les besoins du système économique en place et pour le plus grand
profit de ses thuriféraires : fuite en avant où l’on fait un peu n’importe quoi dans une optique
138 C. CASTORIADIS, op. cit., pp. 118, 188, & 208-210. Il va de soi que cette égalité exclut cependant les
esclaves, les femmes, les « métèques », etc.
139 Jacques ELLUL est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels on retiendra : La technique ou l’enjeu du
siècle (Ed. Economica, 1990); Le bluff technologique (1988, Ed. Hachette « Pluriel » 2001). Pour une
introduction générale à la pensée ellulienne, plus connue aux Etats-Unis qu’en France, cf. Jean-Luc PORQUET :
Jacques ELLUL l’homme qui avait (presque) tout prévu, Ed. Cherche-Midi, 2003 (références en couverture à la
crise de la « « vache folle », des OGM agricoles, etc…). J . ELLUL est un adversaire redoutable de la culture
traditionnelle ingénieur/aménageur et un inspirateur des « néo-luddites » tels que les « faucheurs volontaires » de
plantes OGM et les agresseurs prévisibles des nanotechnologues.
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à court terme, en pensant que la Technique du moment (t+1) réparera les erreurs de la
Technique au moment (t).
Mais on peut se demander si les débats éthiques sur les questions les plus aiguës du domaine
du vivant ne reflètent pas un certain retour de la première fonction, ou en tout cas une volonté
de la société civile de rééquilibrer les pouvoirs réels qui sont en jeu : ce sont donc une ou
plusieurs règles juridiques nouvelles qui vont amener ce rééquilibrage, et l’on en appelle à la
première fonction (considérée sous l’angle éthique et juridique, avec une influence religieuse
plus ou moins discrète) pour arrêter les dérives de la troisième. Le Droit, en effet, n’a pas
cessé de relever des de la première fonction : les Eglises et autres organisations religieuses
peuvent influencer l’adoption de règles sur certains sujets à travers le débat éthique, la
Technique tirant évidemment en sens contraire. La sphère éthique ressort clairement de la
première fonction dumézilienne, soit que le débat éthique constitue un préalable à l’adoption
de nouvelles règles de droit qui font défaut, soit qu’il vise plus prosaïquement - et beaucoup
plus fréquemment - à modifier les règles juridiques existantes au profit de l’utilitarisme
hybridisé de l’activisme technoscientifique et de l’économie de marché, en faisant reculer ou
sauter des barrières morales d’origine religieuse.
Tout comme le pouvoir scientifique général, le pouvoir médical, qui relève historiquement de
la première fonction, semble s’être quelque peu encanaillé dans la troisième, sous l’influence
déterminante de l’industrie pharmaceutique qui développe ses activités de recherche et
développement de nouveaux médicaments comme bon lui semble, le marché étant censé tout
orienter de façon optimale (140).
Dans sa conception initiale, la troisième fonction dumézilienne concerne essentiellement
l’économie productive. Or celle-ci semble se transformer dialectiquement en son contraire :
« bulle » des marchés financiers auxquels les Etats prétendument souverains (UE comprise)
sont priés de « plaire », « bulle » de certaines activités liées à internet, dictature de la
communication tous azimuts au détriment du fond des choses, dictature médiatique du sport,
tyrannie du commerce international avec ses trois dumpings (fiscal, social et
environnemental), « pouvoir psy » inquisiteur et omniprésent, etc.. De plus, la Science, censée
avoir été inventée pour le bien de l’humanité, semble s’être transformée en une puissance
menaçante et de plus en plus incontrôlable, et fait l’objet d’une contestation radicale qui
inquiète les dirigeants politiques et économiques, mais aussi les scientifiques eux-mêmes, qui
ont largement perdu leur aura psychosociale. En tout état de cause, le modèle trifonctionnel
n’est plus vraiment observable, et on est peut-être passé subrepticement à un modèle
quadrifonctionnel, la quatrième fonction étant clairement parasitaire et improductive, tout en
« créant de la valeur pour l’actionnaire ». Société de services, société de l’immatériel, société
de la (prétendue) connaissance, la société dite post-moderne offre le spectacle de la
disparition de la première fonction, de la décrépitude de la deuxième et d’une énorme
interrogation sur le maintien ou la mutation radicale de la troisième. A. SUPIOT observe à cet
égard que « le pouvoir des Etats a reculé, mais c’est souvent au profit de celui de l’argent, des
juges, des experts ou des médias » (141).
Sans prétendre réviser le schéma de DUMEZIL ni le remettre en question, nous serions plutôt
tenté d’y voir une tentative de subversion du système antérieur par des « hors castes » d’un
140 D’où les controverses sur les médicaments génériques, le biopiratage des médecines des « peuples
racines », l’invention de maladies mentales fictives par l’OMS destinées à écouler des molécules inventées par la
recherche appliquée , etc…
141 A. SUPIOT, op. cit., p. 230.
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genre nouveau, parasites à l’état pur, courtisés pour des raisons d’opportunité sociopolitique
par la deuxième fonction (142). Les conséquences de cette apparition de la fonction « bulle »
sur le Droit sont très perceptibles par les juristes d’aujourd’hui : montée en puissance du Droit
de la propriété intellectuelle, largement détourné de sa finalité première qui est de favoriser
l’innovation, développement d’un système juridique autonome et quasiment autogéré pour les
marchés financiers, qu’il serait question de « moraliser » alors même qu’aucune organisation
internationale n’existe pour ce faire et que ces règles déjà très favorables sont fréquemment
violées (143).
Une oeuvre littéraire française mentionnée dans le prologue (la pièce de théâtre « Ubu Roi »
d’Alfred JARRY) nous paraît bien illustrer cette revanche des « hors castes » sur les trois
fonctions historiques, sur le mode humoristique/délirant certes, mais sur un arrière-plan
symbolique très profond. Le Père Ubu, voyou absolu et crapule indéfendable, mène
implacablement sa stratégie consistant à parvenir au pouvoir par tous les moyens (complot et
régicide), s’enrichir par tous les moyens (racket fiscal du peuple, confiscation des biens des
nobles), « tuer tout le monde », et « s’en aller », sans que l’on sache vraiment s’il entend vivre
de ses rentes ou récidiver compulsivement. Mais il est hautement symbolique que « tuer tout
le monde » consiste pour lui à faire « passer à la trappe » et exécuter les magistrats (première
fonction) et les nobles (deuxième fonction), sans oublier les « financiers » qui n’approuvent
pas sa réforme fiscale, qui accompagne le racket fiscal, et qui ressortent de la troisième
fonction pour partie mais de la deuxième aussi (technocrates gérant la sphère de la circulation
monétaire) ; quant aux paysans (composante productive de la troisième fonction), le Père Ubu
ne peut tous les tuer - d’autant plus qu’il est attentif à son approvisionnement alimentaire en
tant que gros mangeur - et doit se contenter de leur extorquer le maximum de « Phynance »,
les tuant économiquement.
On observe avec intérêt que le modèle trifonctionnel du Père Ubu comprend cette dernière,
mais aussi la « Physique » et... la « Merdre », mot initial de la pièce « Ubu Roi », qui fit
scandale à l’époque et provoqua des échauffourées à plusieurs reprises dans les salles. Le
« hors caste » assoiffé de domination doit en effet s’appuyer sur ces trois éléments relevant
clairement et en bloc de la troisième fonction, et s’incarnant dans une impressionnante
panoplie d’artefacts (« crocs à... », « bâtons à... », « sabres à... », « ciseaux à... », etc.). Telle
est la technologie ubuesque, au service exclusif du pouvoir du tyran (144). La
« ‘Pataphysique », que le Père Ubu a inventé « parce que le besoin s’en faisait généralement
142 Le renflouement à fonds perdus et aux frais du contribuable du système bancaire international par les Etats
occidentaux en 2009, en vertu du principe « too big to fail », en est la manifestation la plus éclatante. Sur
l’autonomie fonctionnelle du Droit des marchés financiers, véritable « jus proprium », au sens de GAUDEMET.
La mutation de la profession bancaire, composante officielle de la troisième fonction dans la société hindoue
elle-même, est significative à cet égard : en termes d’affectation des ressources collectées, le financement de
l’économie productive tend à décliner au profit de la spéculation pour compte propre ou pour le compte de
clients privés qui ne sont pas nécessairement des entreprises cherchant à optimiser le montant leurs
immobilisations incorporelles à caractère financier ou de leurs liquidités.
143 Cf. l’analyse de J.-C. MILNER dans le Thème 3 du Prologue. Cf. surtout Jean de MAILLARD :
L’arnaque ; la finance au-dessus des lois et des règles, Gallimard, 2010 ; cet auteur est un magistrat spécialisé
dans la délinquance économique et financière.
144 Un programme dérivé du Père Ubu implique encore une triade, que les DUMEZIL du futur sauront
apprécier à sa juste valeur en tant que mythe fondateur de la société de consommation et de l’information (ou
médiatique) : « Tudez, décervelez, coupez les oneilles ! ». Toute ressemblance avec la télévision actuelle, non
encore inventée à l’époque de JARRY, est pure coïncidence...
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sentir » (145) est essentiellement dérivée de la « Physique » - par extension la Technoscience
en général - mais implique l’intervention de la « Phynance » - aujourd’hui l’économie
monétaire développée jusqu’à l’explosion rampante du système à travers l’installation durable
du risque macroprudentiel global/mondial - afin d’aboutir à une situation homéostatique
clairement identifiable : la « Merdre » pour quasiment tout le monde dans le monde entier.
Ainsi le programme des « banksters » actuels était déjà annoncé dans cette oeuvre géniale, à
la portée sous-estimée et généralement limitée à l’expression de l’humour français de la
« Belle Epoque », précurseur de celui du mouvement surréaliste.
145 Adverbe souligné par nous. Son emploi signifie qu’il y avait consensus sur cette invention d’une discipline
de synthèse (on a su faire cela dans l’histoire d’AgroParisTech), mais non unanimité. L’apostrophe avant le « P »
majuscule est essentielle pour la compréhension profonde du concept.
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II - LES PRINCIPALES THEORIES DU DROIT
On résumera sommairement la question en posant qu’il existe trois grandes théories générales
du droit : l’école du « Droit naturel » (ou « jusnaturalisme ») et le « positivisme juridique », ce
à quoi on doit ajouter la critique marxiste ou anarchiste, qui rejette les deux approches au
profit d’une conception relativiste du droit, qui est indissolublement au postulat philosophique
du matérialisme historique ; on peut donc qualifier ces approches de « déconstruction du
Droit ».
2.1. LA THEORIE DU DROIT NATUREL
On peut poser raisonnablement que l’optique du jusnaturalisme est la conséquence directe du
rattachement historique du Droit à la fonction religieuse/magique : la règle de droit s’impose
« naturellement » au pouvoir qui l’édicte, elle lui préexiste et a vocation à lui survivre. La
mise en oeuvre du Droit naturel implique donc de rechercher la norme juridique à édicter dans
des principes extrajuridiques préexistants, de type religieux ou philosophique. Cette norme qui est plus souvent un principe qu’une règle précise - a un caractère intemporel et universel,
elle peut tout juste être adaptée à la marge aux spécificités du peuple concerné par son
application. Ainsi, les théologiens du Moyen-Age reconnaissaient la légitimité du souverain
comme source du droit, mais à la condition qu’il se conforme à la « loi divine », d’essence
supérieure et indiscutable, donc « naturelle ». Mais nous avons vu que la Grèce antique, à
l’apogée de sa civilisation, rejetait cette approche (146), et que les Romains, adeptes de la
« loi du plus fort », ne se posaient guère ce genre de question .
L’école du Droit naturel paraît avoir été fondée par le néerlandais GROTIUS (1583-1645),
qui était à la fois théologien et juriste ; cet auteur a particulièrement travaillé sur l’ébauche
d’un Droit international public sur la question de la libre navigation maritime. Puis elle a été
développée par des juristes allemands, notamment PUFENDORF (1632-1694), qui était
disciple de GROTIUS et de René DESCARTES (1596-1650), mathématicien et philosophe
français ; son premier ouvrage s’intitulait de façon significative « Eléments de jurisprudence
naturelle par la méthode mathématique ». On voit donc que cette école entend aussi s’appuyer
sur la rationalité scientifique, et non pas simplement sur des présupposés religieux. Lors de la
phase finale d’adoption du Code Civil sous le régime impérial de Napoléon Ier en 1804, Jean
PORTALIS a pu écrire que « la raison, en ce qu’elle gouverne indéfiniment tous les hommes,
s’appelle « droit naturel » » (147).
Un représentant français remarquable du jusnaturalisme fut cependant un catholique
convaincu, Michel VILLEY (1914-1988) : historien du Droit, spécialiste du Droit romain, il
développa une réflexion doctrinale qui devait le positionner comme un philosophe du Droit.
Inspiré essentiellement par la pensée d’Aristote, philosophe grec qui développa une réflexion
sur la politique et la pensée rationnelle en général, ainsi que par la théologie de (Saint)
Thomas d’Aquin au Moyen-Age, il devint une sorte de marginal dans le monde académique
français dont il pourfendait les « modes » : sociologisme, scientisme, etc. mais surtout les
adeptes les plus marqués du positivisme juridique. Il fut un réactionnaire, au sens premier et
descriptif du terme, mais talentueux et très productif.
146 Cf. note 138.
147 Jean PORTALIS : Discours préliminaire au premier projet de Code Civil, Ed. Confluences, 1999, p. 24. De
même, le mariage est un « acte naturel », tout comme sont « naturelles » les conditions d’âge minimum pour se
marier, les obligations réciproques entre époux, etc.. Alors que tout cela est hautement « artificiel » au sens de
« conventionnel » ou « convenu ».
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La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789, intégrée au « bloc de
constitutionnalité » français par le Conseil d’Etat en 1971, mentionne en son préambule les
« droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ». La référence au « sacré », qui n’est pas
synonyme de « religieux » mais qui l’englobe sans s’y limiter, fournit un exemple de la
pertinence de l’analyse de Ph. CHIAPPINI, exposée plus haut. L’article 2 de la DDHC
énumère les « droits naturels et imprescriptibles » de l’homme (liberté, propriété, sûreté et
résistance à l’oppression), et son article 4 édicte que « l’exercice des droits naturels de chaque
homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance
de ces mêmes droits ». La DDHC a influencé la Déclaration universelle des droits de
l’homme de 1948 ainsi que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
(CESDH) de 1950, qui a été complétée par des Protocoles. Ces textes introduisent par rapport
à la DDHC des éléments nouveaux liés au rejet des pratiques nazies de persécution ciblée
mais massive à l’encontre des opposants politiques, mais surtout d’extermination d’une partie
de la population pour des motifs idéologiques : droit à la vie, interdiction de la torture et des
traitements inhumains et dégradants, etc..
Un autre juriste français a illustré la présence de l’école du Droit naturel en France : Tancrède
ROTHE (1851-1935), qui se réclamait lui aussi de la pensée chrétienne et rédigea entre 1885
et 1912 un « Traité de droit naturel théorique et appliqué » en 6 volumes, plus un volume
posthume consacré à l’illustration du caractère « naturel » du droit de propriété (148).
2.2. LA THEORIE DU POSITIVISME JURIDIQUE
Le positivisme juridique, théorisé par le juriste allemand Hans KELSEN (1881-1973) dans
son ouvrage intitulé « Théorie pure du droit » (149), ne veut voir comme origine de la règle
juridique que la volonté politique du moment, qui doit cependant être conforme à une « norme
fondamentale » (« Grundnorm »); cette vision est évidemment plus adaptée à l’époque
contemporaine où prédomine la démocratie représentative fondée sur une Constitution en tant
que norme fondamentale, mais sa dimension technicienne et apparemment neutre bute sur une
impasse théorique : d’où vient le contenu de cette « norme fondamentale » ? On n’échappe
pas à un certain retour à la problématique du Droit naturel.
Si le Droit est là où est l’Etat, il peut servir de paravent à un régime totalitaire et
exterminateur tel que le régime nazi qui a concerné l’Allemagne entre 1933 et 1945, ou
encore le régime stalinien en URSS, ce que les jusnaturalistes ne peuvent accepter.
Aujourd’hui, on voit que le jusnaturalisme peut très bien servir de paravent à une théocratie
oppressive de type islamique fondamentaliste, ou autre. Quant aux droits de l’homme, ils
peuvent L’influence manifeste du droit naturel dans la DDHC de 1789 ne fait obstacle à ce
148 Tancrède ROTHE : De la propriété ; Traité de droit naturel historique et appliqué - Ed. LGDJ, 1969. Les 6
volumes ont pour thème « Définitions ; devoirs naturels de l’homme ; de la souveraineté » (tome I), « Du
mariage » (tome II), « De la famille » (tome III), « Droit laborique » (tome IV), « Droit laborique corporatif (I) »
(Tome V), « Droit laborique corporatif (II) » (tome VI). « Droit laborique » = Droit du travail, Pour une
qualification politique instructive de l’auteur : « Un juriste lillois contre -révolutionnaire : Tancrède Rothe et la
politique » - Revue d’Histoire des Facultés de Droit et de la science juridique n° 7, 1988. Il est certain que la
pensée de cet auteur a influencé la doctrine corporatiste du régime de l’Etat français dirigé par le maréchal Pétain
de 1940 à 1944 avec comme devise « Travail, Famille, Patrie », ce qu’on ne saurait lui reprocher
rétrospectivement et eu égard à sa date de décès.
149 Cet ouvrage date de 1934 et a été traduit en français en 1962 par Charles EISENMANN, Professeur de
Droit Public, et publié aux éditions Dalloz.
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que ce texte ait aussi une forte dimension positiviste, liée à la manifestation de la volonté
d’instaurer un Etat républicain de type nouveau contre l’absolutisme royal et son pouvoir
arbitraire. En définitive, le Droit naturel est tout aussi artificiel que l’approche positiviste,
mais avec un côté apparemment « bon enfant » qui peut être profondément mystificateur :
ainsi certains commentateurs chinois, las des critiques récurrentes de leur pays pour ses
violations nombreuses et persistantes des droits de l’homme au sens occidental du terme, ont
pu affirmer que des droits de l’homme essentiels consistaient à posséder une voiture
individuelle et un téléphone portable... et que ceux-là du moins étaient en fort progrès en
Chine ! A l’instar du développement durable, les droits de l’homme apparaissent souvent
comme une « auberge espagnole ».
De ce fait, les deux optiques sont plus complémentaires que concurrentes. Le juriste italien
Norberto BOBBIO a pu le montrer brillamment dans un de ses ouvrages (150). Bien qu’il
incline nettement vers le droit naturel, cet auteur fait observer que « les morales les plus
différentes ont parfois trouvé refuge, selon les époques et les occasions, dans le giron du droit
naturel. » Dans son optique de confrontation entre les pensées de HOBBES et LOCKE (151),
Ph. CHIAPPINI montre une filiation certaine entre le premier et KELSEN, et entre le second
et l’école du droit naturel (152).
Le terme « positivisme » n’a pas été inventé par les juristes, mais par le philosophe Auguste
COMTE (1798-1857), qui a proposé un système philosophique basé sur une conception
intégrée du progrès incluant les Sciences exactes et les Sciences humaines, ce qui l’a amené à
envisager une « Physique sociale » ( !). La démarche positiviste implique le rejet de tout
présupposé d’ordre métaphysique ou idéologique dans les Sciences humaines, tout comme
dans les Sciences exactes. A. COMTE avait lui aussi élaboré une triade, qui ne portait
cependant pas sur les fonctions sociales mais sur les étapes de l’évolution de l’humanité en
états successifs : théologique, métaphysique et « positif ». Ce troisième stade a un caractère
ultime et amène au bonheur de l’humanité. L’avenir allait se charger de lui donner tort, mais,
sur le plan épistémologique, ce concept de positivisme devait permettre l’essor ultérieur de
nouvelles Sciences sociales, en particulier la Sociologie, dont A. COMTE apparaît comme un
précurseur, pour ne pas dire un fondateur. Le Droit s’empare du concept avec KELSEN, mais
l’Economie paraît l’avoir intégré un peu avant, avec les débuts de la modélisation
mathématique des équilibres économiques à la fin du XIXème siècle ; cela étant, nous verrons
qu’il ne s’agit que d’un trompe l’oeil, et que cette « science » reste profondément idéologique.
2.3. LES THEORIES DE LA DECONSTRUCTION DU DROIT
2.3.1. L’OPTIQUE MARXISTE
Issue des travaux de Karl MARX (1818-1883) et Friedrich ENGELS (1820-1895), la théorie
marxiste range les idées et concepts en général dans la « superstructure », qui est conditionnée
par l’« infrastructure », c’est-à-dire les transformations économiques spontanées et
accompagnées par le Politique (l’évolution des systèmes politiques) et l’Idéologique
(philosophique et religieux) :
150 Norberto BOBBIO : Essais de théorie du droit (avec la collaboration de Christophe AGOSTINI), Ed.
Bruylant, 1999.
151 Cf. note 124.
152 Ph. CHIAPPINI, op . cit. , p. 275.
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« On dit en général que la superstructure est le reflet, dans les institutions politiques et juridiques, dans les
coutumes et dans la conscience des hommes, de l’infrastructure économique. Les idées dominantes dans la
société française contemporaine, par exemple, y ont été engendrées par les rapports de production établis : le fait
de la propriété privée est devenu dans les esprits et dans les lois, le droit à la propriété ; l’Etat l’impose et en
demeure le garant ; l’inégalité sociale se trouve justifiée par les systèmes philosophiques en honneur, etc. (...)
Les idées et opinions ne sont ni absolues ni éternelles. Elles obéissent à la loi du mouvement, de la
transformation de toutes choses, et des relations réciproques entre les choses et les phénomènes. Cette
conception, découlant elle aussi de l’observation et de l’analyse scientifique, parce qu’elle donne la primauté à la
base matérielle, est appelée le MATERIALISME HISTORIQUE » (153).
Dans cette optique, les marxistes posent en premier lieu le caractère mystificateur de la
théorie du Droit naturel, produit direct ou indirect de la pensée religieuse ou d’une
métaphysique fumeuse à fonction équivalente. Le Droit naturel est donc la première cible de
la critique marxiste, qui démonte aisément les préjugés religieux, les élucubrations
philosophiques de type kantien, la morale de la classe dominante du moment promue par les
idéologues « bourgeois », etc..
Ainsi ENGELS démontre le caractère artificiel, et non naturel, du droit de propriété foncière
qui ne peut, aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire, qu’être soit le produit d’une
dépossession violente d’usagers du sol en place, soit le résultat de l’attribution de « terres
vierges » - hypothèse très peu probable en Europe occidentale - par une autorité politique
quelconque, telle que l’empire romain attribuant des terres à des vétérans de la légion pour
qu’ils aient un moyen de subsistance et se tiennent tranquilles sur le plan politique. Le
caractère « naturel » du droit de propriété n’est tout pas simplement pas crédible en termes de
« gros bon sens » si l’on considère l’éventail des possibles quant à sa genèse sur le plan
historique. Cet argument des « terres vierges » a servi à de nombreuses reprises à justifier le
colonialisme expropriateur des occidentaux en Afrique ou en Amérique au détriment des
peuples autochtones, auxquels le droit de propriété étaient totalement étranger, mais qui
étaient bien « en place » et qui avaient sans doute une autre conception du « Droit naturel »
(aborigènes australiens, Noirs d’Afrique du sud, Indiens d’Amérique du nord...).
En admettant même que le droit de propriété foncière ait pu être historiquement « naturel » en
quelques endroits du globe, on connaît avec certitude et en sens inverse un nombre
impressionnant de cas où la propriété privée n’a jamais existé, et non pas seulement au fin
fond des forêts équatoriales ou du désert australien. Par exemple, elle n’a aucune existence
historique en Corse : l’histoire agraire de l’île, colonie française généralement non reconnue
(154), montre que la Corse a connu, avant l’arrivée dévastatrice des administrateurs, juristes
et agronomes français au XVIIIème siècle, une « propriété communautaire » aux antipodes de
la propriété privée, proche du « communisme primitif » au sens marxiste du terme, et
comparable à des systèmes agraires collectivistes de type andin ou asiatique (155). La
colonisation politique et administrative française a littéralement imposé son système importé
du continent, principalement à travers l’usurpation des biens communaux (156). Cela explique
en partie l’émergence d’un mouvement nationaliste violent au cours de la seconde moitié du
153 Pierre JALEE : L’exploitation capitaliste ; initiation au marxisme, Ed. Maspero, 1974, p. 36-37. Les termes
en italique et en majuscules sont d’origine.
154 Dominique GRISONI, Wassissi IOPUE, Camille RABIN (sous la direction de) : Ces îles que l’on dit
françaises, L’Harmattan, 1988. Actes du colloque international de Lyon de 1987. Contient une modeste et brève
« Contribution sur la question agraire » de notre part, p. 129-134 (comparaison historique entre Antilles, Kanaky
et Corse).
155 Jean DEFRANCESCHI : Recherches sur la nature et la répartition de la propriété foncière en Corse de la
fin de l’Ancien régime jusqu’au milieu du XIXème siècle (2 tomes), Ed. Cyrnos & Méditerranée, 1986. Thèse de
doctorat d’Etat soutenue en 1983 au CNRS.
156 J. DEFRANCESCHI, op. cit., Tome 1, p. 201.
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XXème siècle à partir de conflits fonciers agricoles dans la plaine orientale de l’île
(occupation de la cave vinicole d’Aléria et émergence du FLNC en 1976), qui était
traditionnellement « a terra di u cumunu », et alors que l’Administration française avait tenté
de régler la question de la reconversion agricole de certains rapatriés d’Algérie au détriment
de la paysannerie locale en pratiquant une discrimination économique manifeste en matière de
politique agricole et en favorisant à la marge une « colonisation de peuplement » dans la
plaine orientale. Le caractère prétendument naturel de la propriété privée du sol est « la vérité
de l’homme blanc » (157), et rien d’autre.
La cible facile de l’école du Droit naturel étant éliminée, le positivisme juridique de KELSEN
constituait pour les épigones de MARX et ENGELS un adversaire plus coriace. Evguenyi
PASHUKANIS (1891 - ?), bolchevik léniniste qui exerça la fonction de vice-ministre de la
Justice de l’URSS, critique radicalement KELSEN dans « La théorie générale du droit et le
marxisme » (158). La perspective du passage au communisme authentique (159) amène
inéluctablement le dépérissement du Droit au profit de ce qu’ENGELS appelait
« Gemeinwesen », ou encore la simple administration des choses dans une société apaisée et
non conflictuelle. Cet avenir radieux du communisme est une forme d’eschatologie laïque au
même titre que les principales religions qui prévoient une libération quelconque à terme dans
la vie terrestre elle-même (160), et l’eschatologie constitue une forme de réaction à la
tendance à la dégénérescence de l’humanité en longue période. Dans cette perspective, la
théorie marxiste du dépérissement du Droit est en concordance avec les théories anciennes
liées à l’Age d’or, qui est « sans Droit ».
Mobilisant les connaissances historiques de l’époque concernant l’Europe occidentale et plus
particulièrement l’aire germanique, ENGELS s’efforça dans un ouvrage publié en 1884 de
montrer le caractère relatif et « non naturel » de trois piliers de l’ordre juridique, à travers la
concomitance de leur apparition historique : la famille, la propriété privée et l’Etat (161). Le
sens de l’histoire étant la progression vers le communisme, ces trois institutions avaient
vocation à disparaître à peu près en même temps dans la période de transition du capitalisme
au communisme.
157 Patrick SILBERSTEIN :« Colonialisme : tordre le cou à l’hydre de Lerne conceptuelle » (In : D. GRISONI,
W. IOPUE, C. RABIN, op. cit., p. 21-24).
158 Evguenij Bronislavovitch PASHUKANIS : La théorie générale du droit et le marxisme – Ed. EDI, 1970.
Précédé d’une présentation par Jean-Marie VINCENT et d’une analyse critique du théoricien marxiste autrichien
Karl KORSCH rédigée en 1930. Juriste devenu bolchevik en 1912, d’origine lituanienne, PASHUKANIS a
disparu dans un goulag quelconque, victime des purges staliniennes menées notamment par le tristement célèbre
Procureur général de l’URSS Vichinsky, qui remplaça le Ministre de la Justice Stutchka (supérieur de
PASHUKANIS) après la mort de Lénine en 1924, date de la publication de cet ouvrage en URSS;
PASHUKANIS exerçait alors une influence considérable au sein de la « section juridique » de l’Académie
communiste. Il a été réhabilité en 1956, après la mort de Staline en 1953. Malgré l’existence de travaux plus
récents de marxistes français et européens sur le Droit, on considère que cet ouvrage est la référence en la
matière.
159 Il n’est pas inutile de rappeler que le communisme est une société idéale et harmonieuse, sans classes
sociales et sans Etat, selon la définition originelle de MARX et ENGELS dans le « Manifeste du parti
communiste » de 1848. Il n’y a donc jamais eu de « régime communiste » en URSS, ni en Chine, ni ailleurs
(Vietnam, Corée du nord…), mais des dictatures bureaucratiques s’accommodant fort bien d’un capitalisme
rampant ou avéré… De ce fait, PASHUKANIS pensait que le Droit dépérirait avec l’Etat dans la transition au
communisme, ce que ne pouvaient accepter les staliniens, adeptes du capitalisme bureaucratique d’Etat et ayant
besoin d’un système juridique oppressif pour perpétuer leur domination.
160 Messianisme judéo-chrétien, « millénarisme »...
161 Friedrich ENGELS : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat. Ed. du Progrès, 1976.
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2.3.2. : L’OPTIQUE ANARCHISTE
L’anarchisme est un courant politique peu connu et à l’importance souvent sous-estimée, qui
estime possible une société sans Etat, avant même d’être sans classes. En ce sens, le
communisme est à l’origine synonyme d’anarchie, mais le marxisme et surtout les épigones
de MARX vont conférer au communisme une orientation étatique qui devait échouer
historiquement (fin de l’URSS en 1991, conversion de la Chine au capitalisme avec maintien
de la dictature politique de type stalinien), probablement pour cette raison ; mais, au XIXème
siècle, tout ce monde se réclame du « socialisme », projet qui implique le renversement du
système économique capitaliste par tous les moyens, légaux ou illégaux ; cela a bien changé...
Le socialisme, dont le but ultime était le communisme (ou l’anarchie), représente à l’évidence
le pouvoir absolu de la troisième fonction dumézilienne et implique le démantèlement des
deux autres (162), ce qui pose le problème de l’évolution du Droit dans un tel système, qu’il
soit « utopique » ou à prétention « scientifique » (MARX et ENGELS).
Le principal théoricien de l’anarchisme au XIXème siècle est Michel BAKOUNINE, dont les
partisans disputent aux socialistes marxistes le contrôle de la 1ère Internationale ouvrière
(Association internationale des travailleurs), créée en 1867. BAKOUNINE est un fervent
admirateur d’Auguste COMTE, dont la « philosophie positive » constitue à ses yeux la
« science universelle », et qui voit dans l’émergence d’une « science nouvelle », la
Sociologie, « le dernier terme et couronnement de la philosophie positive » (163). Mais, en
tant qu’adepte du matérialisme philosophique et qu’ennemi juré de l’idéalisme en général,
BAKOUNINE rejette le Droit comme relevant d’un système de pensée métaphysique trop
acoquiné avec une religion honnie dans toutes ses variantes, ce qui est rigoureusement exact
d’un point de vue historique :
« Il est une catégorie de gens qui, s’ils ne croient pas (en Dieu, NdA), doivent au moins faire semblant de croire.
Ce sont tous les tourmenteurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de l’humanité : prêtres, monarques,
hommes d’Etat, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers,
gendarmes, geôliers et bourreaux, capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et propriétaires, avocats, économistes,
politiciens de toutes les couleurs, jusqu’au dernier vendeur d’épices, tous répéteront à l’unisson ces paroles de
Voltaire : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer » . (...) En un mot, nous repoussons toute législation,
toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel,
convaincue qu’elle ne pourrait tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les
intérêts de l’immense majorité asservie »(164).
On appréciera la mise en équivalence des avocats et des économistes parmi les oppresseurs,
l’auteur précisant même dans le deuxième paragraphe de « Dieu et l’Etat » qu’il ne faut pas
oublier les « économistes libéraux » parmi les « adorateurs effrénés de l’idéal » que sont les
théologiens, moralistes, politiciens, etc.. Au sujet de l’Economie, dans le premier paragraphe
de cet opuscule inachevé, BAKOUNINE procède à une reformulation personnelle de la
pensée de COMTE sur les trois stades du développement humain, en établissant les
correspondances suivantes :
162 Une vision très claire de cette perspective est fournie par les paroles du dernier couplet de
l’« Internationale », hymne communiste historique composé en 1871, année de l’insurrection révolutionnaire de
la Commune de Paris : « Ouvriers, paysans, nous sommes / Le grand parti des travailleurs, / La terre n’appartient
qu’aux hommes, / L’oisif ira loger ailleurs (...). »
163 Michel BAKOUNINE : Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, Ed. G. Nataf, 1969, p. 94-97. Morceau
choisi : « (...) nous ne pourrons réaliser notre liberté et notre prospérité dans le milieu social qu’en tenant compte
des lois naturelles et permanentes qui le gouvernent ».
164 Michel BAKOUNINE : Dieu et l’Etat , brochure militante de la Librairie Publico préfacée par Elisée
RECLUS & Carlo CAFIERO, date indéterminée, pp. 10 & 30. A noter p. 31 une formule choc illustrant la
magnification de la troisième fonction : « En vue de la liberté, de la dignité et de la prospérité humaines, nous
croyons devoir reprendre au ciel les biens qu’il a dérobés et nous voulons les rendre à la terre. »
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56
a) L’animalité humaine : Economie sociale (on dirait aujourd’hui « publique », NdA), et
privée (on dirait aujourd’hui : la Gestion, NdA) ;
b) La pensée : la Science (Sociologie comprise) ;
c) La révolte : la liberté politique en action contre un ordre social injuste et oppressif.
MARX prenait l’Economie plus au sérieux, en adoptant la théorie de la « valeur travail » de
l’économiste anglais David RICARDO (1772-1823) parmi les bases de son système, les deux
autres étant le matérialisme philosophique de Ludwig FEUERBACH (1804-1872), pionnier
de l’athéisme, et la dialectique du « sens de l’Histoire » du philosophe Friedrich HEGEL
(1770-1831), rejeté par BAKOUNINE. Ce dernier voue à la Science une admiration sans
bornes, mais rejette à l’avance tout gouvernement de scientifiques comme aussi nuisible que
tous les autres.
Nous venons de voir que ces positions extrêmes sur le Droit mettent en lumière des
considérations relevant de la Politique et que la Sociologie apparaît à cette époque comme une
excroissance des sciences exactes en plein essor dans le domaine des sciences humaines. Il
convient donc d’aborder à présent les relations historiques entre Droit et Science politique,
Sociologie et enfin Economie.
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57
III - LES RELATIONS DU DROIT AVEC
ECONOMIQUES, SOCIALES ET DE GESTION
LES
AUTRES
SCIENCES
3.1. DROIT & SCIENCE POLITIQUE : LA PROBLEMATIQUE DE L’ETAT DE
DROIT
Si l’on oppose « état de droit » à « état de fait » dans l’apprentissage juridique de base, il faut
à l’évidence entendre « état » dans le sens de « situation ». Il existe aussi un concept d’« Etat
de droit », qui concerne l’Etat moderne issu des circonstances historiques et géographiques du
pays ou du groupe de pays que l’on étudie. On a vu qu’avec MACHIAVEL l’Etat devenait
une puissance autonome ayant sa propre raison d’exister et de perdurer, la « raison d’Etat »,
qui est tournée vers la satisfaction des besoins de la société du moment tel que le souverain les
perçoit et les veut : fondateur ou tout au moins précurseur de la Science politique moderne,
MACHIAVEL annonce d’une certaine manière HOBBES en coupant radicalement le lien
historique entre la première et la deuxième fonction du paradigme de DUMEZIL pour établir
une relation privilégiée entre le deuxième (le souverain qui organise et anime son Etat) et la
troisième (les forces vives du corps social), alors que BODIN n’allait pas aussi loin et voyait
dans le souverain une « image de Dieu » (imago Dei). Dans cette perspective, l’état de droit à
un moment donné est le produit de la volonté politique du moment, telle qu’elle émane du
souverain. Il n’est pas nécessaire que ce souverain soit autoritaire, la souveraineté populaire
est possible, même si elle n’est guère à l’ordre du jour au XVIème siècle, sauf à un niveau
local et de façon tout à fait exceptionnelle. L’idée d’une forme démocratique de
gouvernement, qui est très ancienne (Grèce antique), devient un « possible » alors que la
pensée scholastique médiévale inspirée de l’antiquité romaine et revisitée par l’autorité duale
de l’Empereur et du Pape devait mener des raisonnements tortueux qui prêtent à sourire
aujourd’hui pour voir la souveraineté du peuple derrière le pouvoir absolu d’un roi de
l’Ancien Régime, en France ou ailleurs.
Dès lors va se développer un courant qui va penser le Droit comme pur produit de la
souveraineté, les valeurs qu’il véhicule devenant contingentes et non plus prédéterminées, ce
qui constitue une des conceptions de l’Etat de droit sur trois que l’on définit ainsi :
« La théorie de l’Etat de droit est née dans le champ juridique pour répondre au besoin de systématisation et à
l’impératif de fondation du Droit Public. (...) Dès l’origine, plusieurs conceptions de l’Etat de droit se sont en
effet affrontées : l’Etat de droit sera posé, tantôt comme l’Etat qui agit au moyen du droit, tantôt comme l’Etat
qui est assujetti au droit, tantôt encore comme l’Etat dont le droit comporte certains attributs intrinsèques ; ces
trois versions (formelle, matérielle, substantielle) dessinent plusieurs figures possibles, plusieurs types de
configuration de l’Etat de droit, qui ne sont pas exemptes d’implications politiques » (165).
L’auteur fait observer que le point de vue formaliste a tendu à l’emporter sur les deux autres :
l’Etat de droit est un simple régime institutionnel, ce qui débouche sur le positivisme juridique
dans l’optique de KELSEN : on étudie le système en place sans se préoccuper du contenu des
règles de droit, comme prétend le faire l’école du droit naturel. J. CHEVALLIER montre
aussi l’opposition entre l’optique continentale (franco-allemande) et anglo-saxonne, celle de
la « rule of law », déjà présentée, et ceci bien que cette expression soit la traduction habituelle
de « Etat de droit » en Anglais : dans le premier système, on a une distribution des
habilitations juridiques sous forme de compétences attribuées dont l’exercice est contrôlé par
des juridictions spécialisées telles que les juridictions administratives ou la juridiction
constitutionnelle ; dans le second, c’est la deuxième optique qui l’emporte, avec la supériorité
de la loi (et de la Constitution aux Etats-Unis) et le contrôle de l’Etat par les juridictions de
165 Jacques CHEVALLIER : L’Etat de droit, Montchrestien, 5ème éd., 2010, p. 13.
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droit commun, sans « privilège de juridiction » pour l’administration étatique, avec une
tendance au « gouvernement des juges ». Dans l’optique continentale, il existe toutefois des
divergences entre l’école juridique allemande et l’école juridique française au XIXème et au
début du XXème siècle, notamment sur la conception de l’Etat-nation, mais aussi une
tendance à la convergence et au dialogue des juristes malgré les tensions politiques entre les
deux pays (166).
Pour KELSEN, l’Etat de droit se caractérise par l’identité fondamentale de l’Etat et du droit
(schéma dit « moniste »), à l’opposé de la conception anglo-saxonne (schéma dit « dualiste »)
et de conceptions intermédiaires. Ordre étatique et ordre juridique seraient équipollents, ou
bien, en d’autres termes, « le droit règle sa propre création », mais on bute alors sur la
question de la légitimité de la norme suprême de l’édifice, c’est-à-dire en général la norme
constitutionnelle, ou, à la limite, un bloc de normes supranationales tels que les droits de
l’homme ou des droits environnementaux définis au niveau international. Entre les deux
guerres mondiales, il n’est pas encore question de cela, et le niveau juridique étatique
constitue l’horizon indépassable de cette réflexion fondamentale sur l’Etat de droit.
L’émergence à cette époque d’Etats-nations totalitaires (URSS stalinienne, Allemagne nazie,
Italie fasciste) suscitent l’apparition de théoriciens qui posent la prééminence de la volonté
politique sur l’ordre juridique pour expliquer le phénomène : l’allemand Carl SCHMITT
(1888-1985) estime que la validité de l’ordre juridique (donc de l’Etat de droit) est
subordonné à un acte de souveraineté consistant à examiner si la situation est normale ou
exceptionnelle, auquel cas l’Etat de droit est remplacé par une sorte d’Etat de force, ce qui
revient à légitimer le régime nazi ; du côté italien, l’aristocrate ésotériste Julius EVOLA
(1898-1974) développe une conception proche en privilégiant la figure du souverain guerrier
néo-païen inspiré par les dieux, mais son intransigeance doctrinale l’amène à être rejeté sur ce
plan tant par les nazis que par les fascistes mussoliniens, alors qu’il fréquentait assidûment
leurs intellectuels, et à se quereller avec SCHMITT. On retrouve d’une certaine manière chez
celui-ci et EVOLA les considérations de PASHUKANIS sur le côté fétichiste et manipulateur
du discours juridique fondamental, mais le raisonnement mené par ce théoricien marxiste est
différent de celui de ces deux théoriciens du totalitarisme.
KELSEN, qui publie sa « Théorie pure du droit » en 1934, avait évidemment connaissance
des travaux de SCHMITT et d’EVOLA (167), et s’est efforcé de construire une ligne de
défense contre ce qui n’était en définitive que le développement jusqu’à l’absurde de son
positivisme juridique. Il devait préciser que l’Etat de droit authentique se caractérise par
quelques attributs essentiels :
- soumission des juridictions et de l’Etat (Gouvernement principalement) à la loi, votée par un
Parlement issu d’élections libres dans un contexte de pluralisme politique ;
- responsabilisation des membres du Gouvernement ;
- indépendance des juridictions par rapport à l’Etat ;
- garantie de droits et libertés fondamentaux pour les citoyens.
Cette conception a perduré de nos jours (168). L’Union européenne est un supra-Etat de droit,
ce qui implique que tout pays candidat à l’adhésion doit respecter ces normes (critères dits
166 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 16-41.
167 Les principaux ouvrages de Carl SCHMITT sont publiés en 1922 (« Théologie politique ») et 1927
(« Théorie de la Constitution »), donc avant l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il ne semble pas que cet auteur ait été
nazi, mais on considère aujourd’hui qu’il s’est compromis avec ce régime, alors que de nombreux intellectuels
allemands ont quitté le pays après 1933. EVOLA entretenait quant à lui des rapports de connivence tumultueux
avec la frange intellectuelle du mouvement fasciste italien et de l’organisation SS en Allemagne.
168 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 50.
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« de Copenhague », suite à leur formulation par un Conseil européen tenu en1993 dans cette
ville), comme le précisent les « considérants » 2 et 4 Préambule du TUE :
(...) (2) S’inspirant des héritages culturels, humanistes et religieux de l’Europe, à partir desquels se sont
développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine,
ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’Etat de droit, (...) (4) Confirmant leur attachement aux principes
de la liberté, de la démocratie et du respect de droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’Etat de
droit , (...).»
L’Etat de droit est ensuite définit plus précisément à l’article 6 du TUE (cf. 1.3.2.).
Il est à noter que si l’Etat de droit implique ce qu’il est convenu d’appeler le libéralisme
politique (régime parlementaire issu d’élections libres avec pluralisme politique), il
n’implique en aucune manière un système économique basé sur le libéralisme économique,
c’est-à-dire le capitalisme libéral ; l’Etat de droit peut tout à fait caractériser un système
économique « interventionniste », voire « dirigiste », mais il est à parier que certains auteurs,
notamment étatsuniens, argueront en sens contraire... Inversement, on observe au niveau
mondial que le capitalisme libéral s’accommode très bien d’un Etat dictatorial (cas de la
Chine notamment), qui n’est pas un Etat de droit au sens occidental du terme. La déconnexion
entre ces deux libéralismes est totale, ce à quoi il convient d’ajouter le libéralisme moral, qui
est lui aussi déconnecté des deux autres. C’est pourquoi l’apologie ou la critique du
libéralisme en soi n’a pas de sens et reflète la confusion mentale la plus absolue. Dans le
contexte français, la référence au « libéralisme », sans autre précision, et sous réserve du
contexte du discours porteur, est généralement à prendre dans le sens économique, dans la
mesure où le débat qui se déroule depuis trois décennies environ tend à re-légitimer, puis à
consolider l’économie de marché au détriment de l’économie dirigée ou l’économie mixte qui
avait prévalu auparavant dans ce pays. Si l’on accepte, avec Serge-Christophe KOLM, que
l’Economie est historiquement une branche de la Philosophie qui s’est autonomisée - comme
la Science politique dans une certaine mesure - il faut admettre que le libéralisme politique
qui est des critères e l’Etat de droit est fortement corrélé au libéralisme économique, même si
celui-ci n’en dérive pas nécessairement et en toutes circonstances (169).
Le « positivisme juridique » de KELSEN rencontre un consensus très large chez les juristes
ouest-européens modernes, même chez ceux qui sont critiques de sa construction théorique
rigide et peu imaginative, ou qui sont adeptes de l’école du Droit naturel ou du marxisme (ces
derniers étant une espèce rare) : seule l’approche positiviste fonde en effet la légitimité et la
crédibilité de cette communauté épistémologique des juristes dans le domaine des Sciences
humaines. En se posant comme science humaine à égalité de principe avec les autres sur le
plan méthodologique, la science juridique se dépouille de son aura liée à la première fonction
dumézilienne sur le plan historique. Mais cette humilité apparente n’est pas dénuée
d’hypocrisie, car l’Etat de droit débouche mécaniquement sur le « culte du Droit » et sur une
coupure entre le champ juridique et celui de la politique (donc avec la Science politique)
(170) ; plus concrètement, à la différence des autres disciplines des Sciences humaines, les
juristes opérant certains choix (avocats et cadres d’organisations diverses) détiennent un
pouvoir effectif contre les dirigeants publics et privés dans la société du moment, pour autant
qu’elle relève de l’Etat de droit, alors que les économistes chercheraient plutôt dans leur
majorité à « participer à la décision publique » et que les sociologues ou les « politistes »
(éventuellement politologues) n’ont pas d’influence effective en dehors du bavardage
médiatique.
169 Serge-Christophe KOLM : Philosophie de l’Economie - Seuil, 1986, p. 278-280.
170 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 59-62.
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60
Mais la tendance dominante en Economie a monté récemment une machine de guerre
conceptuelle que nous allons aborder plus loin : l’analyse économique du Droit (AED) (cf.
3.2.), qui tourne résolument le dos à toute démarche « positiviste » vis-à-vis de l’ordre
juridique en place. Dans cette optique, l’Etat de droit et sa sécurité juridique normée ne
seraient donc plus seulement une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour la bonne
santé de l’économie d’un pays ou d’un ensemble de pays - voire le monde entier ; le Droit
devrait être purement et simplement subordonné à l’Economie et à son analyse sur les points
du contenu général des règles, de l’ordonnancement des sources et d’organisation du système
juridique (cf. 3.2.).
La démarche positiviste, en Droit comme dans les autres disciplines du vaste domaine SESG,
implique une approche objective de type scientifique. L’Economie a pu avoir cette démarche
dans son histoire, mais semble s’en éloigner radicalement pour devenir purement idéologique.
Tel n’est pas le cas de la Sociologie, la « distanciation » du sociologue par rapport à l’objet de
son étude étant de rigueur, c’est en quelque sorte le « positivisme sociologique »:
- on ne porte pas de jugement a priori ou a posteriori sur ce qu’on observe ;
- on décrit ce qu’on observe et on s’efforce de l’expliquer (problème néanmoins de
l’objectivité de la grille de lecture et des postulats épistémologiques).
3.2. DROIT & SOCIOLOGIE
Les relations entre le Droit et la Sociologie se caractérisent par une interaction souvent
féconde. En tant que discipline, la Sociologie naît au XIXème siècle, donc plus tardivement
que l’Economie (cf. 3.3.) ou la Science politique (cf. 3.1.). En France, Auguste COMTE en
est un précurseur, mais il est philosophe à titre principal. Son positivisme va toutefois exercer
une influence sur le fondateur de l’école française de Sociologie, Emile DURKHEIM (18581917). S’interrogeant sur les fondements de la pensée juridique en Europe sans remonter aussi
loin que DUMEZIL, François TERRÉ, professeur de Droit Privé, insiste beaucoup sur ces
deux auteurs lorsqu’il aborde la « pensée française » (à un niveau trans-disciplinaire), la
« pensée anglaise » étant plutôt marquée par l’approche philosophique à prédominance
utilitariste (BENTHAM) avec un peu de Droit naturel (BLACKSTONE), la « pensée
allemande » présentant à la fois un courant philosophique (KANT, FICHTE, HEGEL,
HUSSERL ...) et un courant purement juridique (SAVIGNY, IHERING...) qui rejette
globalement le Droit naturel et qui aboutira à KELSEN au XXème siècle ; enfin, il mentionne
une importante « pensée italienne » orientée vers la philosophie du Droit (ROSMINI,
CROCE, ROMANO...), avec une réaction anti-positiviste et jusnaturaliste suite à l’expérience
du régime fasciste, N. BOBBIO s’efforçant de dépasser la contradiction entre ces deux
grandes écoles (171). On constate donc que l’interaction réciproque entre la Sociologie et le
Droit apparaît comme une spécificité française et n’a pas de portée générale.
Toutefois, Max WEBER (1864-1920), fondateur de la Sociologie allemande a d’autant mieux
intégré les apports du Droit à sa pensée qu’il était juriste de formation. Cet auteur était en fait
un érudit aux compétences interdisciplinaires affirmées, qui intégrait aussi la démarche de
l’historien et les apports de la pensée économique de son époque (Werner SOMBART
notamment) ; il a produit à ce titre des analyses fouillées et brillantes sur les sociétés antiques,
171 François TERRÉ : Introduction générale au Droit, 4ème éd., Dalloz, 1999, §§ 138-142.
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61
qui constituent un complément très utile à la pensée de DUMEZIL dans l’approfondissement
de l’étude de la troisième fonction (172).
En tant qu’historien des religions antérieures au monothéisme considérées sous l’angle de la
mythologie, DUMEZIL devait croiser la route des sociologues français qui s’étaient intéressés
au « fait religieux » dans les sociétés humaines. Il suivit en particulier dans la décennie 19301939 les cours de Marcel MAUSS (1872-1950), qui évolua de la Sociologie à
l’Anthropologie, et Marcel GRANET (1884-1940), sinologue et disciple de DURKHEIM. En
1938, il présente sa théorie de l’« idéologie tripartie » à l’Institut français de Sociologie, où
MAUSS et GRANET lui font bon accueil, contrairement aux historiens latinistes de l’époque,
qui n’admettaient pas que leur chers Romains fussent prédéterminés dans leurs croyances par
leurs prédécesseurs de l’ensemble indo-iranien. DUMEZIL rendit hommage à MAUSS et
GRANET pour leur contribution à son itinéraire intellectuel dans son discours de réception au
Collège de France en 1949 (173). Mais DUMEZIL rejetait le « méthodologisme » de
DURKHEIM (174), tout comme un autre historien des religions, Mircea ELIADE, ami de
DUMEZIL, rejette le « sociologisme » du même auteur, qui s’était selon lui assez
imprudemment aventuré dans la sociologie des religions primitives (175). A cette époque, un
objet d’études donné avait tendance à rassembler les intellectuels dans un débat
multidisciplinaire fécond et parfois passionné, alors qu’aujourd’hui le cloisonnement
disciplinaire sévit, tendant à multiplier les « chasses gardées » et à entraver les projets
interdisciplinaires ou transdisciplinaires.
Un sociologue allemand, Ferdinand TÖNNIES (1855-1936) était parvenu à des conclusions
proches de celles de DUMEZIL concernant la prééminence de l’autorité sacerdotale sur les
autres dans les sociétés holistiques : dans celles-ci - qu’il appelle « communauté »
(« gemeinschaft »), par opposition à « société » (« gesellchaft ») - l’autorité sacerdotale
incarne la dignité de la sagesse, généralement liée aux croyances religieuses ou assimilables
(mythiques, sacrées), parallèlement à l’autorité paternelle qui tend à devenir celle du prince
dans l’autorité ducale », liée à la dignité de la force, et à l’autorité judiciaire, qui reflète la
dignité de l’âge et qui est nécessaire pour que l’autorité ducale puisse remplir son office dans
la lutte commune du clan contre les ennemis de la communauté ; à la limite, c’est la figure
paternelle, éventuellement chef de clan, qui peut concentrer ces trois autorités ou dignités. Cet
auteur décrit en définitive, en utilisant une terminologie différente, le positionnement du Droit
entre les deux premières fonctions duméziliennes, la troisième étant implicite (176). Mais la
172 Max WEBER : Economie et société dans l’Antiquité (précédé de « Les causes sociales du déclin de la
société antique »). Ed. La Découverte, 1998. Les principaux ouvrages sociologiques de Max WEBER sont
« L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », « Economie et société », et « Le Savant et le Politique ».
173 G. DUMEZIL, op. cit ., p. 36.
174 G. DUMEZIL, op. cit., p. 229.
175 Mircea ELIADE : La nostalgie des origines, Ed. Gallimard, 1991, p. 33-38. Cet auteur signale par ailleurs
(p. 40) que Marcel MAUSS, référence commune à DUMEZIL et à lui-même, fut autant anthropologue que
sociologue. Il affirme aussi sa préférence pour l’école allemande de sociologie de la religion, dont Max WEBER
fit partie. Il observe enfin (p. 207-209) une convergence de base entre DURKHEIM et MAUSS dans une
publication commune en 1902 sur une origine purement sociale de la religion, avant que ces deux auteurs ne
prennent des chemins divergents.
176 Ferdinand TÖNNIES : Communauté et société (in : La société ; les plus grands textes d’Auguste Comte et
Emile Durkheim à Claude Levi-Strauss, préface d’Edgar MORIN, Le Nouvel Observateur & CNRS Editions,
2011, p. 137-143). Ce texte a deux versions différentes : une de 1887, sous titrée « Traité sur le communisme et
le socialisme comme formes culturelles existantes », et une autre de 1912, plus ample et sous-titrée « Catégories
fondamentales de la sociologie pure », qui est celle de cette publication. Le sous-titre de la première version
montre le fort impact des idées révolutionnaires socialistes à l’époque, mais TÖNNIES oppose le
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dichotomie communauté/société demeure à un niveau relatif et ne doit pas être considérée
comme une succession linéaire dans le temps : même la société la plus individualiste et la plus
éloignée en apparence du modèle holistique, comme la nôtre, conserve des traits
communautaires.
3.2.1. LE CHAMP COMMUN DU DROIT ET DE LA SOCIOLOGIE : LES
« NORMES »
Comme ils ont pu procéder avec le fait social religieux, les sociologues du XXème siècle sont
naturellement amenés à s’intéresser au monde du Droit en tant que phénomène social, mais
surtout en tant que système technique incontournable dans la régulation générale : on peut
ignorer le religieux sans risque dans un véritable Etat de droit, mais on ne peut faire de même
avec le juridique, sous peine de s’égarer gravement et rapidement dans l’analyse. Au sens le
plus large, la norme sociale ne se confond pas avec la norme juridique (la règle de droit), elle
l’englobe en puisant d’abord ses sources dans la sphère religieuse et philosophique (première
fonction), pour se développer ensuite dans la sphère de la souveraineté (fonction juridique et
judiciaire du souverain, deuxième fonction), et enfin dans la troisième fonction technicoéconomique.
Les juristes d’aujourd’hui emploient le terme « norme » dans deux sens : synonyme de
« règle » (177) (on opposera dans l’étude d’une loi nouvelle les « dispositions normatives »
aux « dispositions proclamatoires », par exemple), et dans le sens restreint de la norme
technique (NF, EN, ISO...), source de droit à caractère indicatif. Pour les sociologues, la règle
de droit est une forme particulière de norme sociale, ce qui peut les amener à s’interroger sur
la formation de la règle de droit et la manière dont son application est vécue par les groupes
sociaux de toute sorte (délinquance et criminalité, rejet, élaboration de systèmes juridiques
parallèles...) (178).
Aujourd’hui comme hier, ces échanges entre juristes et sociologues sont fréquents et
constructifs : les sociologues ont besoin de comprendre le fonctionnement de l’ordre juridique
à un moment donné et en un lieu donné, les juristes ont besoin de comprendre « pourquoi ça
ne marche pas » au même moment et au même lieu. Ainsi, TÖNNIES a été fortement
influencé par les travaux de Henry SUMNER MAINE (1822-1888), juriste et
anthropologue/sociologue britannique, qui a étudié les sociétés anciennes de ce double point
de vue ; cet auteur, assez conservateur sur le plan politique, déplorait le passage d’une société
(communautaire) basée sur le « statut » à une société (individualiste) basée sur le « contrat »,
et mit en évidence la grande différenciation des règles des sociétés humaines entre le lien du
« communisme » (primitif), époque de la « communauté » au « socialisme » , époque de la « société »,
n’employant pas ces termes dans leur acception politique habituelle.
177 En latin, « norma » = équerre (maîtrise de l’angle droit pour l’architecture), et « regula » = règle (maîtrise
du trait droit pour celle-ci ainsi que pour le parcellaire agraire, ce qui facilite la mesure de la superficie). Avant
l’invention de l’angle droit (importance pratique du théorème de Thalès !), c’est le cercle (ou l’ellipse) et la
sphère qui dominaient l’architecture. La coexistence de l’équerre et du compas dans les symboles francmaçonniques illustre cette continuité historique de l’architecture universelle, au sens exotérique et ésotérique.
178 On peut citer l’ouvrage de Howard BECKER : Outsiders, Métailié, 1985 (original : 1963 aux Etats-Unis). Il
s’agit des « déviants », qui peuvent être soit dans l’illégalité (fumeurs de cannabis), soit dans la légalité mais
« mal vus » (musiciens et danseurs de jazz). La distanciation sociologique implique de ne pas s’arrêter aux
catégories juridiques pour analyser la « déviance ».
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sang et le lien du sol (179), ainsi que trois stades dans l’évolution des modes de gouvernance
des sociétés : tribal, universel et territorial.
Le doyen CARBONNIER, grand professeur de Droit Civil et auteur de manuels de référence
pour des générations de « civilistes », est de ceux-là : en sous titrant « Pour une sociologie du
droit sans rigueur » son recueil d’articles dispersés intitulé « Flexible droit » (180), ce juriste
entend par là montrer son respect et son intérêt pour l’autre discipline, et préciser que ses
réflexions ne revêtent pas la rigueur méthodologique qui est celle des sociologues. Ayant
entrepris de faire de la sociologie sans pour autant faire le sociologue, il reprend les réflexions
de Henri LEVY-BRUHL (181) pour apporter aux sociologues et aux esprits curieux en
général ses connaissances. Fils du sociologue Lucien LEVY-BRUHL, H. LEVY-BRUHL
(1884-1964) était lui aussi un juriste devenu sociologue, mais dans une mesure plus
importante que J. CARBONNIER, et non sans ressemblance avec l’itinéraire de Max
WEBER.
J. CARBONNIER reprend et illustre les deux « théorèmes fondamentaux de sociologie
juridique» formulés par H. LEVY-BRUHL (182) :
1) Premier théorème : le Droit est plus grand que les sources formelles du Droit ; exemples
(enrichis par nous-même) : les systèmes de régulation parallèles et non officiels (règles des
jeux d’enfant, les règles des jeux d’argent et de hasard non officiels, « jurys d’honneur »,
duels arbitrés par des « témoins », « tribunaux » des organisations parallèles (paramilitaires,
mafieuses...), « crimes d’honneur » et mutilations sexuelles au détriment des femmes dans
certains pays islamiques, « code pachtoune » régissant pour l’essentiel la vie d’un peuple
réparti sur le Pakistan et l’Afghanistan et souvent contraire aux lois officielles de ces deux
pays...
2) Second théorème : le Droit est plus petit que l’ensemble des relations entre les hommes ;
exemples : influence de la morale dominante du lieu et du moment sur les comportements
humains, « règles » de politesse et de bonnes manières, services rendus entre amis, exercice
collectif de croyances religieuses...
Plus récemment, d’autres sociologues ont étudié la place des mécanismes juridiques dans la
société. Pierre BOURDIEU (1930-2002) met en exergue la « force du Droit », qui dérive
notamment de l’adaptabilité du langage des juristes, mélange subtil de langage ordinaire et de
langage spécialisé, à toute nouveauté appréhendée par le Droit (183). Mais certains
sociologues vont plus loin et enrichissent leurs travaux en s’immergeant dans le monde clos et
élitiste des juristes. Ainsi Bruno LATOUR, alors professeur de Sociologie à MinesParisTech,
a obtenu un statut d’observateur pendant plusieurs mois à la Section du contentieux du
Conseil d’Etat, et a rendu compte de la « fabrique du Droit Administratif » par la juridiction
179 Cette problématique du « sang » (le lien biologique et social familial) et du « sol » (le lien de voisinage et
celui de l’entité territoriale sociopolitique commune) est au centre des choix des Etats-nations sur l’attribution de
la nationalité aux personnes physiques, mais aussi, par exemple, des choix juridiques nationaux sur la question
de la maternité de substitution (contrat de gestation pour autrui, « mères porteuses ») : ainsi la Cour de Cassation
refuse t’elle à des parents français la filiation biologique d’enfants nés aux Etats-Unis d’une « mère porteuse », le
contrat de gestation pour autrui étant nul selon l’article 16-7 du Code Civil.
180 Cf. note 3.
181 Henri LEVY-BRUHL : Sociologie du droit. Que sais-je ? n° 951.
182 J. CARBONNIER, op. cit., p. 11-24 (« Hypothèses fondamentales pour une sociologie théorique du
droit »).
183 Pierre BOURDIEU : La force du Droit. Eléments pour une sociologie du champ juridique ; Actes de la
recherche en Sciences sociales, 1986, 64 ; p. 3-19. Ses considérations sur le Droit sont jugées incohérentes par A.
SUPIOT, à partir de citations coupées de leur contexte toutefois (op. cit., p. 120-121)
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suprême de cette branche du Droit dans un ouvrage, en respectant le secret des délibérations
(184). Sa lecture est enrichissante pour les juristes « publicistes », qui étudient la
jurisprudence du Conseil d’Etat, ses « oracles sibyllins » et ses « mystères », mais elle l’est
tout autant pour les ingénieurs qui doivent se garder de sa censure pour la mise en oeuvre de
leurs projets qui prennent la forme de l’acte administratif unilatéral. Par ailleurs, la sociologue
Dominique SCHNAPPER a rendu compte de son expérience de juge constitutionnel après la
fin de son mandat (185).
3.2.2. L’OUVERTURE SOCIOLOGIQUE CHEZ LES JURISTES
Au début du XXème siècle, le Droit Public français se stabilise sur le plan académique et
doctrinal, et les grands professeurs du moment s’efforcent de construire un système cohérent
en matière d’articulation du Droit Administratif, qui se développe à partir de 1870, et du Droit
Constitutionnel (lois constitutionnelles de 1875 caractérisant le régime politique de la IIIème
République), qui est directement issu du processus historique de 1789 et de ses suites. Deux
de ces professeurs de Droit Public vont émerger et faire oeuvre durable dans un contexte de
rivalité certaine : Maurice HAURIOU (1856-1929), professeur à l’Université de Toulouse, et
Léon DUGUIT (1859-1928), professeur à l’Université de Bordeaux. Ce sont des références
bibliographiques largement citées encore aujourd’hui dans les publications doctrinales et dans
les colloques.
HAURIOU construit son système doctrinal autour du concept de « puissance publique »,
c’est-à-dire l’ensemble des prérogatives de l’Etat et d’autres personnes publiques face aux
intérêts privés, soit l’avatar de l’imperium romain via la souveraineté des premiers
« politistes »). De son côté, DUGUIT échafaude le sien autour du concept - ultra-moderne à
l’époque - de « service public », issu de la jurisprudence du Tribunal des Conflits (décision
« Blanco » de 1873). HAURIOU était donc très classique, solide et peu innovant, et
considérait comme un « anarchiste de la chaire » DUGUIT, qui se permettait de critiquer
fortement (« déconstruire », pourrait-on dire) des concepts de base tels que la personnalité
morale ou les droits subjectifs (186). En mettant le service public et ses prestations matérielles
et immatérielles au service des citoyens/administrés au centre de son système, DUGUIT
faisait ressortir son affinité avec la Sociologie, en particulier avec la pensée de DURKHEIM,
avec lequel il avait beaucoup échangé (187), alors qu’HAURIOU se situait dans la
perspective classique de l’imperium républicain élitiste.
En remettant en cause l’Etat en tant que personne morale et en qualifiant la souveraineté de
l’Etat (« puissance publique ») de simple croyance, DUGUIT en arrivait à considérer que la
« norme sociale » précède nécessairement la « norme juridique », ce qui revient à dire que le
Droit est essentiellement un « fait social ». En « jetant par dessus bord » (selon ses propres
termes) les droits subjectifs, DUGUIT amène avant l’heure la critique de l’individualisme
méthodologique dans le domaine des SESG d’aujourd’hui (188) ; il accorde une importance
184 Bruno LATOUR : La fabrique du Droit ; une ethnographie du Conseil d’Etat ; Ed. La Découverte, 2002.
185 Dominique SCHNAPPER : Une sociologue au Conseil Constitutionnel - Ed. Gallimard, 2010.
186 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 36-41. L’auteur montre bien l’opposition doctrinale entre DUGUIT et
HAURIOU, mais aussi quelques points communs.
187 J. CARBONNIER, op. cit., p. 109. Les deux grands professeurs s’étaient côtoyés à l’Université de
Bordeaux.Ce qu’il est convenu d’appeler « l’effet cantine » ne date pas d’aujourd’hui.
188 Le droit subjectif est attaché à la personne, physique ou morale, donc à l’individu ou toute entité productrice
ou consommatrice (l’agent économique des économistes) ; l’individualisme méthodologique consiste à poser que
seul le comportement individuel influence la société, et que tout ce qui est collectif n’a pas d’influence réelle ou
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fondamentale à deux sentiments collectifs créateurs de cette norme sociale : celui de la
sociabilité (volonté que soit sanctionné tout acte attentatoire à la solidarité sociale) et celui de
la justice (volonté de faire respecter le principe d’égalité, principe fondamental du Droit
Public). L’influence de DURKHEIM et de sa vision d’une société solidaire et cohérente non
dénuée de sévérité ou d’exigence morale est ici manifeste. Dans ces conditions, on ne
s’étonnera pas que DUGUIT ait repris d’A. COMTE l’idée que la propriété privée avait une
fonction sociale, aux fins de l’harmoniser avec la propriété publique - sociale par hypothèse pour l’administration du territoire. Ce genre d’idée devait lui attirer les foudres de T. ROTHE,
jusnaturaliste farouchement « antisocialiste », au sens large du terme et non au sens étroit de
ce vaste courant politique émergeant au XIXème siècle :
« C’est là (cette théorie de DUGUIT, NdA) une nouvelle forme de la socialisation de l’homme rejetée par nous
au tome premier (...), forme que nous avons déjà visée dans le présent volume à propos de la propriété de
l’homme sur lui-même car de cette interdépendance sociale on fait en doctrine une dépendance absolue. Indiquer
cette solidarité comme une cause d’obligation entre les hommes n’est certes pas faux, mais on a tort de la
présenter comme unique et fondamentale. C’est fermer les yeux à l’évidence non seulement de la respectabilité
de l’individu ou de la personnalité humaine (...), mais surtout de notre subordination à Dieu notre Auteur, et les
ouvrir sur une cause nulle en soi d’obligation » (189).
En retour, les travaux de DUGUIT influenceront des sociologues du Droit, notamment
Georges GURVITCH (1894-1965), auquel le doyen CARBONNIER se réfère volontiers
(190). G. GURVITCH incarne une tradition sociologique dite « structurale », différente de
celle de DURKHEIM : il faut entendre par là qu’elle a été notamment influencée par le
marxisme (191). M. HAURIOU avait été quant à lui influencé par le positivisme ambiant de
l’époque, de COMTE à DURKHEIM, mais était inspiré par la doctrine sociale de l’Eglise
catholique, sans donner véritablement dans le jusnaturalisme. Il publia des écrits
sociologiques qui ont été récemment rassemblés (192). A l’opposé de DUGUIT, qui déclarait
ironiquement « n’avoir jamais déjeuné avec une personne morale », HAURIOU développe le
concept juridique de personne morale pour l’élargir à celui d’institution, ainsi définie (on
dirait plutôt « organisation » aujourd’hui) :
« (...) une idée d’œuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social ; pour la
réalisation de cette idée, un pouvoir s’organise qui lui procure des organes ; d’autre part, entre les membres du
groupe social intéressé à la réalisation de l’idée, il se produit des manifestations de communion dirigées par les
organes du pouvoir et réglées par des procédures. »
Un exemple édifiant de dialogue entre les deux disciplines, et d’autres encore, est fourni par
un ouvrage collectif de Louis ASSIER-ANDRIEU sur la coutume dans la France rurale du
XXème siècle (193). Issu d’une commande du ministère de la Justice, et ouvrage met en
n’a pas à être pris en considération. L’Economie est la principale discipline dominée, voire ravagée par cette
croyance, alors que la Psychologie est la seule science humaine où l’individualisme méthodologique est de
rigueur.
189 T. ROTHE, op. cit., p. 434-435.
190 J. CARBONNIER, op. cit., p. 18-19, Principales publications de G. GURVITCH à ce sujet : « L’idée de
droit social » (1932) ; « L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit » (1935).
191 G. GURVITCH était marxiste et avait participé activement à la Révolution russe de 1917, mais avait quitté
la Russie lorsque la dérive autoritaire impulsée par Lénine et Trotsky puis concrétisée par Staline commençait à
se révéler.
192 Maurice HAURIOU : Ecrits sociologiques (rassemblés par Ronan TEYSSIER), Ed. Dalloz, 2008. Cet
ouvrage comporte cinq articles distincts.
193 Louis ASSIER-ANDRIEU (sous la direction de) : Une France coutumière ; enquête sur les « usages
locaux » et leur codification. Ed. du CNRS, 1990. Le coordinateur est l’auteur du premier chapitre « Usage local,
usage légal : lecture sociologique d’une frontière du droit » (p. 23-41), et du chapitre VII « Le concept d’usage
dans la culture juridique, essai d’interprétation » (p. 187-207). Sur la coutume, cf. aussi J. CARBONNIER, op.
cit., p. 118-130) (« La genèse de l’obligatoire dans l’apparition de la coutume ») et p. 131-135 « Scolie sur la
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oeuvre, outre la Sociologie, l’Anthropologie, l’Histoire sociale, l’Histoire du Droit et le Droit
Rural. L’usage, qui constitue la coutume lorsqu’il acquiert une dimension d’intemporalité et
d’universalité (dans un contexte territorial donné toutefois, ou dans une aire de civilisation),
est d’abord un fait social dans le contexte de la troisième fonction au sens de DUMEZIL, qui
va subir un processus de maturation doctrinale tendant à le transformer en source de droit,
sous une condition essentielle : ne pas être contraire à une règle écrite plus récente, ce qui
rappelle le rapport entre « equity » et « common law » dans l’histoire du Droit anglais.
3.3. DROIT & ECONOMIE
L’Economie en tant que science autonome naît essentiellement au XVIIIème siècle, mais avec
quelques éléments précurseurs, notamment dans la Grèce antique: dans la mythologie
grecque, l’Economie est soeur de la Justice et de la Paix (194), cette dernière figure pouvant
être considérée comme un embryon de la Science politique. Par suite, elle se développe dans
le discours philosophique, notamment chez Aristote, qui a aussi écrit sur la politique. Il est
donc pertinent de considérer l’Economie comme une diversification de la Philosophie sociale
(195), mais, dans l’optique du paradigme dumézilien, c’est la science qui reflète directement
l’apogée historique de la troisième fonction, la fonction productive assurant la reproduction de
la société : comprendre et mesurer la production et la distribution des richesses sur des
marchés mettant en jeu la monnaie comme équivalent général de toutes marchandises.
Certaines de ses écoles anciennes ne sont pas dénuées de liens avec la Science politique
émergente (mercantilisme tendant à maximiser le solde positif de la balance commerciale du
pays, « bullionisme » tendant à accumuler de l’or au profit de l’Etat). Mais l’Economie est
aussi la science qui assure le plénitude de l’individu agissant qui se libère progressivement
des tutelles collectives parrainées par les premières et deuxième fonction, l’homo
oeconomicus. Lorsque Adam SMITH écrit son célèbre traité sur « La richesse des nations »
en prônant le libre-échange en matière de commerce international, il pense plus aux bourgeois
commerçants et à toute l’économie induite par leur enrichissement qu’aux souverains et à leur
coffre-fort. La qualification d’Economie politique est donc à prendre dans un triple sens, dans
la chronologie historique :
- elle signifie d’abord que le pouvoir politique doit prêter attention aux lois de l’Economie, au
sens large que MONTESQUIEU donnait au concept de « loi », ce qui paraît incontournable à
l’heure actuelle, mais qui n’allait pas de soi à l’époque de SMITH ;
- elle signifie ensuite que la science économique a vocation à conseiller ce pouvoir dans son
exercice de la politique (anglais « politics ») dans l’élaboration de ce qu’il est convenu
d’appeler aujourd’hui une « politique publique » (anglais « policy ») ;
- elle peut et doit être interprétée aussi comme une acceptation du système politique dominant,
qui n’est pas une « variable d’ajustement » aux yeux des économistes libéraux, contrairement
à la vision qu’ont les juristes de la question...
Influencée par la philosophie utilitariste de Jeremy BENTHAM (1748-1832), l’Economie
politique classique telle que développée par John Stuart MILL (1806-1873) est a-morale et ne
risque donc pas d’interférer avec le Droit qui entretient des rapports étroits avec la Morale
sans se confondre avec elle. BENTHAM était aussi un juriste « pénaliste », qui avait bien
coutume »). Cf. encore J. GAUDEMET, op. cit., p. 25-63, développements détaillés de l’histoire de la coutume,
application du « Temps, naissance du Droit ».
194 Cf. note 41.
195 S.-C. KOLM, op. cit., p. 19.
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développé l’analyse coût-bénéfices en matière de sanctions pénales venant contrecarrer les
effets de certains plaisirs, (196). On peut voir en lui un précurseur de l’Etat gendarme ou Etat
minimum préconisé par les économistes libéraux purs et durs, tels que Friedrich von HAYEK
(cf. ci-dessous). Par ailleurs, l’Economie politique devient au cours du XIXème siècle une
« science positive » au sens d’A. COMTE, en s’efforçant de raisonner selon la méthode
scientifique généraliste de CLAUDE BERNARD d’une part, et en ayant recours à la
modélisation mathématique, ce que le Droit n’a pas encore commencé à faire, d’autre part
(197). Mais elle devient aussi progressivement « Economie normative », dans le sens où elle
ne préoccupe pas simplement d’expliquer les phénomènes économiques et de s’efforcer de les
prédire, mais de préconiser aux Etats souverains ou aux entités supranationales les mesures à
prendre ou à éviter : c’est pourquoi on parle aujourd’hui d’Economie publique, expression qui
reflète à merveille la prédominance de la troisième fonction dumézilienne sur la deuxième.
Une telle rupture avec l’approche positiviste tend un creuser un fossé profond entre
l’Economie d’une part et le Droit et la Sociologie d’autre part. A la fin du XIXème siècle et
pendant la première moitié du XXème siècle, l’Economie est enseignée comme une matière
annexe dans les Facultés de Droit, alors que la Sociologie est déjà adulte et autonome. Par la
suite, des Facultés de Sciences économiques et autres se créent. Tout cela a créé des
rancoeurs, et la caste des juristes, non dénuée d’arrogance, porte une part de responsabilité
dans ce divorce et ce clivage ; cela étant, les juristes sont rarement sectaires et accueillent sans
rechigner - positivisme oblige - dans le champ juridique des concepts et mécanismes
provenant des autres disciplines du champ des SESG. Ainsi du Droit de la Concurrence, qui
est la mise en forme juridique de la théorie des marchés : les pratiques anti-concurrentielles
des entreprises font l’objet de mesures de prévention et de répression. Le Droit de
l’environnement est fortement influencé par l’Economie de l’environnement, en particulier à
travers l’application contrastée et erratique du principe pollueur-payeur (198), l’application de
l’évaluation environnementale aux « biens publics » que sont la biodiversité et les
« aménités », les quotas d’émission des gaz à effet de serre, l’obligation de procéder à une
analyse coût-bénéfices pour les expropriations pour exposition aux risques naturels ou
technologiques, etc.. Mais, dans le contexte de la mondialisation, se pose le grave problème
de la déconnexion totale entre les accords fondateurs de l’OMC de 1995 et le Droit
international de l’environnement, caractérisé par des accords multilatéraux au champ
d’application variable ; l’Organe du règlement des différends de l’OMC a les apparences
d’une juridiction, alors qu’il est constitué de « panels d’experts » sans aucune légitimité
juridique et sans diversité sur le plan de l’approche technico-économique. Encore faut-il
196 En tant que « pénaliste », BENTHAM s’intéressa à la criminologie ainsi qu’à son traitement par le système
pénitentiaire, et fut un précurseur des prisons modernes où les détenus sont surveillés sans savoir par qui et s’ils
le sont ou non : système dit « Panoptique », que le romancier George ORWELL requalifiera en « Big Brother »
au XXème siècle dans son ouvrage « 1984 », compte tenu des évolutions technologiques.
197 Si l’on excepte les équations simplistes de MARX dans « Le Capital », ce sont Antonin-Auguste
COURNOT (1801-1877) puis Léon WALRAS (1834-1910) qui furent les précurseurs de l’Economie
quantitative, qui s’est considérablement développées depuis lors, fournissant une présomption (très réfragable)
de scientificité aux travaux des économistes contemporains. A noter qu’HAYEK devait marquer sa distance avec
cette vogue de l’Economie quantitative dans son discours de réception du Prix de la Banque royale de Suède
pour l’Economie, improprement dénommé « Prix Nobel d’Economie » : "...what looks superficially like the
most scientific procedure is often the most unscientific..." "This way lies charlatanism and worse." F. A. von
Hayek - Prize Lecture». Nobelprize.org.15 Apr 2011 ; http://nobelprize.org/nobel_prizes/economics/
laureates/1974/hayek-lecture.html.
198 Sur ce point (la non application fréquente de ce principe), le « retour d’expérience » textuel et
jurisprudentiel des juristes vers les économistes devrait beaucoup intéresser ces derniers, mais on ne l’observe
guère.
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observer que l’OMC s’inscrit malgré tout dans le Droit international public dans un domaine
nouveau (existence de 4 Traités), alors que rien n’est fait ni ne semble devoir être fait en
matière de régulation mondiale des marchés financiers.
Un certain nombre d’économistes actuels ou récents ont produit des discours sur le Droit et
doivent être connus, à défaut d’être étudiés dans le monde des ingénieurs en formation, et cela
d’autant plus que ces auteurs ont souvent développé des compétences autres, telles que la
philosophie politique ou sociale (Friedrich von HAYEK, John RAWLS...), voire le Droit luimême (Ronald DWORKIN). Mais on est loin du potentiel d’un Max WEBER, qui était à la
fois sociologue à titre principal, et juriste et économiste à titre accessoire, ou d’un Cornelius
CASTORIADIS (philosophe, économiste et juriste).
Le plus grand théoricien du libéralisme économique intégral - pour ne pas dire « intégriste » fut l’autrichien Friedrich von HAYEK (1899-1992), qui a exposé dans son ouvrage majeur
« Droit, législation et liberté » sa conception de l’articulation de l’Economie et du Droit : le
Droit doit se borner a distribuer des droits de propriété aux agents économiques, et tout a
vocation à se passer de la meilleure façon possible dans le meilleur des mondes possibles pour
autant que l’Etat ne prétende pas se mêler de justice sociale et de réduction des inégalités
socio-économiques. Sur le plan institutionnel , cet auteur préconise un Etat minimal qui
n’édicte pas de règles trop techniques, des lois générales devant malgré tout être adoptées par
une assemblée contrôlée étroitement par une Cour constitutionnelle inspirée par une
« Grundnorm » (au sens de KELSEN) consistant en ce postulat libéral absolu. HAYEK est
donc le fondateur de l’analyse économique du Droit (199), mais un auteur qui tend, de bonne
ou de mauvaise foi, à déformer ou falsifier l’histoire de la discipline : il prétend en effet que le
système de « common law » anglo-saxon est la continuation authentique du Droit romain
(considéré à partir de la codification et des compilations de Justinien), et que le système
romano-germanique (« statute law »), qui prévaut notamment en France, serait en quelque
sorte déviationniste, alors que c’est l’inverse (200). Il va de soi, par ailleurs, que HAYEK se
range dans le camp de l’Ecole du Droit naturel et rejette le positivisme juridique.
Les deux autres théoriciens principaux de l’AED sont Richard POSNER et Gary BECKER.
Inspiré par la philosophie pragmatique à l’honneur aux Etats-Unis, POSNER s’oppose à
HAYEK sur la référence au Droit naturel, mais adhère au modèle du « common law » en tant
que basé sur la coutume, nécessairement « positive » en économie de marché puisqu’elle
émerge spontanément des interactions entre agents économiques, et surtout sur le rôle
essentiel du juge et des voies de recours pour trancher les litiges en faisant éventuellement
oeuvre prétorienne (création d’une règle de droit dans le silence de la loi). BECKER
développe l’idée de POSNER selon laquelle le système juridique aboutit en dernière analyse à
fixer un prix à des transactions en dehors des marchés, y compris dans la sphère extraéconomique (relations affectives, délinquance et criminalité...). La règle de droit a pour
fonction de permettre aux agents économiques rationnels, opportunistes et maximisateurs de
199 Thierry KIRAT & Frédéric MARTY : Economie du Droit et de la réglementation - Mémento LMD,
Gualino, 2007, p. 22-26. Autre ouvrage sur la même question, d’un professeur d’Economie et de Droit à Mines
ParisTech : François LEVEQUE, Economie de la réglementation, La Découverte , 2004.
200 C’est la lecture attentive de J. GAUDEMET (op. cit., p. 92-104 : « L’Empereur législateur ») qui nous
permet de réfuter cette position de HAYEK. Le rôle essentiel du juge romaniste est bien celui d’appliquer une
législation impériale, et accessoirement la coutume praeter legem et secundum legem ; la pratique de rescrit
impérial, transposée plus tard dans le royaume d’Angleterre (« writ »), n’a eu ni l’importance ni la portée que
HAYEK lui confère. En ce sens, le « common law » est un accident de l’histoire du Droit en Europe, et le
modèle romano-germanique est le véritable continuateur du Droit romain, relayé par les trois figures du Pape, de
l’Empereur et du Roi (cf. 1.3.4.).
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l’utilité pour eux-mêmes de respecter ou de transgresser une règle, d’où la possibilité de faire
évoluer celle-ci de façon volontariste si elle se révèle inefficace. Tous ces auteurs se situent
dans la filiation de l’utilitarisme de BENTHAM. En définitive, « l’homo juridicus est
considéré comme un homo œconomicus parfait, purement maximisateur et opportuniste »
(201).
On distingue trois approches théoriques possibles pour configurer dans l’absolu les relations
entre l’Economie et le Droit (202) :
- application du positivisme juridique : indépendance du système juridique et préexistence
social-historique (203) du Droit: inutilité de l’analyse économique pour juger de l’efficacité
d’un système juridique donné (vaste ou restreint), si le manquement à la règle est sanctionné
de façon systématique ou suffisamment fréquente ; l’efficience de la règle se confond avec
l’efficacité de la règle ;
- approche utilitariste : la règle de droit est exogène au système économique mais est intégrée
au calcul économique des agents, elle a donc un caractère « performatif », et son efficacité est
conditionnée par les résultats de l’analyse micro-économique de son application ; il y a alors
dissociation entre efficience et efficacité pour la règle de droit ;
- approche institutionnaliste : si l’on fait intervenir le facteur temps, les règles de droit
influencent les phénomènes de régularité, de signification et de stratégie dans les actions
humaines, en phase avec la sociologie de Max WEBER ; cette approche recherche le
dépassement de la problématique efficience vs. efficacité vécue au niveau microéconomique
pour la replacer au niveau macroéconomique et sociétal.
Aucune de ces trois approches n’est étrangère au juriste faisant preuve d’ouverture
interdisciplinaire et ne peut le choquer ou le surprendre. La première constitue l’arrière-plan
incontournable fondant la prévalence historique du Droit sur l’Economie et la raison d’être de
la caste, la deuxième est particulièrement adaptée à l’étude de la responsabilité civile ou
pénale des acteurs ou des agents économiques, et la troisième est pertinente pour les branches
fonctionnelles modernes telles que le Droit de la Concurrence ou le Droit de l’Environnement
et de l’Urbanisme. Elle ne sont pas exclusives l’une de l’autre, et, si la première paraît
dépassée. Ce qui est au centre des débats sur l’efficacité économique du Droit en ce qui
concerne l’orientation générale des règles qu’il édicte, c’est le degré, d’une part, et le contenu
de l’intervention publique du législateur et du pouvoir réglementaire dans les affaires privées,
d’autre part.
Mais les économistes sont unanimes pour reconnaître au législateur le droit, et même le
devoir, d’instituer la propriété privée (« ownership ») des biens et de certains droits
patrimoniaux, et/ou, de façon plus large, des « droits de propriété » (« property ») que les
juristes appréhendent sous la dénomination de « droits d’usage de... » ou de « droit d’accès
à... ». Sur ce type le problème, les dialogues interdisciplinaires achoppent souvent sur le
manque de rigueur conceptuelle et terminologique des économistes, qui dissertent et
modélisent sur des concepts non définis.
201 Th. KIRAT & F. MARTY, op . cit., p. 16.
202 Th. KIRAT & F. MARTY, op . cit., p. 18-19.
203 Au sens donné à cette qualification par C. CASTORIADIS dans ses ouvrages, notamment « L’institution
imaginaire de la société », Seuil, 1975. Cette vision de la prééminence de l’évolution sociopolitique générale
dans le processus historique est notamment celle du marxisme, qui a été celle de CASTORIADIS dans sa
jeunesse, et sur laquelle il a effectué un bilan mitigé.
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Afin d’illustrer le caractère incontournable de la propriété foncière privée, les économistes
citent souvent un article d’un écologue scientifique compétente, Garrett HARDIN, sur la
« tragédie des communs » (204). Or l’étude attentive de cet article montre que le point de vue
de cet auteur n’est pas celui-là ; il explique simplement qu’on n’a le choix qu’entre trois
solutions pour gérer un bien foncier susceptible d’usage collectif : soit le privatiser, soit le
nationaliser (propriété étatique) en faisant le pari que le propriétaire sera un adepte du
développement durable, soit mettre en place ou conserver une gestion collective cohérente et
éclairée sur le plan du maintien des équilibres écologiques. L’invocation de cet auteur
extérieur par une science économique fonctionnant en circuit fermé a toutes les chances d’être
falsificatrice, et nous n’aborderons même pas les insuffisances propres à l’analyse de
HARDIN lui-même ; elle montre accessoirement que l’autarcie épistémologique n’est pas
tenable et tend à générer la « mauvaise foi intellectuelle ».
Cette fascination/obsession des économistes pour la propriété privée des biens en général, et
de la terre en particulier, remonte en fait à l’école des Physiocrates du XVIIème siècle,
partisans du développement d’une agriculture capitaliste et croyant que seule la terre et ses
« fruits naturels » étaient source de valeur. HAYEK n’a fait que la reprendre à son compte en
tant que théoricien du libéralisme intégral protégé par un Etat-gendarme fort surveillant et
réprimant les manants de tout poil mécontents de leur sort. En tant que porte-parole de
l’aristocratie foncière dynamique et d’une partie de la bourgeoisie impliquée dans la propriété
rurale qui cherchaient à maximiser leurs revenus, les Physiocrates, tout comme HAYEK plus
tard, adhéraient volontiers à l’école du Droit naturel, le législateur étant là pour révéler des
lois naturelles préexistantes et non pour en créer de façon artificielle (205). C’est sur ce point
que l’on mesure la rupture de l’Economie dominante avec la démarche positiviste qui est celle
des juristes et des sociologues : ceux-ci acceptent la possibilité que la terre ne fasse pas l’objet
d’une propriété privée à un niveau général, c’est une question de choix social-historique, donc
politique.
La portée socioéconomique du droit de propriété a donné lieu à des controverses
constitutionnelles et politiques célèbres au cours de la Révolution française. Si la DDHC de
1789 proclame le caractère naturel du droit de propriété sans le définir, la Déclaration des
droits de l’homme de 1793, plus radicale et plus « sociale », dispose que « la propriété est le
droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son
industrie », ce qui fut repris par l’article 5 de la Constitution « thermidorienne » de l’an III
(1795) impulsée par Boissy d’Anglas, physiocrate discret, sans doute parce que le texte de
1793 restait fort modéré sur ce point ; mais, avant sa liquidation dans le processus de la
« Terreur » qu’il avait si bien contribué à alimenter, Robespierre avait proposé sans succès au
cours des débats sur la Déclaration de 1793 une conception très différente et aux antipodes du
Droit naturel, la propriété comme institution sociale : « la propriété est le droit qu’a chaque
citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi » (206).
L’article 544 du Code Civil de 1804, resté inchangé à ce jour, est la traduction législative d’un
compromis entre ces deux approches, l’approche thermidorienne restant prédominante.
204 Garrett HARDIN : The tragedy of the commons, Nature, 13 décembre 1968 (texte original aisément
accessible sur Wikipedia). Les « communs » sont des espaces agricoles où les membres d’une communauté
rurale disposent de droits d’accès égaux (pâturages, espaces boisés) ; cela peut encore exister en France (« biens
communaux » de l’article 542 du Code Civil).
205 A. SOBOUL, op. cit., pp. 49-50 & 53-54.
206 A. SOBOUL, op. cit., pp. 327 & 394.
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Reprenant cette idée triviale de la fonction du Droit distributrice de droits de propriété pour
les agents économiques (207), Ronald COASE l’a croisée avec la problématique de
l’Economie de l’entreprise, donc avec la démarche tendant à connaître et maîtriser les coûts
de production ou de distribution dans la Gestion des entreprises. Cet auteur a en conséquence
développé sa théorie des coûts de transaction en posant la nécessité d’une distribution
préalable des droits de propriété sur les biens arbitrée par le rôle du juge lorsque ces biens font
l’objet d’une contestation positive (conflit d’usage) ou négative (allégation de source de
pollutions et nuisances) (208).
L’AED a toute sa validité pour autant qu’elle se borne à être interdisciplinaire et descriptive,
mais non dogmatique et prescriptive : ainsi des élucubrations de la Banque mondiale selon
laquelle le « common law » serait plus favorable à la croissance économique que le « statute
law » (209). Point n’est besoin de faire des enquêtes approfondies pour comprendre qu’est
plus favorable au « business » qu’aux exclus du système - environnement naturel compris - un
système minorant l’interventionnisme du législateur, qui peut faire oeuvre sociopolitique en
protégeant les faibles, et magnifiant l’autonomie de la volonté des contractants, la « soft law »
des bonnes pratiques, des usages et des « conventions » au sens économique du terme, le tout
sous le contrôle de juges tout-puissants adhérant volontiers aux idées dominantes ou
« reçues »...
Cette démarche a fait l’objet d’un essai brillant en 1985, de la part d’un avocat d’affaires
franco-étatsunien (210). Le fond de ces discours est caché, mais décelable : l’économie de
marché mondialisée a supplanté les pouvoirs politiques qui restent essentiellement nationaux,
parfois supranationaux (Union européenne notamment), mais le Droit, dans ses réalisations
issues du processus social-historique, crée une barrière institutionnelle puissante à la
subjugation absolue du Politique par l’Economie triomphante et arrogante (211) ; comme il
serait « politiquement incorrect » de revendiquer ouvertement le primat de l’Economie sur le
Politique, on s’efforce d’y parvenir par des moyens détournés en développant des discours du
primat de l’Economie sur le Droit via une conception offensive de l’AED. Non seulement ce
discours économiste tourne le dos à l’approche positiviste du Droit, de la Sociologie et de la
Science politique, qui implique l’inexistence d’une prééminence quelconque d’une discipline
sur une autre, mais il adopte une position que nous pouvons qualifier de « négativisme »,
voire de « négationnisme », l’objet de la négativité ou de la négation étant tout simplement
l’Histoire et l’« institution imaginaire de la société » ou du « social-historique » au sens de
207 Il convient de signaler que les économistes, qui ont rarement le même souci de rigueur que les juristes dans
la définition des concepts qu’ils utilisent, qualifient de « droits de propriété » de simples droits d’usage ou
d’accès à une ressource. Cette approximation dans la forme reflète souvent des raisonnements qui se veulent
logiques mais qui sont très approximatifs.
208 Ronald COASE : La firme, le marché et le Droit - Diderot Editeur, Arts et Sciences, 1997 (1988 pour
l’édition étatsunienne). Cet auteur a reçu le prix Nobel d’Economie en 1991 et est le fondateur du « Journal of
Law & Economics » . Sous le titre « Le coût du Droit », ont été publié en 2000 (Ed. PUF) deux de ses articles
majeurs et un chapitre de l’ouvrage précédent : « Le problème du coût social » (1960), « Notes sur le problème
du coût social » (chapitre 6 de l’ouvrage précédent), et « La structure institutionnelle de la production » (1991).
209 Th. KIRAT & F. MARTY, op. cit., p. 171-178.
210 Laurent COHEN-TANUGI : Le droit sans l’Etat ; sur la démocratie en France et en Amérique - PUF, 1985.
Problème : il n’y a pas de Droit sans Etat, ni d’Etat sans Droit, même aux Etats-Unis... Cette analyse ne résiste
pas à celle de Pierre LEGENDRE, par exemple.
211 Pour mémoire : déconnexion des accords fondateurs de l’OMC de l’ensemble des accords multilatéraux sur
l’environnement ainsi que des conventions de l’OIT, « dictature » de fait des agences de notation sur les
politiques économiques, impunité des « banksters » créateurs de chaos durable dans l’économie internationale,
etc.
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CASTORIADIS ; dès lors, le dialogue s’arrête de lui-même, les positions se figent et le
mépris réciproque s’installe.
C’est un constat largement partagé, y compris par de nombreux économistes, que d’affirmer
que l’Economie « mainstream » actuelle tend à devenir « autiste » sur le plan épistémologique
(212). Cependant, cette tendance à l’autarcie disciplinaire empreinte d’aveuglement et
d’arrogance intellectuelle contraint occasionnellement les économistes à sortir de ce ghetto
épistémologique pour résoudre le lancinant problème de la « justice », puisque l’Economie ne
peut traiter que de l’efficacité dans un vague but philosophique de « bien-être » général. C’est
pourquoi, comme dans le cas de la « tragédie des lieux communs » de HARDIN, ils font
souvent faire grand cas des travaux de John RAWLS (213). Cet auteur, qui se réclame de la
« philosophie politique », raisonne sur un plan totalement « an-historique » et s’interroge sur
les concepts de justice et d’équité en matière économique, en alignant laborieusement et selon
une logique subjectiviste plus qu’approximative des considérations empiriques dans un style
qui n’est pas sans rappeler celui de COASE. Comme celui-ci, il déploie un raisonnement à
prétention universelle sur une base socio-économique et politique limitée sur le plan
historique/diachronique (capitalisme libéral, démocratie représentative, omnipotence du juge
en système de « common law »...). Cela ne signifie pas bien entendu que les travaux de ces
auteurs soient sans intérêt aucun, et ce sont des références incontournables sur le plan
académique que les étudiants et élèves-ingénieurs doivent pieusement citer et commenter,
mais leur contribution à la culture humaine est des plus médiocres.
Dune manière générale, les juristes ne voient pas en ces auteurs manifestement survalorisés
par les économistes « mainstream » en mal de prothèse épistémologique des interlocuteurs
pertinents et crédibles, mais la situation évolue dans le sens d’une certaine complaisance ou
d’une certaine résignation. Dans son « Homo juridicus », A. SUPIOT exécute RAWLS en
quelques lignes de bas de page, faisant justement observer que cet auteur suppose un
fondement contractuel - intrinsèquement faux - à la généralisation d’une approche
« utilitariste » pour évaluer la dimension « juste » d’un mécanisme ou d’une politique
économique. D’un point de vue qui ne se limite pas à un plaidoyer pro domo, (défense et
illustration du Droit en tant que discipline), cet auteur juge sévèrement la dérive actuelle de
l’Economie, qu’il assimile à la dérive scientiste classique. Il procède à une critique radicale de
l’AED et de toute cette école de pensée étatsunienne, qui en définitive réinvente le
jusnaturalisme sous une forme « juréconomique » :
« (...) On distribue les droits comme on distribuerait des armes, et ensuite que le meilleur gagne ! Ainsi débité en
droits individuels, le Droit disparaît comme bien commun. (...) Le mouvement « Law & Economics », dont la
fascination gagne même les Facultés de Droit françaises, généralise ainsi à tout comportement humain
l’anthropologie rustique du Droit des contrats, c’est-à-dire la figure de l’homme qui sait ce qu’il veut et ce qui
est mieux pour lui. (...) Abandonnant le froc du Droit naturel pour les habits neufs de l’analyse économique, es
juristes peuvent continuer de se reposer sur l’idée qu’un ordre mondial transcende les législations nationales, qui
doivent s’en faire les instruments. Dans l’orchestration du thème de la « mondialisation », la Science
économique a conquis la position magistrale de discours fondateur de l’ordre universel, ne laissant en propre au
Droit que la maigre partition des droits de l’Homme » (214).
212 Cette expression autocritique émane d’un ancien professeur d’Economie rurale à l’ex INAPG
(AgroParisTech aujourd’hui), qui avait été expert à la Banque Mondiale.
213 Le principal ouvrage de John RAWLS est « Théorie de la justice », Ed. du Seuil, 1987. Il l’a complété et
mis en harmonie avec d’autres travaux dans « La justice comme équité, une reformulation de la Théorie de la
justice », Ed. La Découverte, 2010.
214 A. SUPIOT, op. cit. , p. 26-27 & 142-146.
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3.4. DROIT & SCIENCES DE GESTION
Les Sciences de Gestion naissent au début du XXème siècle, principalement aux Etats-Unis,
dans la mesure où l’Economie de l’époque ne permet pas d’optimiser la fonctionnement des
entreprises, devenues grandes et complexes. L’exemple topique est celui de la préconisation
de la tarification au coût marginal en concurrence pure et parfaite : à supposer que cette
condition soit réalisée, il est impossible en pratique de connaître ce coût marginal, et il est
déjà très difficile de connaître le coût moyen des produits vendus sur une période donnée.
D’où la nécessité d’agir sur d’autres leviers.
Si l’on fait abstraction des travaux récents d’Armand HATCHUEL, Professeur à
MinesParisTech, on ne dispose guère d’ouvrage de référence sur l’origine et l’évolution des
Sciences de Gestion, sans doute parce qu’elles sont plurielles, hétérogènes et évolutives. On
renverra sans s’appesantir sur les grands ancêtres du début du XXème siècle que sont le
Français Henri FAYOL, l’Américain Frederick TAYLOR pour l’organisation industrielle et
l’Australien Elton MAYO pour la gestion des ressources humaines dans les entreprises en
général. C’est évidemment un Droit du Travail naissant qui a été confronté à la rudesse de la
Technique pour les ouvriers et les employés dans les entreprises.
Si l’époque contemporaine est celle de la Technique au sens de Jacques ELLUL, c’est aussi
celle du Management. La critique radicale de cet aspect complémentaire de la Technique a été
formulée par un autre historien du Droit, Pierre LEGENDRE, formé à l’Ecole des Chartes et
considéré lui aussi comme un philosophe et un sociologue. Il s’avère que cette catégorie
d’intellectuels – en voie de disparition, dans la mesure où les historiens remplacent de plus en
plus les juristes dans cet exercice passionnant – joue un rôle essentiel dans la démystification
de ces discours et de ces pratiques souvent dévastatrices pour l’individu et la société. Leur
propos vient contredire radicalement le discours convenu et généralisé sur une société
mondialisée et en bouleversement permanent : si la première partie de la proposition est juste,
le bouleversement permanent du monde n’est qu’un mirage, et, au contraire, nous vivons dans
un monde étonnamment stable…
« La compétition partage le monde en deux camps. Il y a les gagnants et les perdants. Sous la main de fer du
Marché.
Mais le marché universel n’est pas un pouvoir aveugle. C’est un assemblage de règles, venu du fond des
traditions occidentales et sans cesse perfectionné. Sans les grandes inventions juridiques, sans le contrat et la
résolution des conflits par les juges, le Management n’existerait pas.
Les conseillers juridiques et les cabinets d’avocats sont les maîtres d’oeuvre de cette construction colossale. Le
droit des affaires est la pointe avancée du Management mondial» (215).
En tant que technique, le Droit a évidemment vocation à être une Science de gestion, tout
comme l’Economie peut l’être aussi, mais toutes les entreprises n’ont pas de direction ou de
service dédié au Droit ou à l’Economie. La dimension sociologique de leurs activités est le
plus souvent gérée par la direction chargé de la Mercatique (en français courant
« Marketing »). Mais, quel que soit le mode d’intégration de la fonction juridique à
l’organisation d’une entreprise, chaque fonction de celle-ci comporte nécessairement une
dimension juridique plus ou moins importante.
La Comptabilité générale est la discipline qui est la plus juridique, puisqu’il existe une
législation et une réglementation comptables, largement fixées par des règlements de l’UE
reprenant des conventions internationales ; elle interagit fortement avec la fiscalité, le Droit
215 Pierre LEGENDRE : Dominium mundi, l’Empire du Management - Ed. Mille et une nuits, 2007, p. 48-49.
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Fiscal étant une branche autonome du Droit Administratif. La Finance doit respecter un
certain nombre de dispositions du Code Monétaire et Financier (CMF) et du Code de
Commerce. La Gestion des ressources humaines doit respecter le Code du Travail et le Code
de la Sécurité Sociale. Le Code de la Consommation concerne les fonctions commerciales et
la Mercatique (« Marketing » en franco-globish). La Gestion de production doit respecter le
Code du Travail pour les affaires de sécurité et d’hygiène des salariés, etc. La Stratégie de
l’entreprise doit naviguer entre les écueils du Droit de la concurrence et du Droit de la
propriété intellectuelle... Mais, s’il est assez aisé de mesurer la performance financière ou
commerciale d’une entreprise, sa « performance juridique » est malaisée à définir.
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CONCLUSION
La première leçon à tirer de cet exposé sommaire et nécessairement réducteur est la
complémentarité et l’unité dans la diversité des Sciences humaines en général et des SESG en
particulier. Unité dans l’objet central et indépassable de la réflexion : le comportement
individuel et collectif dans la société. Diversité dans les positionnements épistémologiques et
dans les relations de filiation et d’articulation d’une discipline avec une autre. Quelle que soit
la date de son entrée en scène dans l’histoire humaine, aucune d’entre elles n’est « meilleure »
ou « plus performante » que les autres, mais on aura sans doute au niveau individuel des
affinités particulières avec une discipline ou une autre. Toutefois, l’intérêt particulier du Droit
est sa primauté historique et l’ouverture d’esprit qu’il suscite nécessairement si l’on
s’intéresse à son histoire dans un contexte national ou élargi, tel que celui de l’Union
européenne ou de l’aire géographique « anglo-saxonne » du « common law », de l’Islam, etc.
Par ailleurs, dans l’exercice de leur métier dans un contexte fréquemment mondialisé et
multiculturel, les ingénieurs et managers ont tout intérêt à prendre au sérieux ces éléments de
culture générale, en s’abstenant d’avoir la témérité de penser que toutes ces considérations
« ne servent à rien » pour l’exercice de leur métier. Ainsi, s’agissant plus spécifiquement du
Droit, les ingénieurs et managers de ParisTech doivent être conscients de ce contexte
historique dans la construction et la gestion de leurs relations avec les juristes, qu’ils soient
collègues de travail ou partenaires extérieurs, y compris le cas extrême où l’on a des démêlés
avec la justice judiciaire ou administrative.
Les juristes restent plus ou moins consciemment attachés à la splendeur historique de la
première fonction dumézilienne, qui leur permet encore d’en remontrer concrètement au
souverain d’aujourd’hui et à plus forte raison aux composantes influentes de la troisième
fonction. D’où notre affirmation selon laquelle les juristes constituent une « caste » : cela va
plus loin que le simple « esprit de corps » qui caractérise de nombreuses professions ou
fonctions socio-économiques (les grands corps d’ingénieurs, par exemple) ; il y a aussi le
sentiment d’appartenir à une élite, au risque de paraître manquer de modestie. Cet aspect
élitiste est justifié d’un point de vue pratique : dans certains cas, maîtriser le Droit revient à
détenir une arme de destruction massive, et le juriste sera alors redouté. De façon plus
générale, on consulte un juriste comme on consulte un médecin, ou encore comme on
consulte les chefs militaires en temps de crise lorsqu’on exerce le pouvoir politique, alors
qu’on ne consulte pas vraiment les « experts » en matière de Sciences économiques et
sociales, qui ne détiennent pas de savoir « dur » et nagent dans un empirisme parfois
dévastateur qui les rend peu crédibles au niveau collectif : on se contente de leur donner la
parole, ou de la leur laisser prendre, et on n’est nullement obligé de prendre leurs propos au
sérieux en toute circonstance. A l’opposé, la crédibilité du juge qui sanctionne, de l’autorité
indépendante qui régule ou du policier qui arrête et place en garde à vue ne fait guère de
doute, même si l’on n’est pas d’accord avec ce qu’on nous inflige... En ce sens, les juristes ont
plus en commun avec les scientifiques des « sciences exactes » sur le plan épistémologique,
même si le contenu de leur savoir est très différent ; cela crée une connexion intéressante avec
le monde des ingénieurs, lorsque ceux-ci opèrent bien dans leur champ traditionnel de
connaissances, ainsi qu’avec celui des chercheurs.
Il convient de ne pas oublier non plus que la première fonction dumézilienne, spirituelle et
juridique, est aussi celle de la magie. A la limite, on peut considérer l’ordre juridique lui
même comme une sorte de « magie temporelle » ou une croyance comme une autre… Si l’on
considère les sphères dirigeantes (les prétendues « élites » qui ne sont qu’une oligarchie), on
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croit que l’on va « résoudre » un problème nouveau en créant une règle de droit nouvelle, et
l’on s’aperçoit que cela ne change rien, soit parce que corps social y est irréversiblement
réfractaire, soit parce qu’il s’agit d’une gesticulation médiatique parmi beaucoup d’autres ; on
croit de même que tous les citoyens progressent de façon inéluctable vers la vertu légaliste,
individuellement et collectivement, ou plutôt on fait semblant de le croire. A l’instar de la
Religion qui prétend guider le cours de la condition humaine au besoin par la contrainte
(régimes politiques cléricaux) mais toujours par un discours insistant et récurrent sur la
Morale ou l’Ethique, le Droit serait aussi une énorme illusion d’optique tout en constituant un
système aux enjeux contraignants très concrets (sanctions, voies d’exécution). C’est en cela
que les juristes sont invités aussi à faire preuve de modestie : leur « machine » n’a pas un
rendement très élevé, et le « prisme juridique » d’examen des réalités du monde est très
déformant. Cependant, c’est un prisme où l’on voit TOUT, et rien n’échappe à l’attention et à
la curiosité de la caste des juristes, qui se montrent par voie de conséquence en général
capables d’une ouverture d’esprit par rapport aux autres sciences.
Au-delà même de la sphère juridique, l’excellence professionnelle de l’ingénieur ou du
manager ainsi que leur insertion citoyenne impliquent qu’ils/elles fassent preuve d’humilité et
d’ouverture d’esprit dans le vaste domaine des Sciences humaines.
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