Image & Narrative, Vol 10, No 3 (2009) 50
à cette utilisation systématique de l'extrait mise à l'œuvre par le remploi d'images. Un extrait succède à
un autre et Marker ne cherche jamais à niveler leur hétérogénéité et prend au contraire le parti
d'exhiber leur différence, sans achever l'exploitation d'une image avant de passer à une autre. Ces films
se constituent en effet d'emprunts divers que l'on peut répertorier grâce aux génériques : images de
films, qu'ils soient documentaires comme La CGT en Mai de Paul Seban ou films de fiction comme Le
Cuirassé Potemkine de S.M. Eisenstein, de documents filmés issus des archives de l'INA par exemple
ou liés à une activité cinématographique militante comme celle du groupe SLON dont Marker fut un
des instigateurs, interviews diverses. Cette hétérogénéité des sources se double d'une hétérogénéité des
matériaux filmiques utilisés : vidéo, film, super 8… qui donne aux images un grain différent et fait se
succéder la couleur et le noir et blanc. L'auteur de l'image, celui qui filme, n'est jamais nommé dans le
corps du film, et Marker se contente, à la fin de Le Fond de l'air est rouge d'un hommage et d'un
remerciement général à tous ceux qui ont filmé et enregistré les images utilisées dans son film et à qui,
il l'avoue, il n'a demandé ni avis ni autorisation pour leur remploi. C'est aussi le mode de lecture des
grands « Tafel » (Tables) de Mnémosyne : les images sont juxtaposées sans commentaire et leur
rapprochement, au sein d'une problématique donnée, est à construire. Il n'y a pas de « tabulation »
dans les tables de Mnémosyne, précisément parce que Warburg réfute toute hiérarchisation des images
qui stipulerait un ordre de lecture, un ordre, tout simplement. Dans les films de Marker, les extraits
sont présentés comme des fragments d'ensembles plus vastes qui restent inconnus et c'est dans ce
morcellement que Marker s'exprime. L'élaboration de ce matériau exogène par le montage correspond
à une écriture fragmentaire qui joue autant l'opposition que la juxtaposition, la succession que la
simultanéité, qui propose une expérience non dialectique des événements. Au début du Tombeau
d'Alexandre, Marker affirme d'ailleurs « mon propos est d'interroger les images » et révèle ainsi
d'emblée sa perplexité à l'égard de l'ordre des mots et de l'état des choses. Le fragment emprunté du
film de compilation, en tant qu'il est d'abord un morceau, une desquamation de la pellicule que l'on
arrache à un ensemble entretient un rapport étroit avec une unité perdue. Il devient donc sujet à
l'association, aux combinaisons et aux combinatoires de la mémoire, et occasionne une parole
plurielle, comme les voix off si poétiques de Marker, qui se jouent de la discontinuité et de
l'interruption, une parole ostensiblement séparée du discours. On retrouve ainsi dans le montage
markerien les principales caractéristiques de l'atlas Mnémosyne : la présence d'images aux statuts
variables, le régime d'apparition/disparition qu'elles orchestrent, la répétition avec variation. La
spécificité du support cinématographique est peut-être précisément le meilleur moyen de mettre en
œuvre la mémoire, la meilleure forme mnésique, en reprenant les choses là où Warburg les avait, en
son temps, laissées. George Didi-Huberman dans son étude de Mnémosyne a d'ailleurs fait ce
rapprochement entre l'historiographie warburgienne et le cinéma :
« Il est difficile devant cette métaphore évoquant le caractère quasi filmique des diapositives
projetées en « fusées » par le conférencier, de ne pas songer aux théories du montage élaborées