LA POLITIQUE EN QUESTION

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LA POLITIQUE EN QUESTION
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L’Etat est-il un voyou plus puissant que les autres ?
Le pouvoir souverain se réduit à une espèce de brigandage quand il ne se
subordonne plus à une exigence de justice.
Dans ce passage célèbre de la Cité de Dieu, Saint Augustin pose une question cruciale : qu’est-ce qui
distingue, après tout, le pouvoir des Etats quand ils font usage de leur puissance des exactions d’une
bande de brigands, à part l’efficacité d’une telle puissance et son extension ? Autrement dit, est-ce
simplement une différence de degrés qui séparent ces deux usages de la force (l’Etat apparaissant
alors comme un « voyou » à grande échelle) ou bien une différence de nature (l’usage de la force ne
prenant pas alors le même sens, l’un étant arbitraire et uniquement tourné vers la satisfaction des
intérêts du groupe –le brigandage, l’autre apparaissant au contraire comme le moyen légitime du droit
et l’exercice d’une justice – la puissance d’Etat) ? Dans une telle question, il en va ainsi de la
signification du pouvoir d’Etat et des conditions qui garantissent sa légitimité, c’est-à-dire qui permette
de reconnaître en raison l’usage de sa puissance. Supposons un Etat, par exemple, qui en envahit un
autre n’ayant d’autre objectif à terme que de s’emparer de ses richesses (par exemple, le pétrole), la
seule différence entre cet Etat et une vulgaire troupe de brigands est la puissance dont il dispose et le
fait que cette puissance lui permet de commettre des crimes sans craindre d’être jugé. Dans ce cas, la
légitimité, loin d’être l’expression d’un pouvoir juste, devient simplement synonyme d’impunité : un
pouvoir « légitime » ne serait plus alors qu’un pouvoir dont nul ne peut contester la puissance. Entre
l’Etat voyou et le voyou commun, la seule différence qui demeure est la puissance de feu. La question
alors est essentielle : qu’est-ce qui permet de dépasser cette simple différence de degrés et, ce
faisant, de distinguer l’Etat d’une troupe de brigands ? Un point fondamental qui seule peut permet de
séparer le pouvoir légitime du pouvoir arbitraire : le pouvoir d’Etat se distingue d’une troupe de
brigands si et seulement si l’usage de sa puissance est subordonnée à la justice universelle. A
l’inverse, si ce pouvoir ne s’exerce qu’en vue de satisfaire la cupidité des membres du groupe (on
dirait, aujourd’hui, l’intérêt économique), rien ne le distingue plus alors d’une troupe de brigands, si ce
n’est l’ampleur de ses forfaits et de ses crimes.
Est-il besoin d’insister sur l’actualité des questions que se pose ce texte écrit au Vème après
JC ?
« Sans la justice, en effet, les royaumes sont-ils autre chose
que de grandes troupes de brigands ? Et qu’est-ce qu’une troupe
de brigands, sinon un petit royaume ? Car c’est une réunion
d’hommes où un chef commande, où un pacte social est reconnu,
où certaines conventions règlent le partage du butin. Si cette
troupe funeste, en se recrutant de malfaiteurs, grossit au
point d’occuper un pays, d’établir des postes importants,
d’emporter des villes, de subjuguer des peuples, alors elle
s’arroge ouvertement le titre de royaume, titre qui lui assure
non pas le renoncement à la cupidité, mais la conquête de
l’impunité. C’est une spirituelle et juste réponse que fit à
Alexandre le Grand ce pirate tombé en son pouvoir. « A quoi
pense-tu, lui dit le roi, d’infester la mer ? – A quoi pensestu d’infester la terre ? répond le pirate avec une audacieuse
liberté. Mais parce que je n’ai qu’un frêle navire, on
m’appelle corsaire et parce que tu as une grande flotte on te
nomme conquérant ».
SAINT AUGUSTIN, LA CITE DE DIEU (Livre IV, chapitre IX)
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Politique et Morale :
On gouverne autant par la ruse et la violence que par les lois.
« Combien il serait louable chez un prince de tenir sa parole
et de vivre avec droiture et non avec ruse, chacun le
comprend : toutefois, on voit par expérience, de nos jours, que
tels princes ont fait de grandes choses qui de leur parole ont
tenu peu de compte, et qui ont su par ruse manœuvrer la
cervelle des gens ; et à la fin ils ont dominé ceux qui se sont
fondés sur la loyauté.
Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre :
l’une avec les lois, l’autre avec la force ; la première est
propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme
la première, très souvent, ne suffit pas, il convient de
recourir à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de
savoir bien user de la bête et de l’homme (…)
Puis donc qu’un prince est obligé de savoir bien user de la
bête, il doit parmi elles prendre le renard et le lion, car le
lion ne se défend pas des rets, le renard ne se défend pas des
loups. Il faut donc être renard pour connaître les rets et lion
pour effrayer les loups. Ceux qui s’en tiennent simplement au
lion n’y entendent rien. Un souverain prudent, par conséquent,
ne peut ni ne doit observer sa foi quand une telle observance
tournerait contre lui et que sont éteintes les raisons qui le
firent promettre. Et si les hommes étaient tous bons, ce
précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont méchants et ne
te l’observeraient pas à toi, toi non plus tu n’as pas à
l’observer avec eux. Et jamais un prince n’a manqué de motifs
légitimes pour colorer son manque de foi (…)
A un prince donc, il n’est pas nécessaire d’avoir en fait
toutes les susdites qualités, mais il est bien nécessaire de
paraître les avoir. Et même, j’oserai dire ceci : que si on les
a et qu’on les observe toujours, elles sont dommageables ; et
que si l’on paraît les avoir, elles sont utiles ; comme de
paraître pitoyable, fidèle, humain, droit, religieux, et de
l’être ; mais d’avoir l’esprit édifié de telle façon que, s’il
faut ne point l’être, tu puisses et saches devenir le
contraire. Et il faut comprendre ceci : c’est qu’un prince, et
surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes ces choses
pour lesquelles les hommes sont tenus pour bons, étant souvent
contraint, pour maintenir l’Etat, d’agir contre la foi, contre
la charité, contre l’humanité, contre la religion. Aussi fautil qu’il ait un esprit disposé à tourner selon que les vents de
la fortune et les variations des choses lui commandent, et
comme j’ai dit plus haut, ne pas s’écarter du bien, s’il le
peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il le faut.
Il faut donc qu’un prince ait grand soin qu’il ne lui sorte
jamais de la bouche chose qui ne soit pleine des cinq qualités
susdites, et qu’il paraisse, à le voir et à l’entendre, toute
miséricorde, toute bonne foi, toute droiture, toute humanité,
toute religion. Et il n’y a chose plus nécessaire à paraître
avoir que cette dernière qualité. Les hommes en général jugent
plus par les yeux que par les mains ; car il échoit à chacun de
voir, à peu de gens de percevoir. Chacun voit ce que tu parais,
peu perçoivent ce que tu es ; et ce petit nombre ne se hasarde
pas à s’opposer à l’opinion d’une foule qui a la majesté de
l’Etat qui la défend ; et dans les actions de tous les hommes,
et surtout des princes où il n’y a pas de tribunal à qui
recourir, on considère la fin. Qu’un prince, donc, fasse en
sorte de vaincre et de maintenir l’Etat : les moyens seront
toujours jugés honorables et loués de chacun ; car le vulgaire
se trouve toujours pris par les apparences et par l’issue de la
chose ; et dans le monde, il n’y a que le vulgaire ; et le
petit nombre ne compte pas quand la foule a où s’appuyer. »
MACHIAVEL, Le Prince, Chapitre XVIII.
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S’il n’y a pas de « politique de la colombe », y a-t-il une « morale du serpent » ?
Ou,
Une politique qui ferait fi de la morale peut-elle se justifier ?
Dans cet extrait de Vers la paix perpétuelle, Kant interroge les rapports de la morale et de la
politique. Tout homme politique relèvera d’emblée que la morale n’est pas toujours bonne conseillère
pour guider l’action politique et que la politique requiert le plus souvent que l’on sache faire le
« serpent », user de la ruse. Qui voudrait faire la « colombe » à tout prix en politique risque bien de se
faire dévorer. Toutefois, si Kant est bien conscient de la naïveté de cet angélisme qui revient à croire
qu’il peut y avoir un accord immédiat entre politique et morale, il n’en demeure pas moins que cet
accord est l’horizon ultime que toute politique doit poursuivre, si tant est qu’elle veuille être autre
chose que l’exercice arbitraire d’un pouvoir tyrannique. Ainsi –et tout l’enjeu de ce passage est de le
souligner, s’il n’y a pas de « politique de la colombe », d’accord spontané entre les exigences de la
morale et les moyens de l’action politique, il n’y a pas non plus de « morale du serpent », c’est-à-dire
de justification ou de légitimation possible pour une politique qui ne se subordonnerait plus à aucune
exigence morale. Il s’agit donc pour Kant de faire apparaître le caractère irrecevable des principes
d’une « morale politique », c’est-à-dire d’une action politique qui s’inventerait des justifications taillées
uniquement à la mesure de son désir de puissance et qui ne subordonnerait pas cette puissance à
des principes moraux. Selon une telle « morale » (et les guillemets s’imposent ici !) tous les moyens
sont bons et la violence est légitime tant qu’elle permet au pouvoir de s’affirmer et de se maintenir. Le
fait que l’on ne puisse mettre en évidence de tels principes sans éprouver un sentiment de scandale
(sentiment que Kant cherche à provoquer chez son lecteur) découvre à quel point nous supposons
toujours que la politique ne saurait garder un sens sans régler son exercice sur la morale, sans quoi
toute violence pourrait être jugée bonne si elle sert le pouvoir.
Ainsi, un pur cynisme en matière de politique (qui ne connaît pas d’autre borne à la violence que son
efficacité) ne saurait se rendre public sans déclarer son caractère illégitime et arbitraire. Dès lors, si
une « politique de la colombe », une politique pleinement morale, est un idéal qui ne peut jamais être
pleinement accompli, il n’en demeure pas moins qu’une politique ne peut jamais déclarer
publiquement que seule la violence règne, sans apparaître immédiatement barbare.
« La politique dit : « Soyez prudents comme les serpents » ; la
morale ajoute (comme condition restrictive) : « et comme les
colombes, soyez sans détour ».1 Si l’une et l’autre ne peuvent
pas coexister dans un seul commandement, alors il y a
effectivement conflit entre la politique et la morale ; mais si
l’une et l’autre doivent s’unir absolument, alors le concept du
contraire est absurde et la question de savoir comment il faut
régler ce conflit ne se présente même pas comme un problème. Bien
que la
proposition : l’honnêteté est la meilleure politique renferme une
théorie que la pratique, malheureusement !, contredit très
fréquemment, la proposition également théorique : l’honnêteté est
1
Sur un mode symbolique, Kant pose d’emblée le problème qui sépare politique et
morale : comment en effet joindre sans contradiction ces deux impératifs ? Comment
être à la fois « prudent », comme l’exige la politique, et « sans détour », comme
l’exige la morale ? Etre à la fois « serpent » (user de la ruse pour parvenir à ses
fins) et « colombe » (agir droitement selon ce que l’impératif moral exige) ?
Accorder ces deux exigences semble impossible. Comment en effet concevoir une
« politique de la colombe » ? Comme le relève Kant à la suite, le politique qui
voudrait absolument subordonner son action à un principe d’honnêteté, qui voudrait
faire la colombe à tout prix, court le risque d’être une proie facile pour tous les
« serpents ». Cela dit, que serait une politique qui n’aurait pas pour fil
directeur la morale ? L’estimerions- nous acceptable ? En démasquant à la suite les
règles arbitraires et injustes et le cynisme dont une telle politique se
réclamerait, Kant montre que l’horizon qui légitime une politique est son accord
avec la morale et qu’une pure « politique des serpents » ne peut être mise en
lumière sans d’elle-même accuser son propre scandale.
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meilleure que toute politique est au-dessus de toute objection,
voire est la condition inévitable de la politique (…)2
Certes, s’il n’y a pas de liberté et pas de loi morale fondée sur
elle, mais si tout ce qui arrive ou peut arriver n’est que simple
mécanisme de la nature, alors la politique (en tant qu’art
d’utiliser ce mécanisme pour gouverner les hommes) est toute la
sagesse pratique et le concept de droit est une idée creuse. Mais
si on considère comme nécessité inévitable de lier ce concept
avec la politique, alors il faut admettre la possibilité de leur
réunion. Or, je peux bien concevoir un politique moral, c’est-àdire quelqu’un qui considère que les principes de la prudence
politique peuvent coexister avec la morale, mais non pas un
moraliste politique qui se forge une morale qui soit profitable à
l’intérêt de l’homme d’Etat (…)3
Les maximes dont il [le moraliste politique] se sert (…) (bien
qu’il ne veuille pas les énoncer), reviennent à peu près aux
maximes sophistiques suivantes :
1. Fac et excusa.4 Saisis l’occasion favorable pour t’emparer, de
ta propre autorité (du droit d’un Etat soit sur son peuple, soit
sur un autre peuple voisin) ; la justification se présentera, une
fois le fait accompli, et permettra de maquiller la violence
(particulièrement dans le premier cas où le pouvoir suprême, à
l’intérieur, est en même temps l’autorité législatrice à laquelle
il faut obéir sans ratiociner) bien plus facilement et plus
élégamment que si l’on voulait réfléchir d’abord aux arguments
convaincants, et puis attendre les contre-arguments. Cet aplomb
donne même quelque apparence que l’on est intérieurement
convaincu que l’action est conforme au droit, et le dieu bonus
eventus5 est, après cela, le meilleur défenseur du droit.
2. Si fecisti nega.6 Les méfaits que tu as commis, comme par
exemple amener ton peuple à désespérer et par suite, à se
révolter, nie en être responsable ; au contraire, affirme que la
responsabilité en incombe à la désobéissance des sujets, ou bien,
si tu t’es emparé d’un peuple voisin, à la nature de l’homme qui,
s’il ne devance pas autrui par la violence, peut compter avec
certitude qu’autrui le devancera et s’emparera de lui.
3. Divide et impera.7 Soit : si, dans ton peuple, il y a certains
chefs privilégiés qui t’ont simplement choisi pour être leur chef
suprême (primus inter pares)8, sème la désunion parmi eux et
brouille les avec le peuple : range-toi alors du côté du peuple
2
Certes, ce serait se voiler pudiquement la face que de ne pas relever que la
morale n’est pas nécessairement le gage d’une politique efficace. Est-ce à dire que
la politique est libre de toute appréciation morale ? Non, car à terme le jugement
porté sur une politique est subordonné à la morale ; la « condition inévitable » de
la politique est donc d’être appréciée selon les principes moraux. En ce sens, on
pourrait dire que si la politique ne peut faire toujours « avec » la morale ; elle
ne peut jamais faire « sans ». En ce sens, elle ne peut échapper à un jugement
moral quelle que soit son efficacité.
3
La différence entre le « politique moral » et le « moraliste politique » est
essentiel : le premier cherche autant que possible à conformer sa politique aux
exigences de la morale, celle-ci étant l’idéal auquel il cherche à se conformer ;
le second, par contre, invente des principes taillés à la mesure de sa politique et
du pouvoir qu’il cherche à affirmer ; en fait de « morale », il ne s’agit plus
alors que de « recettes » cyniques qui permettent d’assurer efficacement son
pouvoir et de l’étendre. La morale n’est plus que l’illusion par laquelle un
pouvoir cherche à se donner raison et à se donner l’apparence du droit. Kant va
s’efforcer à la suite de dévoiler l’arbitraire dont ces pseudo-maximes sont le
masque.
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« Agis d’abord et excuse-toi ensuite ». Kant souligne ici le cynisme
politique qui estime que la légitimité d’une action dépend de sa réussite.
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8
Le Dieu du succès.
« Si tu l’as fait, nie-le ».
« Diviser pour régner ».
le premier entre ses pairs, ses égaux.
d’une
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en lui faisant miroiter une plus grande liberté, et tout alors
dépendra de ta volonté inconditionnelle. Ou bien s’il y a des
Etats extérieurs, provoquer la dissension parmi eux est un moyen
assez sûr de te les soumettre l’un après l’autre, sous couvert
d’assistance au plus faible.
Les maximes politiques ne leurrent, il est vrai, personne ; car
elles sont, dans leur ensemble, déjà universellement connues ;
aussi n’y a-t-il pas lieu d’en rougir, comme si l’injustice
sautait trop manifestement aux yeux. Car comme le jugement de la
multitude ne fait jamais rougir de honte les grandes puissances
qui ne rougissent que les unes devant les autres, mais comme, en
ce qui concerne ces principes, seul leur échec, et non leur
publicité, les fait rougir (car en ce qui concerne la moralité
des maximes, elles sont toutes d’accord entre elles), il leur
reste toujours la certitude de pouvoir compter sur l’honneur
politique,
en
l’occurrence
sur
l’honneur
d’étendre
leur
puissance, quel que soit le moyen par lequel on peut y
parvenir. »
KANT, VERS LA PAIX PERPETUELLE.
« La vraie politique ne peut faire aucun pas sans rendre
d’abord hommage à la morale ; et bien qu’en soi la politique
soit un art difficile, ce n’en est pas un de la réunir à la
morale, car celle-ci tranche le nœud que la politique ne peut
trancher dès qu’elles sont en conflit. Le droit de l’homme doit
être tenu pour sacré, dût-il en coûter de gros sacrifices à la
puissance souveraine. On ne peut ici user d’une cote mal
taillée et inventer le moyen terme d’un droit pragmatiquement
conditionné (qui tiendrait le milieu entre le droit et
l’intérêt) ; bien au contraire, la politique doit plier le
genou devant le droit ; mais elle peut espérer en revanche
parvenir, lentement il est vrai, à un degré où elle brillera
avec éclat de manière constante ».
KANT, VERS LA PAIX PERPETUELLE.
La fin et les moyens
Existe-t-il une politique du Bien ?
La pièce de Jean-Paul Sartre, Les mains sales (1948), n’est sans rapport avec l’actualité de
l’époque. Cette pièce évoque, en effet, la conquête du pouvoir par les communistes dans un pays
d’Europe centrale qui ressemble fort à la Hongrie. C’est la fin de la guerre et l’armée soviétique va
occuper ce pays, dont le gouvernement fasciste s’est allié à l’Allemagne d’Hitler. Le Parti communiste
est divisé : doit-il prendre le pouvoir, au risque de passer pour un gouvernement imposé par les
armées étrangères ? Ou bien doit-il provisoirement s’allier aux fascistes et aux libéraux, au risque de
trahir ses principes ? Un des leaders, Hoederer, est partisan de l’alliance transitoire avec les fascistes.
Hugo, son jeune secrétaire, qui a été en fait chargé par les adversaires d’Hoederer au sein du Parti de
le supprimer, ne voit dans une telle alliance qu’une trahison. La scène qui suit oppose deux
interprétations de la politique : l’une, idéaliste (Hugo), qui ne conçoit pas que l’on puisse transiger
avec les principes ; l’autre, réaliste (Hoederer), qui subordonne les principes à l’efficacité des moyens
capables de faire triompher la Révolution. Ce conflit se condense dans ces deux répliques : « HUGO
– tous les moyens ne sont pas bons. / HOEDERER – tous les moyens sont bons quand ils sont
efficaces ». Ici, Sartre pose avec intensité le problème spécifique de toute politique : Doit-on s’en tenir
aux fins qui donnent sens à l’action politique ou bien différer ces fins, voire les trahir, quand les
circonstances l’exigent ? On pourrait donner raison à Hugo : quel sens peut garder une action
politique si elle n’est pas fidèle aux principes qui l’ont motivée ? Cependant, le réalisme d’Hoederer
est-il simplement cynique ? L’innocence a-t-elle droit en politique ? Plus encore, une politique de la
« belle âme », parce qu’elle ne tient pas compte des circonstances de l’action et de ses
conséquences, ne risque-t-elle pas d’être désastreuse ? La question demeure donc : peut-on «
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gouverner innocemment » ? Cette question d’Hoederer faisant écho à la formule célèbre du
révolutionnaire Saint-Just : « Nul ne peut régner innocemment ».
« HUGO – Vous…vous avez l’air si vrai, si solide ! Ca n’est pas possible que
vous acceptiez de mentir aux camarades.
HOEDERER – Pourquoi ? Nous sommes en guerre et ça n’est pas l’habitude de
mettre le soldat heure par heure au courant des opérations.
HUGO – Hoederer, je…je sais mieux que vous ce que c’est que le mensonge ;
chez mon père tout le monde se mentait. Je ne respire que depuis mon entrée
au Parti. Pour la première fois j’ai vu des hommes qui ne mentaient pas aux
autres hommes. Chacun pouvait avoir confiance en tous et tous en chacun, le
militant le plus humble avait le sentiment que les ordres des dirigeants lui
révélaient sa volonté profonde, et s’il y avait un coup dur, on savait
pourquoi on acceptait de mourir. Vous n’allez pas…
HOEDERER – Mais de quoi parles-tu ?
HUGO – De notre Parti.
HOEDERER – De notre Parti ? Mais on y a toujours un peu menti. Comme partout
ailleurs. Et toi Hugo, tu es sûr que tu ne t’es jamais menti, que tu ne mens
pas à cette minute même ?
HUGO – Je n’ai jamais menti aux camarades. Je…A quoi sert de lutter pour la
libération des hommes, si on les méprise assez pour leur bourrer le crâne ?
HOEDERER – Je mentirai quand il faudra et je ne méprise personne. Le
mensonge, ce n’est pas moi qui l’ai inventé : il est né dans une société
divisée en classes et chacun de nous l’a hérité en naissant. Ce n’est pas en
refusant de mentir que nous abolirons le mensonge : c’est en usant de tous
les moyens pour supprimer les classes.
HUGO – Tous les moyens ne sont pas bons.
HOEDERER – Tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces.
HUGO – Alors de quel droit condamnez-vous la politique du Régent ? Il a
déclaré la guerre à l’U.R.S.S parce que c’était le moyen le plus efficace de
sauvegarder l’indépendance nationale.
HOEDERER – Est-ce que tu t’imagines que je la condamne ? Il a fait ce que
n’importe quel type de sa caste aurait fait à sa place. Nous ne luttons ni
contre des hommes ni contre une politique mais contre la classe qui produit
cette politique et ces hommes.
HUGO – Et le meilleur moyen que vous ayez trouvé pour lutter contre elle,
c’est de lui offrir de partager le pouvoir avec vous ?
HOEDERER – Parfaitement. Aujourd’hui, c’est le meilleur moyen. (Un temps)
Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir
les mains. Eh bien, reste pur ! A quoi cela servira-t-il et pourquoi vienstu parmi nous ? La pureté, c’est une idée de fakir et de moine. Vous autres,
les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne
rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le
corps, porter des gants. Moi, j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les
ai plongées dans la merde et dans le sang. Et puis après ? Est-ce que tu
t’imagines qu’on peut gouverner innocemment ? »
JEAN-PAUL SARTRE, LES MAINS SALES.
Ethique de la conviction et Ethique de la responsabilité :
La pureté des fins est-elle un guide suffisant pour l’action politique ?
Une « bonne » politique doit-elle poursuivre des buts moraux ? Et suffit-il qu’elle poursuive de telles
fins pour que son action soit justifiée ?
Dans Le savant et le politique, Max Weber s’efforce de définir une éthique qui serait spécifique à
l’action politique. Loin de considérer que l’action politique serait contraire par définition à la morale, il
considère qu’elle engage une certaine éthique, qu’il nomme « éthique de responsabilité », celle-ci se
séparant et s’opposant à une autre éthique, « l’éthique de conviction ». Qu’est-ce qui distingue ainsi
ces deux éthiques, ces deux règles de l’action ?
Celui qui agit selon ce que Weber nomme « l’éthique de conviction », considère que la valeur de nos
actions est pleinement exprimée par les fins qui les éclairent. Ainsi, qu’importe les conséquences
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fâcheuses que pourraient avoir nos actions, seraient-elles d’ailleurs contraire à ce que nous
espérions, l’essentiel est la pureté de nos intentions et de nos fins. C’est en ce sens, la « conviction »
qui donne sens à nos actes : si les fins sont bonnes alors nous devons les poursuivre coûte que
coûte, quand bien même le réel s’opposerait à la réalisation de ces fins ou quand bien même la
poursuite de ces fins aurait des conséquences désastreuses.
Tout au contraire, celui qui agit selon ce que Weber nomme « l’éthique de responsabilité » considère
que le sens d’une action doit être évalué à partir de ses conséquences. Dans cette perspective, on ne
saurait considérer qu’une action est bonne uniquement parce que les fins qu’elle poursuit sont
bonnes. Ainsi, selon cette éthique, la pureté de nos intentions ne détermine pas la valeur de nos
actions : seul l’examen des implications réelles de sa réalisation sera capable de m’apprendre si cette
action est souhaitable ou non. Autrement dit, si l’homme de « l’éthique de conviction » estime que
l’action est bonne si les fins sont bonnes, l’homme de « l’éthique de responsabilité » considère, lui,
que l’action n’est bonne que si les conséquences de sa réalisation sont supportables.
Très clairement, « l’éthique de conviction » est l’esprit qui anime la morale, « l’éthique de
responsabilité » exprimant la logique de l’action politique. Or, Weber, ici, loin de donner raison à la
première contre la seconde, laisse entendre au contraire que la politique, loin d’ignorer ou de mépriser
toute considération éthique, est animée d’une volonté de faire le bien, non moins que la morale. Plus
encore, parce qu’elle n’ignore pas qu’une action, poursuivrait-elle des fins idéales, peut fort bien avoir
des effets désastreux, la politique est expressive d’une intelligence du réel qui en affronte la
complexité, alors que le moraliste se réfugie dans un manichéisme abstrait. Partant, on pourrait se
demander, entre une politique qui évalue toute action à partir de ses conséquences et une morale qui
fait abstraction des conditions de l’action, qui est le plus susceptible de violence ? Relevons que c’est
souvent au nom de fins morales idéales que l’on suscite et justifie la pire des violences. Parce que la
politique, au contraire, se veut l’intelligence des conditions de nos actions, elle peut rejoindre l’éthique,
celle-ci consistant essentiellement dans une telle intelligence.
« Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte
du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique peut
être subordonnée à deux maximes totalement différentes et
irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique
de la responsabilité ou selon l’éthique de la conviction. Cela
ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à
l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à
l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question.
Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de
celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction –
dans un langage religieux nous dirions : « le chrétien fait son
devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en
remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon
l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre
des conséquences prévisibles de nos actes ».
Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus
persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité
de l’éthique de conviction que son action n’aura d’autre effet
que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder
l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous
croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure
conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique
n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à
la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé
les hommes ainsi. Au contraire, le partisan de l’éthique de
responsabilité
comptera
justement
avec
les
défaillances
communes de l’homme (car, comme le disait fort justement
Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la
perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se
décharger sur les autres des conséquences de sa propre action
pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces
conséquences sont imputables à ma propre action ».
Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira
« responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de
la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur
la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale
(…)
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Mais cette analyse n’épuise pas encore le sujet. Il n’existe
aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour
atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps
obligés de compter avec, d’une part les moyens moralement
malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la
possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses.
Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel
moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie
les moyens et les conséquences moralement dangereuses. »
MAX WEBER, LE SAVANT ET LE POLITIQUE.
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