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Trois siècles d’immigration
aux États-Unis
De la fin du XVIIIe siècle au début du XXIe, les politiques d’accueil des étrangers n’ont cessé
de changer aux États-Unis, du fait des besoins fluctuants des industriels, de la résistance des syndicats,
du poids du racisme ou des nécessités politiques. Ce panorama d’une histoire riche en conflits
passe en revue les intérêts économiques et politiques propres à chaque période et les caractéristiques
des communautés immigrées qui se sont succédé. De l’esclavage des Noirs jusqu’à la dure
intégration des Mexicains aujourd’hui, l’histoire des États-Unis est celle d’un pays où il y a toujours
de nouveaux “métèques” à stigmatiser, tandis que ceux d’hier s’assimilent.
Contrairement aux idées reçues, les États-Unis n’ont pas toujours été
une nation d’immigrants, du moins ne se sont-ils pas considérés comme
telle, et l’intégration des vagues migratoires successives ne s’est pas
faite sans difficulté. Cela s’est joué en une série d’affrontements qui
font penser à des rounds de boxe – dont le cinquième est encore en
cours –, avec des gagnants et des perdants à chaque coup. S’il y a une
leçon à tirer de cette expérience, concernant l’intégration de populations d’origines diverses, c’est la vieille sagesse de La Fontaine :
“Patience et longueur de temps font mieux que force et que rage”.
Il est important de noter que, dans chacun de ces rounds, la position des adversaires sur la question de l’immigration ne correspondait
pas tout à fait à une division gauche-droite, et cela est encore vrai
aujourd’hui. Il faut en effet considérer deux axes : l’un, économique, où
la gauche – représentée, par exemple, par les syndicats – a souvent été
hostile à l’immigration, pour des raisons tout à fait évidentes, tandis
que les capitalistes y étaient plutôt favorables. L’autre, l’axe identitaire, se joue
Premier épisode : 1750-1830
plutôt autour de visions culturelles : des
• Les Américains sont avides de “bons” immigrants.
gens sont ouverts au changement, au
Invitation cordiale aux futurs citoyens, quels qu’ils soient.
culturel, tandis que d’autres essaient de
• Le pouvoir impérial veut garder les “bons” pour lui
défendre une identité établie. Ce clivage
et déverse ses déchets aux colonies.
aussi subsiste aujourd’hui.
• Après l’indépendance, le problème se résout
de lui-même : essor démographique de la nouvelle
Le premier épisode de cette hisrépublique.
toire de l’immigration aux États-Unis
• Que faire des Africains ?
couvre les années 1750-1830, pendant
lesquelles les pères fondateurs du nouvel État étaient avides d’immigrants, mais voulaient qu’ils soient
“bons”, c’est-à-dire capables de mettre le pays en valeur, de le défendre
contre l’ancien colonisateur britannique – qui n’abandonnait pas
par Aristide Zolberg,
professeur à la New School
for Social Research,
New York
8
N° 1255 - Mai-juin 2005
encore la partie, en créant le Canada par exemple(1), – et aussi, bien 1)- Ndlr. Voir, par exemple,
Portes, Le Canada
sûr, de contrôler la population indienne. Quoiqu’une partie importante Jacques
et le Québec au XXe siècle,
de l’économie se fondât à l’époque sur l’esclavage, ces pères fondateurs A. Colin, Paris, 1994 ;
Hoerder, Creating
ont reconnu que la traite des Noirs ne pouvait pas continuer. Dirk
societies immigrant lives
Cependant, même ceux qui étaient disposés à abolir l’esclavage et à in Canada, McGill-Queen’s
University Press,
libérer les Noirs pensaient que ceux-ci ne possédaient pas les capaci- Montréal (Québec), 1999.
tés nécessaires pour devenir citoyens d’une république. Cela signifiait
de fait l’élimination du continent africain comme source d’immigration, et ce jusqu’à une époque très récente. Il y eut donc des velléités
de retour en Afrique, et pas simplement à l’initiative des Noirs.
Certains furent poussés par les Blancs, comme cette colonie d’esclaves
libérés qu’une société philanthropique américaine installa dans ce qui
deviendra plus tard le Libéria.
Pendant cette première période, le conflit était réel entre les
Américains et les Européens – en particulier l’Empire britannique –,
parce que le pouvoir impérial voulait garder les “bons” pour lui et
déverser ses “déchets” aux colonies. Les
Américains ont résisté à ce flux en proveDeuxième épisode : 1835-1855
nance de l’Europe. C’est la raison pour
• Europe du Nord : révolution industrielle,
laquelle les Britanniques ont dû inventer
révolution démographique
l’Australie : pour remplacer les États-Unis,
• La république menacée par les suppôts du pape.
en tant que pays où l’on pouvait envoyer
• Les camps se forment
des forçats. Après l’indépendance des
• Comment verrouiller les portes ?
• Vers une nation d’immigrants.
États-Unis, le problème s’est résolu de luimême par l’essor démographique très
important de la nouvelle République.
Troisième épisode : 1860-1900
Tocqueville est venu aux États-Unis en
• Le chemin de fer transcontinental se construit
sur la patate à l’Est, sur le riz à l’Ouest.
1830 pour observer la nouvelle démocratie
• Dilemme californien : le Chinois est utile,
américaine. Il n’a pas parlé de l’immigramais on ne veut pas de lui.
tion parce qu’il y en avait en fait très peu.
• Nationalisation, exclusion, régularisation.
Ce n’est que par la suite qu’un essor de
• Découverte du Mexique
l’immigration eut lieu. Dans les années
1830, après un demi-siècle de vie américaine, la population blanche constituait une entité homogène, un
peuple anglo-américain, et l’immigration était considérée comme un
événement du passé. Puis, pendant les deux décennies qui ont suivi la
visite de Tocqueville, il y eut des arrivées par vagues. Cela ne s’est pas
fait de manière continue, mais avec des hauts et des bas.
Une immigration en dents de scie
Entre 1820 et 1840, le pourcentage d’immigrés dans la population était
au-dessous de 5 %. Ce qui était vraiment très bas. L’immigration n’avait
pas de poids dans la vie américaine. À partir de 1840, il y eut un énorme
pic, puis un arrêt encore une fois, en 1860, à nouveau un pic, puis une
Les chantiers de l’histoire
9
© Courtesy of Aperture Foundation and Statue of Liberty National Monument/Ellis Island Immigration Museum.
Femme guadeloupéenne.
2)- H.J.M. Johnston,
British Emigration Policy
1815-30: “Shovelling Out
Paupers”, Clarendon Press,
Oxford, 1972.
10
chute… Au vingtième siècle, dans les années trente-quarante, l’immigration disparaît de la vie américaine et ne reprend que dans une
époque très récente.
Pour clore cette vue d’ensemble, si l’on considère l’immigration
proportionnellement à la croissance démographique, on s’aperçoit
qu’elle n’a représenté pendant très longtemps qu’une partie très faible
de l’accroissement démographique des États-Unis. Et elle n’est devenue importante qu’à certaines époques.
Revenons à la périodisation historique. Le deuxième épisode (18351855) se déroule au moment des révolutions industrielle et démographique de l’Europe du Nord (en Grande-Bretagne en particulier – le
Royaume-Uni, à l’époque, comprenait l’Irlande –, mais aussi en Scandinavie, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, etc.) où il y a un considérable renversement de l’attitude des États européens envers la population : celle-ci est trop nombreuse ! On veut donc s’en débarrasser(2), et
tous les obstacles à l’émigration sont levés. Les Américains, quant à eux,
veulent toujours des immigrés qui puissent vraiment s’intégrer. Or, ils
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considèrent ces Européens nouvellement candidats à l’immigration
comme une population extrêmement étrangère, aussi bien par ses origines non-britanniques que par son appartenance religieuse. Le gros
problème à l’époque est ce que j’appellerai la République menacée par
les suppôts du pape, c’est-à-dire l’arrivée des catholiques. D’abord irlandais, mais aussi belges, allemands, et autres.
Les plus stigmatisés sont les Irlandais catholiques, que les Américains estiment dépourvus de toute civilisation, peu aptes à se transformer en citoyens, et constituant une menace pour l’État en vertu de leur
assujettissement à la papauté qui, à l’époque, tonitrue contre le républicanisme et la démocratie. La réaction américaine de l’époque est
équivalente à ce qui se passe aujourd’hui en Europe avec l’islam. Les
deux situations sont réellement très proches. Dans ce cas-là, c’est
l’“ayatollah” de Rome qui menace les États-Unis. Il ne faut pas oublier
qu’en 1832 le pape avait pris position précisément contre ce que représentaient les États-Unis. Ces derniers n’étaient pas les premiers visés :
les pays qui inquiétaient le pape étaient la France et l’Italie. Mais il
condamnait le républicanisme et le libéralisme.
Alors, comment verrouiller les portes de l’Amérique ? C’était très
difficile. Il y eut de nombreux essais qui n’ont pas marché parce que les
intérêts économiques voulaient bénéficier des avantages que présentait une main-d’œuvre abondante et bon marché. Ces intérêts comprenaient les industriels de l’Est, les promoteurs immobiliers des territoires de l’Ouest, ainsi que les chemins de fer et les compagnies de
navigation. Tous s’opposaient au verrouillage des frontières, et c’est
donc ainsi que, les intérêts économiques ayant eu raison des arguments culturels ou populistes, les États-Unis sont devenus une nation
d’immigrants.
Le populisme anti-Chinois l’emporte
sur les intérêts capitalistes
Ensuite, durant la troisième période (1860-1900), un changement
important eut lieu : l’expansion des États-Unis et la conquête de
l’Ouest. On disait à l’époque : le chemin de fer transcontinental se
construit sur la patate à l’Est – c’est-à-dire avec des immigrés d’Europe
du Nord – et sur le riz à l’Ouest, c’est-à-dire avec les Chinois. Mais la
Californie est en proie à un dilemme : le Chinois, lui, est utile, mais elle
ne veut pas de lui comme citoyen. C’est la “crise chinoise”, la première
grande crise d’immigration aux États-Unis, à l’issue de laquelle on
ferme la porte aux Chinois. Cette fois, le populisme raciste l’a emporté
sur le capitalisme. C’est le début de la fédéralisation des lois sur l’immigration, avec notamment l’imposition de régulations(3).
Le cas chinois est très intéressant parce que c’est le seul où l’on
constate, chose étonnante, que la population d’origine chinoise aux
Les chantiers de l’histoire
3)- Catherine Collomp,
Entre classe
et nation, Belin, Paris,
1998.
11
États-Unis est moins importante en 1940 qu’en 1880. Il y a vraiment eu
un renversement très important. Les statistiques de 1880 montrent un
pic de l’immigration chinoise puis, du jour au lendemain, on passe à
une limitation presque totale des arrivées, non seulement de Chinois
mais aussi des Asiatiques en général.
Pour remplacer les Chinois, les États-Unis découvrent les
Mexicains. Le Mexique est tout proche, et le travailleur mexicain remplace rapidement le travailleur chinois dans le Sud-Ouest et, en particulier, en Californie.
Arrive ensuite la grosse crise du quatrième épisode (1900-1945),
celle de ce que j’appelle “l’invasion métèque”, c’est-à-dire l’arrivée aux
États-Unis de gens d’Europe de l’Est – Polonais catholiques et juifs,
Baltes et autres –, et aussi d’Europe du
Sud, notamment des Italiens. La quesLes Américains considéraient
tion qui se pose alors est la suivante : le
“melting-pot” fonctionnera-t-il encore
les Européens candidats à l’immigration
avec
ces gens-là ?
comme une population extrêmement
Cette “invasion métèque” n’a pas
étrangère par ses origines non-britanniques mais
lieu partout. Les statistiques sur la proaussi par son appartenance religieuse.
portion de la population immigrée dans
le Sud des États-Unis montrent que ce
n’est pas une région d’immigration, et
ce jusqu’à une époque très récente. Le Sud s’opposait à l’immigration
et était une des sources de pressions.
Cette crise de “l’invasion métèque” est rendue plus aiguë par la
Première Guerre mondiale, la montée du nationalisme mais aussi
l’éclatement des révolutions. Le danger révolutionnaire provoque une
réaction conservatrice. Après la Première Guerre mondiale, le
congrès américain verrouille les portes. On abolit en même temps
l’alcool et l’immigration. Cela se fait de la même façon et efficacement. Mais le capital a toujours besoin de personnel, d’ouvriers et il
fait donc appel à la réserve noire du Sud rural. C’est l’époque de la
montée des Noirs vers les régions industrielles et urbaines du Nord et
de la création de Harlem.
Tout cela mène à une situation, au cours des années trente et quarante, dans laquelle les États-Unis érigent des barrières encore plus
sévères, refusant d’accueillir les réfugiés d’Europe. “Les réfugiés ne
passeront pas”, tel aurait pu être l’adage de l’époque. Bien sûr, cela
participe de la tragédie qui s’est déroulée au cours des années quarante en Europe.
La politique d’exclusion fut très efficace L’Amérique a vraiment
bouclé ses frontières, la proportion des personnes d’origine étrangère
dans la population américaine est retombée à 5 % – ce qui était le
niveau observé à l’époque de Tocqueville – et elle est restée très basse
jusqu’aux années soixante-dix.
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N° 1255 - Mai-juin 2005
Le Mexique devient
le premier pays d’immigration
Le cinquième épisode (1945-2005) – nous y sommes encore – est celui
d’une nouvelle ouverture qui constitue pour les États-Unis un renversement aussi important que la croissance de l’immigration en Europe
après la Seconde Guerre mondiale. Cela se traduit d’abord par l’accueil
des réfugiés après la guerre, à partir de 1945.
Puis, à partir des années cinquante-soixante, le nombre d’immigrants augmente très rapidement, surtout après la réforme de 1965.
Cette réforme des lois sur l’immigration, initiée par John F. Kennedy et
complétée par Johnson, a mis fin à l’exclusion asiatique et à la discrimination envers les Européens de l’Est et du Sud. Une fois les portes
4)- Dominique Daniel,
ré-ouvertes, les Asiatiques se précipitent vers les États-Unis(4).
aux
Cependant, la réforme impose aussi pour la première fois des Immigration
Etats-Unis, 1965-1995,
limites à l’immigration latino-américaine, considérée à son tour L’Harmattan, Paris, 1996.
comme problématique, selon un raisonnement désormais familier.
Cela n’empêche pas le Mexique de devenir le premier pays d’immigration pour les États-Unis. C’est le grand changement de ce dernier
round : les sources d’immigration ont énormément évolué dans les dernières décennies. Elles passent de l’Europe à l’Amérique du Nord. Car
le Mexique, on l’oublie souvent, fait partie de l’Amérique du Nord. Il
devient le pays d’immigration le plus important, suivi des pays asiatiques, dont Hong Kong, l’Inde, l’Iran, le Japon, la Chine, le Sud-Est
asiatique et même l’Asie arabe. Ainsi que les Philippines et la Turquie.
Dans ces trente dernières années, il y a donc eu une reprise de l’immigration aux États-Unis et une reprise
de la confrontation entre camp proQuatrième épisode : 1900-1945
immigration et camp anti-immigration.
• Révolution des transports, globalisation, avènement
La ligne de fracture entre ces deux
de l’Amérique impériale.
camps se retrouve aussi au sein des par• L’invasion “métèque”.
tis. Monsieur Bush par exemple, conser• Le “melting-pot” fonctionnera-t-il encore ?
vateur et pro-immigration, demeure
• Guerre et révolution, nationalisme et conservatisme.
• Le congrès verrouille les portes.
néanmoins soucieux de ne pas exacer• Après l’immigration, réserve noire, réserve mexicaine.
ber les divisions parmi les républicains,
• “Les réfugiés ne passeront pas !”
partagés sur la question de l’immigration clandestine.
Cinquième épisode : 1945-2004
Certes, les changements intervenus
depuis le 11 septembre 2001 confirment
• Composantes d’une réforme : obligations
de grande puissance, expansion.
des tendances déjà à l’œuvre. Renforcer
• Tournant de 1965 : fin de la discrimination,
les patrouilles de contrôle le long de la
contrôle de la porte Sud.
frontière mexicaine en les incorporant à
• Conséquences inattendues : essor de l’immigration,
un vaste dispositif doté de ressources
globalisation de ses sources.
importantes, le Homeland Security,
• Crise de l’illégalité et velléités de contrôle.
• Inquiétudes sécuritaires.
n’a cependant pas abouti à des résultats
Les chantiers de l’histoire
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concluants. Remettre sur pied le Bracero Program de naguère, en faisant venir pour deux ans des Mexicains avec des visas de travail destinés à des emplois non qualifiés, délaissés par les Américains, présente
un avantage : celui de connaître leur nombre et le volume d’argent
envoyé régulièrement au Mexique. Un projet d’amnistie à l’attention
des millions de travailleurs clandestins pourvus d’un travail est en discussion au Congrès. Cette mesure permettrait de les assimiler – leurs
enfants auraient le droit de s’inscrire à l’université dans des conditions
avantageuses – et de lutter contre une sous-culture de marginalité qui
inquiète un pays obsédé par la sécurité. Pour les immigrants qualifiés,
les cerveaux et les investisseurs, le pays continuera à ouvrir ses portes,
mais avec réticence – conséquence du 11 septembre – en ce qui
concerne les ressortissants des pays arabes et musulmans.
Nancy L. Green, “L’île de M. Ellis, du dépôt de munitions au lieu de mémoire”
Dossier Vers un lieu de mémoire de l’immigration, n° 1247, janvier-février 2004
A PUBLIÉ
Dossier France-USA : agir contre la discrimination, n° 1245-1246, septembre-décembre 2003
Christine Tully-Sitchet, ”Noirs américains, rêve d'Afrique et invention du retour”
Dossier Flux et reflux, n° 1235, janvier-février 2002
Emmanuelle Le Texier, “Le poids politique de la ‘communauté mexicaine’ aux États-Unis”
Hors-dossier, n° 1236 mars-avril 2002
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N° 1255 - Mai-juin 2005
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