L’océan mondial peut-il être divisé en grandes unités écologiques ? L’approche biogéographique de Longhurst Auteur : Dr. Gabriel REYGONDEAU Université Pierre et Marie Curie - Paris 6 Laboratoire d'océanographie de Villefranche-sur-Mer, UMR 7093 UPMC/CNRS Introduction Notre planète Terre est composée d’un ensemble de paysages aisément reconnaissables et délimitables dans l’espace. Ces paysages ou unités géographiques sont constitués d’une flore et d’une faune distinctes et adaptées à des environnements différents (i.e. biotope et biocénose), et dont l’ensemble est défini comme écosystème. L’observation des continents permet de regrouper les écosystèmes terrestres en fonction des différents types de végétation visibles (forêt, désert, montagne) et des conditions climatiques associées (tempérée, aride, polaire). On peut alors reconnaître des macro-assemblages comme la forêt boréale, la savane, le désert, les forêts tropicales (figure 1). Qu’en est-il des océans ? Les trois quarts de la planète apparaissent communément comme une immensité bleue homogène qui ne se différencie que par des variations en surface de couleur ou d’agitation [2]. Or, l’étude de la distribution des organismes marins connus et des conditions environnementales océaniques montre des variations significatives dans leurs distributions à l’échelle mondiale. L’océan est en fait constitué d’un ensemble d’écosystèmes marins qui ont la particularité d’être séparés par des frontières invisibles. La biogéographie permet d’identifier ces écosystèmes par l’étude de la distribution spatiale des organismes ou de la biodiversité en relation avec les conditions environnementales [5]. Figure 1. Cartographie des différents types de végétation de la terre et de l’océan. Voir: http://www.nasa.gov/ Un peu d’histoire La lente collecte d’observations, liée au caractère dynamique de l’océan, à sa vaste étendue et à la difficulté technique de l’échantillonner, a longtemps limité les biogéographes marins [8]. Ainsi, la première division de l’océan proposée par Mary Somerville en 1872 fut essentiellement fondée sur l’application au domaine océanique de concepts établis en milieu terrestre [15]. Plus récemment, l’augmentation du nombre de campagnes océanographiques et la mise en place de bases de données globales ont permis une Date de création : octobre 2013 Suivez toute l’actualité de l’Institut océanographique sur www.institut-ocean.org multitude de découpages de l’océan, fondés soit sur la distribution spatiale d’organismes [1, 9] soit sur les conditions biogéochimiques marines [3]. Durant les années 1970 et 1980, le lancement de satellites spécifiques à l’étude du domaine océanique a permis une vision synoptique et dynamique d’un ensemble de variables structurantes de l’océan à l’échelle globale. En effet, les océanographes et biogéographes marins eurent la possibilité de mesurer en temps réel un nombre conséquent de paramètres environnementaux de surface (vent, température, élévation du niveau de l’océan, …). Durant un congrès océanographique en 1985, Yentsch et Garside ont suggéré que les différents types de zones biogéographiques proposés précédemment résultent des variations saisonnières et spatiales de la production et de l’abondance des producteurs primaires [17]. Yentsch et Garside proposèrent de retrouver les différentes zones climatiques précédemment observées, en étudiant les paramètres physico-chimiques forçant la production et la croissance phytoplanctonique plutôt que de continuer à collectionner des observations lacunaires qui s’avéraient coûteuses et souvent extrêmement dures à analyser. Les provinces biogéochimiques de Longhurst À partir des hypothèses préétablies par Yentsch et Garside, un groupe de chercheurs (composé de T. Platt, S. Sathyendranath, A. Longhurst et C. Carberhill) se forma dans le but de proposer un découpage de l’océan en unités écologiques analogue à celui établi en biogéographie terrestre. Ce groupe développa alors une approche consistant à détecter les différents types de formations végétales observées par satellite en utilisant un nombre restreint de paramètres environnementaux [6, 7, 12, 16]. Cette méthode permit dans un premier temps d’identifier des unités géographiques dites « provinces biogéochimiques » en Atlantique Nord [11, 12] et fut rapidement appliquée à l’océan global [6, 7]. Alan Longhurst suggéra que cette division de l’océan était définie à partir de frontières océanographiques remarquables et identifiables à l’aide de paramètres environnementaux et océanographiques, et que ces provinces démarquaient des zones écologiques uniques. Cette division de Longhurst repose sur une classification en deux niveaux. Dans un premier temps, elle propose un nombre restreint de 4 biomes océaniques représentant les grands types de végétation océanique (figure 2). L’identification des 4 biomes proposés fut essentiellement fondée sur des discontinuités physiques et de grandes caractéristiques océanographiques susceptibles d’affecter la structure verticale de la colonne d’eau. En effet, cette variation de la stabilité de la colonne d’eau permet un mélange vertical épisodique de nutriments provenant des couches profondes vers la zone épipélagique de l’océan. Longhurst se basa alors sur la saisonnalité de la profondeur de la couche de mélange, de la nutricline et de la zone euphotique pour définir la distribution spatiale des biomes [6, 7] (figure 2) : – – – Le biome polaire se définit par une structuration verticale de la densité largement déterminée par les flux d’eau douce (ou peu saline) provenant de la fonte printanière des glaces et formant une forte halocline dans les zones polaires et sub-polaires de l’océan. D’un point de vue océanographique, ces zones se trouvent dans chaque hémisphère, et leurs emplacements se situent au-dessus des fronts océaniques polaires. Le biome des vents d’ouest se situe entre les fronts polaires et les convergences subtropicales. Ce biome est caractérisé par de fortes différences saisonnières de la profondeur de mélange liées à la saisonnalité de l’irradiance et des régimes de vents. Cette forte saisonnalité de la colonne d’eau se traduit biologiquement par un fort bloom printanier de phytoplancton. À travers les régions équatoriales, entre la convergence sub-tropicale boréale et australe se trouve le biome des vents d’est ou d’alizée. Ce biome est caractérisé par une stratification permanente de Date de création : octobre 2013 Suivez toute l’actualité de l’Institut océanographique sur www.institut-ocean.org – la colonne d’eau due à une faible saisonnalité des paramètres environnementaux. Biologiquement, ces conditions environnementales s’expriment par une faible et constante production primaire. Les plateaux continentaux (profondeur < 200 m) et les mers dites marginales forment le biome côtier. Ce biome se caractérise par un flux de nutriments dans la colonne d’eau forcé par une grande variété de processus régionaux : upwelling, friction des marées ou bien apports d’eau douce continentale. Il est évident que les conditions environnementales et océanographiques à l’intérieur de chaque biome ne sont pas homogènes, dues à l’influence de la topographie des continents et des caractéristiques climatiques et océanographiques de chacun des bassins océaniques. Ainsi, chaque biome fut subdivisé en provinces (56 unités, tableau 1) délimitant les spécificités régionales biogéochimiques, physiques et écologiques (figure 2, tableau 1). Dans son ouvrage Ecological geography of the sea publié en 1998, Longhurst décrit les 56 provinces biogéochimiques, leurs caractéristiques environnementales, les frontières océanographiques les délimitant, la saisonnalité de la production primaire, ainsi que les communautés d’espèces en présence. Plus récemment, différentes études basées sur la distribution globale de paramètres physico-chimiques ainsi que d’organismes de tout niveau trophique ont confirmé que chaque province pouvait être considérée comme une unité écologique (ou biotope) unique. Ainsi, chaque province serait associée à une faune et une flore marine physiologiquement adaptées aux conditions environnementales rencontrées [13]. Cette nouvelle hypothèse a permis à la division océanique de Longhurst d’être utilisée comme référentiel géographique des grands écosystèmes mondiaux, aussi bien pour des suivis de populations marines exploitées, de changement climatique ou pour la mise en place de campagne océanographique. Figure 2. Cartographie des biomes et des provinces biogéochimiques comme définis par Longhurst en 2007. Date de création : octobre 2013 Suivez toute l’actualité de l’Institut océanographique sur www.institut-ocean.org Tableau 1 Provinces biogéochimiques code biome Océan Southwest Atlantic shelves FKLD côtier Atlantique BRAZ côtier Atlantique BENG côtier Atlantique Guinea current coast GUIN côtier Atlantique Canary current coast CNRY côtier Atlantique Guianas coast GUIA côtier Atlantique NECS côtier Atlantique NWCS côtier Atlantique Atlantic Arctic ARCT Polaire Atlantique Tasman Sea TASM Atlantic subarctic SARC Polaire Atlantique Kuroshio Current KURO South Atlantic gyral SATL Vent d'Est Atlantique ETRA Vent d'Est Atlantique WTRA Vent d'Est Atlantique CARB Vent d'Est Atlantique NATR Vent d'Est Atlantique NAST E Vent d'Ouest Atlantique Mediterranean Sea MEDI Vent d'Ouest Atlantique Northwest Atlantic subtropical gyral NAST W Gulf Stream GFST North Atlantic Drift NADR Brazilian current coast Benguela current coast Northeast Atlantic shelves Northwest Atlantic shelves Eastern tropical atlantic Western tropical atlantic Caribbean North Atlantic tropical gyral Northeast Atlantic subtropical gyral Humboldt current coast East Australian coast Vent d'Ouest Vent d'Ouest Vent d'Ouest Atlantique Atlantique Atlantique Provinces biogéochimiques North Pacific epicontinental sea Archipelagic deep Basins Pacific equatorial divergence North Pacific equatorial countercurrent North Pacific Tropical gyre Californian current South Pacific gyre Western Pacific warm pool Eastern Pacific subarctic gyres Western Pacific subarctic gyres North Pacific polar front Northwest Pacific subtropical Northeast Pacific subtropical Eastern India coast Western Asutralian and Indonesian coast Eastern India coast Red Sea, Arabian Gulf Western India coast Indian South subtropical gyre Indian Monsoon gyre Northwest Arabian Sea upwelling South subtropical convergence Subantarctic water ring code biome Océan BERS Polaire Pacifique ARCH Vent d'Est Pacifique PEQD Vent d'Est Pacifique PNEC Vent d'Est Pacifique NPTG Vent d'Est Pacifique C(O)CAL Vent d'Est Pacifique SPSG Vent d'Est Pacifique WARM Vent d'Est Pacifique PSAE PSAW NPPF Vent d'Ouest Vent d'Ouest Vent d'Ouest Vent d'Ouest Vent d'Ouest Pacifique Pacifique Pacifique Pacifique Pacifique NPSW Vent d'Ouest Pacifique NPSE Vent d'Ouest Pacifique EAFR côtier Indien AUSW côtier Indien IND E côtier Indien REDS côtier Indien IND W côtier Indien ISSG Vent d'Est Indien MONS Vent d'Est Indien ARAB Vent d'Ouest Indien SSTC Vent d'Ouest Antarctique SANT Vent d'Ouest Antarctique HUMB côtier Pacifique AUSE côtier Pacifique Sunda-Arafura Shelves SUND côtier Pacifique China Sea CHIN côtier Pacifique CAMR côtier Pacifique ALSK côtier Pacifique Antarctic ANTA Polaire Antarctique NEWZ côtier Pacifique Austral Polar APLR Polaire Antarctique CCAL côtier Pacifique Boreal Polar BPRL Polaire Arctique Central American coast Alaska Coastal downwelling New Zealand coast Coastal Californian current Date de création : octobre 2013 Suivez toute l’actualité de l’Institut océanographique sur www.institut-ocean.org Et maintenant … Les provinces biogéochimiques de Longhurst sont délimitées par des frontières aisément identifiables telles que des zones de convergence, de divergence ou d’autres types de zones océaniques frontales. Toutefois, du fait de la nature liquide des océans, les transferts d’énergies entre écosystèmes sont extrêmement rapides et confèrent une forte dynamique spatio-temporelle en milieu marin par comparaison avec son analogue terrestre. Par conséquent, le paradigme d’une division statique du domaine océanique apparaît comme trop simpliste pour capturer l’ensemble de la complexité horizontale, verticale, et de la variabilité spatio-temporelle des écosystèmes marins. La disponibilité croissante d'observations du milieu marin sur une couverture globale ou à l’échelle d’un bassin océanique, associée à la démocratisation en écologie de l’utilisation d’analyses numériques multidimensionnelles et exploratoires, a permis, durant la dernière décennie, le développement d’approches biogéographiques dites « robustes » ou « corrélatives », par comparaison avec les approches historiques dites « descriptives ». Ces nouvelles approches ont ainsi été utilisées pour examiner l’existence, la fluctuation spatiale et verticale ou la permanence de concepts appliqués dans un but de division de l’océan global [4, 14]. Dans un contexte de changement écosystémique global lié aux croissantes pressions exercées par l’homme sur le milieu marin (pêche, pollution, changement climatique), la mise en place de divisions écosystémiques régionales et globales s’avère un prérequis nécessaire. Ainsi, les divisions modernes de l’océan global [10, 14] se veulent intégratrice et prennent en compte aussi bien les caractéristiques physico-chimiques qu’écologiques. Ces nouvelles divisions (basées pour la plupart sur les travaux de Longhurst) offrent un référentiel géographique dynamique des écosystèmes marins et sont utilisées pour le suivi des pressions anthropiques, la mise en place de gestion optimale de la biodiversité ainsi que des pêches et la création d’aires marines protégées. Pour en savoir plus [1] Beklemishev C. W. (1961). On the spatial structure of plankton communities in dependence of oceanic circulation. Boundaries of ranges of oceanic plankton animals in the North Pacific. Okeanologia, 5, 1059-1072. [2] Ducklow H.W. (2003). Biogeochemical provinces: Towards a JGOFS synthesis. In : Ocean biogeochemistry: A synthesis of the Joint Global Ocean Flux Study, M. J. R. Fasham (Ed.). Springer-Verlag, Berlin, Heidelberg, 3-17. [3] Emery W. J. & Meincke J. (1986). Global water masses: summary and review. Oceanologica Acta, 9(4), 383-391. [4] IOCCG (2009). Partition of the Ocean into Ecological Provinces: Role of Ocean-Colour Radiometry, no. 9. In : Reports and Monographs of the International Ocean-Colour Coordinating Group (IOCCG). Dowell, M., Platt, T., Stuart, V. (Eds.). International Ocean-Colour Coordinating Group, Dartmouth, 1-98. [5] Lomolino M. V., Riddle B. R. & Brown J. H. (2005). Biogeography, 3rd ed. Sunderland, Massachusetts, 845 p. [6] Longhurst A. (1995). Seasonal cycles of pelagic production and consumption. Progress in oceanography, 36, 77-167 [7] Longhurst A. (1998). Ecological geography of the Sea, Vol. 1. Academic Press, London, 1-560. [8] Longhurst A. (2007). Ecological geography of the Sea, Vol.2. Academic Press, London, 1-398. [9] McGowan J. A. (1971). Ocean biogeography of the Pacific. In : The micropaleontology of the oceans, F. A. Riedl (Ed.). Cambridge university press, Cambridge, 3-74. [10] Oliver M.J. & Irwin A.J. (2008). Objective global ocean biogeographic provinces. Geophysical Research Letters, 35, L15601 [11] Platt T., Caverhill C., Sathyendranath S. (1991) Basin-scale estimates of oceanic primary production by remote sensing: The North Atlantic. Journal of Geophysical Research, 96,147-159. [12] Sathyendranath S., Longhurst A., Caverhill C.M., Platt T. (1995). Regionally and seasonally differentiated primary production in the North Atlantic. Deep-Sea Research, Part I, 42, 1773-1802 [13] Reygondeau G., Maury O., Fonteneau A., Fromentin J.M., Beaugrand G. & Cury P. (2012). Biogeography of tuna and billfish communities. Journal of Biogeography, 39, 114-129. Date de création : octobre 2013 Suivez toute l’actualité de l’Institut océanographique sur www.institut-ocean.org [14] Reygondeau G., Longhurst A., Beaugrand G., Martinez E., Antoine D. & Maur, O. (2013, in press). Toward Dynamic Biogeochemical Provinces. Global Biogeochemical Cycle. DOI: 10.1002/gbc.20089 [15] Somerville M. (1862). Physical Geography, 2 ed., Blanchard and Lea, Boston, 558 p. [16] Sverdrup H.U. (1953). On Conditions for the Vernal Blooming of Phytoplankton. ICES Journal of Marine Science, 18, 287-295 [17] Yentsch C.S. & Garside J.C. (1986). Patterns of phytoplankton abundance and biogeography. In : Pelagic Biogeography, A. C. Pierrot-Bults et al. (Eds), UNESCO, Paris, 278-284. Date de création : octobre 2013 Suivez toute l’actualité de l’Institut océanographique sur www.institut-ocean.org