Quand fallait-il abandonner la théorie de l`état stationnaire ?

Revue des Questions Scientiques, ,  () : -
Quand fallait-il abandonner
la théorie de létat stationnaire?
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Christ Church College (University of Oxford) thomas@lepeltier.fsnet.co.uk
Quand faut-il arrêter de soutenir une théorie que la communauté scien-
tique a ni par rejeter? Cet article se propose de montrer que le moment
opportun dune telle cision n’est pas toujours facile à déterminer, et cela
même quand il existe une théorie concurrente qui emporte ladhésion quasi-
générale. Pour illustrer cette diculté, analysons la rivalité entre la théorie du
big bang et la théorie de l’état stationnaire.
Rappel historique
La théorie du big bang naît dans les années avec lhypothèse de
latome primitif de Georges Lemaître. Elle stipule que l’univers est en expan-
sion et a une origine dans le temps, ou, du moins, a connu une phase de très
forte densité dans le passé. C’est une théorie qui, à défaut demporter immé-
diatement ladhésion des scientiques, voit son audience régulièrement croître
à partir de ces années . Mais elle ne plaît pas à tout le monde.
. Lhistoire de la rivalité entre la théorie du big bang et la théorie de létat stationnaire
jusqu’aux années  est analysée en détail dans Helge Kragh (), Cosmology and
Controversy. e Historical Developpment of Two eories of the Universe, Princeton Uni-
versity Press.
. Georges Lemaitre (), «e begining of the world from the point of view of quan-
tum theory», Nature, , p..
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Notamment, en , Fred Hoyle et deux collègues, Hermann Bondi et
omas Gold, inventent le modèle de létat stationnaire, alternative à cette
théorie du big bang. Dans ce nouveau modèle, lunivers est toujours en ex-
pansion, mais il na pas dorigine dans le temps. Il présente globalement tou-
jours la même conguration. Pour compenser la dilution de matière due à
lexpansion, de la matière est créée en permanence.
Pendant un peu plus dune dizaine dannées, les deux théories sont en
rivalité. Laquelle décrit le mieux lunivers? Les astrophysiciens et cosmolo-
gistes narrivent pas à trouver des arguments vraiment convaincants pour dis-
qualier une des deux théories.
La situation change au milieu des années . Les partisans du big bang
voient dans certaines observations et certains calculs théoriques des preuves
de la validité de leur théorie. Ils déclarent alors que la théorie de l’état station-
naire est réfutée. Mais certains partisans de cette théorie refusent ce verdict.
Bien que la grande majorité de la communauscientique adopte le modèle
du big bang, ces récalcitrants continuent à peauner le modèle de lunivers
stationnaire, et cela jusqu’à nos jours. Cette obstination va être notre matière
à réexion.
Si on considère qu’il fallait abandonner cette théorie de l’état station-
naire, quand ses promoteurs auraient-ils le faire? On pourrait être tende
répondre, quand il est devenu clair quelle était incapable dexpliquer ce que
les promoteurs du big bang considèrent être les trois piliers de leur théorie:
lexpansion, la nucléosynthèse et le rayonnement dius. Cest donc le rapport
de la théorie de létat stationnaire à ces trois piliers du big bang qu’il nous faut
étudier.
. Fred Hoyle (), «A new model for the expanding universe», Monthly Notices of the
Royal Astronomical Society, , pp.-; Hermann Bondi et omas Gold (),
«e steady-state theory of the expanding universe», Monthly Notices of the Royal Astro-
nomical Society, , pp.-.
. Une présentation détaillée de la théorie de l’état stationnaire telle qu’elle est conçue par
ses promoteurs au début du e siècle se trouve dans Fred Hoyle, George Burbidge et
Jayant Narlikar (), A Dierent Approach to Cosmology, Cambridge University Press.
Pour une analyse de la réception de cette nouvelle version de la théorie de l’état station-
naire par les partisans du big bang, voir omas Lepeltier (), «Nouveau dialogue
sur les deux grands systèmes du monde », Revue des questions scientiques,  (),
pp.-.
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Lexpansion
Concernant lexpansion de l’univers, lanalyse est vite faite: la théorie de
l’état stationnaire est intrinsèquement une théorie dun univers en expansion.
Elle n’a jamais été en conit sur ce point avec la théorie du big bang. Il est
donc étonnant que les promoteurs de la théorie du big bang fassent de lex-
pansion de lunivers un des piliers de leur théorie, puisquune telle expansion
pourrait également être considérée comme un pilier de la théorie de l’état
stationnaire. Cela traduit-il une certaine confusion de la part des partisans du
big bang sur ce qui fait la force de leur théorie? Laissons cette question en
suspens.
La nucléosynthèse
Avec la nucléosynthèse, la situation est plus complexe. Cette branche de
la physique consiste à expliquer la formation des éléments chimiques dans
lunivers. D’vient le carbone, loxygène, le fer, etc.? La théorie de létat
stationnaire et la théorie du big bang ne fournissent pas les mêmes explica-
tions. C’est à partir des qualités et défauts de leurs explications respectives que
les cosmologistes ont voulu évaluer la pertinence de lune par rapport à lautre.
Pour simplier, lhistoire de cette nucléosynthèse pourrait être divisée en
cinq phases. La première commence dans les années . George Gamow,
Ralph Alpher et Robert Herman, tous les trois partisans du big bang, essayent
de montrer que tous les éléments chimiques ont été formés aux tout premiers
instants de lunivers, dans la «fournaise» primordiale. Lentreprise tourne
court: daprès leurs calculs, la nucléosynthèse primordiale sarrête à… lhé-
lium (deuxième élément de la classication périodique).
La deuxième phase voit la mise sur pied de la nucléosynthèse stellaire. En
, Hoyle, lun des pères de la théorie de l’état stationnaire, montre avec
trois collègues que la plupart (environ ) des éléments chimiques peuvent
. La collaboration entre Gamow et Alpher commence en . En , Herman les re-
joint. Ils publieront plusieurs articles sur ce thème de la nucléosynthèse. Le dernier pa-
pier signicatif issu de cette collaboration est publié par Alpher et Herman (avec James
Follin) en : «Physical conditions in the initial stages of the expanding universe»,
Physical review, , pp.-.
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être formés dans les étoiles. Ce succès de la nucléosynthèse stellaire renforce
la conance que Hoyle et ses collègues peuvent avoir dans leur théorie de
l’état stationnaire. Il y a toutefois un problème. Hoyle narrive pas à rendre
compte de labondance des éléments légers, en particulier de l’hélium. Cette
situation ne va pas évoluer pendant plusieurs années.
La troisième phase tourne encore autour des travaux de Hoyle. En ,
ce dernier montre que lhélium peut avoir éformé soit aux tout premiers
instants de lunivers, dans le cadre de la théorie du big bang, soit au cœur
dobjets super-massifs. Le problème est que ces objets super-massifs n’ont pas
été identiés. Les partisans de la théorie du big bang en protent pour crier
victoire (Hoyle aurait marqué un but contre son camp!). Hoyle aggrave en-
core son cas en  en montrant que le big bang peut expliquer les abon-
dances des autres éléments légers, le deutérium et le lithium.
Est-ce que ces calculs réfutent la théorie de l’état stationnaire? Non,
puisque rien ne dit que la formation de ces éléments chimiques est impossible
dans le cadre de la théorie de létat stationnaire. Mais ils donnent un avantage
psychologique aux partisans de la théorie du big bang: c’est dans le cadre de
leur théorie que, pour la première fois, la synthèse de tous les éléments
chimiques a trouvé une explication.
Du côté des partisans de la théorie de l’état stationnaire, la situation est
ambiguë: ils reconnaissent que les partisans du big bang s’en sortent bien,
mais à leurs yeux leur avantage provient dun certain bricolage théorique
puisque, pour rendre compte de l’abondance des éléments chimiques, les par-
tisans du big bang doivent recourir à deux fourneaux (les premiers instants de
lunivers et le cœur des étoiles). Quant à eux, grâce à larticle de Hoyle de
, les partisans de létat stationnaire ont été à deux doigts de montrer que
toute la nucléosynthèse était stellaire. Ils sont donc tentés de poursuivre ce
programme de recherche. Reconnaissons qu’il est dicile, à ce niveau, de
considérer que c’est une attitude déraisonnable. Toute la question est de savoir
s’ils vont pouvoir rendre compte de la formation des éléments chimiques et, si
. Margaret Burbidge, Georey Burbidge, Fred Hoyle et William Fowler (), «Synthe-
sis of the elements in stars», Reviews of Modern Physcis, , pp.-.
. Fred Hoyle et Roger Tayler (), «e mystery of the cosmic helium abundance»,
Nature, , pp.-.
. Robert Wagoner, William Fowler et Fred Hoyle (), «On the synthesis of elements
at very high temperatures», Astrophysical Journal, , pp.-.
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oui, comment? Cest que Hoyle va trouver une solution. Nous entrons dans
la quatrième phase.
Pour reprendre la terminologie de Imre Lakatos, on pourrait dire que le
«noyau dur» de la théorie de l’état stationnaire est que lunivers na pas dori-
gine dans le temps et qu’il nest jamais passé par une phase super-dense. Les
modalités de création de la matière relèvent quant à elles des «hypothèses
auxiliaires». Au début, Hoyle avait considéré que la création était homogène
à travers lespace et régulière au cours du temps. Mais, dès les années ,
pour aner sa théorie, il avait commencé à imaginer des poches de création
et des variations cycliques de la densité de lunivers. Ce changement de pers-
pective lui a fait entrevoir une façon de résoudre le problème de la nucléosyn-
thèse, sur laquelle il va travailler plusieurs années.
Pour faire simple, rappelons que Hoyle avait montré que lexistence dob-
jets super-massifs était nécessaire pour rendre compte de la formation des
éléments légers dans le cadre de la théorie de létat stationnaire. Mais, à
l’époque de ce résultat, Hoyle ne savait pas trouver ces objets super-mas-
sifs. On pourrait donc dire que son programme de recherche était dégénéré,
puisquil fallait partir dune hypothèse ad hoc l’existence d’objets super-mas-
sifs pour le sauver. En revanche, dans le nouveau modèle de létat station-
naire, la matière nest plus créée de manière homogène, mais apparaît dans les
noyaux actifs des galaxies. Or la densité et la température de ces régions sont
susamment élevées pour quil soit possible de rendre compte de la formation
des éléments légers. La rivaliavec la théorie du big bang peut donc reprendre.
Hoyle souligne même que son hypothèse dune création de matière dans les
noyaux actifs des galaxies présente lavantage, comparée à lhypothèse dune
fournaise primordiale pour toujours inobservable, de pouvoir être plus facile-
ment testée. En changeant une hypothèse auxiliaire, Hoyle a ainsi réussi à
transformer son programme de recherche qui tendait à être dégénéré en un
programme de recherche progressif. Pourquoi donc l’abandonner?
Pendant ce temps, la théorie du big bang va également entrer dans une
nouvelle phase. Cest notre cinquième phase. À partir de la n des années
, et ceci grâce à Hoyle, les partisans du big bang pouvaient se targuer de
rendre compte de labondance observée des éléments légers en postulant
lexistence d’une fournaise primordiale. Ces partisans vont toutefois être
. Imre Lakatos () [], Histoire et méthodologie des sciences, Puf.
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