Français, Séquence I : L’homme face au sentiment de l’absurdité
Lecture complémentaire
Extraits du
Mythe de Sisyphe, Essai sur l’Absurde
(1942).
Le Mythe de Sisyphe représente le pendant philosophique de L’Étranger. Cet essai analyse la situation de l’homme
absurde, condamné comme Sisyphe à une vie privée de sens, et qui ne trouve de réponse à ses questions que dans l’action.
Les premières phrases du livre sont, dans le registre propre au genre de l’essai, aussi surprenantes que l’incipit de
L’Étranger.
Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la
peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie.
***
Camus s’interroge sur ce qu’il nomme « le sentiment de l’absurdité » : il le définit comme un « divorce entre
l’homme et sa vie ». Contrairement à un arbre ou à un animal, l’homme ne fait pas partie intégrante du monde, il s’en
dissocie car il a une conscience – conscience qui le condamne à être confronté à l’absence de sens de l’existence.
Il faut se souvenir que les moments d’extase de Meursault correspondent précisément aux heures où il se sent en
harmonie avec le monde.
Quel est donc cet incalculable sentiment qui prive l’esprit du sommeil nécessaire à la vie ? Un monde qu’on peut
expliquer, même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire dans un univers soudain privé
d’illusions et de lumières, l’homme se sent étranger. Cet exil est sans recours, puisqu’il est privé des souvenirs d’une
patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est
proprement le sentiment de l’absurdité. [...]
Si j’étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n’en aurait
point car je ferais partie de ce monde. Je serais ce monde auquel je m’oppose maintenant de toute ma conscience.
***
Mais ce n’est pas le monde lui-même, le « décor » dans lequel nous vivons, qui est absurde : ce sentiment de
l’absurdité naît de ce qu’étant hommes, nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur le sens de notre vie ; or la vie et
le monde ne nous offrent aucune réponse.
Je disais que le monde est absurde et j’allais trop vite. Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce
qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont
l’appel résonne au plus profond de l’homme : l’absurde dépend autant de l’homme que du monde.
***
Cependant, si l’on considère que même privée de sens, la vie vaut la peine d’être vécue, le bonheur est possible, à
condition d’accepter l’absurde de la condition humaine. Camus clôt ainsi son essai sur un Sisyphe heureux.
De même, à la fin de L’Étranger, Meursault s’ouvre « à la tendre indifférence du monde ». Autrement dit, même
muet face à nos angoisses existentielles, le monde offre un bonheur possible, pour peu que l’homme consente à l’absence
de sens de l’existence et entre ainsi en communion avec ce qui l’entoure.
Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité
supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne
lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui
seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe
heureux.