Le tore non commutatif et sa K-théorie
Antoine JULIEN
sous la direction de Saad BAAJ
30 novembre 2005
Ce rapport a été rédigé lors d’un stage de fin de M1 dans le cadre du magistère de l’ÉNS de Lyon. Ce
stage, effectué à Clermont-Ferrand sous la direction de Saad Baaj, et portait sur Le tore non commutatif et
sa K-théorie.
Cet exposé est principalement basé sur le livre de Niels Wegge-Olsen : [1] : K-theory andC-algebras.
Il est constitué de trois parties et d’appendices. Tout a été fait pour que les trois parties principales forment
un tout cohérent : la lecture des appendices est facultative pour leur comprehension. Notamment, la partie
sur la K-théorie est aussi succinte que possible, et se limite à donner les idées et les résultats utiles dans
l’étude du tore non commutatif. Une approche un peu plus détaillée à l’intention du lecteur curieux se
trouve en appendice.
Table des matières
1 L’algèbre Aθ: construction et premiers résultats 2
1.1 Définition et construction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2
1.2 Simplicité de Aθ........................................ 4
1.3 Projecteurs de Aθ....................................... 6
2 Un bref aperçu de la K-théorie des C-algèbres 7
2.1 Idée de la K-théorie...................................... 7
2.2 Le groupe K0......................................... 8
3 La suite exacte de Pimsner–Voiculescu en K-théorie; applications à Aθ9
3.1 Aθcomme produit croisé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
3.2 Enoncé du théorème . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
3.3 La K-théorie de Aθ...................................... 9
A Quelques résultats supplémentaires de K-théorie, description du groupe K1, application in-
dice, périodicité de Bott 11
A.1 Définition de K1, et propriétés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
A.2 Application indice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
A.3 Périodicité de Bott . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
B Lien entre K-théorie et théorie classique de l’indice 14
1
Introduction
Nous allons exposer dans ce court rapport quelques résultats sur une C-algèbre particulière : l’algèbre
de rotation Aθou tore non commutatif. Il s’agit de la C-algèbre universelle engendrée par deux unitaires
qui ne commutent pas, mais sont liés par une relation dépendant de θ. Dans le cas ils commutent, cette
algèbre n’est rien d’autre que l’algèbre des fonctions continues sur le tore, d’où le nom donné à Aθ. Cette
algèbre est remarquable sur plusieurs points : elle est simple, possède une trace unique. Historiquement,
on avait pensé qu’elle pourrait fournir un exemple deC-algèbre simple et sans projecteurs, mais Rieffel a
construit pour Aθdes projecteurs non triviaux, cf. [4]. L’étude de cette algèbre sera l’occasion d’explorer
la K-théorie des C-algèbres, et notamment les traveaux de Pimsner et Voiculescu sur la K-théorie des
produits croisés, que nous appliquerons à Aθ.
Remarque 0.1.Rappelons qu’une C-algèbre est une algèbre de Banach involutive, dont la norme vérifie
kxxk=kxk2. On peut de manière équivalente considérer qu’il s’agit d’une sous-algèbre involutive fermée
(pour la norme) de l’espace B(H)des opérateurs bornés sur un certain espace de Hilbert H. La théorie
générale des C-algèbres que nous ne développerons pas ici garantit que ces deux définitions sont
équivalentes(via la représentationGNS), et autorise le calcul fonctionnelcontinu surles éléments normaux
i.e. commutant à leur adjoint. On pourra se référer aux premiers chapitres de Dixmier ([2]) pour les
questions concernant la théorie générale des C-algèbres, ou à [3] pour un aperçu plus succint, mais aussi
plus rapide et plus accessible.
1 L’algèbre Aθ: construction et premiers résultats
Objectif
Nous allons construire une C-algèbre particulière : l’algèbre de rotation Aθ, où θR. Cette algèbre
sera particulièrement intéressante lorsque θest irrationnel : nous prouveronsque dans ce cas, elle est simple
et possède une trace unique. Nous montrerons aussi l’existence d’une classe de projecteurs : les projecteurs
de Rieffel.
1.1 Définition et construction
Aθest fondamentalement la C-algèbre universelle engendrée par deux éléments uet vvérifiant :
uu=uu=1
vv=vv=1
vu =e2iπθuv (1.1.1)
On peut se limiter au cas où θ[0,1].
Nous décrirons la construction de Aθcomme C-algèbre universelle, mais tout d’abord, donnons un
exemple d’algèbre vérifiant les relations ci-dessus.
Un premier exemple de réalisation d’une telle algèbre
Donnons une représentation de Aθ, pour s’en faire une idée. Cette représentation ne sera fidèle que
lorsque θsera irrationnel, comme nous le démontrerons par la suite.
On considère C(S1)l’algèbre des fonctions continues sur le cercle, à valeurs dans C, munies de la
norme infinie, et on définit H:=L2(S1), l’espace de Hilbert des fonctions de carré intégrable sur le cercle.
On représente fidèlement les fonctions continues via l’opération de multiplication d’une fonction L2par
une fonction continue : π:C(S1)B(H)
f7−Mf:g7→ fg
2
On appelle Al’image fermée de C(S1)par π. Soit ϕla fonction définie sur le cercle par ϕ(z) = e2iπθz.
On définit alors l’opérateur de rotation :
Rθ:HH
f7−fϕ
Il s’agit d’un opérateur unitaire sur H(il est bien défini modulo l’égalité presque partout), et son d’ad-
joint est Rθ.
On considère la sous-*-algèbre Bfermée dans B(H)engendrée par Aet l’unitaire Rθ. On a l’égalité
suivante, qui traduit la structure de produit croisé de cette algèbre (voir 3) :
RθMfR
θ=Mfϕ(1.1.2)
Enparticulier,pour f=id, on a MidRθ=e2iπθRθMid. De plus, commeles polynômes trigonometriques
sont denses dans les fonctions continues sur S1,Best engendrée par Mid et Rθ, qui sont unitaires (M
id =
Mid). L’algèbre Bvérifie alors les conditions définissant Aθavec u=Mid et v=Rθ. Voyons de quelle forme
sont les éléments de B.
Proposition 1.1. Tout élément de B peut s’écrire comme limite d’une somme finie d’éléments de la forme
MfRn
θ, où f C(S1)et n Z.
Démonstration. Soit B0l’ensemble des éléments de la forme donnée ci-dessus. Montrons que B0est une
algèbre involutive, comme elle contient Mid et Rθ, elle sera dense dans B.B0est de manière évidente un
espace vectoriel (car λMf=Mλf), il suffit donc de vérifier que l’adjoint (resp. le produit) de deux éléments
de B0reste dans B0, mais par linéarité (resp. par distributivité), il suffit de le vérifier pour des éléments de
la forme MfRn
θ. Le résultat est alors donné par (1.1.2) et le fait que (Rn
θ)=Rn
θ.
Construction en tant que C-algèbre universelle
Onveut construirelaC-algèbre universelleà élément unité engendréepardeux éléments uet vvérifiant
les relations (1.1.1). Par universelle, on entend qui soit la solution d’un certain problème universel, qu’on
précisera par la suite. Construisons cette algèbre.
On considère l’algèbre involutive à élément unité Chu,v,u,vides polynômes à quatre variables non
commutatives. On note A0
θl’algèbre obtenue par passage au quotient par l’idéal bilatère involutif engendré
par les éléments :
uu1 ; uu1
vv1 ; vv1
vue2iπθuv
Alors A0
θest une -algèbre à élément unité vérifiant la propriété universelle suivante :
Proposition 1.2. Soit C0une algèbre involutive à élément unité contenant deux unitaires u0et v0, tels que
v0u0=e2iπθu0v0. Alors on a un morphisme :
Φ0:A0
θC0
u7−u0
v7−v0
Pour obtenir une C-algèbre, il faut munir A0
θd’une C-semi-norme, la séparer et la compléter pour
cette norme, tout en faisant attention à ce que la propriété universellesoit préservée. Pour celà, on considère
l’ensemble Γdes couples (H,π)tels que πest une représentation de A0
θdans l’espace de Hilbert H. On
munit alors A0
θde la semi-norme :
kxk:=supkπ(x)kL(H);(H,π)Γ
Cette quantité est bien définie, car on a exhibé une représentation, donc Γest non vide d’une part,
et d’autre part, π(u)et π(v)étant des unitaires pour toute représentation π, ils sont de norme 1, donc la
3
quantité kxkest finie pour tout x. De plus, on a clairement kxxk=kxk2. On quotiente maintenant A0
θpar
le sous-espace suivant, pour obtenir une norme :
N:=xA0
θ;(H,π)Γ π(x) = 0
On note Aθle séparé-complété pourla semi-norme définie ci-dessus du quotientA0
θ/N. Cet espace est
uneC-algèbre à élément unité, non triviale (puisqu’ona exhibé une représentation non triviale ci-dessus),
qui vérifie la propriété universelle suivante :
Proposition 1.3. Soit C une C-algèbre à unité contentant deux unitaires u0et v0vérifiant les relations
(1.1.1). Alors il existe un unique morphisme de C-algèbres unifère ϕ:AθC, tel que ϕ(u) = u0et
ϕ(v) = v0.
Démonstration. Soit πune représentation isométrique de Cdans B(H), où Hest un espace de Hilbert.
Une telle représentation existe toujours, par la théorie générale des C-algèbres. Alors πΦ0est une re-
présentation de A0
θ, et par définition de la norme sur Aθ, on a kxk ≥
πΦ0(x)
=
Φ0(x)
. Donc on peut
prolonger Φ0par continuité.
On en conclut que toute C-algèbre vérifiant cette propriété universelle est isomorphe à Aθ, et donc
l’unicité à isomorphisme près de Aθ.
1.2 Simplicité de Aθ
A partir de maintenant, θsera un nombre irrationnel. On peut supposer que θ[0,1].
Action du tore sur Aθ
Soit (λ,µ)S1×S1. On a (λu)(µv) = e2iπθ(µv)(λu), donc par propriété universelle, il existe un mor-
phisme continu de C-algèbres : αλ,µ:AθAθ
u7−λu
v7−λv
On a immédiatement que αλ,µαλ0,µ0=αλλ0,µµ0. En particulier, αλ,µαλ,µ=αλ,µαλ,µ=idAθ, donc pour
tout (λ,µ),αλ,µAut(Aθ). De plus, αλ,µest une isométrie pour tout (λ,µ).
Proposition 1.4. Pour tout x Aθ, l’application (λ,µ)7→ αλ,µ(x)est continue.
Démonstration. Il suffit de montrer que l’application est continue en (1,1). Montrons qu’il suffit aussi de
le montrer pour xdans un sous-ensemble total Sde Aθ. En effet, par linéarité, on peut supposer que Sest
dense. Mais alors soit xAθ, soit x0Stel que
xx0
ε, on a :
xαλ,µ(x)
=
(xx0)αλ,µ(xx0) + x0αλ,µ(x0)
ε+ε+ε
dès que (λ,µ)est assez proche de (1,1), par hypothèse, et car αλ,µest isométrique.
Reste donc à prouver la continuité pour un ensemble total. Mais en calquant la démonstration de la
proposition (1.1), on montre que tout élément de A0
θest une somme finie d’éléments de la forme unvm,
pour n,mZ, donc ces éléments forment un système total dans Aθ. Mais la continuité de αλ,µsur ces
éléments est exactement la continuité de la multiplication par un scalaire dans Aθ, donc la preuve est
finie.
Proposition 1.5 (Remarque fondamentale). Si (λ,µ)est de la forme (e2inπθ,e2imπθ), où n,mZ, alors
αλ,µest un automorphisme intérieur, plus précisément :
αλ,µ(x) = umvnxumvn
Notons que comme on a supposé θirrationnel, αλ,µest intérieur pour (λ,µ)dense dans S1×S1.
Démonstration. On vérifie pour x=uet x=v, puis comme αλ,µest un morphisme d’algèbre, on a la
propriété pour xA0
θ, et par densité, pour tout xAθ.
4
Trace sur Aθ
On définit l’application linéaire suivante :
E(x):=Z ZS1×S1αλ,µ(x)dλdµ
dλdµ désigne la mesure de Lebesgue normalisée sur le tore S1×S1.
Proposition 1.6. E est une application bien définie, continue de Aθdans Aθ. De plus, E est à valeurs dans
C.1Aθ.
Démonstration. E est bien définie, l’intégrale est en effet absolument convergente,car :
ZZS1×S1
αλ,µ(x)
dλdµ =ZZS1×S1kxkdλdµ =kxk
L’égalité ci-dessus montre même que Eest bornée, donc continue (étant linéaire). Montrons que Ea pour
image C.1 : il suffit de le montrer pour un ensemble total, car E1(C.1)est un sous-espace vectoriel fermé
de Aθ. Mais pour les éléments de la forme unvm, c’est immédiat, cela vaut même δ(m,n),(0,0).
Définition 1.7. On définit τθpar : E(x) = τθ(x).1
Proposition 1.8. τθest une trace positive, fidèle (i.e. τθ(xx) = 0x=0), normalisée (i.e. τθ(1) = 1=
kτθk). De plus, c’est l’unique trace continue normalisée sur Aθ.
Démonstration. τθest une forme linéaire continue, de norme inférieure à 1, et de norme 1, puisque τθ(1) =
1. Montrons que τθest positive : soit yA0
θ, on peut écrire y=yi,juivj, on a τθ(yy) =
yi,j
20.
Par densité, τθest positive. On prouve de même que τθest une trace : on vérifie sur les éléments de A0
θ, et
on conclut par densité.
Montrons que τθest fidèle : on considère x6=0, fune f.l.c. positive sur Aθtelle que f(1) = 1 et
f(xx)>0. Alors on a :
τθ(xx) = τθ(xx)f(1) = f(E(xx)) = ZZS1×S1f(αλ,µ(xx))dλdµ >0
Cela implique alors τθ(xx)>0.
Montrons qu’on a unicité de τθ: soit τune autre trace normalisée, on a τ(x) = τ(axa1)pour tout
aAθ. Donc, par (1.5), on a : τ(x) = τ(αλ,µ(x)) (1.2.3)
pour (λ,µ)dans un sous-ensemble dense de S1×S1(rappelons qu’on suppose θirrationnel). Par continuité
de (λ,µ)7→ αλ,µ(x), (1.2.3) est vrai pour tout (λ,µ)S1×S1. On a donc, comme on a normalisé la mesure
sur S1×S1:τ(x) = τ(αλ,µ(x)) = τ(E(x)) = τ(τθ(x)1) = τθ(x)
On peut donc arriver aux deux résultats "forts" sur Aθ:
THÉORÈME 1.9. Si θest irrationnel, Aθest simple.
Démonstration. Soit IAθest un -idéal bilatère fermé non nul, et soit xI− {0}. Alors axxa1I
pour tout aAθinversible, donc αλ,µ(x)Ipour (λ,µ)dense dans S1×S1, par (1.5), donc pour tout
(λ,µ)S1×S1car Iest fermé, donc E(xx)Iet est non nul, car τθest fidèle. On a donc 1 I, donc
I=Aθ, et Aθest simple.
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