cette expérience redoutée de la réalité transcendante, comme le mysterium tremendum et
fascinans : ‘’tremendum’’, parce qu’il s'agit d'un choc profond qui nous arrache aux
consolations de la vie quotidienne ; et “fascinans”, parce qu’il exerce en même temps une
attraction irrésistible. Les émotions qu’une telle expérience provoque ne peuvent s’exprimer
adéquatement par des mots ou par des concepts. En effet, on ne peut même pas dire que cette
expérience bouleversante du tout autre ‘’existe’’, parce qu'elle n'a pas sa place dans notre
schéma normal de la réalité.
Alors, dans quel sens la nature peut-elle être ‘’sainte’’ ? En raison des dommages que nous
avons causés à notre environnement, nous avons tendance à considérer la nature comme
étant fragile et vulnérable. Mais c'est une vision simpliste : comme nous le savons trop bien,
la nature peut être féroce. Les tornades, les éruptions volcaniques, les inondations, les
tremblements de terre et les feux de forêt nous rappellent qu'elle détient un pouvoir mortel.
À l'heure où j'écris ces lignes, le monde entier est paralysé par un virus que nous avons du
mal à contrôler, en dépit de notre génie scientifique. La pandémie de coronavirus a coûté la
vie à des millions de personnes, ébranlé les économies et nous a privés de beaucoup de
libertés dont nous tirons orgueil dans le monde occidental. Ainsi, la nature, comme le divin,
peut être à son tour tremendum et fascinans. Elle peut facilement passer du rôle de la victime à
celui du destructeur.
Israël a fait l'expérience du divin dans l'histoire plutôt que dans le monde naturel. Ainsi, au
lieu de découvrir le sacré dans les phénomènes de la nature, les écritures hébraïques se
focalisent sur les victoires et les désastres, les batailles et les fléaux qui s'abattirent sur les
Israélites : leur dieu Yahvé n'est pas immanent dans les rythmes merveilleusement répétitifs
de la nature ; il s'est révélé dans les convulsions de l'histoire. Cette rupture avec la plupart
des autres traditions religieuses devint évidente vers 1250 avant notre ère, lorsque Moïse,
qui gardait un troupeau de moutons, vit quelque chose d'étrange : un buisson en feu, mais qui
ne s'était pas consumé. Lorsqu’il s'approcha pour examiner la situation, Yahvé l'appela
depuis le buisson. D'autres religions du Moyen-Orient auraient considéré cette divinité
comme inséparable de l'arbuste en feu, comme la force numineuse qui lui permettait
d'exister, pousser et fleurir. Mais Yahvé se dissocia du buisson - de la nature - et s'allia aux
ancêtres de Moïse. Il était le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, qui se fit connaître dans les
événements de l'histoire.
Mais cette rupture radicale avec la tradition ne se fit pas du jour au lendemain. Au neuvième
siècle avant Jésus-Christ, le prophète Élie était en conflit avec les adeptes du dieu de la
fertilité, Baal, dans le nord de Canaan. À cette époque, la plupart des Israélites trouvaient
encore étrange l'idée d'adorer un dieu exclusif. Yahvé était le dieu de la guerre, qui les avait
aidés à conquérir la terre promise. Il n'avait aucune expertise reconnue en agriculture, alors
que Baal rendait leurs champs fertiles, renforçait leur compréhension du monde naturel et
donnait un sens à leur lutte acharnée contre la stérilité et la famine. Avec le culte de Baal, ils
avaient le sentiment de rencontrer les énergies sacrées qui rendaient la terre productive.
Après une escarmouche meurtrière avec les prêtres de Baal, Elie dut fuir la colère du peuple
et se réfugia sur le mont Horeb pour attendre l'arrivée de Yahvé.
Rudolf Oo, The Idea of the Holy: An Inquiry into the Non-raonal Factor in the Idea of the Divine and Its
Relaon to the Raonal, trans. John W. Harvey (Oxford, 1923), 29–30
Exode 3.1-6. Thorkild Jacobsen, Treasures of Darkness: A History of Mesopotamian Religion (New Haven, CT,
1976), 6
S. David Sperling, “Israel’s Religion in the Near East,” in Arthur Green, ed., Jewish Spirituality, 2 vols (London
and New York, 1986, 1988), 127–8