8 N° 1255 - Mai-juin 2005
Contrairement aux idées reçues, les États-Unis n’ont pas toujours é
une nation d’immigrants, du moins ne se sont-ils pas considérés comme
telle, et l’intégration des vagues migratoires successives ne s’est pas
faite sans difficulté. Cela s’est joué en une série d’affrontements qui
font penser à des rounds de boxe – dont le cinquième est encore en
cours –, avec des gagnants et des perdants à chaque coup. S’il y a une
leçon à tirer de cette expérience, concernant l’intégration de popula-
tions d’origines diverses, c’est la vieille sagesse de La Fontaine :
“Patience et longueur de temps font mieux que force et que rage”.
Il est important de noter que, dans chacun de ces rounds, la posi-
tion des adversaires sur la question de l’immigration ne correspondait
pas tout à fait à une division gauche-droite, et cela est encore vrai
aujourd’hui. Il faut en effet considérer deux axes : l’un, économique, où
la gauche – représentée, par exemple, par les syndicats – a souvent été
hostile à l’immigration, pour des raisons tout à fait évidentes, tandis
que les capitalistes y étaient plutôt favo-
rables. L’autre, l’axe identitaire, se joue
plutôt autour de visions culturelles : des
gens sont ouverts au changement, au
culturel, tandis que d’autres essaient de
défendre une identité établie. Ce clivage
aussi subsiste aujourd’hui.
Le premier épisode de cette his-
toire de l’immigration aux États-Unis
couvre les années 1750-1830, pendant
lesquelles les pères fondateurs du nou-
vel État étaient avides d’immigrants, mais voulaient qu’ils soient
“bons”, c’est-à-dire capables de mettre le pays en valeur, de le défendre
contre l’ancien colonisateur britannique – qui n’abandonnait pas
par Aristide Zolberg,
professeur à la New School
for Social Research,
New York
Trois siècles dimmigration
aux États-Unis
De la fin du XVIIIesiècle au début du XXIe, les politiques d’accueil des étrangers n’ont ces
de changer aux États-Unis, du fait des besoins fluctuants des industriels, de la résistance des syndicats,
du poids du racisme ou des nécessités politiques. Ce panorama d’une histoire riche en conflits
passe en revue les intérêts économiques et politiques propres à chaque période et les caractéristiques
des communautés immigrées qui se sont succédé. De lesclavage des Noirs jusqu’à la dure
intégration des Mexicains aujourd’hui, l’histoire des États-Unis est celle d’un pays où il y a toujours
de nouveaux “métèques” à stigmatiser, tandis que ceux d’hier s’assimilent.
Premier épisode : 1750-1830
• Les Américains sont avides de “bons” immigrants.
Invitation cordiale aux futurs citoyens, quels qu’ils soient.
• Le pouvoir impérial veut garder les “bons” pour lui
et déverse ses déchets aux colonies.
• Après l’indépendance, le problème se résout
de lui-même : essor démographique de la nouvelle
république.
• Que faire des Africains ?
Les chantiers de l’histoire 9
encore la partie, en créant le Canada par exemple(1), – et aussi, bien
sûr, de contrôler la population indienne. Quoiqu’une partie importante
de l’économie se fondât à l’époque sur l’esclavage, ces pères fondateurs
ont reconnu que la traite des Noirs ne pouvait pas continuer.
Cependant, même ceux qui étaient disposés à abolir l’esclavage et à
libérer les Noirs pensaient que ceux-ci ne possédaient pas les capaci-
tés nécessaires pour devenir citoyens d’une république. Cela signifiait
de fait l’élimination du continent africain comme source d’immigra-
tion, et ce jusqu’à une époque très récente. Il y eut donc des velléités
de retour en Afrique, et pas simplement à l’initiative des Noirs.
Certains furent poussés par les Blancs, comme cette colonie d’esclaves
libérés qu’une société philanthropique américaine installa dans ce qui
deviendra plus tard le Libéria.
Pendant cette première période, le conflit était réel entre les
Américains et les Européens – en particulier l’Empire britannique –,
parce que le pouvoir impérial voulait garder les “bons” pour lui et
déverser ses “déchets” aux colonies. Les
Américains ont résisté à ce flux en prove-
nance de l’Europe. C’est la raison pour
laquelle les Britanniques ont dû inventer
l’Australie : pour remplacer les États-Unis,
en tant que pays où l’on pouvait envoyer
des forçats. Après l’indépendance des
États-Unis, le problème s’est résolu de lui-
même par l’essor démographique très
important de la nouvelle République.
Tocqueville est venu aux États-Unis en
1830 pour observer la nouvelle démocratie
américaine. Il n’a pas parlé de l’immigra-
tion parce qu’il y en avait en fait très peu.
Ce n’est que par la suite qu’un essor de
l’immigration eut lieu. Dans les années
1830, après un demi-siècle de vie améri-
caine, la population blanche constituait une entité homogène, un
peuple anglo-américain, et l’immigration était considérée comme un
événement du passé. Puis, pendant les deux décennies qui ont suivi la
visite de Tocqueville, il y eut des arrivées par vagues.Cela ne s’est pas
fait de manière continue, mais avec des hauts et des bas.
Une immigration en dents de scie
Entre 1820 et 1840, le pourcentage d’immigrés dans la population était
au-dessous de 5 %.Ce qui était vraiment très bas. L’immigration n’avait
pas de poids dans la vie américaine. À partir de 1840, il y eut un énorme
pic, puis un arrêt encore une fois, en 1860, à nouveau un pic, puis une
1)- Ndlr. Voir, par exemple,
Jacques Portes, Le Canada
et le Québec au XXesiècle,
A. Colin, Paris, 1994 ;
Dirk Hoerder, Creating
societies immigrant lives
in Canada, McGill-Queen’s
University Press,
Montréal (Québec), 1999.
Deuxième épisode : 1835-1855
• Europe du Nord : révolution industrielle,
révolution démographique
• La république menacée par les suppôts du pape.
• Les camps se forment
• Comment verrouiller les portes ?
• Vers une nation d’immigrants.
Troisième épisode : 1860-1900
• Le chemin de fer transcontinental se construit
sur la patate à l’Est, sur le riz à l’Ouest.
• Dilemme californien : le Chinois est utile,
mais on ne veut pas de lui.
• Nationalisation, exclusion, régularisation.
• Découverte du Mexique
10 N° 1255 - Mai-juin 2005
2)- H.J.M. Johnston,
British Emigration Policy
1815-30: “Shovelling Out
Paupers”, Clarendon Press,
Oxford, 1972.
chute… Au vingtième siècle, dans les années trente-quarante, l’immi-
gration disparaît de la vie américaine et ne reprend que dans une
époque très récente.
Pour clore cette vue d’ensemble, si l’on considère l’immigration
proportionnellement à la croissance démographique,on s’aperçoit
qu’elle n’a représenté pendant très longtemps qu’une partie très faible
de l’accroissement démographique des États-Unis. Et elle n’est deve-
nue importante qu’à certaines époques.
Revenons à la périodisation historique. Le deuxième épisode (1835-
1855) se déroule au moment des révolutions industrielle et démogra-
phique de l’Europe du Nord (en Grande-Bretagne en particulier – le
Royaume-Uni, à l’époque, comprenait l’Irlande –, mais aussi en Scandi-
navie, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, etc.) où il y a un consi-
dérable renversement de l’attitude des États européens envers la popu-
lation : celle-ci est trop nombreuse ! On veut donc s’en débarrasser(2), et
tous les obstacles à l’émigration sont levés. Les Américains, quant à eux,
veulent toujours des immigrés qui puissent vraiment s’intégrer. Or, ils
Femme guadeloupéenne.
© Courtesy of Aperture Foundation and Statue of Liberty National Monument/Ellis Island Immigration Museum.
Les chantiers de l’histoire 11
considèrent ces Européens nouvellement candidats à l’immigration
comme une population extrêmement étrangère, aussi bien par ses ori-
gines non-britanniques que par son appartenance religieuse. Le gros
problème à l’époque est ce que j’appellerai la République menacée par
les suppôts du pape, c’est-à-dire l’arrivée des catholiques. D’abord irlan-
dais, mais aussi belges, allemands, et autres.
Les plus stigmatisés sont les Irlandais catholiques, que les Améri-
cains estiment dépourvus de toute civilisation, peu aptes à se transfor-
mer en citoyens, et constituant une menace pour l’État en vertu de leur
assujettissement à la papauté qui, à l’époque, tonitrue contre le répu-
blicanisme et la démocratie. La réaction américaine de l’époque est
équivalente à ce qui se passe aujourd’hui en Europe avec l’islam. Les
deux situations sont réellement très proches. Dans ce cas-là, c’est
l’“ayatollah” de Rome qui menace les États-Unis. Il ne faut pas oublier
qu’en 1832 le pape avait pris position précisément contre ce que repré-
sentaient les États-Unis. Ces derniers n’étaient pas les premiers visés :
les pays qui inquiétaient le pape étaient la France et l’Italie. Mais il
condamnait le républicanisme et le libéralisme.
Alors, comment verrouiller les portes de l’Amérique ? C’était très
difficile. Il y eut de nombreux essais qui n’ont pas marché parce que les
intérêts économiques voulaient bénéficier des avantages que présen-
tait une main-d’œuvre abondante et bon marché. Ces intérêts compre-
naient les industriels de l’Est, les promoteurs immobiliers des terri-
toires de l’Ouest, ainsi que les chemins de fer et les compagnies de
navigation. Tous s’opposaient au verrouillage des frontières, et c’est
donc ainsi que, les intérêts économiques ayant eu raison des argu-
ments culturels ou populistes, les États-Unis sont devenus une nation
d’immigrants.
Le populisme anti-Chinois l’emporte
sur les intérêts capitalistes
Ensuite, durant la troisième période (1860-1900), un changement
important eut lieu : l’expansion des États-Unis et la conquête de
l’Ouest. On disait à l’époque : le chemin de fer transcontinental se
construit sur la patate à l’Est – c’est-à-dire avec des immigrés d’Europe
du Nord – et sur le riz à l’Ouest, c’est-à-dire avec les Chinois. Mais la
Californie est en proie à un dilemme : le Chinois, lui, est utile, mais elle
ne veut pas de lui comme citoyen. C’est la “crise chinoise”, la première
grande crise d’immigration aux États-Unis, à l’issue de laquelle on
ferme la porte aux Chinois. Cette fois, le populisme raciste l’a emporté
sur le capitalisme. C’est le début de la fédéralisation des lois sur l’im-
migration, avec notamment l’imposition de régulations(3).
Le cas chinois est très intéressant parce que c’est le seul où l’on
constate, chose étonnante, que la population d’origine chinoise aux
3)- Catherine Collomp,
Entre classe
et nation, Belin, Paris,
1998.
12 N° 1255 - Mai-juin 2005
États-Unis est moins importante en 1940 qu’en 1880. Il y a vraiment eu
un renversement très important. Les statistiques de 1880 montrent un
pic de l’immigration chinoise puis, du jour au lendemain, on passe à
une limitation presque totale des arrivées, non seulement de Chinois
mais aussi des Asiatiques en général.
Pour remplacer les Chinois, les États-Unis découvrent les
Mexicains. Le Mexique est tout proche, et le travailleur mexicain rem-
place rapidement le travailleur chinois dans le Sud-Ouest et, en parti-
culier, en Californie.
Arrive ensuite la grosse crise du quatrième épisode (1900-1945),
celle de ce que j’appelle “l’invasion métèque”, c’est-à-dire l’arrivée aux
États-Unis de gens d’Europe de l’Est – Polonais catholiques et juifs,
Baltes et autres –, et aussi d’Europe du
Sud, notamment des Italiens. La ques-
tion qui se pose alors est la suivante : le
“melting-pot” fonctionnera-t-il encore
avec ces gens-là ?
Cette “invasion métèque” n’a pas
lieu partout. Les statistiques sur la pro-
portion de la population immigrée dans
le Sud des États-Unis montrent que ce
n’est pas une région d’immigration, et
ce jusqu’à une époque très récente. Le Sud s’opposait à l’immigration
et était une des sources de pressions.
Cette crise de “l’invasion métèque” est rendue plus aiguë par la
Première Guerre mondiale, la montée du nationalisme mais aussi
l’éclatement des révolutions. Le danger révolutionnaire provoque une
réaction conservatrice. Après la Première Guerre mondiale, le
congrès américain verrouille les portes. On abolit en même temps
l’alcool et l’immigration. Cela se fait de la même façon et efficace-
ment. Mais le capital a toujours besoin de personnel, d’ouvriers et il
fait donc appel à la réserve noire du Sud rural. C’est l’époque de la
montée des Noirs vers les régions industrielles et urbaines du Nord et
de la création de Harlem.
Tout cela mène à une situation, au cours des années trente et qua-
rante, dans laquelle les États-Unis érigent des barrières encore plus
sévères, refusant d’accueillir les réfugiés d’Europe. “Les réfugiés ne
passeront pas”, tel aurait pu être l’adage de l’époque. Bien sûr, cela
participe de la tragédie qui s’est déroulée au cours des années qua-
rante en Europe.
La politique d’exclusion fut très efficace L’Amérique a vraiment
bouclé ses frontières, la proportion des personnes d’origine étrangère
dans la population américaine est retombée à 5 % – ce qui était le
niveau observé à l’époque de Tocqueville – et elle est restée très basse
jusqu’aux années soixante-dix.
Les Américains considéraient
les Européens candidats à l’immigration
comme une population extrêmement
étrangère par ses origines non-britanniques mais
aussi par son appartenance religieuse.
1 / 7 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !