Modernisme brésilien et anthropophagie Cleber LAMBERT

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Modernisme brésilien et anthropophagie : une expérience philosophique indisciplinée
« Le monde occidental se trouve peut-être en position défensive et quel est l’enjeu à ce niveau
là ? C’est que demain l’Occident soit éclaté et ait perdu le sens de ses repères ou de ses valeurs,
de sa vision de monde. Car en fait nous sommes dans une opposition de vision du monde, il y a
plusieurs visions du monde aujourd’hui qui s’affrontent. Je crois qu’il ait un affrontement, je
dirais, de la vision du monde de ce qui sera demain et qu’aujourd’hui nous sommes en lutte
pour finir quelle sera la ligne de conduite que suivra l’ensemble de l’humanité. Il y a une
opposition de civilisation (…) L’enjeu est là, que sera le monde Occidental, les valeurs
européennes et américaines demain, face à d’autres valeurs qui montent et qui contestent les
valeurs que nous avons proposées et diffusées dans le monde depuis de siècles. (…) Il faut
convaincre, et c’est aussi un enjeu de survie, que le monde Occidental est capable de défendre
ses valeurs, certes, par la communication, certes par la diffusion de ses idées, mais les idées ne
sont rien si n’il n’y a pas quelque chose derrière. Donc il faut que l’autre ait la perception que
ce que nous sommes sera défendu jusqu’au bout, jusqu’au niveau qu’on estimera utile pour
rester ce que nous sommes » Colonel François Chauvancy Centre interarmée de concepts de
doctrines et d'expérimentations (CICDE), Ecole militaire, ministère de la Défense.
Par Cleber Daniel Lambert da Silva, Toulouse, janeiro de 2011.
Deleuze disait que penser ce n’est pas communiquer, c’est créer. Mais, pour créer il
faut à chaque fois faire communiquer en traçant des transversales qui coupent des différents
strates, en les ouvrant et traçant un plan de consistance. Un précurseur sombre est toujours un
communicateur d’hétérogènes.
Ce qui se suit est, dans sa première partie, une exposition très résumée sur le
mouvement moderniste au Brésil, surtout celui qui se constitue autour d’Oswald de Andrade
et l’idée d’anthropophagie, ainsi que son effet de contagion sur ce qui se fera au Brésil plus
tard, ce qui permettra parler d’une expérience proprement anthropophage. Dans une deuxième
partie, j’insisterai dans la formation de cette expérience moderniste de pensée que Viveiros de
Castro reprendra par son propre compte pour en faire une pratique de décolonisation
permanente de la pensée. Je conclurai par une considération sur ce qui me semble une sorte de
seuil par l’expérience anthropophagique devient indiscernable d’une expérience
philosophique qui se fait au Brésil. Ces trois parties seront croisées elles-mêmes avec des
questions qui touchent un des points qui nous semble essentiel dans l’entreprise philosophique
de Gilles Deleuze : le problème d’un empirisme radical, à la fois transcendantal et politique,
qui implique la réversion de l’ontologie dans le sens aussi bien classique que moderne,
débouchant nécessairement dans une géophilosophie qui dénonce, pour bien les pervertir, les
questions autour de l’Etre à la fois comme un composant colonialiste de la métaphysique et un
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des fondements métaphysiques du colonialisme. Quand Oswald de Andrade diagnostique la
crise des philosophies messianiques et la venue de la pensée anthropophage, il ouvre en
quelque sorte la voie d’une géophilosophie qui rendra possible, entre autres choses, ce qu’on
comprendra ici comme la communication de la philosophie de la différence ou de
l’événement, chez Deleuze, et la pensée indigène, telle comme l’a présentée Viveiros de
Castro ou telle comme l’énoncée l’indien Ailton Krenak : comme une pensée qui croit que
« le monde est merveilleux » et qu’il y a de belles manières de vivre, différent de la pensée
occidentale qui cherche à imposer des successives « reconfigurations (…) dans la tête des
gens ». Autrement dit, une pensée qui participe à la pratique d’invention de modes de vie,
pour laquelle l’Autre est un destin, comme dit Viveiros, différent des modes de pensées
colonialistes qui confinent la vie dans le cercle du Même en faisant de l’Autre un miroir.
Philosophie comme pratique d’invention de modes de vie. En ce sens Spinoza, Nietzsche,
Bergzon (le BergZon se trouve dans l’Abécédaire et on l’explique par le travail qu’a eu
Deleuze pour faire un usage du bergsonisme tout en se débarrassant de l’ontologie de la durée
et qui serait, oxala, plus proche du cœur même de la philosophie bergsonienne), Deleuze etc.
sont des penseurs quasi-brésiliens et, au moment ils ont renversé et perverti l’ontologie, ils
ont participé à l’indianisation de l’imaginaire Occidentale : Deleuze, philosophe pris dans le
devenir-Brésil du monde, Oswald de Andrade/Viveiros de Castro/Bento Prado Jr/Darcy
Ribeiro, penseurs du devenir-Monde du Brésil.
Mouvement moderniste : le Brésil réel comme un Brésil-mineur
Le Brésil vivait dans un état quasi-colonialiste, d’un point de vue politique, économique
et culturel, en début du XXème siècle, malgré l’indépendance politique formelle en 1822 et la
proclamation de la République en 1889. Ces transformations formelles n’avaient pas pour but
de réaliser un mouvement matériel de renversement de la structure coloniale profonde qui
constituait la vie et la pensée de la majorité, au sens molaire qui lui donne Deleuze et Guattari,
mais aussi au sens du « complexo de vira-lata » (complexe de chien bâtard) dont parle Lula en
faisant référence à la manière par laquelle cette majorité se portait devant tout ce qui venait de
l’Europe et/ou des EUA
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. Ainsi, au début du XXème siècle ce que l’on voit c’est une grande
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Il est triste de voir que ce complexe persiste encore parmi quelques groupes, par exemple, à l’Université. C’est
vrai qu’il n’y a plus de mission civilisatrice envoyée par les pays soi-disant centraux vers la périphérie. Il n’en
reste pas moins qu’une vraie mission éditoriale fait des professeurs brésiliens (avec leur totale complaisance
servile) les porte-paroles et reproducteurs/disséminateurs des idées tout faites produites en Europe et aux
EUA. A l’université, les chiens bâtards deviennent des comiques perroquets de la philosophie (qui répètent des
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nation exploitée dès son intérieur par des élites locales, soumisses aux intérêts des EUA et de
l’Europe. Il y avait une effervescence au sud-est, notamment avec l’industrialisation à São
Paulo, rendue possible par les richesses du café. Mais à l’exemple du Cycle du Pau-Brasil, en
tout début de colonisation, du Cycle de la Canne-de-Sucre au XVII, le Cycle de l’Or au
XVIIIème et le Cycle du Caoutchoute au XIXème, le Cycle du Café et le début de
l’industrialisation ne supprimaient pas la condition de périphérie du capitalisme. Cet état des
choses était diagnostiqué, suivant l’évolutionnisme social du tout début du XXème, comme
un effet de notre incapacité de consolider une race pure, l’indien, le noir, le métisse étant
caractérisés comme des obstacles pour le Brésil arriver à être une grande nation. Bref, on
avait, comme l’a indiqué la philosophe brésilienne Marilena Chaui, d’un coté un Brésil formel
et légal qui vivait dans un état semi-colonial et dont les élites académiques reproduisaient les
modèles culturels venus de l’Europe et d’autre coté un Brésil réel dont les forces créatrices
étaient étouffés comme si elles étaient la manifestation de ce qu’il y avait de plus bas et
primitif. C’est ce Brésil réel qui s’invente et qui se confond avec une expérience de pensée
singulière à laquelle le Mouvement Moderniste et, notamment, le Mouvement Anthropophage
dépliera radicalement.
Avant la Semaine d’Art Moderne de février de 1922, on voit des importants
mouvements dont les forces participent déjà au modernisme en quelque sorte. Cela remonte à
la fin du XIX siècle avec le prodigieux « Os Sertões » d’Euclides da Cunha, mais les limites
de ce texte et son propos nous empêchent d’en faire la recension des pré-modernistes. On veut
juste tracer quelques événements qui sont immédiatement antérieurs à la Semaine. Ainsi, en
1917, l’exposition de peinture d’Anita Malfatti causera une grande polémique vis-à-vis des
élites académiques de São Paulo. Dans la même année, il y a l’approche entre Mario de
Andrade, Menotti del Picchia, Di Cavalcanti, Guilherme de Almeida, groupe qui va se
consolider avec l’arrivée de Victor Brecheret en 1919. Oswald de son coté était enthousiasmé
avec le futurisme de Marinetti, dont il avait fait connaissance déjà lors de son voyage à
l’Europe en 1912), et publie le texte « Mario de Andrade meu poeta futurista » en 1921 et
perroquets qui essaiment eux-mêmes dans leurs propres pays, avec des très rares et heureuses exceptions qui
échappent au carriérisme qui règne dans les milieux universitaires européens dans nos jours – la fin des Grands
Ecoles… ce n’est pas demain la veille ! Mais on verra ensuite qu’il y a également et heureusement des
penseurs-carcará (espèce de rapace opportuniste de l’Amérique, qui se distribue dans les grandes surfaces
ouvertes (les sertões) du Brésil et qui pourrait être une sorte de personnage conceptuel/politique de
l’imagination propre à l’esthétique de la faim de Glauber Rocha, tel comme il apparait dans la musique de João
do Vale et José Cândido chantée par Maria Bethânia en 1965, dans le concert historique « Opinião ») auxquels
il faut attribuer une toute autre expérience de penser.
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dans cette même année, Di Cavalcanti organise l’exposition de son travail. Le groupe
manifeste donc le désir d’organiser une commémoration d’un siècle d’indépendance politique
avec la Semaine d’Art Moderne, qui devrait être une espèce d’autodétermination esthétique
(mais indiscernablement politique et geophilosophie, comme on le verra). Pendant les années
20, le modernisme brésilien connait diverses tendances, mais malgré la diversité, il y a un air
commun qui se respire : celui de la découverte du Brésil réel, la critique de l’inadéquation des
institutions à ce Brésil réel, la nécessité d’une révolution politique, social et culturel. Cette
révolution, a montré Chaui, sera essayée de manières diverses, selon le mode par lequel la
crise brésilienne sera diagnostiquée, le « salut nationale » sera projetée et les agents pour
cette tache seront désignés. Ainsi, du coté du mouvement Bois-Brésil et de l’Anthropophagie
(Oswald, Mario, Tarsila, etc) on définit un nouveau type de rapport à l’autre, du national vis-
à-vis du cosmopolite, du primitif vis-à-vis du civilisé, comme élément de la Révolution
Caraiba d’Oswald de Andrade, tandis que du coté nationaliste du mouvement vert-jauniste
(Plinio Salgado, Menotti del Picchia etc), on défend un retour aux traditions contre la
modernité libérale, l’indianisme contre le cosmopolitisme, le nativisme tupi contre le luxe de
l’automobile et du jazz.
C’est dans cette hétérogénéité qu’Oswald de Andrade et le mouvement anthropophage
affirment leur propre singularité dans le procès d’invention d’un Brésil réel contre le Brésil
légal et formel, « contre » au sens clastréen de la « société contre l’Etat » et de sa reprise
guattaro-deleuzienne pour la formulation du problème de l’extériorité de la machine de
guerre ; donc, Brésil-réel en opposition aussi bien au Brésil formel et legal qu’au Brésil pour
ainsi dire réaliste au sens d’un état quelconque qu’il est supposé être, enfin un Brésil-mineur
tel qu’il se fait ou est en train de devenir, de s’inventer. Brésil-réel, mais au sens de la réalité
d’un devenir-brésil contre un état quelconque par lequel le devenir serait sensé passer (on y
reviendra).
A la fin des années 40 et début des années 50, Oswald reprendra le thème
anthropophagique dans des travaux comme la « Crise de la philosophie Messianique », « Un
aspect anthropophagique de la culture brésilienne : l’homme cordial », et « La marche des
utopies », il est question de penser une philosophie anthropophage. Entre ses extrêmes de
l’œuvre, il y a un riche travail de publication qui inclut poésie, journal, théâtre. Par ailleurs,
l’œuvre et ses sinuosités se confondent avec les diverses renversements de l’homme (le parti
communiste et l’opposition à Gétulio Vargas il sera persécuté par la police de la Dictature
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Vargas et sa femme Pagu mise en prison –, la rupture avec Mario de Andrade mais aussi
avec beaucoup d’autres figures du modernisme –, ses mariages et concubinages tous le
femmes qu’il a mangées/qui l’ont mangé, car manger en portugais brésilien signifie aussi
baiser , les voyages en Europe, la décadence de sa riche famille après la crise de 29, les
problèmes d’argent qui découlent il essaye les occupations les plus diverses comme une
agence immobilière, une scierie, le poste de professeur à l’Universidade de São Paulo, la
candidature à député, en échouant à chaque nouvelle tentative, il écrira, d’ailleurs une
autobiographie dont le titre est justement « L’homme sans profession », etc). Mario de
Andrade, avec sa fameuse rapsodie Macunaima, de 1926, ( Macunaima, l’anti-héro national,
dont une des sources a été l’oeuvre Vom Roraima zum Orinoco de Koch-Grümberg, un recueil
de légendes indigènes), avec son « ébauche d’une langue brésilique pluriregionelle et d’une
saga panfolclorique », comme bien le rappelle le critique et poète concrétiste Haroldo de
Campos, est redevable de l’œuvre d’Oswald, mais au contraire de celui-ci, il a connu une
grande fortune critique, tandis que Oswald a subi un « procès systématique de silence (…) qui
débouche dans la minimisation, voire dans la volontaire oblitération »
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de l’œuvre. C’est
Oswald lui-même qui parle de cette entreprise de silence contre lui en 1943 : « Une fable a
donc été créée, consistant à dire que je ne faisais que de blague et d’irrévérence, et un rideau
de silence a essad’occulter l’action innovatrice dont il a résulté le Bois Brésil, d’où, à
suivre le témoignage actuel de Vinicius de Moraes, tous les éléments de la moderne poésie
brésilienne sont sortis ».
Or, si d’un coté il y avait une sorte d’entreprise d’oubli de son œuvre et de
ridiculisation de l’homme par un Brésil légal et formel récupéré par des groupes qui menèrent
la modernisation nationaliste du pays sous le gouvernement de Getulio Vargas, de l’autre
coté, ou mieux, dans un autre plan, plus souterrain, son œuvre a connu une prolifération
faramineuse qui se confondait avec la poursuite d’invention d’un Brésil mineur ou
moléculaire, et son appel à une pensée. En effet, il faut insister dans la présence de son œuvre
dans une bonne partie de ce qui a été produit en littérature (Mario de Andrade lui-même,
Carlos Drummond de Andrade, Jorge de Lima, Vinicius de Moraes, Clarice Lispector,
Geraldo Ferraz, Guimarães Rosa, la Poésie Concrétiste et la critique littéraire des frères
Campos, Haroldo et Augusto, et de Décio Pignatari, entre autres), en musique (la Bossa-Nova
de Vinicius de Moraes, Tom Jobim et João Gilberto, la Tropicalia de Caetano Veloso, Jorge
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Cf. « Miramar na mira », Introduction au roman d’Oswald de Andrade, Memorias sentimentais de João
Miramar , Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1971.
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