BO / SA 2009, Sociologie de l’action collective 1
Sociologie de l’action collective
Cours de Bachelor
Bertrand Oberson
Résumé du cours no 6 Le paradigme de la mobilisation des ressources
Le paradigme de la mobilisation des ressources1
Les années 70 vont donner lieu, aux États-Unis, à l’émergence d’un nouveau cadre d’analyse
des mouvements sociaux : la théorie de la mobilisation des ressources. Le contexte politique
n’est pas indifférent. La période est celle du Movement : agitation des campus, mouvement
noir, mobilisations féministes et écologistes. Comme le note William A. Gamson2, l’irruption
de l’histoire imposait aux chercheurs un objet de recherche, et ceux d’entre eux qui
participaient à ces luttes pouvaient malaisément se retrouver dans une part du legs Collective
Behaviour, avec son insistance sur le poids des frustrations, voire de la dimension
pathologique des mobilisations les plus conflictuelles. Un renouvellement des interrogations
et des concepts va donc progresser à travers les apports fondateurs d’Anthony Oberschall3, de
William Gamson, de Charles Tilly4, de John D. McCarthy et Mayer N. Zald5.
Trois théories tentent de dépasser les limites d'Olson:
a) les théories de la masse critique (Oliver6)
b) la thèse de l'organisation professionnelle (McCarthy & Zald)
c) le modèle politique (Oberschall + Piven & Cloward+ Tilly)
1 NEVEU E., Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Éditions La Découverte, Collection Repères, no 207,
2002, p. 52.
2 GAMSON W.A., The Strategy of Social Protest, Belmont, Wadsworth Pub., Cal. 1990 (1ère éd. 1975).
3 OBERSCHALL A., Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973.
4 TILLY Ch., From Mobilization to Revolution, Addison-Wesley, Reading, Mass, 1976; La France conteste de
1600 à nos jours, Paris, Editions Fayard, 1986.
5 MCCARTHY J.D. & ZALD M., “Resource Mobilization and Social Movements : a Partial Theory” in American
Journal of Sociology, vol. 82, 1977, pp. 1212-1241.
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a) La thèse de l'organisation professionnelle
La mobilisation des ressources déplace définitivement la question fondatrice de l'analyse des
mouvements sociaux. Il ne s'agit plus, comme dans le modèle de comportement collectif
(collective behaviour), de se demander pourquoi des groupes se mobilisent, mais comment se
déclenche, se développe, réussit ou échoue la mobilisation. La position de John D.
McCarthy et Mayer N. Zald présente, par son radicalisme même, le mérite de la clarté: il y a
toujours dans n'importe quelle société assez de mécontentements pour engendrer des
mobilisations, ils peuvent même être "définis, créés et manipulés par des entrepreneurs de
causes et des organisations". La bonne question est donc de saisir les déterminants de leur
essor ou de leur refoulement.
De ce parti pris découle une approche dynamique des mouvements sociaux, pensés comme un
processus de construction d'un rapport de force et de sens. Dans ce modèle, les groupes –
classes ouvrières, militants des droits civiques– n'apparaissent jamais comme des données,
des objets trouvés, mais comme des construits sociaux. Une question centrale est donc de
comprendre ce qui fait qu'un groupe "prend", tandis que d'autres tout aussi plausibles –les
vieux, les téléspectateurs, par exemple– n'accèdent pas à une existence mobilisée. Souvent des
unités sociales durables sont ainsi formées, avec des dirigeants, des loyalismes, des identités
et des buts communs. De cette problématique découle une attention centrale donnée à
l'organisation comme élément qui structure le groupe, rassemble les ressources pour la
mobilisation7. Les organisations jouent un rôle central dans les mouvements sociaux,
démultiplient l'efficacité. Un simple processus d'agrégation des ressources n'est pas suffisant,
il faut les organiser en fonction du temps et de l'argent. Logique du Top vers le Down, souvent
un mouvement qui part d'en bas n’aboutit qu’à de l'émeute.
b) le modèle politique (Anthony Oberschall)
Dans son ouvrage classique: Social Conflict and Social Movements8 l'auteur affiche l'ambition
d'étudier moins les causes du conflit social ou les sources des mécontentements que les
processus de passage à l'action. Bien qu'il affirme sa proximité théorique avec les travaux
6 OLIVER P., MAXWELL G. & RUY T., “A Theory of Critical Mass : Interdependence, Group Heterogeneity and
the Production of Collective Action” in American Sociological Journal, Vol. 91, November 1985, pp. 522-556.
7 NEVEU E., Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Éditions La Découverte, Collection Repères, no 207,
2002, p. 53.
8 OBERSCHALL A., Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973. Pour une
présentation en français des problèmes posés par les théories de la mobilisation, CHAZEL F., "La mobilisation
politique, Problèmes et dimensions" in Revue de science politique, 1975, p. 502 et suiv.; LAPEYRONNIE D.,
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d'Olson, sa problématique apparaît en réalité foncièrement originale, puisqu'elle place l'accent
sur les phénomènes de contrôle social plutôt que sur les choix individuels de l'acteur. La
participation de chacun à des mouvements sociaux lui semble conditionnée par les
mécanismes de son intégration au groupe, en d'autres termes par les modalités de sa
dépendance sociale9.
Il ne peut y avoir de mouvement social que là où préexiste de l'organisation sociale. La
mobilisation ne peut voir le jour que dans des conditions particulières. La condition cadre est
le fait qu'il y ait des liens particuliers entre les protestataires et une absence de liens
particuliers entre les protestataires et l'État.
Les conditions minimales d'une protestation collective sont l'existence d'objectifs communs et
la commune identification des personnes qui vont être tenues pour responsables des
conditions d'existence insatisfaisantes. Mais, observe-t-il, ces conditions réunies permettent
tout au plus des formes éphémères de protestations. Pour qu'une revendication ou une
résistance se prolongent, il faut une base organisationnelle, et une continuité dans la direction
du mouvement. C'est alors qu'il identifie deux catégories de facteurs structurels propices à la
mobilisation.
1. Les premiers relèvent d'une dimension horizontale de l'intégration au groupe. Dans les
sociétés traditionnelles, ce sont les solidarités de village, de tribu, de confrérie; elles sont
réactivées par l'allégeance à des leaders reconnus, l'appartenance à des réseaux de relations
sociales qui s'étendent jusqu'aux frontières du groupe. Dans les sociétés plus différenciées, il
existe des structures de solidarité de type associatif. Ce sont les groupes d'intérêts d'ordre
économique, professionnel, religieux, civique.
2. Les seconds relèvent d'une dimension verticale de l'intégration au groupe. Cela concerne le
degré de stratification et de segmentation de la société globale, en d'autres termes, la nature
des liens qui rattachent les groupes entre eux. Au sein des sociétés modernes, fortement
stratifiées du fait de la division sociale des tâches, l'intégration verticale peut se révéler très
forte. Par exemple, parce que toutes les couches de populations ont accès au pouvoir à travers
les représentants qu'elles se donnent librement, à travers leurs associations de défense et leurs
groupes de pression.
"Mouvements sociaux et action politique, Existe-t-il une théorie de la mobilisation des ressources?" in Revue
française de sociologie, 1988, p. 593 et suiv.
9 BRAUD Ph., Sociologie politique, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Collection Manuels,
2002, p. 313.
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En croisant les deux catégories de facteurs, Anthony Oberschall est ainsi amené à décrire une
série de situations idéal-typiques où la mobilisation (contestatrice) est d'une probabilité
croissante.
Collectivités classées selon les dimensions verticale et horizontale de l'intégration
Dimension
horizontale
Dimension
verticale
Organisation
communautaire
forte
Absence ou
faiblesse des
organisations
Liens associatifs
Intégrée forte
A
Luttes
intercommunautaires
B
Familialisme amoral
C
Apathie
Segmentée faible
D
Probabilité de
mobilisation forte et
violente
E
Emeutes sporadiques
F
Possibilité
d'extension rapide de
mouvements
d'opposition
OBERSCHALL A., Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973, p. 120.
Un groupe est intégré quand il dispose de connexions stables lui donnant des chances d’être
entendu des autorités supérieures (mécanismes de représentation, clientélisme, etc.). Un
groupe est en situation segmentée quand il ne dispose pas de tels relais, se trouve isolé par
rapport aux autres groupes, aux centres de pouvoir. Les sentiments d’oppression, de contrôle
extérieur sur la communauté ont ainsi des chances d’être plus fortement ressentis.
La critique des organisations chez Frances F. Piven et Richard A. Cloward (critique du
modèle politique d’Anthony Oberschall)10
L’existence de tensions structurelles ne suffit pas pour expliquer une action collective, car
« pour qu’un mouvement de protestation s’abstraie des traumatismes de la vie quotidienne, les
gens doivent percevoir la privation et la désorganisation dont ils font l’expérience comme à la
10 FILLIEULE O. & PÉCHU C., Lutter ensemble. Les théories de l’action collective, Paris, Éditions L’Harmattan,
Collection Logiques politiques, 1993.
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fois injuste et remédiable »11. L’évolution des perceptions a plus de chance de se produire en
période de transformations sociales, d’une part parce que les personnes touchées sont
nombreuses, d’autre part parce que l’élite politique est déstabilisée. Enfin, l’impact des
« ruptures institutionnelles » provoquées par l’action collective dépend essentiellement de la
manière dont elles se répercuteront sur le système politique. Si la structure sociale et
institutionnelle conditionne les opportunités d’action, elle détermine également quelles formes
pourra prendre la contestation, d’une part parce que c’est typiquement en se rebellant contre
les règles et les autorités associées à leurs activités quotidiennes que les gens protestent,
d’autre part parce que la force que les groupes retirent de leur action dépend de leur
contribution plus ou moins cruciale à la survie de l’institution qu’ils ébranlent. Ce sont les
caractéristiques de la vie quotidienne qui vont influencer les formes de l’action de masse : les
gens ne peuvent défier les institutions auxquelles ils n’ont pas accès, et auxquelles ils ne
contribuent pas. On comprend dès lors la faible capacité d’action des classes inférieures, dont
la participation institutionnelle est souvent insignifiante, ainsi que les formes spécifiques que
prennent leur contestation : certains pauvres sont parfois tellement isolés de toute
participation institutionnelle significative que la seule « contribution » qu’ils peuvent
suspendre est celle du calme de la vie civile : ils peuvent participer à des émeutes.
Comme Charles Tilly, Frances F. Piven et Richard A. Cloward refusent donc la distinction
entre formes d’action politiques et non-politiques ou pré-politiques : le « défi de masse », le
trouble à l’ordre civil, sont les seuls moyens de lutte possibles et efficaces des pauvres.
Dans ce contexte, Frances F. Piven et Richard A. Cloward ont l’originalité d’affirmer le
caractère non nécessaire et même contre-productif des organisations.
Conclusion sur la mobilisation des ressources
En conférant une dimension stratégique aux mouvements sociaux, le paradigme de la
mobilisation des ressources a sans doute beaucoup apporté à leur étude, notamment en
permettant l’analyse d’objets jusque là délaissés, comme par exemple les organisations, l’aide
extérieure aux mouvements, les répertoires d’action collective ou encore la structure des
opportunités. Par ailleurs, ce paradigme n’a jusqu’à présent pas été vraiment dépassé, et reste
le plus pertinent. Néanmoins, les bases théoriques sur lesquelles il se fonde interdisent
l’adoption d’une perspective d’analyse unifiée, en raison des imprécisions et des
contradictions internes à différentes notions.
11 PIVEN F.F. & CLOWARD R.A., Poor People’s Movement: Why They Succed, How They Fail, New York,
Vintage, 1977, p. 12.
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