LA SAINTETÉ DE LA NATURE - KAREN ARMSTRONG

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LA SAINTETÉ DE
LA NATURE
KAREN ARMSTRONG
Karen Armstrong est une historienne des
religions britannique, auteure d’une
vingtaine de livres, et qui a été traduite en
45 langues.
Ancienne nonne anticonformiste engagée
dans la lutte pour la défense des libertés
religieuses, elle est connue pour sa
dénonciation virulente des dérives
fondamentalistes.
Elle s'est adressée à plusieurs reprises aux
membres du Congrès américain, a donné
des exposés aux décideurs politiques du
département d'État des Etats-Unis,
participé au Forum économique mondial à
New York, en Jordanie et à Davos, et pris
la parole devant le Council on Foreign
Relations à Washington et à New York.
Elle est régulièrement invitée à s'exprimer
dans les pays musulmans et elle est
également ambassadrice de l'Alliance des
civilisations des Nations unies.
Voici un chapitre extrait de son livre,
Sacred Nature – Restoring our ancient bond
with the natural world.
De nos jours, on a tendance à utiliser les mots ‘’saint’’ et ‘’sainteté’’ à la légère pour décrire
quelque chose ou quelqu'un de spirituellement parfait, de moralement excellent et dévoué à
Dieu. Mais le mot hébreu qaddosh, que l'on traduit par ‘’sainteté’’, signifie le ‘’tout autre’’,
impliquant une séparation radicale par rapport à la réalité quotidienne. Lorsque Yahvé, le
Dieu d'Israël, est apparu à Moïse sur le mont Sinaï, le nimbe de gloire qui l'entourait
ressemblait à un feu dévorant.
1
Lorsque le prophète Isaïe obtint la vision de Yahvé dans le
temple, les séraphins qui criaient ‘’saint, saint, saint’’ proclamaient que Dieu était ‘’tout
autre !’!
2
Isaïe avait expérimenté le sentiment du numineux qui descend périodiquement sur
les hommes et les femmes. Le philosophe des religions, Rudolf Otto (1869-1937) décrira
1
Exode, 24.17
2
Isaïe, 6
cette expérience redoutée de la réalité transcendante, comme le mysterium tremendum et
fascinans : ‘’tremendum’’, parce qu’il s'agit d'un choc profond qui nous arrache aux
consolations de la vie quotidienne ; et “fascinans”, parce qu’il exerce en même temps une
attraction irrésistible. Les émotions qu’une telle expérience provoque ne peuvent s’exprimer
adéquatement par des mots ou par des concepts. En effet, on ne peut même pas dire que cette
expérience bouleversante du tout autre ‘’existe’’, parce qu'elle n'a pas sa place dans notre
schéma normal de la réalité.
3
Alors, dans quel sens la nature peut-elle être ‘’sainte’’ ? En raison des dommages que nous
avons causés à notre environnement, nous avons tendance à considérer la nature comme
étant fragile et vulnérable. Mais c'est une vision simpliste : comme nous le savons trop bien,
la nature peut être féroce. Les tornades, les éruptions volcaniques, les inondations, les
tremblements de terre et les feux de forêt nous rappellent qu'elle détient un pouvoir mortel.
À l'heure où j'écris ces lignes, le monde entier est paralysé par un virus que nous avons du
mal à contrôler, en dépit de notre génie scientifique. La pandémie de coronavirus a coûté la
vie à des millions de personnes, ébranlé les économies et nous a privés de beaucoup de
libertés dont nous tirons orgueil dans le monde occidental. Ainsi, la nature, comme le divin,
peut être à son tour tremendum et fascinans. Elle peut facilement passer du rôle de la victime à
celui du destructeur.
Israël a fait l'expérience du divin dans l'histoire plutôt que dans le monde naturel. Ainsi, au
lieu de découvrir le sacré dans les phénomènes de la nature, les écritures hébraïques se
focalisent sur les victoires et les désastres, les batailles et les fléaux qui s'abattirent sur les
Israélites : leur dieu Yahvé n'est pas immanent dans les rythmes merveilleusement répétitifs
de la nature ; il s'est révélé dans les convulsions de l'histoire. Cette rupture avec la plupart
des autres traditions religieuses devint évidente vers 1250 avant notre ère, lorsque Moïse,
qui gardait un troupeau de moutons, vit quelque chose d'étrange : un buisson en feu, mais qui
ne s'était pas consumé. Lorsqu’il s'approcha pour examiner la situation, Yahvé l'appela
depuis le buisson. D'autres religions du Moyen-Orient auraient considéré cette divinité
comme inséparable de l'arbuste en feu, comme la force numineuse qui lui permettait
d'exister, pousser et fleurir. Mais Yahvé se dissocia du buisson - de la nature - et s'allia aux
ancêtres de Moïse. Il était le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, qui se fit connaître dans les
événements de l'histoire.
4
Mais cette rupture radicale avec la tradition ne se fit pas du jour au lendemain. Au neuvième
siècle avant Jésus-Christ, le prophète Élie était en conflit avec les adeptes du dieu de la
fertilité, Baal, dans le nord de Canaan. À cette époque, la plupart des Israélites trouvaient
encore étrange l'idée d'adorer un dieu exclusif. Yahvé était le dieu de la guerre, qui les avait
aidés à conquérir la terre promise. Il n'avait aucune expertise reconnue en agriculture, alors
que Baal rendait leurs champs fertiles, renforçait leur compréhension du monde naturel et
donnait un sens à leur lutte acharnée contre la stérilité et la famine. Avec le culte de Baal, ils
avaient le sentiment de rencontrer les énergies sacrées qui rendaient la terre productive.
5
Après une escarmouche meurtrière avec les prêtres de Baal, Elie dut fuir la colère du peuple
et se réfugia sur le mont Horeb pour attendre l'arrivée de Yahvé.
3
Rudolf Oo, The Idea of the Holy: An Inquiry into the Non-raonal Factor in the Idea of the Divine and Its
Relaon to the Raonal, trans. John W. Harvey (Oxford, 1923), 29–30
4
Exode 3.1-6. Thorkild Jacobsen, Treasures of Darkness: A History of Mesopotamian Religion (New Haven, CT,
1976), 6
5
S. David Sperling, “Israel’s Religion in the Near East,” in Arthur Green, ed., Jewish Spirituality, 2 vols (London
and New York, 1986, 1988), 127–8
Un vent violent s'éleva, si fort qu'il déchira les montagnes et brisa les rochers devant Yahvé.
Mais Yahvé n'était pas dans le vent. Après le vent, il y eut un tremblement de terre. Mais
Yahvé n'était pas dans le tremblement de terre. Après le tremblement de terre, il y eut un feu.
Mais Yahvé n'était pas dans le feu. Et après le feu, il y eut le murmure d'une brise légère. Élie
l'entendit et se couvrit le visage avec son manteau.
6
Par rapport à ses compatriotes israélites qui vénéraient Baal, Elie ne percevait plus le sacré
dans les convulsions et les rythmes de la nature. Pour lui, Yahvé était devenu tellement
distant par rapport au monde naturel qu'il était à peine perceptible, à peine dans le murmure
d'une brise légère.
Dans les écritures hébraïques, le sacré est généralement célébré, non pas comme une
présence immanente, mais comme une réalité distante. Par rapport aux devas indiens, le Dieu
d'Israël ne s'est pas voilé dans le monde naturel ; le sacré n'est pas non plus présent dans la
réalité quotidienne, comme dans les ‘’dix mille choses’’ du taoïsme. Yahvé est plutôt présenté
comme étant le créateur et le maître du cosmos. Lorsque le psalmiste contemple la lune et les
étoiles que son Dieu a mises en place d'une seule main, il ne s'attarde pas sur leur beauté
extraordinaire ou leur sainteté propre. Ses pensées se tournent pratiquement tout de suite
vers l'homme, que Yahvé a désigné comme étant le maître de la nature :
Tu l'as fait à peine moins qu'un dieu,
tu l'as couronné de gloire et d'éclat,
tu l'as rendu maître de l'œuvre de tes mains,
tu as subordonné toutes choses à ses pieds.
Tout dans l'univers, exulte le psalmiste, est assujetti à l'homme : les moutons, les bœufs, les
animaux sauvages, les ‘’oiseaux du ciel et les poissons de la mer.’’
7
Dans un autre psaume, les
merveilles de la nature en sont réduites à n'être que des accessoires du divin :
Tu déploies les cieux comme une tente,
Tu ériges ton palais par-dessus les eaux célestes ;
Faisant des nuées ton char,
Tu t’approches sur les ailes du vent,
Utilisant les vents comme messagers
Et les flammes ardentes comme servantes.
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N'étant plus divines elles-mêmes, les composantes naturelles relèvent exclusivement de
Yahvé :
Tu détournes ton visage, elles souffrent ;
Tu leur coupes le souffle, elles meurent,
Et retournent à la poussière.
Leur redonnes-tu du souffle, la vie reprend,
Tu renouvelles continuellement le monde.
9
6
I Rois 19. 11-13
7
Psaume 8
8
Psaume 104.3-4
9
Psaume 104.29-30
Toutefois, nous trouvons dans le livre de Job une approche très différente de la nature, qui
s'exprime dans l'une des poésies les plus passionnées et les plus belles de la Bible.
10
Inspirée
par un ancien conte populaire, cette poésie dramatique semble avoir été composée par un
Israélite impliqué dans le mouvement de la sagesse, qui se développa dans diverses traditions
religieuses du monde et qui considérait la nature plutôt que les dieux comme source
véritable de moralité. En Israël, les enseignants de la sagesse respectaient le roi Salomon,
qu'ils considéraient comme le sage par excellence :
Il pouvait parler des plantes, aussi bien du cèdre du Liban que de l’hysope qui pousse sur les
murs ; et il pouvait parler des animaux, des oiseaux, des reptiles et des poissons. Des hommes
en provenance de toutes les nations venaient pour entendre la sagesse de Salomon, et il recevait
des dons de la part de tous les rois du monde qui avaient entendu sa sagesse.
11
Au cours du septième siècle, des rédacteurs connus comme étant les deutéronomistes
consignèrent une seconde (en grec deutero) histoire d'Israël dans les livres bibliques du
Deutéronome et des Rois. Ils accentuaient l'importance de la révélation de Dieu à Moïse sur
le mont Sinaï et furent interpellés par les auteurs du livre de la Sagesse, qui soutenaient que
les leçons tirées du monde naturel étaient tout aussi importantes que les dix
commandements. Mais l'auteur du livre de Job alla plus loin, en soutenant que la nature
pulvérisait l'éthique étroite du Sinaï.
Il nous raconte que Satan persuada Dieu de mettre Job, un homme réputé juste, à l'épreuve
et que Dieu y consentit en lui infligeant, ainsi qu'à sa famille, toute une série de désastres.
Son important cheptel – qui comprenait des bœufs, des moutons et des chameaux - fut
détruit ; la foudre s'abattit sur sa maison et tua tous ses enfants ; et Job lui-même fut infecté
par une horrible maladie, qui le couvrit d'ulcères malins de la tête aux pieds. Ses trois amis,
de fidèles sympathisants du mouvement de la sagesse, cherchèrent à le réconforter, tout en
affirmant que Dieu n'aurait pas pu le traiter aussi cruellement, s'il n'était pas coupable d'un
grave péché. Mais Job s'obstinait à clamer son innocence, en se lamentant bruyamment sur
son sort. Plongeant dans un profond désespoir, il maudit le jour de sa naissance :
Puisse ce jour être dans les ténèbres,
Puisse Dieu, là-haut, ne pas y songer,
Que nulle lumière ne l'éclaire,
Que l'obscurité et l'ombre profonde le revendiquent.
12
Emmuré dans son égoïsme trop humain, il tourne le dos au cosmos tout entier. Pourquoi,
insiste-t-il, un homme vertueux devrait-il souffrir ? C'est une question typiquement
anthropocentrique, et lorsque Dieu répond enfin à Job, il l'ignore ostensiblement.
Mais Dieu contraint Job à faire face aux limites de sa compréhension en le bombardant de
questions auxquelles il lui est impossible de répondre.
13
Dieu révèle un ordre cosmique d'une
beauté stupéfiante, où la violence et la souffrance sont essentielles à la vie de toutes les
espèces et également, paradoxalement, à leur gloire, car les animaux relèvent
magnifiquement ces défis. Au lieu de maugréer et de se plaindre des épreuves qu'ils
10
Stephen A. Geller, “Nature’s Answer: The Meaning of the Book of Job in Its Intellectual Context,” in Hava
Tirosh-Samuelson, ed., Judaism and Ecology: Created World and Revealed World (Cambridge, MA, 2002), 109–
29
11
I Rois 5.13-14
12
Job 3.4-5
13
Robert Alter, The Art of Biblical Poetry (New York, 1985), 94110
subissent, ils deviennent encore plus courageux et superbes. Les êtres humains feraient bien
de suivre leur exemple. Au lieu de se plaindre avec complaisance comme Job, ils doivent
apprendre qu'ils ne sont pas le centre du monde. Leur vision bornée n'est pas juste aveugle,
elle est également pusillanime et tout à fait inappropriée. Pour la première et seule fois dans
la Bible, nous voyons que la nature a sa propre valeur intrinsèque, sa puissance, son intégrité
et sa beauté. Où Job avait vu les ténèbres et la mort, Dieu révèle un cosmos palpitant
d'énergie et de vie. Alors que Job aspirait à la non-existence, Dieu révèle la gloire de la
première aube et de la mer primitive qui jaillit triomphalement de la matrice de l'obscurité, le
contraignant à faire face à l'inadéquation de sa vision :
Où étais-tu, lorsque J'ai posé les fondements de la Terre ? Qui a posé son socle, alors que
toutes les étoiles du matin chantaient dans la joie et que les fils de Dieu reprenaient en chœur
leur louange ? Qui a contenu la mer, tandis qu’elle émergeait tumultueusement de la matrice et
que je l'enveloppais d’une robe de brume... ?
14
Job avait-il la moindre idée de l'immensité de la Terre ? Avait-il vu où se conservait la
neige ? Pouvait-il attacher la ceinture des Pléiades ? Pouvait-il saisir les lois célestes et faire
obéir les nuages et les déluges d'eau ?
L'homme peut se croire le centre de l'univers, souligne Dieu, mais les animaux ont des
valeurs bien plus nobles que ceux qui les exploitent. Les chèvres des montagne donnent
naissance à leurs petits et les élèvent, mais elles ne s’accrochent pas à leur progéniture,
comme le font les hommes ; quand ils sont grands, elles ‘’les abandonnent pour ne plus
revenir’’, en leur laissant une parfaite liberté. Dans le désert, où Dieu l'a destiné à vivre, l'âne
sauvage est libre, il vit fièrement sans corde autour du cou et il n'a jamais à entendre les
vociférations brutales d'un ânier. Les hommes pensent que l'autruche est stupide de pondre
ses œufs par terre, où n'importe qui peut les piétiner : ‘’Mais, si elle se mobilise pour utiliser
sa grandeur, elle peut également confondre le cheval et le cavalier.
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Et comment Job
pourrait-il penser concurrencer la beauté et la superbe du cheval ?
Est-ce toi qui rends le cheval si courageux, qui pares son encolure d'une crinière abondante ?
Qui le fais bondir comme une sauterelle ? Ses hennissements fiers répandent au loin la terreur.
Avec ardeur, il foule le sol de la vallée, s'élance vers le choc des armes en se jouant de la peur,
en ignorant l’effroi et en ne reculant devant aucune épée. Sur son dos cliquètent le carquois, la
lance étincelante et la javeline. Frémissant d’impatience, il avale l’espace, ne tenant plus en
place au son du cor.
16
Mais c'est Béhémoth, l'hippopotame, dont la force immense – ‘’ses os étant aussi durs que du
fer forgé“ – fait de lui ”le chef-d'œuvre de Dieu’’. Dieu lui ayant interdit de vivre dans les
régions montagneuses pour ne pas mettre en danger les autres animaux, il repose
paisiblement au bord du Nil, sa force massive au demeurant contenue :
Les feuilles de lotus l'ombragent, les saules l'abritent au bord du fleuve. S’il déborde sur lui,
pourquoi s'en soucierait-il ?
17
Béhémoth symbolise l'harmonie des oppositions conflictuelles dans la nature, qui caractérise
le sacré. Ainsi, la nature nous arrache à notre complaisance humaine et elle nous contraint à
14
Job 38.4-9
15
Job 39.18
16
Job 39.1-18
17
Job 40.18-23
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