études économiques sur l`antiquité - L`Histoire antique des pays et

ÉTUDES ÉCONOMIQUES SUR L’ANTIQUITÉ
PAUL GUIRAUD.
Professeur à la Faculté des lettres de l’Université de Paris.
Ouvrage couronné par l’Académie française.
PARIS - 1905
CHAPITRE I. — DE L’IMPORTANCE DES QUESTIONS ÉCONOMIQUES
DANS L’ANTIQUITÉ.
CHAPITRE II. — L’ÉVOLUTION DU TRAVAIL EN GRÈCE.
CHAPITRE III. — L’IMPÔT SUR LE CAPITAL À ATHÈNES.
CHAPITRE IV. — LA POPULATION EN GRÈCE.
CHAPITRE V. — L’IMPÔT SUR LE CAPITAL SOUS LA RÉPUBLIQUE
ROMAINE.
CHAPITRE VI. — HISTOIRE D’UN FINANCIER ROMAIN.
CHAPITRE VII. — L’IMPÉRIALISME ROMAIN.
CHAPITRE I. — DE L’IMPORTANCE DES QUESTIONS
ÉCONOMIQUES DANS L’ANTIQUI1.
Les questions économiques avaient, dans les sociétés antiques comme dans la
nôtre, une importance prépondérante. On est tenté de croire que, si le souci des
intérêts matériels est de tous les temps, c’est dans les siècles modernes,
notamment de nos jours, qu’il en est arrivé à primer tous les autres. A cet égard
les Grecs et les Romains ne diffèrent en rien de nous, et même chez eux la
politique était très souvent conduite par l’économie politique.
Les anciens, lorsqu’ils réfléchissaient là-dessus, s’en rendaient bien compte eux-
mêmes. Dans les premiers chapitres de son histoire, quand Thucydide s’efforce
de montrer ce qu’était la Grèce avant sa génération, il ne parle guère que de
l’état du commerce, de l’industrie, de l’agriculture, de la navigation ; bien plus,
c’est à une raison tirée de cet ordre d’idées qu’il attribue une des plus grandes
révolutions du passé ; l’établissement de la tyrannie dans la plupart des cités
helléniques est, à ses yeux, une conséquence directe de l’accroissement de la
richesse. L’auteur inconnu de l’opuscule qui a pour titre le Gouvernement
d’Athènes, examine pourquoi les Athéniens sont si fortement attachés à leurs
institutions démocratiques ; il explique ce fait par les avantages matériels
qu’elles leur assurent. Il va plus loin ; il affirme que, s’ils tiennent à conserver
l’empire de l’Archipel, et spécialement le privilège de juger leurs alliés, c’est
parce que l’affluence des étrangers dans leur ville est pour les particuliers comme
pour le trésor public une source de beaux profits. Ils obéissent encore, dit-il, à
un autre calcul. Maîtres de la mer, ils peuvent aisément se procurer au dehors
tout ce que leur pays ne produit pas, et c’est ainsi que les meilleures denrées de
la Sicile, de l’Italie, de Chypre, de l’Égypte, de la Lydie, du Pont, du Péloponnèse
viennent se concentrer au Pirée. Leur puissance leur confère une sorte de
monopole commercial, et elle s’exerce autant dans le domaine politique que dans
le domaine économique.
On sait avec quel soin scrupuleux Platon dans ses Lois règle la distribution des
terres entre les citoyens de l’État qu’il prétend fonder ; il semble que les
destinées tout entières de cet État dépendent de la manière dont le sol sera
possédé. Il n’est pas moins préoccupé de limiter la richesse mobilière, parce qu’il
est convaincu que, si elle se développe librement, elle jettera un trouble profond
dans la cité.
Les philosophes grecs qui écrivirent sur ces matières pensaient, comme lui, que
les discordes intérieures avaient leur origine dans des questions d’intérêt. Aussi
s’appliquaient-ils à organiser de la façon la plus équitable la propriété foncière.
Tel était ce Phaléas de Chalcédoine qui avait inventé des combinaisons
ingénieuses pour garantir à jamais l’égalité des biens ruraux. Hippodamos de
Milet et Hippodamos le Pythagoricien poursuivirent un objet analogue. Les
Stoïciens et les Cyniques semblent avoir préconisé le communisme. Tous ceux en
un mot qui conçurent des plans de réformes politiques imaginèrent en même
temps des plans de réformes sociales et économiques, comme s’ils estimaient
que les deux choses étaient inséparables.
1 Revue internationale de l’enseignement, 15 mars 1888 (remanié).
Mais nul n’a mieux réussi qu’Aristote à montrer le lien qui doit les unir. D’après
lui, une certaine espèce de gouvernement n’est bonne que dans une certaine
société ; ainsi le milieu le plus propice à une sage démocratie serait un État où
dominerait la classe agricole. Il proclame ce principe que les changements
politiques proviennent presque toujours d’une rupture d’équilibre entre les
classes ; qu’une d’elles grandisse par le nombre ou par la richesse, et une
nouvelle répartition des pouvoirs s’ensuit nécessairement. Il montre que les lois
relatives à la propriété ont une influence capitale sur l’esprit et le fonctionnement
des constitutions. Il prouve que les partis se disputent plus volontiers le gain que
les honneurs, et que le vainqueur succombe le plus souvent parce qu’il est trop
enclin à puiser dans la bourse de ses adversaires. Tout cela nous atteste qu’on
n’a pas attendu jusqu’à nos jours pour comprendre que la satisfaction des
appétits matériels est la première nécessité de l’homme, et que c’est là le plus
puissant moteur de la machine sociale comme de la machine humaine.
Si les anciens avaient une notion précise de ces faits, il est naturel que leurs
institutions en aient conservé la trace. C’est en effet ce que révèle aux moins
attentifs la connaissance de la vie antique.
Les Grecs et les Romains avaient au plus haut degré le goût des affaires et
l’esprit de spéculation. De bonne heure naquirent sur le pourtour de la mer Égée
des places de commerce, telles que Corinthe, Égine, Milet, Chalcis, dont les
opérations s’étendaient au loin, et finalement Athènes les éclipsa toutes au Ve
siècle avant Jésus-Christ. Ces villes ne se contentaient pas d’avoir des relations
les unes avec les autres et avec les contrées voisines ; leur trafic avait déjà u n
caractère mondial, et pénétrait dans toutes les terres explorées, même en plein
pays barbare. Sans doute leur champ d’action nous paraît très restreint, si nous
le comparons au nôtre ; mais c’était une entreprise hardie pour une cité
asiatique du vue et du vie siècle que d’envoyer ses produits au fond de la mer
Noire, en Égypte, en Étrurie et en Espagne. Cela supposait une force d’expansion
aussi grande que celle qui pousse nos négociants au Japon ou en Australie.
L’horizon commercial des Grecs s’élargit encore après les conquêtes d’Alexandre,
et plus tard la création de l’empire romain eut pour effet de déterminer un
courant régulier qui amenait au cœur de la Méditerranée certains objets de
l’Inde, de la Chine, de l’Afrique centrale et des bords de la Baltique. Rome jouait
alors un rôle pareil à celui de Londres ou d’Hambourg, avec cette différence
qu’elle ne cessait d’importer, sans exporter autre chose que de l’argent.
L’État ne négligeait rien, surtout en Grèce, pour favoriser les transactions. Il
existait des droits de douane ; mais ils n’étaient ni prohibitifs ni protecteurs ; ils
avaient pour but plutôt de procurer quelques ressources au Trésor que d’écarter
la concurrence étrangère, et on les maintenait à un niveau très bas. En Attique,
ils ne dépassaient pas 2 p. 100, et il est probable que le Pirée était un port franc
; en Gaule, sous l’Empire, ils atteignaient à peine 2 ½ p. 100. Aristote déclare
que le devoir d’un bon gouvernement est de connaître les objets susceptibles
d’être exportés ou importés, afin de former des arrangements diplomatiques à ce
sujet1. C’est un point que les Athéniens ne perdirent pas de vue. Ils ne signèrent
pas, à vrai dire, de traités de commerce, et il n’y avait pas lieu d’en signer, du
moins si l’on entend par là un accord qui stipule la suppression ou la réduction
réciproque des tarifs douaniers ; car on sait combien ces tarifs étaient faibles.
Mais ils se firent parfois consentir des avantages spéciaux, par exemple la faculté
1 Rhétorique, I, 4, 11.
d’acheter tout le vermillon de l’île de Kéos et de l’exporter en franchise1. Les
princes du Bosphore Cimmérien leur octroyèrent un traitement de faveur en ce
qui concerne le blé. De même les Chalcidiens reçurent du roi de Macédoine
Amyntas III le privilège de se pourvoir chez lui de poix et de bois de
construction2. Les Romains se lièrent aussi par des conventions commerciales.
Quand l’État eut aménagé les salines d’Ostie, ils s’engagèrent à approvisionner
de sel les Sabins3. A deux ou trois reprises avant les guerres puniques, des
traités intervinrent entre eux et les Carthaginois, pour établir sous quelles
conditions les navires marchands de chaque peuple auraient accès dans les
possessions de l’autre4. Un pacte conclu avec Tarente leur interdit longtemps de
naviguer au delà du cap Lacinien, sur la côte de la mer Ionienne5. Le plus grand
obstacle au trafic était en Grèce l’extrême variété des systèmes monétaires. On
essaya d’y remédier par des unions semblables à notre Union latine. La monnaie
athénienne finit même par être acceptée librement comme instrument d’échange
international, et dans la suite il en fut de même des monnaies frappées par
Philippe et Alexandre. C’est, au contraire, par voie d’autorité que Rome chercha à
réaliser l’unité monétaire dans son empire, en donnant partout cours légal à ses
monnaies d’or et d’argent, et en adaptant au type romain les monnaies locales
dont elle tolérait la fabrication.
La juridiction consulaire, qui ne date en France que de trois siècles et demi,
fonctionnait déjà chez les Athéniens. Il y avait un tribunal, celui des juges
maritimes, qui connaissait des contestations nées entre gens de mer et
négociants, pour expéditions faites d’Athènes ou sur Athènes. Afin d’éviter toute
perte de temps, les audiences ne se tenaient que pendant la mauvaise saison, de
septembre à avril, quand la navigation était suspendue, et il fallait que la
sentence fût prononcée dans le délai d’un mois. L’arrêt était aussitôt exécuté, et,
tandis que la loi prohibait la contrainte par corps en matière civile, elle
l’admettait en matière commerciale.
S’il est un genre de trafic qui semble propre aux sociétés modernes, c’est le
commerce de l’argent. Les capitaux sont si abondants autour de nous, ils rendent
tant de services, ils engendrent tant d’abus, ils occupent enfin une si large place
dans les esprits, et ils influent tellement sur les événements, qu’on se figure
volontiers, par une illusion très naturelle, que cette force est d’origine toute
nouvelle, et que les anciens ne l’ont pas connue. Il est indubitable que ceux-ci
avaient beaucoup moins d’argent à leur disposition ; mais qu’importe, si, alors
comme aujourd’hui, il était, sous une forme infiniment plus restreinte, un des
outils essentiels de l’activité humaine ?
Les Athéniens savaient à merveille tirer parti de leurs capitaux. Ils distinguaient
l’argent oisif et l’argent qui travaille, et ils voulaient que leurs drachmes
travaillassent le plus possible. Quiconque avait des économies s’évertuait pour
découvrir un emprunteur ; aussi remarque-t-on que la plupart des successions
comprenaient quelques créances. C’était en effet un appât bien séduisant que
l’espoir de toucher un intérêt de 12, 18 et même, quand on courait un gros
risque, de 30 p. 100. Presque toutes les villes avaient des banques, qui se
1 Corpus inscriptionum atticarum, II, 546.
2 Michel, Recueil d’inscriptions grecques, 5.
3 Pline, XXXI, 89.
4 Polybe, III, 22-24. L’authenticité du premier traité (celui de 509 av. J.-C.) a été mise
en doute.
5 Appien, Sur les affaires Samnites, VII, 1.
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