Cours SHS-EPFL 1ère année – 2008-09
Méditerranée : mythes et grands textes fondateurs
Récits de création du monde et de l’homme
(David Bouvier et Thomas Römer)
Récits de création dans le Proche Orient ancien et dans la Bible hébraïque
Des mythes d’origines se retrouvent un peu partout où il y a des hommes sur la terre. Ils sont une
tentative d’explication de la réalité et répondent aux questions fondamentales que sont l’origine et la
naissance du monde, de la vie et de l’homme. Souvent la création correspond à un combat contre un
chaos primordial ou à la transformation de ce chaos. On ne connaît par contre que peu de creatio ex
nihilo (création à partir de rien), comme on va l’affirmer plus tard dans la théologie chrétienne.
« Enuma Elish », l’épopée babylonienne de la création
Enuma Elish signifie « Lorsque en haut ». Ce sont les premiers mots de l’épopée babylonienne de la
création. On connaît sept tablettes de cette cosmogonie qui datent des alentours de la fin du deuxième
millénaire (XIe siècle) avant notre ère. Cette épopée met en scène à la fois la création du monde et de
l’homme et l’accession de Mardouk, dieu tutélaire de Babylone, à la tête du panthéon mésopotamien.
En effet ce texte vise aussi à donner une place à Mardouk qui est un nouveau venu dans un panthéon
élaboré bien avant l’essor économique politique et culturel de Babylone. Or, dans la pensée
mésopotamienne, si Babylone s’impose et conquiert les petits royaumes, ou cité-états, du bassin des
deux fleuves, c’est que son dieu tutélaire est plus fort que leurs dieux : Enuma Elish lui donne donc la
place qui lui revient de droit, celle de roi des dieux.
L’épopée commence par la description de l’état primordial lorsqu’Apsou (les eaux douces) et Tiamat
(les eaux salées) se mêlent. Comme pour beaucoup d’autres cosmogonies, cette description de l’état
primordial du monde fait clairement référence à l’environnement de ceux qui l’ont écrite, en l’occurrence
les Mésopotamiens. Dans le vaste bassin alluvial du Tigre et de l’Euphrate, les eaux salées remontaient
loin dans le delta et se mêlaient aux eaux douces des deux fleuves, lesquels fertilisaient la terre et
étaient source de toute vie.
Du mélange des eaux douces et salées naissent plusieurs générations de dieux. La troisième
génération est celle d’Anu et d’Enki/Ea, les grands dieux que l’on retrouve notamment dans l’épopée de
Gilgamesh. Apsou est énervé par le comportement de ces nouvelles générations de dieux, très
bruyants et perturbateurs et décide de les détruire. Mais Ea a vent du projet et le déjoue : il fait tomber
un profond sommeil sur Apsou et le tue pendant qu’il dort. Il érige son temple sur Apsou et devient ainsi
le maître des eaux douces.
Dans l’Apsou vaincu, naît Mardouk. Tiamat veut se venger de la mort de son mari Apsou et crée onze
monstres pour attaquer les dieux. Personne parmi les grands dieux, pas même Anu ou Ea, n’ose les
affronter. Mais Mardouk accepte à condition d’obtenir la présidence dans l’assemblée des dieux, les
autres l’acclament en criant « Mardouk est roi ». Un duel s’engage entre Tiamat et Mardouk qui, après
l’avoir tuée par une flèche, la fend par le milieu. Avec sa dépouille, Mardouk crée l’univers. Il étire les
deux moitiés de son corps et crée d’un côté les cieux pour les dieux, de l’autre la terre. Il met en place
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les étoiles et invente le calendrier. De l’intérieur de Tiamat il fait la nuit. De la tête de Tiamat des
sources d’eau coulent et de ses yeux sortent deux grands fleuves, le Tigre et l’Euphrate.
Après une lacune, le texte relate la création de l’homme. Mardouk veut créer les hommes pour les
charger du service des dieux. Ea suggère de tuer le dieu Kingu qui était à la tête de l’armée de Tiamat.
Ea crée l’homme à partir du sang de Kingu (les hommes ont donc du sang divin). Ensuite on construit le
temple de Mardouk à Babylone. Bien qu’Ea soit le créateur de l’homme, le texte se conclut par une liste
de cinquante noms de Mardouk, et appelle l’humanité à vénérer Mardouk qui a créé les hommes afin
qu’ils servent les dieux et leur permettent d’avoir une vie agréable. Mardouk n’est pourtant pas à
l’origine un dieu créateur, mais il reçoit ce rôle au moment où il devient le dieu le plus important dans le
panthéon babylonien.
La création comme combat
L’intervention d’une puissance ordonnatrice qui transforme l’informe, pour en laisser émerger l’ordre
nécessaire à la vie est un thème mythologique fondamental. L’idée que l’univers est le résultat de la
victoire contre le chaos est largement répandue, en Egypte, en Mésopotamie, en Syrie-Palestine, en
Grèce aussi qui la reprend dans l’histoire d’Andromède et Persée. Le combat contre le chaos, qu’il soit
monstre chaotique ou une masse informe, est donc un combat de création. Sur le mal battu, ou sur le
chao qui a pris forme, se construit le monde stable et vivable.
Mais le mal, le chaos est toujours là, la création repose sur lui. Il a été repoussé aux frontières du
monde ordonné, mais si ces frontières lâchent, le monde et la vie retournent au chaos. Le monde risque
ainsi toujours une catastrophe, il est à la merci de la volonté des dieux, qui peuvent l’anéantir, comme
par exemple dans le mythe du déluge, ou de la faillibilité humaine. Car si le monde existe, c’est parce
que des règles précises ont été instaurées, que chaque élément de ce monde, homme, animal, végétal,
doit respecter. Or, et c’est aussi un thème fondamental des cosmologies, l’homme à une fâcheuse
tendance à transgresser ces règles fondamentales et à mettre ainsi le monde lui-même en danger.
Les mythes de création dans la Bible hébraïque
La Bible hébraïque ne présente pas de récit de création du dieu d’Israël, Yahwéh, contrairement à ce
qu’on trouve dans la mythologie grecque. Certains Psaumes contiennent par contre des allusions au fait
que Yahwéh aurait créé le monde par un combat contre des forces aquatiques (Léviathan, voir le
Psaume 74) ou par enfantement (voir le Psaume 90). C’est surtout aux chapitres 1 à 3 du premier livre
de la Bible, le livre de la Genèse, que se trouvent les récits de création de l’univers et de l’humanité Le
nom Genèse est issu du grec et signifie précisément “commencement”. Les premiers chapitres du livre
de la Genèse (Genèse 1 à 11) présentent en fait un cycle des origines qui traite des grandes questions
de l’humanité : l’origine du monde, l’origine de l’homme, la différence entre l’homme et la femme,
l’origine de la violence (Caïn et Abel), la fragilité de la création (déluge), la diversité des langues et des
civilisations (tour de Babel).
Une lecture attentive des chapitres consacrés à la création du monde et de l’homme (Genèse 1 - 3)
montre qu’en réalité, cette création est racontée deux fois; un premier récit de création commence en
Genèse 1, verset 1 (Gn 1,1) et se termine en Genèse 2, verset 4 (Gn 2,4). À partir de Gn 2,5 jusqu’à la
fin du chapitre III, c’est un autre récit qui commence, le plus connu puisqu’il met une scène les figures
d’Adam et Eve. La création de l’homme, des végétaux et des animaux y est à nouveau racontée, mais
de manière différente, et dans un ordre différent. Les chercheurs en ont conclu depuis longtemps qu’on
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a ici à l’origine deux récits différents, indépendants l’un de l’autre, et qui ont été juxtaposés l’un à la
suite de l’autre par les éditeurs de la Torah1.
Genèse 1 : la création de l’univers
La création telle qu’elle est racontée en Genèse 1 insiste sur l’ordre et le rythme de l’acte créateur qui
s’inscrit dans le cadre d’une semaine, six jours de travail et un jour de repos. Ce dernier jour introduit le
motif du sabbat dans la tradition juive. Le texte s’apparente à un chant ou un poème, suivant un ordre
précis, qui reflète dans son style littéraire même le côté répétitif et ordonné de l’acte créateur.
Comme dans le reste du Proche-Orient ancien, il ne s’agit pas d’une création à partir de rien (en termes
techniques, une création “ex nihilo”), mais d’une organisation du chaos primordial par le Dieu créateur.
Cette organisation du chaos primordial se fait selon une série d’actes de séparation successifs.
- A l’origine, le monde est tohou-wa-bohouchaotique ») et ténébreux, caractérisé par le
Tehom (océan primordial – même racine que la Tiamat babylonienne).
- Le premier jour a lieu la séparation entre lumières et ténèbres.
- Le deuxième jour a lieu la séparation entre eaux supérieures et eaux inférieures ; les eaux
supérieures forment alors la voûte céleste.
- Le troisième jour a lieu la séparation entre la terre et la mer.
- Le quatrième jour a lieu la séparation entre le jour et la nuit.
Ces actes de séparation successifs délimitent ainsi graduellement un domaine de vie pour les végétaux,
les animaux et l’homme, qui sont créés les uns après les autres dans la mer et dans les airs (5ème jour)
et sur la terre ferme (6ème jour). L’homme est créé en dernier, à la fin du sixième jour.
Chaque œuvre de la création est décrite de la même manière :
- Parole créatrice : « Dieu dit : … »
- Formule de confirmation : « Il en fut ainsi. »
- Réalisation : « Dieu fit… »
- Formule d’appréciation : « Dieu vit que cela était bon. »
- Appellation : « Dieu appela la lumière « jour »… »
- Comptage des jours : « Il y eut un soir, il y eut un matin : xème jour. »
Le récit de Genèse 1 présent ainsi l’œuvre créatrice d’une manière très ordonnée et harmonieuse,
chaque étape de la création est jugée bonne par Dieu, qui passe ensuite à la suivante. Il n’y a donc pas
d’idée d’un monde ou d’une matière mauvais. Les rapports entre Dieu, l’homme et l’animal sont
clairement définis au sein d’une vision harmonieuse, mais aussi figée, du monde.
1 La Torah, aussi nommée par les chercheurs Pentateuque, regroupe les cinq premiers livres de la Bible hébraïque (Ancien
Testament). Ce sont les textes fondamentaux du judaïsme.
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Le style, le langage, la vision du monde et les préoccupations exprimées par le texte de Genèse 1
indiquent qu’il provient d’un milieu de prêtres vivants à, ou revenus de, Babylone, probablement au VIe
ou Ve siècle avant notre ère; on parle alors de récit “sacerdotal” (qui est lié aux prêtres).
Contrairement aux mythes babyloniens, le récit biblique est écrit à partir d’une perspective monothéiste,
il n’y a qu’un seul dieu tout au long du récit. Les parallèles avec les récits mésopotamiens, et avec
d’autres cosmogonies du Proche-Orient anciens, existent néanmoins :
- Tehom – Tiamat ont la même racine.
- la création comme séparation et victoire sur le chao primordial.
- la terre créatrice, car la terre participe à la création (Gn 1,12).
- la création des luminaires. Le texte biblique ne les appelle pas « soleil » et « lune » car ces
noms évoquent des divinités incompatibles avec la perspective monothéiste. Il y a une certaine
« démythologisation » des deux astres, mais que les auteurs disent quand même « gouverner »
le jour et la nuit.
- au moment où Dieu décide de créer l’homme il parle au pluriel : faisons l’homme à notre
image ; on y a vu un pluriel de majesté, ce qui est peu probable. En dépit de la vision
monothéiste, il serait plus réaliste d’imaginer dans ce pluriel l’idée d’une cour céleste.
La création de l’homme
La création de l’homme constitue un premier aboutissement du récit. Elle est décrite différemment que
celle des autres créatures et l’être humain, homme et femme confondus, y reçoit un statut spécifique au
sein de la création.
« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa.
Dieu les bénit et Dieu leur dit : "Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la.
Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre !" ».
Genèse 1, 27-28
Que signifie créé à l’image de Dieu ? Dans le Proche Orient ancien, l’image de Dieu est un titre qui est
conféré au roi, par exemple, en Egypte, le Pharaon est souvent désigné comme « image du dieu Re ».
Le roi, sans que le sexe n’ait aucune importance, reflète ainsi la divinité face au peuple, il est son
représentant sur terre, le médiateur entre le dieu et le peuple.
Puisque le texte de Genèse 1 a été écrit à un moment où il n’y avait plus de roi en Israël, on peut
comprendre l’application de ce titre à toute l’humanité comme une « démocratisation » de l’idéologie
royale. Par l’ordre de « dominer », cette fonction royale de l’homme est encore soulignée : il est donc
supérieur aux autres créatures, mais il est également, dans le cadre de l’idéologie royale, le gardien et
le responsable de la création.
Le septième jour
Le septième jour constitue le second aboutissement du récit. Il s’agit du jour du repos qui introduit le
motif de la fatigue du Dieu créateur. Le Shabbat est installé dans l’ordre de la création et reçoit une
nouvelle signification. Là encore se lit la marque de la profonde remise en question induite par la
déportation à Babylone. Avant l’exil, le Shabbat marquait le début d’un nouveau mois, après l’exil, il
devient la fête hebdomadaire. Avant l’exil, la religion était particulièrement liée à un lieu, le temple de
Jérusalem, après l’exil, elle s’installe dans un temps : le septième jour. Ainsi le peuple d’Israël et de
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Juda, privé de ses terres et de son temple, s’affranchit de la contrainte spatiale et peut célébrer son
dieu en tous lieux, en respectant le jour de repos hebdomadaire.
Mais là encore, au-delà de la très grande originalité de ces versets, on retrouve des parallèles avec
d’autres cosmogonies proche-orientales. L’épopée Enuma Elish se termine aussi par la construction
d’un espace sacré pour Mardouk (motif que l’on retrouve également pour Baal à Ougarit). A la fin de
Genèse 1, Dieu ne crée pas un sanctuaire, mais un temps « à part » ; ainsi l’espace sacré se
transforme en temps sacré.
La Théogonie d’Hésiode
Un des plus importants récits grecs de genèse se trouve dans la Théogonie du poète Hésiode
(7ème s. avant notre ère, d’Ascra en Béotie. Auteur des Travaux et les Jours, et de la Théogonie. C’est le
premier auteur à dire « je »).
Au tout début des choses on rencontre trois entités :
CHAOS (ouverture béante) GAÏA (la Terre) EROS (le désir, l’incitateur)
Ce sont à la fois des principes et des personnages (des dieux). Ils sont donnés comme préexistant à
toute chose : on peut se représenter Chaos (son genre est neutre) comme une ouverture béante, une
bouche ouverte sur l’abîme (avec tout au fond de cet abîme le Tartare), comme pour annoncer
virtuellement les dimensions (spatiales et temporelles) dans lesquelles pourra se déployer la genèse du
monde. Chaos aura une descendance : il donnera naissance à des êtres divins.
Ensuite Gaïa, la Terre, une entité que la langue grecque prononce au féminin, une entité féconde,
capable d’ailleurs elle aussi de procréer toute seule, par parthénogenèse, recelant ainsi en elle-même le
principe du masculin ; Gaïa (solidaire de Chaos), c’est à la fois ce qui précède l’émergence du
masculin, et l’assise de toute chose, la base inébranlable sur laquelle tout repose.
La troisième entité primordiale, dans ce récit des origines, c’est Eros (le désir amoureux, l’incitateur),
le déclencheur du processus cosmogonique. Contrairement à Chaos et à Gaïa, Eros n’aura pas de
descendance. Mais c’est lui qui précisément permet aux deux autres de produire une descendance.
Descendance de Chaos
Chaos (neutre) produit de lui-même Erebos (l’Erèbe, neutre lui aussi) et Nyx (Nuit la noire).
Ether (masculin) et Héméra (Jour, féminin) vont naître de l’union d’Erèbe et de Nuit, comme leurs
antithèses réciproques.
Chaos
Erebos ~ Nyx
Ether Jour
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