NICOLETTA DIASIO Université de Strasbourg, UMR 7367 Dynamiques européennes (CNRS /UdS) VIRGINIE VINEL Maître de conférences HDR Laboratoire Lorrain des Sciences Sociales Université de Lorraine La préadolescence : un nouvel âge de la vie ? C e numéro de la Revue des Sciences sociales approfondit la question des catégorisations d’âges et de leurs transformations, objet de nombreux débats dans la France contemporaine. Il le fait par un questionnement sur la préadolescence, son émergence, ses usages, ses spécificités. Tous s’accordent à affirmer que l’allongement de la vie conduit à des redéfinitions de l’ensemble des âges. Nombre de scrutateurs du social observe une individualisation des temps biographiques (Castel 2009) voire une désinstitutionalisation des âges de la vie (Kohli 1989), particulièrement une transformation des temps de l’enfance et de la jeunesse (Galland 2000, Bessin 2002). Des catégorisations de plus en plus fines se déploient pour démarquer des enfances aux frontières renouvelées : celle des préadolescents (Adler, Adler 1998 ; Cipriani-Crauste, Fize 2005, Delalande 2010), des « adonaissants » (de Singly 2006) ou des « nouvelles adolescences » (Galland 2008, 2010). Ces réflexions font écho à des inquiétudes plus anciennes sur la « liquidation de l’enfance » envisagée comme de plus en plus structurée sur des modèles d’expérience de type adulte (Hengst 1981, Postman 1982), voire soumise à des « processus d’acculturation ou de 8 colonisation qui nivellent les conduites enfantines sur le modèle de celles adultes » (Sgritta 1988 : 73). À cette enfance pensée comme plus courte (Bouchard, Bouchard 2005 ; Boutinet 2010), succéderait une jeunesse censée s’étendre jusqu’aux frontières de la vieillesse (Anatrella 1988, Gauchet 2004). Ces lectures sont une réponse à des changements qui interrogent autant les observateurs que les gouvernants, amenés à renouveler des cadres institutionnels des âges de la vie (Gaullier 2002 ; Rennes et al. 2009). La préadolescence, en particulier, émerge comme une démarcation d’un temps de l’enfance aux États-Unis, dès les années 1940, dans la psychologie (dont Gesell, Ilg 1949) et le marketing : celui-ci se tourne vers les tweens (des individus qui sont in-between), un nouveau segment du marché caractérisé par un pouvoir d’achat de plus en plus important ainsi que par une spécificité des comportements de consommation (Cook, Kaiser 2004 ; De Iulio dans ce numéro). L’émergence de cet âge et l’interrogation sur ses traits distinctifs prennent de l’ampleur après la Seconde Guerre mondiale, dans un moment de profonde inquiétude de la société nord-américaine sur la transmission intergénérationnelle, la formation des élites et le renouvellement de la classe dirigeante1. À partir de la fin des années 1990, les « préadolescents » essaiment en France et en Europe : ils constituent l’objet de discours sociologiques, ils deviennent une cible importante pour des produits vestimentaires, accessoires, soins du corps, ainsi que pour les loisirs culturels (Octobre 2004), les médias (Pasquier 1999, Monnot 2009), les nouvelles technologies numériques. Dick Hebdige (in Gatti 1990), sociologue britannique spécialiste des sous-cultures juvéniles, affirme que le teen-ager s’efface, dans les imaginaires sociaux et sur le marché de la consommation, devant des enfants de plus en plus jeunes. Pensée comme un temps qui s’extrait d’une enfance envisagée par les adultes comme innocente, joueuse et contrôlée (Neyrand 2005), la préadolescence tend vers l’adolescence, conçue comme prise d’autonomie, distanciation par rapport à l’emprise familiale, participation à la culture des pairs et crise potentielle (Pasquier 2005, Le Breton 2007). Mais, alors que les frontières sociales et biologiques de l’enfance sont mises en question, aucune définition stable ne s’affirme et le polymorphisme de ce groupe d’âge semble le caractère dominant d’un passage instable, contextuel et très diversifié (Hebdige in Gatti ibidem). Nicoletta Diasio, Virginie Vinel La préadolescence : un nouvel âge de la vie ? Les réflexions ici présentées souhaitent interroger le succès de cette catégorie. En France, le terme « préadolescence » tend à se généraliser autant dans les médias, que dans les discours psychologiques et communs. Comment se construit cette catégorisation d’âge, par quels acteurs, dans quels buts, comment est-elle réappropriée, mobilisée à un moment, remise en question à d’autres ? Les enfants se retrouvent-ils sous cette terminologie ? Qu’entendent les adultes par cette appellation ? Est-ce que la « préadolescence » constitue une nouvelle catégorie d’âge ou faut-il y voir l’effet d’une soudaine visibilité de la diversité des enfances, alors que, pendant très longtemps, cette époque de la vie a été marquée par une sorte d’invisibilité structurale ? En analysant finement à partir de terrains issus de plusieurs pays (Belgique, France, Italie, Mali), les catégories d’âges telles qu’elles sont proposées par des adultes, des médias, des professionnels et les enfants eux-mêmes, ce numéro veut d’abord mettre en évidence la pluralité des discours sur cet-ces âges, y compris des discours sociologiques et anthropologiques2. C’est pourquoi nous parlerons de préadolescences au pluriel, telles qu’elles sont construites par des discours, mais aussi appropriées, vécues par les acteurs. La valeur politique de l’âge n La scansion de la vie humaine en âges participe de processus de catégorisation et de gouvernements des groupes sociaux. Si toutes les sociétés n’accordent pas la même valeur à la détermination exacte de l’âge, privilégiant parfois l’ordre des naissances ou la position dans la généalogie, dans beaucoup de sociétés contemporaines, « l’âge passe pour le plus naturel et le plus précis des caractères sociaux. […] Peu de mesures physiques atteignent une telle précision. Elles demeurent cependant illusoires car l’âge constitue d’abord un instrument politique. Les conceptions de l’âge et des classes d’âge dépendent du système politique en place » (Le Bras 2003 : 25). Ainsi dans les cités grecques, l’appartenance d’âge favorisait une cohésion sociale transversale à celle de la parenté et la segmentation qui rassemblait très tôt les enfants dans un groupe visait à accompagner la sortie des jeunes hommes de la famille pour accéder à l’exercice des tâches politiques (Sève 2008). Progressivement, en Europe, l’âge devient un rouage administratif et ses limites sont décidées par l’État selon ses besoins et les formes de régulation sociale qu’il impose. Selon Hervé Le Bras, « une coupure se produit entre les groupes qui donnent à l’âge un rôle politique prépondérant et ceux qui privilégient le cycle de vie individuel » de sorte que « l’inversion de l’importance des âges traduit une perte de sens politique du système des âges ou plus exactement du sens démocratique et égalitaire » (ibidem : 29). L’hypothèse qui guide ce numéro est que la montée de la démocratie et du libéralisme ne réduit pas l’importance des âges, au contraire. Si la maturité n’est pas forcément un critère indispensable pour l’accès à des positions d’autorité et de pouvoir, la régulation des âges reste tout aussi forte (Rennes et al. 2009) et se déplace du centre vers les marges, avec une attention accrue aux transitions au sein du cycle de vie, à ces moments de passage souvent jugés « sensibles » comme l’adolescence ou « la crise des 50 ans ». Élaborer les bornes qui circonscrivent les phases de la vie s’accompagne d’une définition des normes sociales et de leur bon exercice dans les domaines du genre, de l’appartenance sociale, des assignations ethniques, de la santé. Les pratiques de bornage constituent une entrée d’élection pour étudier cette normalisation qui « passe moins par la diffusion d’un modèle uniforme que par l’élaboration de contre-types définissant les marges » (Voléry dans ce numéro). Ainsi, des articles publiés ici explorent comment la définition des seuils d’âge permettent de gouverner les populations et de prendre en charge leur « bon développement ». L’épidémiologie, la littérature médicale et sa diffusion se focalisent, par exemple, sur la précocité pubertaire pour faire émerger une cible de leur intervention : la petite fille – notamment « noire » – à la poitrine développée qui cristallise les risques psychiques, médicaux, sexuels comme le montre Virginie Vinel. Le secteur de l’animation, que décrit Ingrid Voléry, construit aussi des stéréotypes autour de populations visées par les politiques publiques : les garçons et les filles « de quartier » sont mis en exergue dans les discours des animateurs, avec un regard inversé du médical, les garçons étant perçus comme « plus en avance » notamment du point de vue sexuel, alors que les filles sont jugées plus réservées. L’analyse historique menée par Laura Di Spurio, permet de mettre au jour la labilité de ces catégories, par exemple celle de pré-puberté, et leur caractère situé historiquement et localement : psychologues, médecins, penseurs, psychanalystes de langue française essayent de caractériser la sortie de l’enfance depuis le xixe siècle, en associant changements corporels, entrée ou intérêt pour la sexualité, comportements envers les adultes. Et ces caractéristiques qui nous paraissent désuètes et parfois iniques aujourd’hui nous renvoient aux peurs contemporaines que rapportent l’épidémiologie et sa diffusion sur la précocité accrue des filles. Le risque de ces catégorisations qui s’élaborent autour d’un stigmate est de subsumer et de laminer toutes les autres formes d’appartenances de la personne. Tel est le cas des préadolescents placés en institution médico-sociale, décrits par Christophe Dargère : le seuil des douze ans marque la fin de l’enfance sans pour autant donner accès à l’âge adulte, en plaçant le jeune en difficulté dans un état indifférencié d’âge et de genre où la catégorie de handicap empêche toute autre forme d’identification. Cette cristallisation des assignations dans des catégories figées se retrouvent dans les jugements « ethniques » ou racistes pour délimiter un entre soi enfantin comme le décrit Simona Tersigni. Mais l’auteure montre aussi que ces catégorisations peuvent être réappropriées par les enfants qui, dans certains 9 cas, s’en saisissent dans le cadre d’un processus de subjectivation. Ces contributions permettent de travailler autrement la question de l’intersectionnalité, non comme une méthodologie toute faite (sexe, race, classe), mais en étudiant finement les emboîtements empiriques créées dans le langage, les pratiques, la littérature : on constate alors comment des catégorisations etics agrègent genre et âge, parfois genre, âge et ethnicisation ou racisation. Et comment la production de catégories emics articule aussi ces dimensions selon les situations. Les articles montrent combien ces entrecroisements sont dynamiques et dépendent des contextes d’énonciation. Les enfants les élaborent par expérimentations en demandant des confirmations par les pairs, les adultes voire les experts, mais en conservant leur pouvoir d’agir par et sur euxmêmes. La difficulté à penser l’instabilité n Si des auteurs considèrent que les scansions institutionnelles des âges sont mises à mal par l’hyper-modernité (Kohli 1989 ; Gauchet 2004) et le libéralisme (Le Bras 2003), les observations de terrain en France et en Italie, dont sont issus les articles de ce numéro, nous montrent que les démarcations d’âge restent saillantes mais relèvent d’une pluralité d’institutions, d’acteurs, de savoirs, dont l’État n’est qu’une des instances prescriptives. Ces frontières peuvent se croiser, diverger ou se recouper définissant des temporalités à géométrie variable et des marqueurs diversifiés : signes sexuels secondaires de la puberté, développement hormonal, passages scolaires, entrée dans la sexualité, relations aux parents et aux pairs, nouveaux styles de consommation, sont mobilisés 10 Revue des Sciences Sociales, 2014, n° 51, « La préadolescence existe-t-elle ? » selon les champs d’appartenance des discours et des pratiques observés. Le territoire de l’existence, loin d’être désenclavé des démarcations des âges, en résulte quadrillé, mesuré au plus près, tout individu étant confronté à une multiplicité d’étapes qu’il s’agit de franchir de la bonne manière et au bon moment (Morrow 2013). Prenons en compte le seul paramètre scolaire : le CM1 (autour de 9 ans) marque le début d’un nouveau cycle à l’école primaire (avec l’adoption de nouvelles formes de consommation : Mathiot 2012), mais le CM2 se déploie autour « d’événements anticipatoires » (Corsaro, Molinari 2006), comme le renouveau de la chambre, des accessoires, les visites à la future école, qui préparent la transition au collège ; l’entrée en sixième est un passage instituant, comme le montre Delalande dans ce numéro, mais beaucoup d’interlocuteurs citent la classe de cinquième comme celle où « vraiment » les enfants assument Nicoletta Diasio, Virginie Vinel leur nouveau statut. Et que dire alors de la quatrième et de la troisième où se profile le passage au lycée ? L’élaboration des âges et de leurs scansions donne à lire ainsi une vision du temps mesuré, morcelé, aux échéances qui se succèdent et où les intervalles priment sur la durée, comme le décrit Nicoletta Diasio. Par les âges, nous pouvons réfléchir à la temporalité inhérente aux processus sociaux de catégorisations et aux visions du temps qui se rencontrent dans les expériences singulières. Ainsi l’idée que l’existence humaine s’échelonne par des périodes de sept ans s’ancrait dans une correspondance entre microcosme et macrocosme, entre mouvements célestes, terrestres et corporels3. Depuis le xixe siècle, une pensée du développement répandue dans la psychologie, la physiologie ou la pédagogie, définit d’autres rythmes et stades à travers lesquels la croissance d’un individu normal et / ou moyen est évaluée (Turmel 2013). Déplacer le regard des savoirs experts et des transitions institutionnelles aux expériences des enfants, au plus près du vécu de leur corps qui change, révèle encore une autre vision du grandir où le processus prime sur l’événement et où le devenir entre en tension avec les formes sociales d’encadrement et de régulation. Dans les échanges en ligne entre « préadolescents » et entre ces derniers et des médecins, analysés par Donatella Cozzi, transparaît leur difficulté de mettre en mots le changement, sa fluidité et ses aléas, mais aussi l’urgence de leurs questions autour d’un corps inconnu, d’une sexualité émergente ou de l’incertitude des âges. Mais ces récits constituent aussi – comme les témoignages reportés par Nicoletta Diasio –, pour les enfants, une manière de résister aux images que les adultes élaborent sur eux (les étapes du développement, de la puberté, les scansions scolaires), de dire « je suis là ! » et de profiter autant des avantages de l’enfance que des promesses de l’adolescence. Raconter la fluidité du temps et l’instabilité des métamorphoses biologiques, leur donner corps à travers des indices visuels, constitue également un défi pour les professionnels de la La préadolescence : un nouvel âge de la vie ? communication, « obligés de codifier, normaliser et modéliser les variations infinies des corps individuels et de stabiliser les frontières d’un âge incertain », comme le montre Simona De Iulio dans son article. Les bornes d’âge varient alors selon les spécialistes du marketing : 8-12 ans pour certains, 8-14 pour d’autres, 11-12 ans pour d’autres encore. Dans le cas des reconfigurations relationnelles décrites dans la presse enfantine et analysées par Myriam Klinger et Louis Mathiot, le travail du temps se présente comme tout en douceur, progressif, renvoyant à une idéologie de la nature comme grande régulatrice des transformations corporelles et des nouveaux rapports entre adultes et enfants. Pour esquiver les conflits, désamorcer la crise, les frontières des âges sont, dans ce cas, escamotées et leur relativité soulignée. Guider l’instabilité de l’adolescence est au cœur des pratiques et des représentations des Touaregs Kel Aggar, décrites par Cristina Figueiredo. Cet « âge en train d’atteindre » se caractérise par une incorporation de rôles sexués qui modifie les postures corporelles et réaménage les relations entre les personnes de genre et d’âge différents : le trouble, l’imprévu, l’ambiguïté peuvent s’installer dans les plis de la vie ordinaire. Cette période de la vie permet alors de penser d’autres transitions biologiques et sociales marquées par l’incertitude et l’instabilité – la ménopause par exemple (Diasio, Vinel 2007). Elle montre également à quel point, malgré la valeur socialement accordée à la flexibilité et au « devenir » dans les sociétés européennes et nord-américaines (Martin 1994, Lee 2001), nous sommes très loin d’une conception comme celle des Matis du Brésil qui donne priorité à la métamorphose et à la « formation continue de l’être, où l’accent n’est pas mis sur le passage d’un état à l’autre (avec rupture forte entre un avant et un après), mais plutôt sur le caractère filé du processus » (Erikson 2003 : 139). Par le détour d’autres sociétés, ces représentations du temps biographique mettent en lumière « cette forme de pouvoir, [qui] s’exerce sur la vie quotidienne immédiate, qui classe les individus en catégories, les désigne par leur individualité propre, les attache à leur identité, leur impose une loi de vérité qu’il leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux » (Foucault 2001 : 1046). Catégories plurielles et agentivité des enfants n Etudiant les champs des médias, de l’iconographie, du scolaire, de l’épidémiologie, de la médecine, de l’animation, les articles font état de formes de catégorisations et de marquages temporels qui ne sont pas congruents, de même que la vie sociale s’apparente à un feuilletage de champs qui se superposent en se recoupant ou non. Ainsi, les médias de la presse juvénile rencontrent les médecins et psychologues des sites internet français et italiens, pour proposer une définition du grandir comme un développement linéaire, « naturel », rassurant, individualisé, parsemé de crises qu’il faut prévenir, grâce aux experts notamment (psychologues, médecins, infirmières scolaires, autre tiers). Si l’on porte la focale sur la scolarité (qui occupe une part considérable de la vie des enfants et des jeunes), l’entrée au collège par ses rites d’institution se révèle un marqueur temporel fort qui agit autant sur le statut de l’enfant (élève-collégien), ses inquiétudes et anticipations que sur les changements d’attitudes des parents dans ce qu’ils autorisent à leurs enfants (en France) en matière d’individualisation des pratiques culturelles. On constate que selon la focale des recherches, sont mis en avant des ruptures, des moments de passages (turning point) ou des changements plus continus ; nulle part en tout cas, les chercheurs de ce numéro n’ont trouvé une définition stabilisée, ni des âges, ni du contenu de ce qui pourrait être une catégorie « pré-adolescent ». Partout le flou des âges et de la sémantique, la confusion des termes (pubère, préado, ado, enfant, jeune) transparaissent. Et pourtant, cet ensemble de termes, qui sépare et agrège les enfants dans des catégories, existe. L’article de 11 Julie Delalande sur la ritualisation du passage d’âge par l’institution scolaire en témoigne : l’auteure montre à quel point, en accordant à de jeunes individus le statut de collégiens, le passage scolaire les autorise à investir une identité sociale plus large compréhensive autant des transformations pubertaires, que de nouvelles relations avec les adultes et avec les pairs. Le succès du terme ‘préadolescent’ permet ainsi de « mettre un mot sur une période trouble » et de projeter les enfants dans un futur proche en témoignant ainsi de la passion de notre société pour la précocité. Comme pour d’autres catégorisations le genre ou « l’ethnie », la fluidité biologique, sociale, ici l’incertitude du temps qui passe, conduit à une sorte d’obligation des institutions à enserrer les acteurs et à les définir » (Foucault 2001). La « préadolescence » apparaît alors comme un terme valise pour contenir l’instabilité et la méconnaissance, voire les peurs des adultes, autour de cette période de transitions. Mais la pluralité et le flou des catégories et des âges mobilisés permettent aussi l’agentivité des sujets. Ce numéro donne, ainsi, voix aux enfants, garçons et filles, à leurs pratiques matérielles et corporelles, pour montrer le tissage des dimensions subjectives, sociales et familiales, de cette transition aux multiples dimensions : que font les enfants des discours diffusés sur eux ? Quelles sont leurs préoccupations dans le présent de leurs transformations corporelles, culturelles, spatiales, scolaires ? Quels discours portent-ils sur eux-mêmes et leurs pairs ? Ce numéro présente une richesse jusque-là peu égalée en réunissant des ethnographies et les paroles des enfants âgés entre 9-10 et 13-14 ans autant sur les signes corporels et le langage, les questions sur la santé reproductive et la sexualité, les déplacements spatiaux, le vécu de l’entrée au collège, les vêtements et leurs multiples appropriations. Et les chercheurs du numéro montrent combien ce grandir se construit avec des ressources mobilisant des indices multiples qui nécessairement créent de la singularité. Si on prend le cas de l’autonomie, un indicateur souvent mobilisé pour « mesurer » l’entrée dans l’adolescence (De Singly 2006 ; Galland 2008), les textes présentés ici témoignent que, du point de vue des enfants, cette question apparaît plus complexe que supposé. Si l’entrée au collège permet à une partie des jeunes d’accéder à davantage de moyens audiovisuels (télévision et lecteurs de musique personnelle) et à des espaces publics tels que le cinéma, comme le démontre ici Joël Zaffran, cette autonomie est toute relative : la télévision (ibidem) et les usages de l’internet sont l’objet de limitations (Alava, Blaya 2012), le téléphone portable permet le contrôle parental et l’accès à l’espace public se rétrécit pour les enfants contemporains (Rutherford 2009). Antonietta Migliore introduit, dans son article, l’idée de transition pour signifier que l’autonomisation n’est pas un processus linéaire caractérisé par des changements déterminés qui seraient plus “corrects” que d’autres. Pour elle, « le terme “transitions” donne accès à une gamme infinie de possibilités dont certaines sont absolument surprenantes. » Elle analyse comment à Turin les déplacements seuls – en dehors des trajets scolaires – ne se font pas avant 13-14 ans, dans une ambivalence entre autonomie, dépendances, contredépendances. Il faut donc interroger cette notion d’autonomie au regard des présupposés idéologiques qu’elle revêt. Il en est de même pour le domaine du vêtement et de la parure. Dans l’expérience des enfants, la consommation de produits vestimentaires ne se réduit pas à la possession d’une marque ou d’éléments à la mode, qui seraient propres à leur âge. Marie-Pierre Julien analyse les pratiques multiples autour du vêtement : l’achat, le port, l’emprunt, le don, l’acquisition des habits des aînés participent de la construction des sujets dans un âge, un genre, en interaction avec les pairs, les adultes et les frères et sœurs. Les jeunes acquièrent ainsi des savoir-faire qui ne sont pas seulement des normes imposées ou proposées par l’extérieur, mais des appropriations réflexives d’un ensemble d’informations mouvantes que les 12 Revue des Sciences Sociales, 2014, n° 51, « La préadolescence existe-t-elle ? » enfants doivent sans cesse acquérir, réacquérir. Peut-on alors définir une spécificité de cet âge au regard des multiples discours et pratiques observés ? C’est un âge de la diversité : âge calendaire, âge biologique, âge social, âge de la classe scolaire ne sont pas en concordance, certains enfants sont formés biologiquement avant le passage au collège, des filles de 10 ans ont de la poitrine et des garçons de la pilosité, d’autres de 12 ans n’en ont pas encore, des écarts de tailles de l’ordre de 20 à 40 cm séparent les plus petits des plus grands. Cet âge est positionnel, c’est en relation avec les autres enfants qu’il se définit (Thorne 2004), comme ni enfantin (par exemple dans le rejet de vêtements roses), ni trop grand, ni adolescent (par la prudence vis-à-vis du maquillage et des talons). Et c’est par l’arbitrage et la composition des différents marqueurs que les enfants disent, à un moment, « être passés » à un autre âge : l’autorisation de se déplacer seul, se parer et prendre soin de soi, avoir un corps presque adulte, être au collège, voire en début de lycée. Et alors que le terme préadolescent est peu employé par les jeunes rencontrés, les enfants se sentent enfin devenus des adolescents. Par l’ensemble de ces contributions, ce numéro de la Revue des Sciences Sociales veut alors démontrer la diversité des transformations à la fois subjectives et sociales des âges contemporains, particulièrement de la jeunesse, loin des discours parfois flous et caricaturaux qui instituent une dé-régularisation de l’enfance, et plus généralement des âges de la vie, sans tenir compte de données empiriques, du vécu des personnes, et des formes de catégorisations produites par les différents champs sociaux. La pluralité des méthodes et des paradigmes utilisés par les auteurs de ce numéro révèle à la fois une diffraction des données et des résultats que l’on peut obtenir sur cet âge de la vie et, en miroir, la complexité qu’il recèle. Nicoletta Diasio, Virginie Vinel Bibliographie Achin C., Ouardi S. Rennes J. (2009), Âge, intersectionnalité, rapports de pouvoir. Table ronde avec Christelle Hamel, Catherine Marry et Marc Bessin, Mouvements. La tyrannie des âges, vol. 3, n° 59, p. 91-101. 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Ce numéro émerge de la réflexion et des terrains d’une recherche de quatre années consacrée à la transition entre enfance et adolescence en France et en Italie : programme CorAge, « Expérience du corps et passage des âges : le cas des 9-13 ans (France et Italie) » dirigé par Nicoletta Diasio de l’UMR 7367 – Dynamiques européennes (CNRS-Université de Strasbourg), financé par le programme ANR « Enfants-Enfance », en collaboration avec le Laboratoire Lorrain de Sciences Sociales (2L2S) de l’Université de Lorraine sous la responsabilité scientifique de Virginie Vinel et l’Université de Venise Ca’ Foscari sous la responsabilité de Donatella Cozzi. 3. Comme le faisaient par exemple la philosophie de la Renaissance ou les traités s’inspirant de la médecine hippocratique (Garin 1976). 13