Français, Séquence I : L’homme face au sentiment de l’absurdité Lecture complémentaire Extraits du Mythe de Sisyphe, Essai sur l’Absurde (1942). Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. […] Quel est donc cet incalculable sentiment qui prive l’esprit du sommeil nécessaire à la vie ? Un monde qu’on peut expliquer, même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent étranger. Cet exil est sans recours, puisqu’il est privé des souvenirs d’une patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité. […] Si j’étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n’en aurait point car je ferais partie de ce monde. Je serais ce monde auquel je m’oppose maintenant de toute ma conscience. […] Je disais que le monde est absurde et j’allais trop vite. Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme : l’absurde dépend autant de l’homme que du monde. […] Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. Français, Séquence I : L’homme face au sentiment de l’absurdité Lecture complémentaire Extraits du Mythe de Sisyphe, Essai sur l’Absurde (1942). Le Mythe de Sisyphe représente le pendant philosophique de L’Étranger. Cet essai analyse la situation de l’homme absurde, condamné comme Sisyphe à une vie privée de sens, et qui ne trouve de réponse à ses questions que dans l’action. Les premières phrases du livre sont, dans le registre propre au genre de l’essai, aussi surprenantes que l’incipit de L’Étranger. Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. *** Camus s’interroge sur ce qu’il nomme « le sentiment de l’absurdité » : il le définit comme un « divorce entre l’homme et sa vie ». Contrairement à un arbre ou à un animal, l’homme ne fait pas partie intégrante du monde, il s’en dissocie car il a une conscience – conscience qui le condamne à être confronté à l’absence de sens de l’existence. Il faut se souvenir que les moments d’extase de Meursault correspondent précisément aux heures où il se sent en harmonie avec le monde. Quel est donc cet incalculable sentiment qui prive l’esprit du sommeil nécessaire à la vie ? Un monde qu’on peut expliquer, même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent étranger. Cet exil est sans recours, puisqu’il est privé des souvenirs d’une patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité. [...] Si j’étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n’en aurait point car je ferais partie de ce monde. Je serais ce monde auquel je m’oppose maintenant de toute ma conscience. *** Mais ce n’est pas le monde lui-même, le « décor » dans lequel nous vivons, qui est absurde : ce sentiment de l’absurdité naît de ce qu’étant hommes, nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur le sens de notre vie ; or la vie et le monde ne nous offrent aucune réponse. Je disais que le monde est absurde et j’allais trop vite. Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme : l’absurde dépend autant de l’homme que du monde. *** Cependant, si l’on considère que même privée de sens, la vie vaut la peine d’être vécue, le bonheur est possible, à condition d’accepter l’absurde de la condition humaine. Camus clôt ainsi son essai sur un Sisyphe heureux. De même, à la fin de L’Étranger, Meursault s’ouvre « à la tendre indifférence du monde ». Autrement dit, même muet face à nos angoisses existentielles, le monde offre un bonheur possible, pour peu que l’homme consente à l’absence de sens de l’existence et entre ainsi en communion avec ce qui l’entoure. Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.