La préadolescence :
un nouvel âge de la vie ?
C
e numéro de la Revue des
Sciences sociales approfondit
la question des catégorisations
d’âges et de leurs transformations,
objet de nombreux débats dans la
France contemporaine. Il le fait par
un questionnement sur la préadoles-
cence, son émergence, ses usages, ses
spécicités.
Tous s’accordent à armer que
l’allongement de la vie conduit à des
redénitions de l’ensemble des âges.
Nombre de scrutateurs du social
observe une individualisation des
temps biographiques (Castel 2009)
voire une désinstitutionalisation des
âges de la vie (Kohli 1989), particuliè-
rement une transformation des temps
de l’enfance et de la jeunesse (Galland
2000, Bessin 2002). Des catégorisa-
tions de plus en plus nes se déploient
pour démarquer des enfances aux
frontières renouvelées : celle des
préadolescents (Adler, Adler 1998 ;
Cipriani-Crauste, Fize 2005, Dela-
lande 2010), des « adonaissants » (de
Singly 2006) ou des « nouvelles ado-
lescences » (Galland 2008, 2010). Ces
exions font écho à des inquiétudes
plus anciennes sur la « liquidation de
l’enfance » envisagée comme de plus
en plus structurée sur des modèles
d’expérience de type adulte (Hengst
1981, Postman 1982), voire soumise à
des « processus d’acculturation ou de
colonisation qui nivellent les condui-
tes enfantines sur le modèle de celles
adultes » (Sgritta 1988 : 73).
À cette enfance pensée comme plus
courte (Bouchard, Bouchard 2005 ;
Boutinet 2010), succéderait une jeu-
nesse censée s’étendre jusqu’aux fron-
tières de la vieillesse (Anatrella 1988,
Gauchet 2004). Ces lectures sont une
réponse à des changements qui inter-
rogent autant les observateurs que les
gouvernants, amenés à renouveler des
cadres institutionnels des âges de la
vie (Gaullier 2002 ; Rennes et al. 2009).
La préadolescence, en particulier,
émerge comme une démarcation d’un
temps de l’enfance aux États-Unis, dès
les années 1940, dans la psychologie
(dont Gesell, Ilg 1949) et le marke-
ting : celui-ci se tourne vers les tweens
(des individus qui sont in-between),
un nouveau segment du marché
caractérisé par un pouvoir d’achat de
plus en plus important ainsi que par
une spécicité des comportements de
consommation (Cook, Kaiser 2004 ;
De Iulio dans ce numéro). L’émergen-
ce de cet âge et l’interrogation sur ses
traits distinctifs prennent de l’ampleur
après la Seconde Guerre mondiale,
dans un moment de profonde inquié-
tude de la société nord-américaine sur
la transmission intergénérationnelle,
la formation des élites et le renouvel-
lement de la classe dirigeante1.
À partir de la n des années 1990,
les « préadolescents » essaiment en
France et en Europe : ils constituent
l’objet de discours sociologiques, ils
deviennent une cible importante pour
des produits vestimentaires, accessoi-
res, soins du corps, ainsi que pour les
loisirs culturels (Octobre 2004), les
médias (Pasquier 1999, Monnot 2009),
les nouvelles technologies numéri-
ques. Dick Hebdige (in Gatti 1990),
sociologue britannique spécialiste des
sous-cultures juvéniles, arme que le
teen-ager s’eace, dans les imaginaires
sociaux et sur le marché de la consom-
mation, devant des enfants de plus en
plus jeunes. Pensée comme un temps
qui s’extrait d’une enfance envisagée
par les adultes comme innocente,
joueuse et contrôlée (Neyrand 2005),
la préadolescence tend vers l’adoles-
cence, conçue comme prise d’auto-
nomie, distanciation par rapport à
l’emprise familiale, participation à
la culture des pairs et crise poten-
tielle (Pasquier 2005, Le Breton 2007).
Mais, alors que les frontières sociales
et biologiques de l’enfance sont mises
en question, aucune dénition sta-
ble ne s’arme et le polymorphisme
de ce groupe d’âge semble le carac-
tère dominant d’un passage instable,
contextuel et très diversié (Hebdige
in Gatti ibidem).
8
NICOLETTA DIASIO
Université de Strasbourg,
UMR 7367 Dynamiques européennes
(CNRS /UdS)
VIRGINIE VINEL
Maître de conférences HDR
Laboratoire Lorrain des Sciences Sociales
Université de Lorraine
9
Nicoletta Diasio, Virginie Vinel La préadolescence : un nouvel âge de la vie ?
Les réexions ici présentées sou-
haitent interroger le succès de cette
catégorie. En France, le terme « préa-
dolescence » tend à se généraliser
autant dans les médias, que dans les
discours psychologiques et communs.
Comment se construit cette catégori-
sation d’âge, par quels acteurs, dans
quels buts, comment est-elle réappro-
priée, mobilisée à un moment, remise
en question à d’autres ? Les enfants
se retrouvent-ils sous cette termino-
logie ? Qu’entendent les adultes par
cette appellation ? Est-ce que la « préa-
dolescence » constitue une nouvelle
catégorie d’âge ou faut-il y voir l’eet
d’une soudaine visibilité de la diversi
des enfances, alors que, pendant très
longtemps, cette époque de la vie a été
marquée par une sorte d’invisibilité
structurale ?
En analysant nement à partir de
terrains issus de plusieurs pays (Belgi-
que, France, Italie, Mali), les catégories
d’âges telles qu’elles sont proposées
par des adultes, des médias, des pro-
fessionnels et les enfants eux-mêmes,
ce numéro veut d’abord mettre en
évidence la pluralité des discours sur
cet-ces âges, y compris des discours
sociologiques et anthropologiques2.
C’est pourquoi nous parlerons de
préadolescences au pluriel, telles qu’el-
les sont construites par des discours,
mais aussi appropriées, vécues par les
acteurs.
La valeur politique
de l’âge n
La scansion de la vie humaine en
âges participe de processus de caté-
gorisation et de gouvernements des
groupes sociaux. Si toutes les sociétés
n’accordent pas la même valeur à la
détermination exacte de l’âge, privi-
légiant parfois l’ordre des naissances
ou la position dans la généalogie, dans
beaucoup de sociétés contemporaines,
« l’âge passe pour le plus naturel et le
plus précis des caractères sociaux. […]
Peu de mesures physiques atteignent
une telle précision. Elles demeurent
cependant illusoires car l’âge consti-
tue d’abord un instrument politique.
Les conceptions de l’âge et des classes
d’âge dépendent du système politique
en place » (Le Bras 2003 : 25). Ainsi
dans les cités grecques, l’appartenance
d’âge favorisait une cohésion sociale
transversale à celle de la parenté et
la segmentation qui rassemblait très
tôt les enfants dans un groupe visait
à accompagner la sortie des jeunes
hommes de la famille pour accéder à
l’exercice des tâches politiques (Sève
2008). Progressivement, en Europe,
l’âge devient un rouage administratif
et ses limites sont décidées par l’État
selon ses besoins et les formes de régu-
lation sociale qu’il impose. Selon Hervé
Le Bras, « une coupure se produit entre
les groupes qui donnent à l’âge un rôle
politique prépondérant et ceux qui
privilégient le cycle de vie individuel »
de sorte que « l’inversion de l’impor-
tance des âges traduit une perte de sens
politique du système des âges ou plus
exactement du sens démocratique et
égalitaire » (ibidem : 29).
L’hypothèse qui guide ce numéro
est que la montée de la démocratie
et du libéralisme ne réduit pas l’im-
portance des âges, au contraire. Si la
maturité n’est pas forcément un critère
indispensable pour l’accès à des posi-
tions d’autorité et de pouvoir, la régu-
lation des âges reste tout aussi forte
(Rennes et al. 2009) et se déplace du
centre vers les marges, avec une atten-
tion accrue aux transitions au sein du
cycle de vie, à ces moments de pas-
sage souvent jugés « sensibles » comme
l’adolescence ou « la crise des 50 ans ».
Élaborer les bornes qui circonscri-
vent les phases de la vie s’accompagne
d’une nition des normes sociales et
de leur bon exercice dans les domaines
du genre, de l’appartenance sociale,
des assignations ethniques, de la santé.
Les pratiques de bornage constituent
une entrée d’élection pour étudier
cette normalisation qui « passe moins
par la diusion d’un modèle uniforme
que par l’élaboration de contre-types
nissant les marges » (Voléry dans
ce numéro).
Ainsi, des articles publiés ici explo-
rent comment la nition des seuils
d’âge permettent de gouverner les
populations et de prendre en charge
leur « bon développement ». L’épidé-
miologie, la littérature médicale et sa
diusion se focalisent, par exemple,
sur la précocité pubertaire pour faire
émerger une cible de leur intervention :
la petite lle notamment « noire »
à la poitrine développée qui cristal-
lise les risques psychiques, médicaux,
sexuels comme le montre Virginie
Vinel. Le secteur de l’animation, que
décrit Ingrid Voléry, construit aussi
des stéréotypes autour de populations
visées par les politiques publiques : les
garçons et les lles « de quartier » sont
mis en exergue dans les discours des
animateurs, avec un regard inversé
du médical, les garçons étant perçus
comme « plus en avance » notamment
du point de vue sexuel, alors que les
lles sont jugées plus réservées. L’ana-
lyse historique menée par Laura Di
Spurio, permet de mettre au jour la
labilité de ces catégories, par exemple
celle de pré-puberté, et leur caractère
situé historiquement et localement :
psychologues, médecins, penseurs,
psychanalystes de langue française
essayent de caractériser la sortie de
l’enfance depuis le xixe siècle, en asso-
ciant changements corporels, entrée
ou intérêt pour la sexualité, com-
portements envers les adultes. Et ces
caractéristiques qui nous paraissent
désuètes et parfois iniques aujourd’hui
nous renvoient aux peurs contempo-
raines que rapportent l’épidémiologie
et sa diusion sur la précocité accrue
des lles.
Le risque de ces catégorisations
qui s’élaborent autour d’un stigmate
est de subsumer et de laminer tou-
tes les autres formes d’appartenan-
ces de la personne. Tel est le cas des
préadolescents placés en institution
médico-sociale, décrits par Christophe
Dargère : le seuil des douze ans marque
la n de l’enfance sans pour autant
donner accès à l’âge adulte, en pla-
çant le jeune en diculté dans un état
indiérencié d’âge et de genre la
catégorie de handicap empêche toute
autre forme d’identication. Cette
cristallisation des assignations dans
des catégories gées se retrouvent dans
les jugements « ethniques » ou racistes
pour délimiter un entre soi enfantin
comme le décrit Simona Tersigni.
Mais l’auteure montre aussi que ces
catégorisations peuvent être réappro-
priées par les enfants qui, dans certains
10 Revue des Sciences Sociales, 2014, n° 51, « La préadolescence existe-t-elle ? »
cas, s’en saisissent dans le cadre d’un
processus de subjectivation.
Ces contributions permettent de
travailler autrement la question de
l’intersectionnalité, non comme une
méthodologie toute faite (sexe, race,
classe), mais en étudiant nement les
emboîtements empiriques créées dans
le langage, les pratiques, la littérature :
on constate alors comment des caté-
gorisations etics agrègent genre et âge,
parfois genre, âge et ethnicisation ou
racisation. Et comment la produc-
tion de catégories emics articule aussi
ces dimensions selon les situations.
Les articles montrent combien ces
entrecroisements sont dynamiques
et dépendent des contextes d’énon-
ciation. Les enfants les élaborent par
expérimentations en demandant des
conrmations par les pairs, les adultes
voire les experts, mais en conservant
leur pouvoir d’agir par et sur eux-
mêmes.
La difficulté à penser
l’instabilité n
Si des auteurs considèrent que les
scansions institutionnelles des âges
sont mises à mal par l’hyper-moder-
nité (Kohli 1989 ; Gauchet 2004) et le
libéralisme (Le Bras 2003), les observa-
tions de terrain en France et en Italie,
dont sont issus les articles de ce numé-
ro, nous montrent que les démarca-
tions d’âge restent saillantes mais
relèvent d’une pluralité d’institutions,
d’acteurs, de savoirs, dont l’État n’est
qu’une des instances prescriptives. Ces
frontières peuvent se croiser, diverger
ou se recouper nissant des tem-
poralités à géométrie variable et des
marqueurs diversiés : signes sexuels
secondaires de la puberté, dévelop-
pement hormonal, passages scolaires,
entrée dans la sexualité, relations aux
parents et aux pairs, nouveaux sty-
les de consommation, sont mobilisés
selon les champs d’appartenance des
discours et des pratiques observés.
Le territoire de l’existence, loin
d’être désenclavé des démarcations des
âges, en résulte quadrillé, mesuré au
plus près, tout individu étant confron
à une multiplicité d’étapes qu’il s’agit
de franchir de la bonne manière et au
bon moment (Morrow 2013). Prenons
en compte le seul paramètre scolaire :
le CM1 (autour de 9 ans) marque le
début d’un nouveau cycle à l’école pri-
maire (avec l’adoption de nouvelles
formes de consommation : Mathiot
2012), mais le CM2 se déploie autour
« d’événements anticipatoires » (Cor-
saro, Molinari 2006), comme le renou-
veau de la chambre, des accessoires, les
visites à la future école, qui préparent la
transition au collège ; l’entrée en sixiè-
me est un passage instituant, comme
le montre Delalande dans ce numéro,
mais beaucoup d’interlocuteurs citent
la classe de cinquième comme celle
« vraiment » les enfants assument
11
Nicoletta Diasio, Virginie Vinel La préadolescence : un nouvel âge de la vie ?
leur nouveau statut. Et que dire alors
de la quatrième et de la troisième
se prole le passage au lycée ? L’élabo-
ration des âges et de leurs scansions
donne à lire ainsi une vision du temps
mesuré, morcelé, aux échéances qui se
succèdent et où les intervalles priment
sur la durée, comme le décrit Nicoletta
Diasio.
Par les âges, nous pouvons réé-
chir à la temporalité inhérente aux
processus sociaux de catégorisations
et aux visions du temps qui se rencon-
trent dans les expériences singulières.
Ainsi l’idée que l’existence humaine
s’échelonne par des périodes de sept
ans s’ancrait dans une correspondan-
ce entre microcosme et macrocosme,
entre mouvements célestes, terrestres
et corporels3. Depuis le xixe siècle, une
pensée du développement répandue
dans la psychologie, la physiologie ou
la pédagogie, nit d’autres rythmes
et stades à travers lesquels la croissance
d’un individu normal et / ou moyen
est évaluée (Turmel 2013). Déplacer
le regard des savoirs experts et des
transitions institutionnelles aux expé-
riences des enfants, au plus près du
vécu de leur corps qui change, révèle
encore une autre vision du grandir où
le processus prime sur l’événement et
où le devenir entre en tension avec les
formes sociales d’encadrement et de
régulation. Dans les échanges en ligne
entre « préadolescents » et entre ces
derniers et des médecins, analysés par
Donatella Cozzi, transparaît leur di-
culde mettre en mots le changement,
sa uidité et ses aléas, mais aussi l’ur-
gence de leurs questions autour d’un
corps inconnu, d’une sexualité émer-
gente ou de l’incertitude des âges. Mais
ces récits constituent aussi comme
les témoignages reportés par Nico-
letta Diasio –, pour les enfants, une
manière de résister aux images que les
adultes élaborent sur eux (les étapes
du développement, de la puberté, les
scansions scolaires), de dire « je suis
! » et de proter autant des avanta-
ges de l’enfance que des promesses de
l’adolescence.
Raconter la uidité du temps et
l’instabilité des métamorphoses biolo-
giques, leur donner corps à travers des
indices visuels, constitue également
un pour les professionnels de la
communication, « obligés de codier,
normaliser et modéliser les variations
innies des corps individuels et de
stabiliser les frontières d’un âge incer-
tain », comme le montre Simona De
Iulio dans son article. Les bornes d’âge
varient alors selon les spécialistes du
marketing : 8-12 ans pour certains,
8-14 pour d’autres, 11-12 ans pour
d’autres encore. Dans le cas des recon-
gurations relationnelles décrites dans
la presse enfantine et analysées par
Myriam Klinger et Louis Mathiot, le
travail du temps se présente comme
tout en douceur, progressif, renvoyant
à une idéologie de la nature comme
grande régulatrice des transformations
corporelles et des nouveaux rapports
entre adultes et enfants. Pour esquiver
les conits, désamorcer la crise, les
frontières des âges sont, dans ce cas,
escamotées et leur relativité soulignée.
Guider l’instabilide l’adolescence est
au cœur des pratiques et des représen-
tations des Touaregs Kel Aggar, décri-
tes par Cristina Figueiredo. Cet « âge
en train d’atteindre » se caractérise
par une incorporation de rôles sexués
qui modie les postures corporelles
et réaménage les relations entre les
personnes de genre et d’âge diérents :
le trouble, l’imprévu, l’ambiguïté peu-
vent s’installer dans les plis de la vie
ordinaire.
Cette période de la vie permet alors
de penser d’autres transitions biologi-
ques et sociales marquées par l’incer-
titude et l’instabilité la ménopause
par exemple (Diasio, Vinel 2007). Elle
montre également à quel point, mal-
gré la valeur socialement accordée à
la exibilité et au « devenir » dans les
sociétés européennes et nord-améri-
caines (Martin 1994, Lee 2001), nous
sommes très loin d’une conception
comme celle des Matis du Brésil qui
donne priorité à la métamorphose et
à la « formation continue de l’être,
l’accent n’est pas mis sur le passage
d’un état à l’autre (avec rupture forte
entre un avant et un après), mais plu-
tôt sur le caractère du processus »
(Erikson 2003 : 139). Par le détour
d’autres sociétés, ces représentations
du temps biographique mettent en
lumière « cette forme de pouvoir,
[qui] s’exerce sur la vie quotidienne
immédiate, qui classe les individus en
catégories, les désigne par leur indivi-
dualité propre, les attache à leur iden-
tité, leur impose une loi de vérité qu’il
leur faut reconnaître et que les autres
doivent reconnaître en eux » (Foucault
2001 : 1046).
Catégories plurielles et
agentivité des enfants n
Etudiant les champs des médias, de
l’iconographie, du scolaire, de l’épi-
démiologie, de la médecine, de l’ani-
mation, les articles font état de formes
de catégorisations et de marquages
temporels qui ne sont pas congruents,
de même que la vie sociale s’appa-
rente à un feuilletage de champs qui se
superposent en se recoupant ou non.
Ainsi, les médias de la presse juvénile
rencontrent les médecins et psycho-
logues des sites internet français et
italiens, pour proposer une nition
du grandir comme un développement
linéaire, « naturel », rassurant, indivi-
dualisé, parsemé de crises qu’il faut
prévenir, grâce aux experts notam-
ment (psychologues, médecins, inr-
mières scolaires, autre tiers). Si l’on
porte la focale sur la scolarité (qui
occupe une part considérable de la
vie des enfants et des jeunes), l’entrée
au collège par ses rites d’institution
se révèle un marqueur temporel fort
qui agit autant sur le statut de l’enfant
(élève-collégien), ses inquiétudes et
anticipations que sur les changements
d’attitudes des parents dans ce qu’ils
autorisent à leurs enfants (en France)
en matière d’individualisation des pra-
tiques culturelles.
On constate que selon la focale
des recherches, sont mis en avant des
ruptures, des moments de passages
(turning point) ou des changements
plus continus ; nulle part en tout cas,
les chercheurs de ce numéro n’ont
trouvé une dénition stabilisée, ni des
âges, ni du contenu de ce qui pourrait
être une catégorie « pré-adolescent ».
Partout le ou des âges et de la séman-
tique, la confusion des termes (pubère,
préado, ado, enfant, jeune) transpa-
raissent. Et pourtant, cet ensemble de
termes, qui sépare et agrège les enfants
dans des catégories, existe. L’article de
12 Revue des Sciences Sociales, 2014, n° 51, « La préadolescence existe-t-elle ? »
Julie Delalande sur la ritualisation du
passage d’âge par l’institution scolaire
en témoigne : l’auteure montre à quel
point, en accordant à de jeunes indi-
vidus le statut de collégiens, le pas-
sage scolaire les autorise à investir une
identité sociale plus large compréhen-
sive autant des transformations puber-
taires, que de nouvelles relations avec
les adultes et avec les pairs. Le succès
du terme ‘préadolescent’ permet ainsi
de « mettre un mot sur une période
trouble » et de projeter les enfants dans
un futur proche en témoignant ainsi
de la passion de notre société pour la
précocité.
Comme pour d’autres catégorisa-
tions le genre ou « l’ethnie », la uidité
biologique, sociale, ici l’incertitude
du temps qui passe, conduit à une
sorte d’obligation des institutions à
enserrer les acteurs et à les nir »
(Foucault 2001). La « préadolescence »
apparaît alors comme un terme valise
pour contenir l’instabilité et la mécon-
naissance, voire les peurs des adultes,
autour de cette période de transitions.
Mais la pluralité et le ou des catégo-
ries et des âges mobilisés permettent
aussi l’agentivité des sujets.
Ce numéro donne, ainsi, voix aux
enfants, garçons et lles, à leurs pra-
tiques matérielles et corporelles, pour
montrer le tissage des dimensions
subjectives, sociales et familiales, de
cette transition aux multiples dimen-
sions : que font les enfants des dis-
cours diusés sur eux ? Quelles sont
leurs préoccupations dans le présent
de leurs transformations corporelles,
culturelles, spatiales, scolaires ? Quels
discours portent-ils sur eux-mêmes et
leurs pairs ?
Ce numéro présente une richesse
jusque-là peu égalée en réunissant des
ethnographies et les paroles des enfants
âgés entre 9-10 et 13-14 ans autant
sur les signes corporels et le langage,
les questions sur la santé reproduc-
tive et la sexualité, les déplacements
spatiaux, le vécu de l’entrée au col-
lège, les vêtements et leurs multiples
appropriations. Et les chercheurs du
numéro montrent combien ce grandir
se construit avec des ressources mobi-
lisant des indices multiples qui néces-
sairement créent de la singularité.
Si on prend le cas de l’autonomie,
un indicateur souvent mobilisé pour
« mesurer » l’entrée dans l’adolescence
(De Singly 2006 ; Galland 2008), les
textes présentés ici témoignent que,
du point de vue des enfants, cette
question apparaît plus complexe que
supposé. Si l’entrée au collège per-
met à une partie des jeunes d’accéder
à davantage de moyens audiovisuels
(télévision et lecteurs de musique per-
sonnelle) et à des espaces publics tels
que le cinéma, comme le démontre
ici Joël Zaran, cette autonomie est
toute relative : la télévision (ibidem)
et les usages de l’internet sont l’objet
de limitations (Alava, Blaya 2012), le
téléphone portable permet le contrôle
parental et l’accès à l’espace public se
rétrécit pour les enfants contempo-
rains (Rutherford 2009). Antonietta
Migliore introduit, dans son article,
l’idée de transition pour signier que
l’autonomisation n’est pas un proces-
sus linéaire caractérisé par des chan-
gements déterminés qui seraient plus
“corrects” que d’autres. Pour elle, « le
terme “transitions” donne accès à une
gamme innie de possibilités dont
certaines sont absolument surprenan-
tes. » Elle analyse comment à Turin les
déplacements seuls – en dehors des
trajets scolaires – ne se font pas avant
13-14 ans, dans une ambivalence entre
autonomie, dépendances, contre-
dépendances. Il faut donc interroger
cette notion d’autonomie au regard
des présupposés idéologiques qu’elle
revêt.
Il en est de même pour le domaine
du vêtement et de la parure. Dans l’ex-
périence des enfants, la consommation
de produits vestimentaires ne se réduit
pas à la possession d’une marque ou
d’éléments à la mode, qui seraient pro-
pres à leur âge. Marie-Pierre Julien
analyse les pratiques multiples autour
du vêtement : l’achat, le port, l’em-
prunt, le don, l’acquisition des habits
des aînés participent de la construction
des sujets dans un âge, un genre, en
interaction avec les pairs, les adultes et
les frères et sœurs. Les jeunes acquiè-
rent ainsi des savoir-faire qui ne sont
pas seulement des normes imposées
ou proposées par l’extérieur, mais des
appropriations réexives d’un ensem-
ble d’informations mouvantes que les
enfants doivent sans cesse acquérir,
réacquérir.
Peut-on alors nir une spéci-
cité de cet âge au regard des multiples
discours et pratiques observés ? C’est
un âge de la diversité : âge calendaire,
âge biologique, âge social, âge de la
classe scolaire ne sont pas en concor-
dance, certains enfants sont formés
biologiquement avant le passage au
collège, des lles de 10 ans ont de la
poitrine et des garçons de la pilosité,
d’autres de 12 ans n’en ont pas encore,
des écarts de tailles de l’ordre de 20 à
40 cm séparent les plus petits des plus
grands. Cet âge est positionnel, c’est
en relation avec les autres enfants qu’il
se nit (orne 2004), comme ni
enfantin (par exemple dans le rejet
de vêtements roses), ni trop grand, ni
adolescent (par la prudence vis-à-vis
du maquillage et des talons). Et c’est
par l’arbitrage et la composition des
diérents marqueurs que les enfants
disent, à un moment, « être passés »
à un autre âge : l’autorisation de se
déplacer seul, se parer et prendre soin
de soi, avoir un corps presque adulte,
être au collège, voire en début de lycée.
Et alors que le terme préadolescent est
peu employé par les jeunes rencontrés,
les enfants se sentent enn devenus
des adolescents.
Par l’ensemble de ces contri-
butions, ce numéro de la Revue des
Sciences Sociales veut alors démontrer
la diversité des transformations à la
fois subjectives et sociales des âges
contemporains, particulièrement de
la jeunesse, loin des discours parfois
ous et caricaturaux qui instituent une
dé-régularisation de l’enfance, et plus
généralement des âges de la vie, sans
tenir compte de données empiriques,
du vécu des personnes, et des formes
de catégorisations produites par les
diérents champs sociaux. La pluralité
des méthodes et des paradigmes utili-
sés par les auteurs de ce numéro révèle
à la fois une diraction des données
et des résultats que l’on peut obtenir
sur cet âge de la vie et, en miroir, la
complexité qu’il recèle.
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