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L’analyse économique de la question coloniale
en France (1870-1914)1
*
Alain Clément
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Malgré l’existence d’une profonde résistance des économistes à l’expansion coloniale,
le fait colonial a de nombreux et ardents partisans dans les milieux politiques, intellec-
tuels, et industriels de la France du Second Empire. Cette position colonialiste va
davantage s’épanouir dans les premières années de la III
e
République, se matérialisant
notamment par l’existence du parti colonialiste ; c’est à cette époque que se construit
une vraie doctrine de l’impérialisme français. Chez les économistes, un ouvrage va faire
date, « De la colonisation chez les peuples modernes » publié par Paul Leroy-Beaulieu
en 1874, ouvrage qui connaîtra plusieurs rééditions, la 6
e
et dernière édition datant de
1908. C’est à partir de cette œuvre que le débat chez les économistes va s’engager. Le
grand paradoxe tient à ce que des hommes politiques de premier plan et notamment
Jules Ferry vont défendre l’expansion coloniale sur la base d’arguments d’abord éco-
nomiques alors que les économistes eux-mêmes pour la plupart s’opposent à de tels
projets. L’objet de notre papier sera d’analyser ce débat au sein de la pensée écono-
mique, de comprendre pourquoi son importance en a été minorée dans le débat fran-
çais bien que la colonisation fut considérée comme une annexe de l’économie poli-
tique, et enfin nous montrerons dans quelle mesure cette question a permis une
avancée de la théorie économique.
colonialisme - libéralisme - taux de profit - émigration
Economic analysis of the colonial issue in France
(1870-1914)
Despite the deep resistance of economists to colonial expansion, the colonial phenom-
enon had numerous ardent supporters amongst the political, intellectual and industrial
circles of Second Empire France. This pro-colonialist position would further blossom
during the first years of the Third Republic, embodied in particular by the existence of
a colonialist party; it was at this time that a true doctrine of French imperialism was
founded. Amongst economist writings of the time, one text stands out, De la colonisa-
tion chez les peuples modernes by Paul Leroy-Beaulieu (1874), a book which would see
1. La question coloniale en France est encore aujourd’hui largement investie par les his-
toriens, les sociologues et les politologues français, voir sur ce point la synthèse faite par R.
Aldrich [2002]. Elle est en revanche peu visitée par les économistes et le plus souvent
de façon assez ponctuelle.
*
Je tiens à remercier les rapporteurs anonymes pour m’avoir fait part de leurs utiles
critiques concernant une première version de cet article. Les éventuelles erreurs et omissions
m’incombent bien sûr entièrement.
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Université François-Rabelais (LÉA) et UMR du CNRS Triangle. Email : clement@univ-
tours.fr
•ARTICLES
REP 123 (1) janvier-février 2013
multiple editions, with the 6
th
and final one published in 1908. This book would be the
catalyst for debates amongst economists. The great paradox is that these key politi-
cians, Jules Ferry in particular, would defend colonial expansion on the basis of prima-
rily economic arguments – “Colonial policy is the daughter of industrial policy”
although most economists themselves were opposed to such endeavours. The purpose
of this paper will be to analyse the debate amongst economists and to understand why
the importance of this economic thought was minimised in French debates, in spite of
the fact that colonisation was considered an appendage of political economics, and
finally, we will explore the extent to which this issue led to advances in economic
theory.
colonialism - liberalism - profit rate - migration
Classification JEL: B12
Malgré l’existence d’une profonde résistance des économistes à l’expan-
sion coloniale, à l’exception notoire de quelques auteurs « isolés » comme
Jules Duval (Clément [2012]), le fait colonial a de nombreux et ardents
partisans dans les milieux politiques, intellectuels, et industriels de la France
du Second Empire. Cette position colonialiste va davantage s’épanouir dans
les premières années de la III
e
République, se matérialisant notamment par
l’existence du parti colonialiste. C’est à cette époque que se construit une
vraie doctrine de l’impérialisme français (Girardet [1972, p. 52]), un « esprit
économique impérial » (Bonin et alii [2008]). Chez les économistes, un
ouvrage va faire date, « De la colonisation chez les peuples modernes »
publié par Paul Leroy-Beaulieu en 1874, ouvrage qui connaît plusieurs réédi-
tions, la 6
e
et dernière édition datant de 1908. C’est à partir de cette œuvre
que le débat économique va s’engager. Charles Gide se demande À quoi
servent les colonies dans un article de 1886 et fait un compte rendu de
l’ouvrage de Leroy-Beaulieu dans la Revue d’Économie Politique en 1903 ;
Joseph Chailley-Bert qui édite avec Léon Say le Nouveau dictionnaire d’éco-
nomie politique en 1891, demande à Leroy-Beaulieu de rédiger l’article
« Colonisation au XIX
e
siècle » alors que lui-même rédige l’article « Colo-
nies ». Joseph Chailley-Bert, figure importante du « parti colonial » – ras-
semblement qui regroupe tout l’échiquier politique, socialistes mis à part, –
publie pour sa part de très nombreux ouvrages consacrés dans leur grande
majorité à la question coloniale. Le Journal des Économistes,l’Économiste
français,laRevue des Deux Mondes,leJournal des débats, publient très
régulièrement des articles sur la situation de nos colonies et en particulier
sur l’Algérie. Yves Guyot, qui succéda à Gustave de Molinari à la direction
du Journal des Économistes publie La Vérité sur l’empire en 1875 et Lettres
sur la politique coloniale en 1885. Émile de Laveleye poursuit la tradition
libérale anticolonialiste dans ses Éléments d’économie politique publiés en
1882, de même que Frédéric Passy, fervent libéral et parlementaire de sur-
croît. Léon Walras traite du sujet à plusieurs reprises dans son Cours d’Éco-
nomie Appliquée, et dans quelques textes plus spécifiquement consacrés à
la question de l’Algérie. Paul Rougier, professeur à Lyon publie également
un important Précis de législation et d’économie coloniale en 1895. Mais à
l’exception de J. Chailley-Bert, le traitement de cette question apparaît assez
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L’analyse économique de la question coloniale en France
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marginal dans leurs œuvres, alors même qu’elle est au cœur de très nom-
breux débats politiques, au parlement, au sein des gouvernements succes-
sifs alors que l’empire colonial français monte en puissance. Le grand para-
doxe tient à ce que des hommes politiques de premier plan et notamment
Jules Ferry vont défendre l’expansion coloniale sur la base d’arguments
d’abord économiques « La politique coloniale est la fille de la politique
industrielle » (cité par Thobie et Meynier, 1991, p. 92) alors que les écono-
mistes libéraux, pour la plupart s’opposent, en partie ou entièrement, et
implicitement ou explicitement, à de tels projets, laissant place à une ana-
lyse culturelle, voire culturaliste, basée sur l’argument « civilisateur » clas-
sique dans les écrits politiques et militaires coloniaux. Après avoir rappelé le
contexte factuel de cette période d’expansion coloniale (1
e
partie), nous
présenterons l’argumentation économique et l’argumentation non écono-
mique du discours colonial tout en les reliant aux différents courants de
pensée économique traditionnels ou naissants (2
e
partie). Dans une dernière
partie (3
e
partie), nous analyserons les différentes façons de promouvoir et
de gouverner les colonies, étant entendu que l’opposition coloniale des
libéraux n’étant plus très audible, le débat glisse sur les modalités de
l’expansion coloniale, sur la manière de gérer ces nouveaux territoires, sur
la façon dont l’implication de l’État a été pensée, et enfin sur la manière dont
les auteurs ont anticipé la période post-coloniale et ont envisagé l’avenir des
colonies.
1. Le contexte : L’apogée du second
empire colonial
1.1. De nouvelles possessions coloniales
La période 1870-1914 marque les vrais débuts et l’apogée de l’empire
colonial français, mais c’est surtout dès 1880 que cette expansion coloniale
devient effective avec la conversion des Républicains à cette entreprise,
incarnée notamment à la tête de l’État par Jules Ferry avec sa volonté
affirmée et cohérente d’expansion coloniale (Girardet [1992, p. 79]). Cette
présence se confirme d’abord en Algérie où l’implantation est la plus
ancienne ; c’est en effet à partir de 1880 que la France va pénétrer l’immense
espace saharien. S’agissant du statut même de l’Algérie on va progressive-
ment appliquer une forme d’autonomie dès 1898, cessant d’en faire un
simple prolongement de la France. L’occupation par la population française
ne cesse toutefois de progresser puisqu’en 1885, l’Algérie compte 4 millions
d’autochtones pour 200.000 Français et en 1911, l’Algérie compte 4.7 mil-
lions d’autochtones pour 500.000 Français (Wesseling [2004, p. 300]). Il faut
cependant reconnaître que cette occupation n’est pas un franc succès, puis-
que en gommant le découpage de la population entre « Français » et « Euro-
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péens » d’Algérie
2
, on gonfle artificiellement les statistiques des populations
de l’empire colonial français (Kateb [1998, p. 77-111]) laissant apparaître une
occupation francophone plus importante qu’elle ne l’est en réalité.
La Tunisie et le Maroc représentent les deux autres plus grandes conquê-
tes en Afrique du nord après l’Algérie, puisque l’Égypte revient au final à la
couronne britannique
3
, alors même que les intérêts français y étaient, initia-
lement, plus importants qu’en Tunisie notamment. La France installe un
protectorat en Tunisie en 1881 et au Maroc en 1912, c’est-à-dire une organi-
sation basée sur un système existant, doublé par des fonctionnaires fran-
çais. Sur une population d’un million d’autochtones, en 1911, la Tunisie
compte 148.000 Européens dont 45,000 Français (Wesseling [2004, p. 300]).
L’Afrique noire devient le second espace à coloniser en termes de super-
ficie après les pays du Maghreb. C’est en 1879 que débute à proprement
parler l’expansion en Afrique tropicale et équatoriale. Dans un second
temps, la France entreprend d’édifier un véritable empire africain en réunis-
sant d’une part les territoires d’Afrique Occidentale Française (AOF) en 1895
et en fédérant en 1910 ses colonies du Tchad au Cameroun, du Congo et
d’Oubangui en une Afrique Équatoriale Française (AEF). Cette période est
également marquée par l’occupation de Madagascar, qui devient l’unique
possession nouvelle dans cette zone australe.
Dans la partie asiatique, l’occupation du Tonkin par la France représente
l’archétype même de la conquête coloniale sous la III
e
République. Déjà
maîtresse de la Cochinchine, elle obtient en 1874 un protectorat sur l’empire
d’Annam dont dépendaient le Tonkin et Hanoi. Un protectorat est instauré
au Cambodge en 1884. En 1891 la confédération indochinoise, rassemblant
sous un même gouverneur général la colonie de Cochinchine et les protec-
torats du Cambodge, du Tonkin et de l’Annam, auxquels s’ajoutent le Laos,
est constituée. En 1897, en l’espace d’un demi siècle, la France s’est assurée
la maîtrise d’un immense espace de 740,000 kilomètres carrés, le plus peu-
plé de son nouvel empire colonial (Brocheux et Hémery [1995, p. 70]).
En 1914, la France est à la tête du second empire colonial du monde, un
empire qui atteint une superficie de 10,6 millions de Km
2
, rassemblant
55 millions de colonisés et quelques centaines de milliers de colons. Le
nombre total de Français aux colonies atteint environ 700,000 dont 500,000
en Algérie alors qu’en Indochine les Européens ne sont qu’environ 24,000
(dont 4 500 fonctionnaires) parmi 16 millions d’indigènes (Thobie [1991,
p. 319-326]).
2. Le décret Crémieux de 1870 qui accorde la citoyenneté française aux juifs d’Algérie tend
à vouloir masquer ce échec relatif. Ce décret est complété par un autre décret qui étend la
naturalisation (sous condition) aux citoyens étrangers vivant en Algérie et aux Indigènes
musulmans.
3. Pour plus détails, voir : J. Thobie 1991, p. 53-63.
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1.2. Un nouvel empire aux retombées
économiques incertaines : une vue
générale
Un tel empire génère des dépenses, notamment de fonctionnement, mais
aussi et surtout des retombées économiques, directes ou induites, car c’est
une des raisons avancées pour justifier l’existence de l’empire, notamment
chez les partisans de la colonisation, en sus des raisons politiques majeures
(Girardet, 1972 ; Wesseling [2009]).
1.2.1. Les coûts de la conquête
Le poids des dépenses coloniales publiques représente un peu moins de
10 % des dépenses publiques totales entre 1850 et 1913
4
; pour moitié, voire
les 2/3, elles sont d’ordre militaire (Guillaume [1994, p. 264]). Les autres
dépenses représentent les investissements publics destinés à vaincre
l’espace et notamment la construction d’infrastructures routières, portuaires
ou ferroviaires (Léon [1978, p. 498]). Pour investir dans les régions les moins
attractives, à l’instar du Congo, on organise un système de sociétés conces-
sionnaires qui se voient attribuer par les autorités coloniales françaises pen-
dant une durée de 30 ans environ, le monopole d’exploitation économique
d’une région donnée. Ces concessions suscitent un vif intérêt et par exemple
entre 1899 et 1900, 70 % du territoire du Congo français est réparti entre
40 entreprises intéressées. D’immenses concessions territoriales sont accor-
dées à la fin de 1893 à la société commerciale, industrielle et agricole du
Haut-Ogooué puis en 1899-1900 à 40 autres sociétés. Elles promettent de
réunir d’importants capitaux et plus de 70 % de la surface de la colonie leur
est confiée, soit une grande partie de l’actuel Congo-Brazzaville, du Gabon et
de la RCA (Paillard [1994, p. 232]). Les denrées convoitées sont principale-
ment le caoutchouc et l’ivoire (Wesseling [2009, p. 331]). Tout un énorme
équipement et la prospection des véritables ressources que les colonies
peuvent receler, exige beaucoup de temps et des placements hasardeux
(Paillard [1994, p. 181]). Les hommes d’affaires les mieux informés, les
grands banquiers sont sceptiques car les nouvelles possessions sont sou-
vent peu peuplées mais cette impression est contrebalancée par des résul-
tats partiels plutôt positifs.
4. Il faut noter qu’à partir de 1910, la fiscalité mise en place dans l’Empire repose sur
l’autofinancement des territoires et des zones comme l’Indochine dégagent même dès 1897
des recettes excédentaires (Brocheux et Hémery [1995, p. 98]). Pour l’AOF, Huillery montre
que les transferts de la France se sont élevés à 56.3 milliards de francs courants en 1914 et
à partir de 1931 la France devient structurellement créditrice à l’égard de l’AOF (Huillery
[2008, p. 90]) ; l’ensemble des transferts nets de la France vers l’AOF n’a jamais atteint 1 %
des dépenses totales de l’État et le maximum a été atteint en 1898 (Huillery [p. 93-94]).
Alain Clément
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