FAIRE LA MORALE À NOS ENFANTS ? « L’ALCHIMIE À L’ENVERS » (NIETZSCHE) Laurent Bachler Érès | « 1001 et + » 2021 | pages 45 à 56 ISBN 9782749271453 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Distribution électronique Cairn.info pour Érès. © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/l-enfance-une-grande-question-philosophique---page-45.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Tout cela semble bien beau. Mais on pourra nous objecter que ce ne sont que des mots. Et on pourra demander légitimement : « Que fera le philosophe face aux pleurs de l’enfant ? » Peut-être commencera-t-il par appliquer scrupuleusement les neuf étapes décrites par Isabelle Filliozat. Dans un deuxième temps, il constatera que, malheureusement, cela ne fonctionne pas, ou que cela fonctionne un certain temps, puis ne fonctionne plus. Enfin, dans un dernier temps (les philosophes aiment raisonner en trois temps), il ne s’inquiétera pas de cet échec relatif. Au contraire, cela le rassurera peut-être sur le fait que les relations humaines sont plus complexes que ce que l’on avait imaginé. Et peut-être, parce que être philosophe ne garantit en rien que l’on sera aussi bon parent ou bon éducateur, s’arrêtera-t-il là ? Ce qui vient s’ajouter à la réflexion pour la traduire en gestes d’attention et de soins ne relève d’aucune discipline particulière. Il n’y a pas de réponse technico-scientifique aux pleurs de l’enfant. BACHLER L'enfance, une grande question philosophique.indd 45 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) Faire la morale à nos enfants ? « L’alchimie à l’envers » (Nietzsche) 16/06/2021 09:02 L’enfance, une grande question philosophique © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) Il n’y a pas de réponse morale non plus. Il convient de préciser ce point, car ce qui nous trouble aussi dans les pleurs de l’enfant, c’est que ses pleurs sont perçus comme un signe de détresse et de douleur. La situation dans laquelle se trouve le bébé ne lui convient pas. Lorsque nous l’entendons pleurer, nous pensons alors qu’il nous incombe de lui porter secours, comme on porte secours à une personne en difficulté. Mais aider l’autre est une obligation morale. On peut ainsi entendre les pleurs de l’enfant comme un appel à la morale et à notre devoir de donneur de soin et d’attention. On se dit alors à soi-même : « Je dois faire quelque chose. » Un sentiment de devoir et d’obligation morale plane sur notre relation à l’enfant. Y a-t-il de la morale dans le soin que nous apportons aux enfants ? Sans conteste, à partir du moment où nous avons reconnu l’extrême dépendance dans laquelle se trouve le bébé à notre égard, notre responsabilité est engagée. Quelque chose nous incombe. Et nous nous sentons concernés par ce qui arrive. Cette responsabilité, qui tient au pouvoir que nous avons sur l’autre, peut être comprise à travers un prisme moral, voire politique. La situation de l’enfant à notre égard crée un certain nombre d’obligations pour nous, à la fois morales, juridiques, et même politiques. Que peut nous dire la philosophie sur cette morale à propos de l’éducation des enfants ? La morale est la grande affaire de la philosophie. Quand elle a voulu être pratique et s’appliquer aux choses les plus concrètes, la philosophie s’est intéressée à la morale. On trouve ainsi, chez les grands philosophes, des traités de morale. Or, il ne va pas de soi que la morale et la philosophie se recouvrent ainsi parfaitement, ni que les philosophes soient les mieux placés pour parler BACHLER L'enfance, une grande question philosophique.indd 46 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) 46 16/06/2021 09:02 47 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) de morale. Il n’est même pas certain que les philosophes soient des modèles de vertus. Par ailleurs, une autre question se pose à nous. Avons-nous besoin de la morale pour prendre soin des enfants ? Avons-nous besoin que l’on nous rappelle nos devoirs ? Tout cela est-il une aide ? La morale est une affaire très intime et personnelle. Nous en faisons d’abord l’expérience comme la voix de la conscience en nous, sans que l’on sache vraiment si cette voix est le résultat d’une éducation intériorisée ou d’un mouvement naturel et spontané. La honte que l’on ressent dans une situation, le respect que l’on éprouve pour une personne, le remords qui nous colonise quand on repense à ce qu’on a fait, tout cela fait de la morale un sentiment intérieur très fort, qui croît dans un rapport de soi à soi. C’est pourquoi, même si elle porte sur nos rapports avec les autres, la morale est d’abord une affaire privée, intime, qui se nourrit d’un certain manque, d’un creux. Si la sagesse peut se définir comme un consentement de soi à soi, la morale, vécue sous la forme de cette voix de la conscience en nous, est un divorce de soi à soi, une insatisfaction et un décalage entre ce que nous sommes et ce que nous devrions être. La morale est donc d’abord ce rapport à soi par lequel on s’observe et on se juge. On pourra ressentir de la fierté à avoir agi de telle ou telle façon en aidant son prochain. On pourra ressentir de la culpabilité à avoir trahi un amour ou menti à un proche. mais dans tout cela, l’autre n’est là que comme figure. La morale et les sentiments moraux prennent place entre soi et soi, entre moi et ma conscience. Cela peut avoir un effet sur mes actes et mes comportements. Mais ce lien n’est jamais assuré. C’est ce qui fait tout son sens. Je BACHLER L'enfance, une grande question philosophique.indd 47 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) Faire la morale à nos enfants ? « L’alchimie à l’envers » (Nietzsche) 16/06/2021 09:02 L’enfance, une grande question philosophique © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) peux penser qu’il est mal de mentir, et me retrouver dans une circonstance où je vais choisir de mentir. Mais je pourrais aussi choisir de dire la vérité, et ne pas échapper pour autant au malaise d’avoir blessé ou heurté quelqu’un en respectant mon devoir moral. Peut-être la morale ne vaut-elle au final que par ce doute qu’elle instaure au sein de notre conscience. Nous ne sommes jamais convaincus d’avoir fait ce qu’il fallait, ce qui était bien, ce qui était juste. Le problème est que les éducateurs se retrouvent souvent à donner des leçons de morale. Ils portent des jugements moraux non pas sur leurs actions mais sur les actions de l’autre, en l’occurrence de l’enfant. L’éducation suppose-t-elle que l’on donne des leçons de morale à l’enfant ? Au paragraphe 292 de son livre Le gai savoir, Nietzsche s’adresse à ces donneurs de leçon de morale, ceux qu’il nomme « les prédicateurs de morale ». Il leur adresse une recommandation en relevant un paradoxe inhérent à leur discours : plus on insiste auprès des autres sur une valeur morale, plus on la vide de son sens. Et la grandeur de cette vertu morale s’évanouit dans le caractère vain de la prédication, dans la répétition vide de sens du mot. C’est une sorte d’alchimie à l’envers qui, au lieu de transformer un métal ordinaire en un métal précieux, parvient à rendre tout à fait ordinaire et banal ce qui devrait être le plus extraordinaire et le plus précieux : « Je ne veux pas faire de morale, mais à ceux qui en font, je donne ce conseil : si vous voulez finir par vider de leur honneur et de leur valeur les meilleures choses et les meilleurs états, alors continuez à les débiter comme vous l’avez fait jusqu’à présent ! Placez-les au sommet de votre morale et parlez du matin au soir du bonheur de la vertu, du repos de l’âme, de la justice et de la BACHLER L'enfance, une grande question philosophique.indd 48 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) 48 16/06/2021 09:02 49 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) rétribution immanente : à la manière dont vous vous y prenez, toutes ces bonnes choses finiront par acquérir une popularité et avoir pour elles la clameur de la rue : mais alors aussi tout l’or dont elles sont revêtues sera usé et pire encore : tout ce qu’elles contiennent d’or sera changé en plomb. En vérité, vous vous y connaissez en cet art, l’alchimie à l’envers, la dévalorisation de ce qui a le plus de valeur 1. » Cette posture de donneur de leçon de morale est souvent celle que nous adoptons face à l’enfance. Nous pensons que l’éducation inclut ces moments où l’on tient une sorte de discours à l’enfant pour lui expliquer ce qu’il convient de faire et de ne pas faire, en justifiant cela par le recours à un jugement moral. Que l’on pose un cadre et des limites à l’action de l’enfant est tout à fait compréhensible. Mais pourquoi pensonsnous qu’il faille justifier cela par un argument moral, convoquant les catégories du bien et du mal ? La réponse est simple car elle se résume à une évidence admise sans recul ni esprit critique : nous pensons savoir, mieux que lui, ce qui est bien pour lui. La voix de la conscience morale se déporte en quelque sorte pour juger non plus de notre situation, mais de la situation d’un autre, le bébé. Parce que nous connaissons ce qu’est le bien en général, nous pensons alors pouvoir juger de ce qui est bien pour l’autre, de ce qui est bien ou mal dans son comportement et ses agissements. Nous savons ce qui est bien pour lui, c’est donc à nous de lui indiquer ce qu’il est bien de faire et ce qu’il ne faut pas faire. Toutefois, avant 1. F. Nietzsche, Le gai savoir, trad. fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, coll. « GF », n° 1619, 2020, p. 238. BACHLER L'enfance, une grande question philosophique.indd 49 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) Faire la morale à nos enfants ? « L’alchimie à l’envers » (Nietzsche) 16/06/2021 09:02 L’enfance, une grande question philosophique © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) d’adopter notre rôle de donneur de leçons de morale, savons-nous vraiment ce qu’est le bien ? En 1903, le philosophe britannique G.E. Moore a publié un livre intitulé Principa Ethica. Cet ouvrage, s’interrogeant sur les principes de l’éthique, va faire prendre un tournant majeur à la philosophie morale et à la façon dont on réfléchit sur la morale, en remarquant tout simplement que le mot « bien » est impossible à définir 2. Lorsque nous définissons un terme, nous le décomposons en qualités et en propriétés plus simples. Définir, c’est réduire un objet complexe à ses éléments simples. Ainsi, Moore prend l’exemple de la définition du cheval, telle que la donne le dictionnaire Webster : « Quadrupède à sabots du genre équidé. » De même, nous pouvons définir une chimère comme « un animal à tête et corps de lionne, avec, sortant au milieu de son dos, une tête de chèvre, tandis qu’un serpent lui tient lieu de queue 3 ». La chimère est un objet complexe que l’on définit en le décomposant en ses éléments simples. Puisque l’éthique, ou la morale 4, traite la question de ce qui est bien ou mal dans la conduite des hommes, elle doit commencer par donner une définition de ce qu’est le bien. Or, le terme « bien » est comme un nom de couleur : il est un mot simple et impossible à décomposer en éléments plus simples. Moore compare le bien à la couleur jaune : « Il est impossible, quels que soient les 2. G. E. Moore, Principia Ethica, trad. fr. M. Gouverneur, Paris, Puf, coll. « Philosophie morale », 1998. 3. Ibid., p. 41. 4. Nous prenons ces deux termes comme synonymes. Il existe de nombreux débats sur les différences qu’il convient de faire entre l’éthique et la morale. Et il existe aussi, à la suite de ces débats, de nombreuses propositions pour les distinguer à l’aide d’une série de critères. BACHLER L'enfance, une grande question philosophique.indd 50 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) 50 16/06/2021 09:02 51 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) moyens employés, d’expliquer à quiconque ne le sait déjà, ce qu’est le jaune 5. » Certes, on peut bien définir le jaune en décrivant son équivalent physique : une longueur d’ondes lumineuses précises qui stimulent l’œil normal d’une certaine façon. Mais en disant cela, nous ne parlons pas de ce que nous percevons. Nous parlons d’un phénomène physique. Nous cherchons à définir un phénomène intersubjectif, qui prend place à l’intérieur de la subjectivité d’une personne, par une correspondance avec une manifestation objective extérieure à cette subjectivité. Comme si le jaune était quelque chose de naturel. Tenter de réduire une appréciation subjective du monde à des propriétés physiques est ce que Moore nomme « le sophisme naturaliste ». En morale, ce sophisme naturaliste consiste à chercher une définition du bien dans des comportements objectifs et constatables, vérifiables et extérieurs à la conscience. On peut tenter de définir le bien en dressant la liste des choses que l’on nomme bonnes : être généreux, aider son prochain, ne pas mentir, respecter l’autre, être juste et équitable, etc. Ce n’est pas la somme de ces choses qui fait le bien. Au contraire, chacune de ces choses est en elle-même un bien. Le bien est tout entier présent dans chacune d’elles. Elles ne sont pas les éléments simples qui, combinés entre eux, donneraient une définition précise et exacte du bien. D’autant plus que, selon les circonstances, chacune de ces choses pourra être débattue et questionnée pour savoir si elle est vraiment un bien. Appliquer la règle à la lettre par souci d’être juste risque parfois de produire plus de mal que de bien. Ajuster la règle pour être 5. G. E. Moore, Principia Ethica, op. cit., p. 46. BACHLER L'enfance, une grande question philosophique.indd 51 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) Faire la morale à nos enfants ? « L’alchimie à l’envers » (Nietzsche) 16/06/2021 09:02 L’enfance, une grande question philosophique © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) équitable conduit à s’écarter de ce qui a été reconnu comme juste, et pourra apparaître à certains comme injuste, etc. Nous ne sommes pas d’accord entre nous sur ce qui est bien ou sur ce qu’est le bien. Comment savoir, sans définition du mot « bien », qui a raison et qui a tort ? Moore imagine une discussion entre deux mathématiciens. L’un dit que le triangle est un cercle. L’autre dit que le triangle est une droite. Comment savoir lequel des deux a raison, sans une définition du triangle ? Il se pourrait même que les deux aient tort et se trompent sur la définition du triangle. Si on définit le triangle par autre chose que lui-même, il devient impossible de savoir quelle définition est exacte et quelle définition est erronée. Il en est de même pour le mot « bien ». Si je le définis par autre chose que lui-même, il devient impossible de prouver que ma définition est meilleure et plus exacte que n’importe quelle autre définition 6. Ce caractère indéfinissable du mot bien ne signifie pas que le bien n’existe pas et que l’exigence morale serait une illusion au mieux superflue, au pire aliénante. Il y a bien quelque chose comme du bien et du mal. Mais la façon dont nous le découvrons et le comprenons, l’apprentissage finalement de la morale, de la connaissance du bien et du mal, ne passe pas par un discours rationnel et dogmatique. Notre connaissance du bien dépend avant tout d’expériences subjectives et personnelles au cours desquelles nous aurons l’intuition intime de ce bien. Ce sont des états de la conscience, intime et privée, qui nous font comprendre ce qui est bien, non le discours volontiers moralisateur de l’autre, fût-il notre parent. 6. Ibid., p. 51 et 52. BACHLER L'enfance, une grande question philosophique.indd 52 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) 52 16/06/2021 09:02 53 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) Finalement, c’est cette méthode de compréhension du bien que propose Moore dans son ouvrage, au chapitre VI, intitulé « L’Idéal », lorsqu’il écrit : « En fait, une fois bien compris le sens de la question, il apparaît que la réponse est dans ses grandes lignes si évidente qu’elle court le risque de passer pour une platitude. Parmi les choses que nous connaissons ou pouvons imaginer, celles qui de loin ont le plus de valeur sont certains états de conscience que l’on peut décrire de façon sommaire comme les plaisirs des rapports humains et la jouissance des beaux objets 7. » Les discours moralisateurs que nous faisons aux enfants sur ce qui est bien ou mal sont donc incompréhensibles à l’enfant, à moins qu’il ne sache déjà par lui-même que c’est effectivement bien ou mal. L’éducation suppose évidemment l’intériorisation de certaines règles pour vivre en communauté, et certains interdits fondamentaux. Mais ce processus d’intériorisation et d’autolimitation qui caractérise l’éducation n’implique nullement un discours de type moralisateur. Il faut donc en déduire que le discours moralisateur que nous tenons volontiers aux enfants a une autre intention cachée, un autre objectif réel que de leur faire comprendre les notions de bien et de mal. Ce sont des discours qui avancent masqués et derrière lesquels il faut déceler une autre intention. Telle fut l’analyse que proposa Alice Miller, dans son ouvrage intitulé C’est pour ton bien, avec ce sous-titre éloquent : Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant 8. Que veut dire, en réalité, cette expression 7. Ibid., p. 261. 8. A. Miller, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2015. BACHLER L'enfance, une grande question philosophique.indd 53 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) Faire la morale à nos enfants ? « L’alchimie à l’envers » (Nietzsche) 16/06/2021 09:02 L’enfance, une grande question philosophique © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) que nous nous entendons dire parfois à l’enfant : « C’est pour ton bien » ? Que nous connaissons mieux que lui ce qui est bien, et même ce qui est bien pour lui. Mais aussi que nous lui imposons ce que nous pensons être le bien. Cette formule rhétorique ne vise absolument pas à communiquer une information. Elle vise plus exactement à produire des effets de soumission. Elle est une manière d’exercer un pouvoir. C’est ce que remarque Alice Miller dès le début de son ouvrage. Les violences physiques, telles que les châtiments corporels, les coups, ou l’exploitation ont décliné et sont condamnés. Mais cette condamnation n’a pas entraîné la disparition de toutes les violences. Au contraire, celles-ci se sont déplacées et la cruauté a pris un autre visage. L’éducation moderne s’est développée à l’aide d’un certain nombre de cruautés psychiques, qui visent à peser beaucoup plus sur la conscience que sur le corps. Cette manière de faire violence à l’enfant, sous couvert de l’éduquer, c’est ce qu’Alice Miller nomme « la pédagogie noire », expression qu’elle reprend du livre de Katharina Rutzschky, Schwarze Pädagogik (la pédagogie noire, 1977). La pédagogie noire, c’est la façon dont on met dans l’esprit de l’enfant deux convictions fondamentales : la conviction que les parents ont tous les droits sur leur enfant, et la conviction que toute cruauté, consciente ou inconsciente, est l’expression de leur amour. Ces convictions se fondent sur l’expérience des premiers mois de la vie 9. En s’appuyant sur de nombreuses citations de traités d’éducation, Alice Miller identifie les huit grands principes qui structurent cette pédagogie noire. Le premier principe est : 9. Ibid., p. 19. BACHLER L'enfance, une grande question philosophique.indd 54 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) 54 16/06/2021 09:02 55 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) les adultes sont les maîtres de l’enfant encore dépendant. Le deuxième principe concerne directement la réflexion que nous menons sur la place de la morale dans l’éducation. Alice Miller le formule ainsi : les parents tranchent entre le bien et le mal, comme des dieux 10. Le discours moralisateur court toujours le risque de se mettre au service d’une pédagogie noire. Si nous n’y prenons pas garde, notre façon de parler de bien et de mal à nos enfants n’aura d’autre effet que de produire de l’obéissance et de la soumission, en exerçant une violence psychique. Selon Alice Miller, ce comportement violent et cruel à l’égard des enfants s’explique par l’histoire des parents eux-mêmes. Cette violence éducative ne serait que la reconduction par les parents des violences qu’ils ont eux-mêmes subies enfants : « Les parents luttent pour obtenir sur leurs enfants le pouvoir qu’ils ont dû eux-mêmes abdiquer auprès de leurs propres parents. La menace qu’ils ont senti peser sur eux dans les premières années de leur vie et dont ils ne peuvent se souvenir, ils la vivent pour la première fois avec leurs propres enfants, et c’est seulement alors, devant de plus faibles qu’eux, qu’ils se défendent souvent très puissamment. Ils s’appuient ce faisant sur une foule de rationalisations qui ont subsisté jusqu’à aujourd’hui. Bien que ce soit toujours pour des raisons internes, autrement dit pour leurs propres besoins, que les parents maltraitent leurs enfants, il est admis une fois pour toutes dans notre société que ce traitement doit être bon pour l’enfant 11. » 10. Ibid., p. 72. 11. Ibid., p. 29. BACHLER L'enfance, une grande question philosophique.indd 55 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) Faire la morale à nos enfants ? « L’alchimie à l’envers » (Nietzsche) 16/06/2021 09:02 L’enfance, une grande question philosophique © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) Savons-nous vraiment de quoi nous parlons lorsque nous parlons du bien de l’enfant ? Savons-nous seulement de quoi nous parlons lorsque nous parlons du bien ? Et rien ne nous assurera jamais que nous avons effectivement fait le bien de l’autre. Bien sûr, nous voulons aimer nos enfants et les respecter dans leur spécificité individuelle. Cela demande beaucoup de générosité, de tolérance et de patience. Mais ainsi que le remarquait Alice Miller, dès l’introduction de son ouvrage, « la générosité et la tolérance ne passent pas par l’intermédiaire du savoir intellectuel 12 ». Apprendre à aimer et aider nos enfants ne passe pas par des leçons de morale. Mais peut-être attendons-nous trop de ce que nous nommons « éducation ». C’est un mot lourd de sens, une dénomination bienveillante en apparence, mystificatrice en réalité. Nous essayons juste de transmettre à nos enfants ce que nous pensons être des biens. Nous pouvons leur apporter la connaissance, l’amour du savoir, la sensibilité aux grandes œuvres de l’esprit, la richesse, la sécurité, la confiance en soi, etc. Mais nous ne savons pas ce qu’ils en feront. Nous pouvons leur apporter des biens. Mais que seront ces biens pour eux ? Nous ne pouvons pas répondre à l’avance ni à leur place à cette question. Faire ce qui nous semble bien est une chose. Mais faire ce qui est bien pour l’autre, ou faire le bien de l’autre, est une entreprise toujours ambivalente qui risque, telle une « alchimie à l’envers », de transformer l’or en plomb, et l’amour en haine. 12. Ibid., p. 18. BACHLER L'enfance, une grande question philosophique.indd 56 © Érès | Téléchargé le 20/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5) 56 16/06/2021 09:02