INTRODUCTION Isabelle ROUSSEL1 LES INÉGALITÉS ENVIRONNEMENTALES RÉSUMÉ La notion d’inégalités environnementales a été largement diffusée ces dernières années. Mais, comme souvent, l’utilisation de certains termes est plus rapide que la stabilisation de leur contenu. Cette problématique jeune et complexe est en cours d’appropriation par différentes disciplines, avec la difficulté majeure que présente son individualisation par rapport aux inégalités sociales, économiques, voire même sanitaires, constatées depuis plus longtemps. Cette notion interroge les définitions accordées à l’environnement et à la santé en sachant que la relation entre l’environnement et la santé est encore en cours de construction et repose également sur un flou sémantique que cristallisent les hésitations dans la traduction du terme anglais « environmental health » que l’on retrouve sous le vocable prudent mais peu esthétique de « santé environnement ». Ces imprécisions peuvent avoir la vertu de ne pas figer la réalité au sein d’un périmètre dont la rigidité serait contraire à la réalité en continuelle évolution. Ces difficultés de vocabulaire peuvent également contribuer à confiner ces notions dans un champ symbolique en les coupant de la réalité qui demanderait à être précisée pour intervenir dans le domaine de l’action. La parole et la médiatisation peuvent servir, paradoxalement, à masquer l’inaction en dépit du caractère incitatif que peut avoir la perception d’inégalités pour mobiliser des revendications. Professeur émérite à l’Université Lille 1 Sciences et Technologies, Vice-Présidente de l’APPA. 1 Quelles que soient les définitions adoptées, le travail de L. Laigle (2005), faisant autorité en la matière, définit plusieurs caractéristiques possibles de ces inégalités qui interrogent les liens entre l’environnement et la santé. La notion d’égalité interpelle nécessairement l’idée de justice mais, même sans avoir une traduction à travers une procédure juridique, la conscience même d’une inégalité représente un moteur pour l’action animée par une revendication égalitaire et un combat pour plus de justice. I – Inégalités, environnement et santé : des notions très liées, aux contours flous En dépit de nombreux articles rédigés par L. Charles (2001, 2007b, 2008, 2009) pour reprendre l’histoire de l’environnement, le flou persiste au sujet de cette notion. La comparaison avec l’écologie montre les différentes perceptions possibles de la notion d’environnement souvent réduite à la question de l’environnement naturel. Pour les uns, l’écologie est plus englobante que l’environnement limité à des considérations naturelles voire même au cadre de vie (Chaumel, 2008). Pour les autres (Charles, 2007) « ce que recouvre la substitution d’écologie à environnement, c’est un manque à penser la notion d’environnement (…). L’originalité massive de l’environnement ne tient-elle pas au fait d’avoir posé ce rapport d’ensemble des individus les uns avec les autres, comme avec le monde naturel, sans hiérarchie ni distinction ? ». Les inégalités environnementales ne se limitent pas à l’inégale répartition et à l’inégale utilisation des ressources naturelles, elles touchent le plus intime de l’individu dans la richesse de sa spécificité différente de celle du voisin : « C’est quelque chose de cet ordre que l’on retrouve avec le terme d’inégalités écologiques. Celui-ci renvoie à la confrontation inégale, diagnostiquée et cartographiée, entre individus ou groupes sociaux à un certain nombre de facteurs naturels (eau, air, etc) considérés comme importants mais en même temps envisagés comme externes. Elle marque une coupure entre un univers réputé naturel et l’homme, qui offre une apparence de clarté, mais qui est en même temps trompeuse du point de vue de la complexité du rapport des hommes avec l’environnement qui y mêle inévitablement des composantes collectives, sociales et individuelles, émotionnelles, cognitives et pratiques, et qui est tout sauf neutre (…). L’opération qui, au plan cognitif, métrique, consiste à séparer un environnement naturel et des dimensions sociales en nommant l’un écologique et l’autre social constitue un véritable casseAir Pur N° 76 - 2009 - 5 tête et a peu de chances de réussir, elle risque de se perdre dans l’enchaînement sans fin des discriminations et des différences, et de déboucher sur l’insignifiance2 ». Considérer l’environnement, à la manière de certains épidémiologistes, comme étant « tout ce qui est extérieur à l’homme » est conceptuellement insatisfaisant puisque l’homme n’est pas une exception sans rapport avec la nature à laquelle il appartient fondamentalement tout en marquant ses différences avec le monde végétal ou animal. En considérant les populations comme situées à l’extérieur de la nature, cette vision que L. Charles attribue à la France (Charles, 2009), assimile la nature à une « construction technique, symbolique et institutionnelle » située à l’écart de la réalité subjective. Dans cette perspective, inégalité et environnement constituent un pléonasme et la recherche de l’égalité relève de l’utopie, bien vite assimilée à « l’égalité des chances ». En effet, la spécificité de l’environnement individuel ne s’exerce pas au sein d’une bulle indépendante des liens sociaux. L’environnement n’existe pas sans une dimension collective souvent assimilée, de manière peu satisfaisante, à la notion de contexte qui pourrait signifier un quelconque déterminisme tout à fait discordant par rapport au mouvement, à l’adaptation incessante des individus et de la société à la réalité mouvante que constitue un ensemble flou formé par des conditions à la fois naturelles et sociales. Cette adaptation est un élément essentiel de la « bonne santé » sur lequel la prévention et la promotion de la santé insistent. Dans une certaine mesure, la relation entre l’individu et son environnement est assimilable à la santé. La santé publique consiste précisément à agir sur certains éléments collectifs de cet environnement pour améliorer la santé des populations en agissant sur la cause des pathologies observées. Cette orientation de la santé publique est concrétisée dans la construction, certes récente, de la santé environnementale à travers les PNSE I et II. Mais, la santé environnementale n’est pas uniquement une politique relevant de la sphère publique, elle est également une pratique intégrée dans la relation individuelle à l’environnement et à la santé des habitants, qui en sont les acteurs premiers. L’introduction de l’environnement dans le champ sanitaire ne représente pas seulement une contrainte, comme on tend à le voir le plus souvent, elle constitue aussi un domaine de liberté, d’innovation et de création et, comme tel, une ressource. L’environnement remet l’individu au cœur de la problématique de la prévention sanitaire. II – La spécificité des inégalités environnementales 2 L. Charles, communication présentée lors du séminaire « Inégalités écologiques ou environnementales », Lille, 31 mai 2007. 6 - Air Pur N° 76 - 2009 L. Laigle (2005) définit plusieurs types d’inégalités environnementales, celles liées aux lieux et aux nuisances mais aussi celles, plus individuelles, qui correspondent à la « capabilité » ou au dynamisme des personnes. Ces inégalités, difficiles à mesurer dans le pays de l’égalité, interfèrent avec des facteurs sociaux mais peut-on opposer inégalités sociales et inégalités environnementales ? La bonne santé est la résultante, un équilibre fragile qui relève d’une combinaison de facteurs à la fois individuels et contextuels toujours évolutifs. Les inégalités environnementales résultent donc d’un processus difficile à évaluer à travers des variables statiques, seules disponibles (cf. l’article de G. Schmitt dans ce numéro d’Air Pur). En outre, les données, d’ailleurs difficiles à collecter, sont affectées à une entité administrative pas toujours adaptée à l’échelle des questions environnementales. 1 - Les inégalités territoriales La salubrité de l’environnement, facteur reconnu de bien être et de santé, est inégalement répartie. Les populations urbaines les plus modestes sont aussi celles qui vivent dans des environnements dégradés et souffrent le plus des problèmes d’environnement (Theys, 2002). Les cartes et les SIG, largement diffusés par les ORS (Observatoires Régionaux de la Santé), mettent en évidence des inégalités territoriales en matière de santé. Or, cette approche territoriale, limitée au découpage administratif, le seul pour lequel les données existent, est peu adaptée à l’évaluation des nuisances environnementales et interroge la question de l’échelle pertinente. L’entité administrative de base, la commune ou le quartier est documentée sur les questions démographiques ou sociales mais ne correspond jamais au territoire adaptée à la question environnementale. Par exemple, les niveaux d’exposition liés à la proximité d’une usine ou à une zone inondable ne correspondent pas à l’entité communale. « Il va de soi que la variété et la nature des facteurs explicatifs pouvant rendre compte d’éventuelles différences spatiales de santé dépendent des caractéristiques des unités choisies et en particulier de la taille; la comparaison entre des quartiers d’une ville n’est pas de même nature qu’une comparaison entre des quartiers de villes différentes et encore moins entre villes, entre départements ou entre régions. Les facteurs liés à l’histoire du lieu et surtout à celle des habitants ne sont pas exactement les mêmes» (Aïach, 2008). 2 - Les inégalités par rapport aux nuisances et aux risques Les inégalités par rapport aux nuisances et aux risques concernent la variété des expositions. Ce type d’inégalités est lié aux caractéristiques du travail en entreprise et interroge la longue histoire de la santé dans et autour de l’usine. Les expositions professionnelles contribuent à accentuer les inégalités sanitaires. Les études (Hemström, 2005) montrent que, pour les hommes, 25 % des inégalités de santé liées au revenu seraient expliquées par l’environnement de travail (Leclerc, 2008). Les recherches en cours sur la qualité de l’air ou les risques liés à l’industrie montrent notamment que les populations défavorisées sont en proportion deux fois plus nombreuses à vivre à proximité d’une industrie polluante que les autres. En France, plus de 40 % des personnes qui vivent en Zones Urbaines Sensibles (ZUS) sont exposées aux risques industriels, soit deux fois plus que dans d’autres quartiers (Champion et al., 2004). Cependant, pour un même niveau d’exposition, les effets sanitaires observés peuvent être différents selon la vulnérabilité des personnes exposées. Par exemple, dans l’estuaire de la Loire, les effets des émissions polluantes ne sont pas les mêmes sur des populations résidentes, peu mobiles, et sur des habitants plus aisés qui, tous les week-ends partent sur la plage ou sur leur bateau. Cependant, l’inégalité est un facteur dynamique qui ne concerne pas uniquement l’aspect passif d’une population soumise à une exposition, elle s’exerce également par rapport à la capacité des habitants à se mobiliser contre les nuisances subies. 3 - Les inégalités dans la capacité d’action et d’interpellation de la puissance publique Les habitants les plus défavorisés, plus ou moins à leur corps défendant, acceptent le sort qui leur est fait par les pouvoirs publics : ils ne s’insurgent pas, dans la mesure où ils ont une information très parcellaire et très aléatoire, qui leur permet de bien saisir le sens général des choses, mais pas d’intervenir et d’agir concrètement. Dans l’esprit des populations, l’environnement n’est pas appréhendé comme une chance, revendiqué comme un droit, pour prendre un nouveau départ, mais est assimilé, à travers une vision statique et matérielle, au cadre de vie dont il est difficile de se défaire. Or, la dimension affective, le lien social, interviennent fortement dans la perception qualitative du cadre de vie3. C’est d’ailleurs parce que l’acceptation sociale des environnements dégradés est plus grande chez les populations socialement vulnérables que les infrastructures ou installations à risques peuvent s’y implanter ou continuer à polluer impunément. C’est sous l’effet de mobilisations d’habitants, d’associations et de chercheurs impliqués, mus par un sentiment renouvelé d’injustice, que cette acceptabilité sociale a commencé à être ébranlée dans le contexte nord-américain de lutte contre les discriminations raciales. (cf. l’article de C. Gorrha-Gobin, dans ce numéro d’Air Pur). 3 Les travaux de S. Laugier (2005) autour de la notion de care apportent un éclairage important sur ces aspects sur lesquels travaille également G. Faburel. 4 Angers (France), Bonn (Allemagne), Budapest (Hongrie), Bratislava (Slovaquie), Ferreira do Alentejo (Portugal), Forli (Italie), Geneva (Suisse) et Vilnius (Lituanie). Ce processus résulte de l’assimilation de l’environnement à la qualité du cadre de vie et non pas à un droit inaliénable pour tous. Cette vision réductrice de l’environnement contribue à lui conférer un surcoût qualitatif que seuls les plus nantis peuvent s’offrir et apprécier. A. Sen (1992) considère qu’il y a entre les individus une importante variation de la capacité à convertir les biens de base en bien-être. Plutôt que de fonder la notion d’égalité sur la répartition des ressources et des nuisances, l’inégalité concerne la possibilité de choix et différencie les individus contraints et prisonniers de la situation présente de ceux qui peuvent se projeter dans l’avenir et tirer profit au mieux de la situation dans laquelle ils se trouvent… A l’inverse, si les populations les plus défavorisées sont passives, on peut s’interroger également sur la réalité des préoccupations environnementales, signe d’un souci du bien commun, ou instrument au service de l’intérêt particulier ? Dans cette dernière hypothèse, le discours environnemental mieux construit et mieux capté par les populations les plus favorisées serait lui-même une source d’inégalité quand il s’agit de reporter une source de nuisances vers des territoires plus passifs. Le logement, important facteur d’inégalités, cristallise des influences aussi bien environnementales que sociales. 4 - L’importance du logement, facteur d’inégalités environnementales et sociales Pourtant, selon A. Leclerc (Leclerc, 2008) : « Alors qu’au XIXème siècle, l’habitat et les conditions d’habitation étaient considérées comme un des éléments majeurs des différences d’état de santé entre groupes sociaux, au XXème siècle, la littérature sur ce sujet est relativement marginale dans le débat sur les inégalités sociales de santé. Elle est pauvre tant en ce qui concerne les éléments explicatifs que les interventions »… Les effets sanitaires de la pollution à l’intérieur des logements ont été mis en évidence par l’étude LARES (Large Analysis and Review of European housing and health Status) conduite en 2002-2003 sur huit villes européennes4. Cette étude, coordonnée par le centre européen de l’OMS, avait pour objectif de mieux connaître l’impact des conditions de logement sur la santé. Elle a permis d’établir des corrélations entre certaines caractéristiques du logement (ventilation, humidité, présence de moisissures) et l’occurrence de symptômes non spécifiques tels que maux de tête, irritation des yeux ou des muqueuses… L’influence des classes sociales et de la qualité du logement sur les pathologies observées a été mise en évidence. Ce sont aussi des indications de ce type que doit fournir l’exploitation, en cours, de la base de données issue de la campagne d’investigation effectuée sur 560 logements en France par l’OQAI (Observatoire de la Qualité de l’Air Intérieur). Les inégalités environnementales, difficiles à évaluer, ne peuvent correspondre uniquement à des données contextuelles qui définirait un individu surdéterminé, elles s’appuient également sur des données psychosociales mais elles s’enracinent profondément dans la nature humaine qui confère à tous les hommes des droits fondamentaux. 5 - Inégalités environnementales et inégalités sociales A l’inverse, l’approche sociale des inégalités est insuffisante pour rendre compte des fondements de l’égalité, qui repose sur les droits de l’homme, bien audelà des notions de cultures et de droit politique. La question de savoir s’il existe un socle commun, partagé par l’ensemble du genre humain au-delà des cultures, est cruciale à une période où les sociétés se délitent tandis que les cultures, en s’uniformisant, ont tendance, elles aussi, à perdre leur ancrage local. Comme le dit A. Touraine (2007) : « Les constructions que nous appelons sociétés, faites d’activités et de lois, de hiérarchies et de solidarités, se dissolvent comme si les monuments que nous concevions comme du marbre n’étaient que des châteaux de sable qui ont une apparence de solidité mais qui se délitent dans la sécheresse du vent. Ce vent qui est devenu tempête, c’est le mouvement accéléré des échanges financiers, Air Pur N° 76 - 2009 - 7 économiques et médiatiques ; il souffle sur la planète entière et met tout en mouvement. Là où existaient des territoires, il n’y a plus que des flux ; là où étaient tracées des frontières se répand la globalisation de l’économie. Et nos institutions, nos lois, nos volontés politiques n’ont plus prise sur ces influx planétaires ». Au-delà de ces soubresauts de l’histoire, l’humanité a-t-elle un ancrage fort dans une nature commune ? B. Barret-Kriegel (1979, 1989) développe une analyse comparée des notions des droits de l’homme et de celle de droits naturels et montre, de façon très convaincante, les clivages qui distinguent les deux notions : « La Déclaration française ne fait pas purement et simplement disparaître les droits naturels au profit des droits civils, mais elle ne leur donne que la seconde place. L’invocation des droits de l’homme est l’opérateur de l’institution d’une citoyenneté politique ». Là où la Déclaration américaine cherchait les droits de l’homme dans le respect de la loi naturelle, la Déclaration française construit les droits du citoyen dans la fondation d’une société civile. « Dans le texte de 1789, ce qui, par comparaison avec le texte de 1776 est évacué, c’est le rapport théologico-politique de l’homme à Dieu, c’est l’ordre de la loi naturelle et, ce qui est élimé, adouci dans son arête vive, c’est le droit naturel ». Examinant la généalogie des deux textes, B. Kriegel montre comment le premier peut se rattacher à l’influence de Locke et de Spinoza, alors que le second se rattache au cartésianisme comme au courant du jusnaturalisme (Grotius, Pufendorf, Burlamaqui, dont elle souligne qu’ils sont aussi des théoriciens de la servitude volontaire), à la prééminence de la rationalité, restaurée par Descartes. On peut opportunément rappeler ici la conclusion de l’ouvrage : « De cette rapide investigation, nous voudrions tirer une leçon pour le développement même des droits de l’homme. Si ceuxci ne puisent nullement leur origine dans l’idéalisme subjectif et le volontarisme juridique, mais comme nous avons essayé de le montrer, dans les œuvres du droit moderne qui maintiennent la référence à la loi naturelle, cela signifie alors, pour qui croit et espère à leur avenir et à leur déploiement, que la philosophie du droit doit se réenraciner dans l’idée de loi naturelle ». On mesure la proximité de cette proposition avec la problématique de l’environnement. En France, l’environnement est assimilé à un acte citoyen dont la portée est beaucoup plus faible que la revendication d’un droit naturel et universel à l’existence, droit beaucoup plus fondamental que l’ensemble des droits civils accordés par l’Etat (Charles, 2009). On retrouve là l’influence de Durkheim qui insiste sur l’importance des expériences de la vie collective qui peuvent même expliquer le fait religieux. Il se détourne du lien entre la religion et la nature qui s’expliquerait par la crainte ou l’impuissance de l’homme devant une nature encore sauvage et mal domestiquée. En revanche, aux USA, la notion de « wilderness » est au centre de la pensée de l’environnement qui s’enracine dans le droit naturel au sein d’une relation forte de l’ensemble du genre humain vis-à-vis de la nature. « La reconnaissance de ce savoir fondé sur les lieux (place-based knowledge), très attentif à la transformation 8 - Air Pur N° 76 - 2009 des corps, des milieux, de la faune ou de la flore, de l’hydrographie ou du microclimat, est au cœur de nombreuses approches dans la littérature nordaméricaine consacrée à la justice environnementale. L’ouvrage récent de Jason Corburn (2005) consacré à des mobilisations des populations de Broklyn sur les questions de l’asthme, de la pollution de l’air et de la contamination par le plomb, montre remarquablement l’apport de cette « science de la rue » pour la connaissance et la reconnaissance des inégalités environnementales » (Emelianoff, 2007). L’expérience des populations, même si elle ne dispose pas de l’ensemble des connaissances scientifiques disponibles, représente un moteur pour l’action. Le sentiment d’inégalité et d’injustice sert de point de départ pour la construction de revendications souvent étayées par des arguments sanitaires difficilement contestables. III – Les inégalités environnementales, moteur pour agir Le sentiment d’inégalité sert de moteur pour la mobilisation individuelle mais il prend aussi le sens d’une dynamique particulière de relations liées à un concernement partagé. Les caractéristiques environnementales communes servent alors de « prise » pour mettre en œuvre une action collective. Toute l’histoire de la santé publique et de sa particularité nordiste que constitue la santé communautaire, se situe dans cette perspective. « L’accès aux ressources, aux biens, aux aménités, quels que soient les moments ou les contextes, est profondément variable dans l’espace comme dans le temps, et une grande part de l’expérience humaine relève de la confrontation à ces disparités spatio-temporelles, de l’effort pour les réguler et en contenir les effets » (Charles, 2007a). La prise de conscience de l’inégalité ne se traduit pas toujours par une procédure juridique (cf. l’article de H. Scarwell dans ce numéro d’Air Pur) puisque la justice, en France, est plus démunie lorsqu’il s’agit de défendre l’environnement des individus, souvent ramené à la défense de la propriété individuelle et non pas à la défense des droits fondamentaux. Contrairement aux Etats-Unis (cf. l’article de C. Gorrha-Gobin dans ce numéro d’Air Pur), la justice environnementale en France n’est pas un mouvement de revendication populaire, elle s’est plutôt imposée à partir d’investigations sur les inégalités sociales de santé, notion de mieux en mieux documentée (Fassin, 2000 ; Leclerc, 2008), qui ne peut se penser en dehors de la question environnementale. Néanmoins, à l’heure actuelle, la complexité de l’environnement opacifie les motifs de l’action qui s’effectue, la plupart du temps, dans un contexte d’incertitude. L’histoire de la santé publique montre une volonté d’action pour éradiquer la maladie et ses inégalités. A l’origine la santé publique était essentiellement environnementale et s’appuyait sur l’identification et l’explication des disparités pour établir une politique préventive fondée sur l’éradication des facteurs de risque identifiés (Rosen, 1993). Les cartographies minutieuses des malades du choléra ou de la typhoïde ont permis à Londres, comme à Saint-Etienne (Roussel, 2003), de découvrir le lien entre l’eau polluée des fontaines publiques et la maladie. L’hygiénisme, dans une vision déterministe, a ainsi pu identifier les éléments toxiques du « milieu » pour mieux les éradiquer. L’étude de la peste par F. Audoin-Rouzeau (2003) a bien mis en évidence le caractère inégalitaire de la maladie qui touchait davantage certaines professions exposant les ouvriers à un contact permanent avec des colonies de rats. Les travailleurs de la viande, du cuir ou ceux qui manipulent des grains, des farines, des étoffes ou du papier sont souvent en contact avec les rats qui trouvent dans les entrepôts leur nourriture. « La peste fut une maladie des pauvres, une maladie des quartiers insalubres, des logements misérables ». D’après l’auteur, cette différence correspond aux caractéristiques du logement et non pas à l’hygiène corporelle puisque la malpropreté et la prolifération de parasites touchent l’ensemble des classes sociales. La peste est la maladie des taudis fréquentés par les rats qui sont chassés des belles demeures. La prévention dès lors s’est exercée aussi bien à travers l’éradication de l’habitat insalubre qu’à travers les grandes campagnes de dératisation. Ce qui montre l’imbrication des politiques sociales et environnementales pour lutter contre les maladies. L’importance grandissante des maladies chroniques non infectieuses dans les pays industrialisés au cours du siècle dernier (cancer, cardiopathies, diabète) a provoqué un changement dans les recherches qui se sont intéressées aux facteurs de risque en déplaçant l’attention des facteurs environnementaux aux facteurs individuels, notamment comportementaux et biologiques : c’est la transition épidémiologique. Mais ces études présentent des limites puisqu’elles dépouillent la notion d’habitude de vie de son contexte social, pour se concentrer presque exclusivement sur ses aspects comportementaux volontaristes. « L’individu est laissé seul à batailler contre ses vices. Or, les comportements n’expliquent pas tout et les chercheurs en santé publique se préoccupent de nouveau de l’environnement au travers d’études de contexte (Macintyre, 1998 ; Diez-Roux, 1998). (...) Ces études traitent essentiellement le contexte comme un lieu géographique dans lequel le regroupement des caractéristiques individuelles peut être étudié en relation avec la maladie ». (Frölich, 2008). Les progrès récents de l’épidémiologie, passée « de la loupe de Sherlock Holmes au microscope électronique » (Dab, 2007) ont mis en évidence l’impact de l’environnement sur la santé à travers, par exemple, la relation de mieux en mieux documentée entre la pollution atmosphérique et la mortalité. L’identification des risques sanitaires, en fonction de l’exposition à des sources précises, permet de réduire les expositions mais aussi de mieux identifier les personnes vulnérables. Par exemple, des études suisses confirment que le fait d’habiter près des grands axes de circulation automobile expose à des effets respiratoires délétères, notamment à la survenue de symptômes associés à l’asthme et à la bronchite (Bayer-Oglesby, 2006). L’exposition est certes inégalitaire et incite l’action publique à éliminer les sources tandis que les vulnérabilités sont génétiques et sociales donc à la fois d’ordre individuel et collectif et relèvent de politiques publiques plus orientées vers des considérations sociales investiguées à travers l’épidémiologie sociale. Or cette approche, en traitant les facteurs de risques sociaux de la même manière que les risques environnementaux ou comportementaux, butte sur la construction de variables sociales pertinentes en dehors des indicateurs, très insuffisants et descriptifs, que sont le revenu, le niveau d’étude, le lieu de résidence. Ces facteurs de risques relèvent d’un construit social et sont rarement individualisés. L’objectif ne consiste pas à identifier ce qu’il est convenu de nommer, de manière impropre, des « déterminants » comme rural/citadin ou riche/ pauvre mais d’essayer de comprendre quels sont les mécanismes qui contribuent à expliquer la relation mise en évidence. Les variables utilisées en épidémiologie sociale représentent plutôt des relations sociales que des concepts objectifs. « Ce qu’il manque c’est une discussion des relations entre l’agency (la capacité des individus à déployer une panoplie de pouvoirs causals), les pratiques (les activités qui font et transforment le monde dans lequel on vit) et les structures sociales (les règles et les ressources d’une société) » (Frohlich, 2008). Ces considérations montrent quelles sont les limites de l’épidémiologie, outil de quantification et de définition des politiques préventives, si elle est déconnectée d’une réflexion éthique sur la bonne santé et le bien fondé des conduites à risque. La santé communautaire représente, dans l’ancienne région industrielle du Nord - Pas de Calais, un courant fort qui se positionne précisément contre les inégalités sanitaires dont la classe ouvrière pouvait être l’objet. La santé communautaire représente un chemin vers la promotion de la santé. Dans la région, au cours des années 1960 – 1970, les habitants de milieu populaire passent de la vie en courée ou d’habitat peu salubre, vers celle des grands ensembles ; d’un habitat horizontal, vers le vertical : « Ici, on se sent tout seul. Pourtant, ça s’appelle grand ensemble. C’est chacun pour soi. Nous retournons en courée », ont dit et fait nombre de familles peu de temps après leur emménagement. « On préfère affronter des problèmes de propreté que de se sentir mal… ». Ce mouvement correspond à la prise de conscience de la valeur sociale de la santé relevant non pas de pratiques médicales mais d’un traitement social. La santé communautaire s’appuie sur la prise de conscience des difficultés de la classe ouvrière et la nécessité de valoriser des pratiques de santé prenant appui sur des démarches issues des habitants eux-mêmes. On retrouve le lien entre les inégalités et les mobilisations ayant pour motif une prise de conscience du développement individuel et de la nécessaire construction collective d’un environnement meilleur pour « mieux vivre ensemble ». A travers une orientation d’apparence essentiellement sociale, les actions concrètes entreprises correspondent souvent à des mobilisations en faveur d’un environnement plus Air Pur N° 76 - 2009 - 9 sain. Il s’agit précisément de sortir l’environnement de sa démarche victimaire illustré par des slogans tels que « l’enfer du Nord » pour l’intégrer dans une démarche de prise en charge, de contrôle de son univers par la population elle-même. En 1968-69, selon P. Macquet5, des habitants d’une courée ont protesté contre un fossé qui était un véritable cloaque. Ils ont créé une association et se sont organisés pour exposer la question. Des mobilisations de ce genre sont nombreuses lorsque les habitants prennent conscience des dangers et veulent les éradiquer. La création de la Maison Régionale de Promotion de la Santé en 1990 et son animation par P. Macquet et U. Battist représente une avancée considérable dans le domaine de la prévention sanitaire. Les mobilisations habitantes actuelles s’effectuent essentiellement vis-à-vis du traitement des déchets : décharges et incinérateurs. Les conflits autour d’un incinérateur se construisent autour de la notion d’injustice. Injustice dans l’inégale répartition spatiale des nuisances induites par un équipement présenté comme dédié au bien commun mais aussi injustice dans les indemnisations ou le traitement des conflits. Le cas du conflit exercé autour du projet d’incinérateur « Flamoval » permet de souligner l’importance des modifications de l’environnement et des effets possibles sur la santé pour faire réagir les populations. Les associations regroupées contre le projet sont animées par des médecins qui, en dépit des résultats issus des études « scientifiques » sur les risques sanitaires, jettent le discrédit sur le respect des normes. Outre cette augmentation présumée des expositions nocives, le conflit est alimenté par des considérations plus larges sur les gaz à effet de serre et sur l’existence de solutions alternatives pour le traitement des déchets. Le sentiment d’injustice est également alimenté par des considérations territoriales puisque l’aire de ramassage des déchets dépasse largement le territoire qui aura à subir les nuisances induites. L’impact sanitaire dénoncé est mobilisateur et peu réfutable alors que 44 % des français considèrent que leur santé est une des deux choses les plus importantes dans leur vie6. Néanmoins, on peut s’interroger sur l’utilisation de motifs sanitaires pour faire émerger les craintes sur la dévalorisation foncière des terrains et des biens. D’ailleurs, si la taxe professionnelle était considérée par les élus comme un juste dédommagement, en étaitil ainsi de la part des riverains qui ignorent souvent son existence et ses bénéfices ? Les dispositifs inventés en matière de compensation sont encore timides en France surtout dans une période où la taxe professionnelle est remise en question. Entretien avec P. Macquet dans le cadre d’une étude coordonnée par I. Roussel (Roussel, 2008a). 5 Selon un sondage réalisé en 2008 par l’INPES. La santé vient loin derrière la famille mais devant la vie amoureuse et le travail. 6 10 - Air Pur N° 76 - 2009 La complexité de la relation entre l’environnement et la santé se noue aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif. Néanmoins, dans une perspective d’action publique, il est possible d’assimiler les facteurs environnementaux aux conditions sur lesquelles il est possible d’agir ce qui permet, comme pour la santé publique, de passer de l’individu à une préoccupation politique collective. L’action en santé environnementale prend appui sur une prise de conscience individuelle pour offrir des réponses collectives qui relèvent la plupart du temps du registre de la prévention. A l’inégalité individuelle se superposent des différences dans les ressources collectives disponibles et mises en œuvre. C’est en agissant collectivement sur les données environnementales et sur les ressources auxquelles les habitants ont accès qu’il est possible de répondre à des aspirations sanitaires individuelles. Cependant cette action est rendue difficile par la multiplicité des facteurs en cause et l’inefficacité des normes compte tenu de la faiblesse des doses mesurées La complexité des facteurs mis en cause et la nécessité de considérer le contexte dans sa dimension sociale rend la gestion des inégalités environnementales difficile. La diversité des situations étudiées peut permettre de mettre en évidence des inégalités territoriales par exemple entre le centre ville et les zones périurbaines mettant en cause toute une série de facteurs relevant plus de l’aménagement du territoire que d’une procédure juridique. L’exemple de la commune de Champlan (Roussel, 2008b) est significatif à cet égard puisqu’il s’agit d’un véritable « point noir » cumulant un ensemble de nuisances qui, prises individuellement, respectent les normes mais dont l’addition, à laquelle sont exposés les habitants, suscite de nombreuses plaintes. Cet exemple montre que, même avec des moyens déployés importants, la réponse institutionnelle ne répond que partiellement à la question posée. Les connaissances apportées se déclinent de manière sectorielle et le cumul des nuisances n’est pas pris en charge par les agences spécialisées. L’impact sur la santé ne peut pas être évalué avec les méthodes classiques qui sont démunies devant l’évaluation du stress et de ses conséquences. On peut également s’interroger sur l’absence de considérations sur les solidarités territoriales et urbaines. Les infrastructures génératrices de nuisances sont nécessaires pour le bon fonctionnement de l’agglomération parisienne. Mais pourquoi les inconvénients doivent-ils être supportés par un petit nombre ? Les taxes professionnelles, valables pour les nuisances industrielles ne devraient-elles pas être étendues à d’autres infrastructures génératrices de gêne pour les uns en dépit des bénéfices apportés à la collectivité ? A un moment où les politiques publiques se sont attachées à la revalorisation du centre des villes, n’est-il pas temps d’imaginer des systèmes de compensation de manière à mieux vivre ensemble au sein d’agglomérations moins ségrégatives ? La compensation se conçoit comme une internalisation des coûts externes, un moyen qui, à long terme, oblige les acteurs en présence à prendre en considération de façon croissante la question environnementale dans leurs choix d’aménagement (Gobert, 2008). D’autres exemples pourraient être convoqués pour montrer combien les inégalités environnementales proviennent souvent des effets nuisibles émis par des équipements utiles pour le confort de tous. Le rejet des antennes relais par ceux qui sont tributaires de leur téléphone mobile relève de ce cas de figure. La modernité génère des nuisances qu’il est difficile de faire supporter par un petit nombre sans apporter des compensations. L’analyse de ces situations montre la complexité de la gestion des inégalités puisque leur traitement environnemental par l’éradication des sources n’est pas possible dans une société qui, par ailleurs, réclame un certain nombre d’éléments de conforts. Le traitement social de ces inégalités, à savoir la résorption des poches de pauvreté demande du temps et des considérations éthiques sur le bien fondé de politiques fondées sur la redistribution. CONCLUSION Ces réflexions sur les inégalités environnementales posent un certain nombre de questions ne serait-ce que par l’évaluation de ce type d’inégalités qui ne correspond pas à la métrique statistique assise sur des divisions administratives incapables de saisir les phénomènes environnementaux. D’autre part, il est vain de vouloir séparer et opposer les inégalités environnementales et sociales puisque les premières permettent d’identifier les sources qui seraient en cause tandis que les secondes mettent l’accent sur les vulnérabilités des individus qu’il convient de prendre en compte au sein d’une société plus solidaire. Dans le domaine de la santé, les inégalités environnementales relèvent du secteur de la prévention qui dépasse largement le cadre de la gestion du risque à travers les normes dans lequel elle est parfois enfermée. Ce dispositif laisse de côté des éléments aussi importants que le stress, la perception ou le souci de l’autre (le care) tout aussi essentiels dans la gestion de l’adaptation de l’individu à son environnement, cette adaptation étant une source de bonne santé voire même de bonheur. Le changement climatique élargit la notion de justice environnementale en interrogeant l’ensemble de l’humanité sur le partage des ressources et sur l’inégale répartition des richesses dans une perspective de raréfaction des énergies fossiles et de « décarbonisation » du monde. L’assimilation de l’environnement au cadre de vie ou à un contexte a tendance à « décharner » cette notion qui, au contraire, doit participer à la construction du bienêtre et du bonheur. N’est-il pas temps de s’interroger, d’un point de vue éthique, à la notion de bien être dans la mesure où accumuler les biens matériels ne résoudra jamais le problème des différences de statut (Maurin, 2009) telles qu’elles sont perçues en dépit de l’enrichissement objectif. Fixer le bonheur comme objectif implique de créer une société plus égalitaire. « La science a résolu le problème du déficit matériel, au moins dans les pays développés, mais nous n’avons pas résolu le problème intime de la régulation de nos désirs et de nos émotions. Cela va devenir très important. Je suis convaincu qu’il faut une révolution dans l’éducation. Il faut se concentrer autant sur ce dont nous avons besoin pour avancer dans la vie, mais sur les valeurs et la construction de la personnalité » (Layard, 2007). Cette vision des inégalités doit prendre en compte l’aspiration des individus au-delà de toutes les normes et des possibilités de quantification. RÉFÉRENCES Aïach P. (2008). Questions au sujet de l’approche géographique des inégalités de santé, Congrès national des Observatoires régionaux de la santé 2008 - Les inégalités de santé, Marseille, 16-17 octobre 2008. Audoin-Rouzeau F. (2003). Les chemins de la peste, Texto 623 p. Barret-Kriegel B. (1979). 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