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LE NATURALISTE CANADIEN, VOL. 125 No 3 AUTOMNE 2001
PERTURBATIONS ET DYNAMIQUE
Rôle écologique du feu dans les
peuplements d’épinette noire
Les feux sont des phénomènes naturels et récurrents
dans la forêt boréale (Dix et Swan, 1971 ; Swain, 1973 ; Hein-
selman, 1981a, 1981b ; Gagnon, 1988, 1989 ; Sirois et Payette,
1989 ; St-Pierre et al., 1991 ; Gagnon et al., 1992a). Le régime
de feu qui y sévit est caractérisé par des incendies forestiers
violents, couvrant de grandes superficies et balayant le terri-
toire suivant un cycle, tel que calculé aujourd’hui, variant de
75 à 300 ans et plus, d’ouest en est du Québec (Heinselman,
1981a ; Wein et MacLean, 1983 ; Payette et al., 1989 ; Bergeron
et Charron, 1995 ; MRN 2000).
Dans ce contexte de feux récurrents, une des princi-
pales hypothèses mises de l’avant par les chercheurs œuvrant
dans la partie sud de la forêt boréale est que les écosystèmes
forestiers boréaux sont dépendants des feux, et que ces
derniers sont nécessaires au maintien de leur intégrité éco-
logique (Heinselman, 1971; Vogl, 1980; Alexander et Euler,
1981). Cependant, les travaux que nous avons effectués nous
incitent à nuancer cette affirmation et à mieux préciser le
rôle écologique du feu dans le cas des forêts d’épinette noire.
Bien que cette espèce possède des adaptations (cônes semi-
sérotineux) lui permettant de se régénérer après feu, elle n’en
est pas dépendante comme le pin gris (Pinus banksiana).
En l’absence de feu, l’épinette noire a la capacité de se régé-
nérer de façon végétative par marcottage lui permettant,
entre autres, de se régénérer après un chablis. De plus,
dans certaines circonstances, le feu peut avoir une influence
négative sur les peuplements d’épinette noire en entraînant
leur régression ; cet aspect sera abordé plus en détail dans la
section portant sur le nouveau modèle d’évolution naturelle
des forêts d’épinette noire après feu. La forêt d’épinette noire
pourrait être qualifiée d’écosystème susceptible de régres-
sion à la suite des passages des feux.
L’intégration du facteur écologique feu dans le cycle
normal de fonctionnement des écosystèmes boréaux a amené
les chercheurs à remettre en question la pertinence de l’ap-
plication des notions de succession et de climax comme
processus fondamentaux d’évolution de ces écosystèmes.
L’application de ces concepts nécessite des conditions éco-
logiques relativement stables, ce qui n’est pas le cas dans
la forêt boréale où les perturbations (feux, épidémies,
chablis) sont fréquentes. Dans cet écosystème, la plupart
des espèces présentes sur les sites avant feu se réinstallent
immédiatement après l’incendie, dans des proportions pou-
vant toutefois varier. Il n’y a cependant pas de remplacement
de ces espèces dans le temps (Methven et al., 1975 ; Heinsel-
man, 1981a). En raison du passage fréquent des feux et des
adaptations des espèces de la forêt boréale à cette pertur-
bation, de nombreux auteurs signalent l’absence de véritable
succession et de climax dans la forêt boréale. Ils mentionnent
plutôt un renouvellement cyclique des peuplements (Dix
et Swan, 1971 ; Methven et al., 1975 ; Heinselman, 1981a ;
Cogbill, 1985 ; Gagnon, 1988, 1989).
Nouveau modèle d’évolution naturelle
des forêts d’épinette noire après feu
Ce modèle est essentiellement basé sur les mécanis-
mes de régénération naturelle ou de recrutement (après feu
sévère) des espèces arborescentes présentes en forêt boréale
et ne fait pas appel aux concepts de succession et de climax
(figure 2). Il se réfère aux processus de types fermés ou cycli-
ques. Ce modèle présente également une nouveauté pour la
forêt boréale, soit l’introduction de processus ouverts qui,
selon la conjoncture, peuvent transformer, de façon natu-
relle et de manière possiblement irréversible, un écosystème
forestier dominé par l’épinette noire en un autre écosystème.
Contrairement aux processus fermés, les processus ouverts
se caractérisent par le non-retour au point de départ.
Le processus fermé peut se résumer de la façon sui-
vante. Après feu, un peuplement pur d’épinette noire se
régénérera en un autre peuplement semblable sans succes-
sion, s’il était constitué à l’origine d’arbres matures ayant des
graines viables et si les conditions de germination et de survie
des semis sont adéquates. Les processus de types fermés sont
les plus communs dans la pessière noire (Dix et Swan, 1971 ;
Methven et al., 1975 ; Heinselman, 1981a ; Cogbill, 1985 ;
Gagnon, 1989 ; Boulfroy, 1996).
Par contre, si avant le feu, le peuplement d’épinette
noire est immature, la production de graines compromise,
les graines parasitées ou si, après l’incendie, une partie des
graines sont détruites ou les conditions de germination et
de survie des semis sont inadéquates, il y aura un manque
de régénération et on assistera alors à un changement dans
le type de peuplement après feu. C’est ici qu’intervient le
processus de type ouvert. À la suite de la faible régénération
de l’épinette noire, ce processus mènera à la régression de
cette espèce. Selon la conjoncture, la régression peut s’effec-
tuer soit par le remplacement des épinettes noires par des
espèces compagnes ou bien par l’établissement de forma-
tions ouvertes d’épinette noire.
Remplacement de l’épinette noire
par des espèces compagnes
Si certaines espèces compagnes sont présentes dans
les environs comme le pin gris, le peuplier faux-tremble ou
le bouleau à papier, l’épinette noire pourra être remplacée
graduellement par ces espèces. Le peuplier faux-tremble
et le bouleau à papier sont des espèces qui ne résistent pas
au passage du feu. Toutefois, elles sont bien adaptées à un
environnement où le feu est récurrent et elles sont capables
de se régénérer très efficacement après cette perturbation, à la
fois de manière sexuée, par graines, et de manière végétative,
par drageonnement dans le cas du faux-tremble et par rejets
de souche dans le cas du bouleau. L’installation de ces feuillus
se fait rapidement et en abondance après feu. Le régime
actuel de perturbations, de même que l’autécologie des
essences semblent favoriser le peuplier (reproduction
végétative abondante et production de nombreuses semences)