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MURALI

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La Légende de la Flûte
A
près la mousson, la longue bande de terre qui longeait la rive du fleuve
s'était amalgamée en une boue sèche et rougeâtre, à la surface craquelée et
brûlée par les rayons du soleil indien.
Sur ce ruban de terre, un petit roseau grandit parmi les autres. Tous ses ancêtres
avaient pris racine au même endroit, sur la rive du fleuve. Depuis le début des temps, les
roseaux élancés et majestueux, couronnés de larges éventails feuillus, poussaient sur
l'argile. Après chaque mousson, de nouvelles pousses brisaient la croûte terrestre pour
s'élever gorgées d'eau, d'air et de soleil. Les hommes appelaient ce fleuve le « Yamuna »,
et les roseaux, « la grande eau ».
La tendre pousse, après avoir laborieusement repoussé la terre pour se frayer un
chemin et animée par une force vitale irrésistible, arriva un beau jour à la surface. Après
un ultime effort épuisant, elle émergea et vit enfin la lumière. Elle en fut toute éblouie et
le vert pâle de son petit capuchon devint presque blanc à la lumière du soleil. Elle resta
longtemps immobile, ivre d'air pur et de couleurs, toute alanguie comme on l'est après
avoir fait un violent effort, et qu'on s'est libéré de la tension.
Maintenant, elle comprenait la raison de toute cette fatigue… Elle s'était souvent
demandée quand elle était encore enfouie dans le sol, pourquoi elle devait tant lutter
contre les durs cailloux de terre. Pour aller où ? Tout était sombre, au-dessus comme audessous ! Elle aurait préféré rester tranquille et se rendormir paisiblement, mais une force
inexplicable la poussait à monter contre son gré…
Maintenant qu'elle était arrivée à la surface, tout cela lui semblait un mauvais rêve,
et elle était heureuse d'exister, de voir le soleil et d'avoir gagné sa première bataille. Mais
quand le soleil s'engouffra dans la terre, à l'horizon, la petite pousse qui venait de naître
fut bien surprise. Peut-être devait-elle retourner dans la terre et le suivre ? Son voyage
n'était donc pas terminé ? Où devait-elle encore aller ? L'obscurité de la nuit lui semblait
tout de même moins épaisse que celle du limon. Tout à coup, de minuscules points
lumineux apparurent autour d'un soleil pâle.
Venait-il de naître, lui aussi ? Il était si blanc et si morne ! Il était sûrement encore
épuisé par l'effort qu'il venait de faire pour venir au monde, le petit roseau le savait
bien, lui !
Il demanda d'une voix fluette à un roseau plus grand qui était à côté de lui : « Il est
né de quelle terre, ce soleil blanchâtre ? » La réponse fut accompagnée d'un petit rire
gentil « Ce n'est pas le soleil ! C'est la grande reine de la nuit et des eaux : la lune ! »
Le petit roseau qui venait de naître, ne voulant pas avoir l'air trop stupide, se tint
coi, tandis que mille doutes l'assaillaient : « La nuit ? L'eau ? Est-ce que la nuit était un
autre genre de ténèbres, faite d'air au lieu de terre ? Lui fallait-il traverser cette obscurité
aussi, pour retrouver la lumière ? Les géants qui étaient à côté de lui et dont il ne
pouvait même pas voir la tête étaient-ils déjà de l'autre côté de la nuit ? »
Au comble de la surprise et de la frayeur, le petit roseau ne s'était pas rendu
compte qu'une faible lueur pointait à l'ouest. Le soleil parut bientôt à l'horizon et le ciel
prit des reflets roses et dorés. Le petit roseau avait un jour.
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Il apprit beaucoup de choses au fur et à mesure que le temps passait : se laisser
caresser par le vent qui parfois le chatouillait avec impertinence et le pliait de tous les
côtés, conserver dans ses racines l'humidité de la terre en prévision de longues journées
torrides, boire la rosée du matin avec révérence et gratitude et communiquer avec les
autres habitants de la joncheraie. La petite pousse grandissait de jour en jour, heureuse et
sans souci, mais il lui arrivait parfois de se demander : « Pour qui et pourquoi dois-je
grandir ? »
Après avoir cherché longtemps sans trouver la réponse, elle finit par poser la
question aux roseaux adultes qui lui répondirent en se balançant d'un air gêné : « Quelle
question idiote ! On grandit parce qu'on doit grandir, et vivre, tout comme l'on fait nos
grands-parents et tous nos ancêtres depuis le début des temps ! Quelle jeunesse ! Tu veux
peut-être savoir aussi pourquoi le soleil est rond et la grande eau, mouillée ! » De petits
rires moqueurs éclatèrent dans toute la jonchaie et secouèrent les grands roseaux qui se
plièrent en craquant jusqu'à effleurer les eaux du fleuve.
Les oiseaux effrayés s'envolèrent. Le petit roseau aurait voulu rentrer sous terre. Il
tremblait de honte : « Est-ce que c'est aussi bête que ça ce que je leur ai demandé ? »
Vexé, il ne dit plus rien et refusa de répondre aux moqueries des autres roseaux qui le
montraient du doigt en riant. Cela dura encore pendant quelques jours, et puis plus
personne ne lui adressa la parole.
Puisqu'il ne pouvait plus passer son temps à bavarder, le petit roseau en profita
pour écouter. Il aurait volontiers participé à la conversation, oubliant son humiliation,
mais on le considérait maintenant comme un paria, un être anti-social, incontrôlable et
dangereux, aux idées révolutionnaires. Il resta dans son coin et au fur et à mesure que le
temps passait, il finit par se rendre compte de la banalité et de la fadeur de tous ces
bavardages et cancans !
Il ne se sentit plus triste du tout et son isolement forcé commençait à lui plaire. Il
continua à pousser à côté des autres, à part, en apprenant la leçon du silence. Le silence
lui offrit le secret de la mélodie. Un talent nouveau naquit en lui ; il apprit à capter les
sons les plus subtils et à apprécier le chant des oiseaux, le murmure des eaux et le
crépitement des gouttes de pluie. Il réussit bien vite à percevoir la voix des choses, des
animaux et des fleurs et même celle de la terre et du ciel. La création entière chantait un
hymne à la lumière et à l'amour, sur des myriades d'accords ! Les vers qui labouraient le
sol, et tous les habitants des souterrains produisaient eux aussi un son qui faisait vibrer la
terre en accord avec les palpitations des racines. Les racines du petit roseau chantaient
elles aussi, et les notes courraient le long de sa moelle en remontant jusqu'aux petites
feuilles qui recouvraient sa tête.
Il se laissa emporter par cette mélodie qui lui parut encore plus enivrante que la
caresse du vent. Il passa des heures et des heures à écouter les différents sons et à les
répéter mentalement, en prêtant l'oreille à leur écho.
Pourquoi n'avait-il jamais rien entendu auparavant ? Même les choses qui
chantaient le mieux semblaient ne pas s'en rendre compte ! Mais pour le petit roseau,
l'air, l'eau et la terre vibraient au son de mélodies d'une douceur ineffable.
Un rossignol vint dans la jonchaie et se posa sur lui. Il connaissait le chant des
corbeaux, des pies, des passereaux et des fauvettes, et celui des petits perroquets vert
émeraude qui venaient par centaines et voletaient de-ci de-là en bavardant, mais il
n'avait encore jamais entendu un rossignol. Ce dernier se mit à chanter au crépuscule
quand le ciel se colore et que l'air se teinte de mélancolie. Le petit roseau sentit toutes ses
feuilles se redresser et il se raidit, le souffle coupé.
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Jamais il n'avait entendu un chant aussi émouvant. Il se sentit envahi par la
musique, des racines jusqu'à la dernière feuille ! C'était si beau que ça lui faisait presque
mal…
Le rossignol vint tous les jours lui chanter ses plus belles chansons. Il passait le jour
et la nuit à attendre l'heure de sa venue et commençait à vibrer dès qu'il sentait le poids
léger de l'oiseau se poser sur lui. Le rossignol devint son maître ; il lui enseigna toute la
gamme des sons et la magie de la mélodie qui enchante les bêtes sauvages et les
hommes. Il lui enseigna les différents tons, le rythme et la force du silence entre deux
notes. Le petit roseau écoutait avec avidité, heureux d'avoir trouvé quelqu'un qui
pouvait apaiser sa soif de connaissance.
Un jour, plein de confiance, il voulut poser son éternelle question qui jusque-là
était restée sans réponse. Oserait-il se confier à son maître ? Il s'arma de courage et lui
demanda, ressentant encore la brûlure de la vieille humiliation qu'il avait reçue :
« Pourquoi chantes-tu ? Pourquoi est-ce que je vis ? Pourquoi est-ce que c'est moi qui
reçois ta chanson ? » Ce soir-là, le rossignol se tut. Il resta longtemps presque immobile,
tandis que le petit roseau était au comble de l'angoisse : « Est-ce que l'oiseau ne
comprenait pas, lui non plus ? Qui lui répondra jamais ? »
Quand le soleil eut complètement disparu et que la lune brilla au firmament, le
rossignol se mit à chanter comme il ne l'avait jamais fait. Son petit corps entier n'était
plus que musique et la mélodie poignante monta dans la nuit comme une prière. Le
silence se fit de plus en plus profond, les arbres restèrent immobiles, les grenouilles
cessèrent de coasser et les grillons de frotter leurs ailes... tous écoutaient fascinés et
sentaient non seulement le chant de l'oiseau mais celui de la terre qui s'exprimait à
travers lui. Les notes firent une échelle entre le ciel et la terre et s'élevèrent jusqu'aux
étoiles en créant un firmament tout nouveau.
Le rossignol chanta le profond mystère de la vie, puis il ouvrit les ailes et s'envola
dans la nuit. Jamais plus il ne revint. Le petit roseau l'attendit, mais en vain. Il eut
beaucoup de mal à se remettre de la douleur de la séparation. Mais il faut dire que
pendant cette fameuse nuit, il avait grandi ! Son petit maître lui avait fait don de tout
son savoir, de son plus grand trésor : le chant de la terre. Ce chant l'avait pénétré et était
devenu une partie de son âme. Le silence se fit encore plus profond pendant les jours qui
suivirent et au cœur de la solitude, la mélodie qu'on lui avait confiée vibrait dans tout
son être avec une force égale, limpide et belle.
Un jour, avant les pluies, alors que l'air était très lourd et oppressait le ciel et la
terre, des hommes arrivèrent avec un attelage de majestueux bœufs blancs, aux cornes
ornées de petites clochettes. Il y eut tout à coup un grand remue-ménage dans la
jonchaie. Les hommes, après avoir enjambé un fossé, rejoignirent la rive du fleuve. À
coup de hachette et de couteaux effilés, ils commencèrent à abattre sans pitié tous les
roseaux.
Tous les habitants du marais se sauvèrent. Les grenouilles sautèrent dans l'eau, les
oiseaux s'envolèrent et même les serpents s'éloignèrent rapidement pour trouver un
endroit sûr, loin des hommes. Quel désordre ! La jonchaie fut dévastée en l'espace de
quelques heures. Même l'alluvion ou la tempête n'avait jamais eu un tel effet ! L'aprèsmidi, il ne restait plus que les bébés roseaux et la souche mutilée des autres.
Les hommes chargèrent le tout sur la charrette et le transportèrent le long du
chemin poussiéreux jusqu'au village voisin. L'attelage, accompagné du tintement des
clochettes, s'arrêta devant une maisonnette, et les hommes commencèrent à décharger
les roseaux en les jetant en vrac sur le sol. Puis, après avoir détaché les bœufs et les avoir
conduits à l'étable voisine, ils s'éloignèrent en fredonnant allègrement.
3
Il commençait à faire nuit. La fatigue du jour se faisait sentir et les hommes en
sueur, les mains endolories, étaient heureux de rentrer chez eux. Quand la nuit tomba,
les femmes allumèrent les lampes à huile dans les maisonnettes et on entendit tous les
joyeux préparatifs du dîner. Après le repas, les villageois, sages et travailleurs allèrent se
coucher. Seul un vieillard resta sur le pas de la porte en attendant le sommeil.
Quelques instants plus tard, le village était plongé dans le silence. Il faisait nuit
noire. Du tas de roseau montaient de petits gémissements que l'oreille des hommes ne
put entendre... Les orgueilleux géants gisaient maintenant à côté des roseaux plus petits.
Dans la mort, les petits et les grands sont semblables ! Les rois et les vilains, les riches et
les pauvres, tous endossent le même vêtement de poussière et d'oubli.
À l'aube, le village s'anima à nouveau. Les femmes allaient au puits avec leurs
toques sur la tête et les hommes aux champs, tandis que de jeunes garçons sortaient le
bétail de l'étable en s'interpellant et s'apprêtaient à l'emmener brouter.
La vie palpitait dans tout le village ; seul l'endroit où gisaient les roseaux coupés
était abandonné.
Quelques jours plus tard, les hommes qui étaient allés dans la jonchaie revinrent et
commencèrent à séparer les roseaux en petits tas : d'un côté, les petits, de l'autre, les
grands. Ils en firent des fagots qu'ils lièrent avec des joncs. Notre petit roseau tout
endolori et un peu étourdi était coincé sous les autres. En attachant les derniers fagots,
les hommes l'oublièrent sur le sol. Il resta seul, abandonné, de nouveau séparé des
autres.
Quelqu'un le jeta sur le chemin poussiéreux. Heureusement, il ne fut pas piétiné par
la charrette ! Un jour entier passa, puis une nuit, et le cœur du roseau se remplit
d'amertume : « À quoi cela servait-il de grandir, de lutter contre les éléments et de vivre,
pour finir de cette manière ? La mort était-elle définitive et la vie un exercice dénué de
sens ? Même Yama, le dieu de la mort, ne pouvait pas répondre à sa question. Au
comble de l'angoisse, le roseau ne pouvait même plus capter la douce musique qui
vibrait dans l'univers et qui lui avait pourtant procuré tant de joie. La tristesse avait
rompu ce silence magique et avec le silence, l'harmonie avait disparu !
Il commença à pleurer de désespoir. Un nouveau jour se leva sur le village et les
hommes commencèrent à s'affairer. Chacun se mit au travail et la vie suivit son rythme
habituel.
Le roseau entendit résonner au loin des pas d'hommes, accompagnés du lourd
bétail. Sa dernière heure était-elle arrivée ? Allait-il être écrasé sous le sabot d'une vache
perdant ainsi sa forme de roseau ?
Envahi par la peur et par l'angoisse, il attendit le coup de grâce… Il entendit tout à
coup le rire joyeux des enfants qui conduisaient les vaches aux pâturages. Un jeune
garçon au teint sombre et le front ceint d'un turban les guidait. Il portait sur sa poitrine
nue un bijou du même vert tendre que celui des rizières après la mousson et un « dhotî »
(morceau de tissu qu'on enroule autour de la taille et qui descend jusqu'aux pieds) jaune
d'or, serré autour des hanches.
Il était beau et si gai ! Son visage resplendissait, et bien qu'il fût parmi les plus petits
de taille, il était sans nul doute le chef des vachers de Brindavan. À pas légers, presque
dansants, il s'approcha du roseau abandonné au beau milieu du chemin et s'arrêta.
Krishna, qui pouvait entendre la voix de toutes les choses de la création, avait entendu
les plaintes du petit roseau. Il se baissa pour le ramasser. Puis continua à sautiller d'un air
joyeux en le tenant comme un bâton de commandement. Les habitants du village les
saluaient en jetant des fleurs sur leur passage et en souriant gentiment.
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Les enfants, suivis du troupeau, étaient fous de joie à la perspective d'une nouvelle
journée passée en compagnie de Krishna. Toutes les créatures du village et de la forêt en
oubliaient le poids de l'existence, la rigueur du travail et la lourdeur du temps qui passe.
Dieu était parmi eux sous forme humaine, dans le corps aimable d'un enfant,
radieux comme le soleil naissant. Respirer le même air, fouler le même sol que lui, lui
parler, jouer avec lui, le voir et répéter en chœur les refrains qu'il entonnait les
remplissaient d'une joie inexprimable.
Aucun être humain n'avait jamais éprouvé un tel bonheur. Même les dieux au plus
haut des cieux regardaient les compagnons de Krishna avec un sentiment mélangé de
joie et de douleur.
Gopâla marchait à pas légers, comblant l'atmosphère du parfum de l'amour et les
dieux auraient renoncé volontiers aux délices du ciel pour pouvoir accompagner Krishna
comme le faisaient les joyeux vachers de Brindavan.
Non seulement les dieux soupiraient-ils, mais tout ce que touchait Krishna se
chargeait d'une attraction irrésistible qui poussait les hommes, les bêtes et même les
éléments à rechercher sa présence.
Krishna souriait d'un air suave, conscient de l'amour qu'il émanait et de celui qu'on
lui vouait. Il était heureux de voir les yeux de ses petits amis, ceux des vaches et de leurs
veaux briller de bonheur.
Le Roi du ciel et de la terre marchait devant eux, les pieds nus...
Maman Yashoda craignant qu'il ne se fasse mal aux pieds au contact de cailloux
pointus, avait fait faire une paire de sandales par le cordonnier du village. Mais Krishna
avait refusé de les mettre en disant : « Maman ! Mes petits amis, les vaches et les veaux
n'ont pas de chaussures, eux ! Comment est-ce que je pourrais marcher devant eux sans
crainte des cailloux et des épines ? Comment pourrais-je mériter d'être leur chef si je ne
partage pas leurs difficultés ? Non, je mettrai ces sandales quand tu auras fait faire des
chaussures pour tous mes amis que j'aime tant ! »
Sa mère avait insisté, mais en vain. De plus, il y avait une raison secrète entre
Krishna et l'esprit de la terre. Chacun de ses pas était une caresse d'amour qu'il lui faisait,
pour refermer les plaies qu'on lui infligeait depuis si longtemps en la foulant avec haine,
terreur et arrogance. Krishna marchait donc les pieds nus devant ses compagnons, en
brandissant comme un sceptre le roseau qu'il avait trouvé par hasard sur son chemin.
Par hasard ? Oh ! Non. Rien n'arrive par hasard ni sur la terre, ni dans le ciel ! Tout
ce qui se passe est préparé depuis longtemps et chaque chose, chaque être que nous
rencontrons dans la vie, a une longue histoire à nous raconter. Le petit roseau qui avait
déjà appris le secret du silence et de l'harmonie et qui avait déjà su faire grandir au fond
de son cœur le goût de la Vérité, était maintenant entre les mains de l'enfant-Dieu...
Sa rencontre avec Krishna fut sa vraie naissance. En fait, jusqu'à cet instant, il n'avait
fait que traverser la grande nuit et pousser, tandis que maintenant il ouvrait les yeux sur
une nouvelle dimension et voyait l'esprit de la lumière !
Dans les mains de Krishna, il sentait la même fatigue étrange et le même
soulagement qu'il avait éprouvé quand, il y a longtemps, longtemps auparavant, il était
arrivé à la surface, après son lent voyage sous la terre.
Après avoir marché pendant un certain temps, les vachers arrivèrent dans une
clairière verdoyante encastrée dans la forêt, comme un œil de soleil. Les vaches
commencèrent à brouter avec délices, tandis que les enfants s'allongeaient dans l'herbe
haute pour se reposer de la longue marche. La pause fut brève ! Ils se mirent à courir les
uns après les autres en riant et en s'interpellant.
D'habitude, Gopâla était le capitaine de leurs jeux, mais ce jour-là, il resta appuyé
au tronc d'un banyan dont le feuillage aux proportions gigantesques était la plus belle
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ombrelle de toute la forêt de Brindavan. Ses compagnons l'appelaient pour qu'il vienne
jouer avec eux, mais il ne les écoutait pas et continuait son travail.
Avec un couteau, il faisait des entailles dans le roseau qu'il avait trouvé par terre. Il
était très abîmé et éclaté aux extrémités. Avec un coin de son « dhotî » jaune, Krishna le
nettoya avec amour et ensuite, avec précision et délicatesse, commença à le libérer de
tous ses résidus internes, et fit des entailles.
Le roseau eut très peur quand il vit le couteau. Cela lui rappelait le jour
apocalyptique où les hommes, armés de longs couteaux brillants, avaient dévasté la rive
des grandes eaux. Krishna se mit à parler à son cœur, et sans prononcer une parole, lui
dit : « N'aies pas peur ! Ne crains rien entre mes mains. Je t'ai choisi pour faire de toi un
instrument de bonheur. Tu seras mon sceptre et ma musique, et le ciel et la terre
danseront en soupirant quand ils entendront ta chanson ! N'aies pas peur, petit roseau...
Tant que l'homme vivra sur la terre, il se souviendra de toi et ton souvenir sera lié au
mien. Je réveillerai dans ton cœur le trésor caché de la musique qui dort en toi, et tu
seras le symbole de l'amour pur. »
D'un bout de roseau brisé, Krishna fabriqua une flûte que nous appellerons
« Muralî », une flûte aux sons tellement exquis et parfaits que jamais on en a entendu et
jamais on en entendra d'aussi beaux !
Depuis ce jour, « Muralî » devint la compagne inséparable de Krishna et l'enfantDieu maintint sa promesse. La flûte devint un instrument de joie et les vachers et les
vachères de Brindavan, les enfants et les vieillards, les hommes et les femmes et même
les animaux de la forêt et les oiseaux dans le ciel se mirent à danser !
Quand Gopâla portait la flûte à ses lèvres et commençait à jouer, le silence se
faisait dans l'air et dans le cœur des hommes. Chacun pouvait découvrir aux sons de
cette musique, l'écho de sa joie la plus pure et de sa nostalgie la plus profonde, au-delà
de tout ce qu'on pouvait rêver...
La flûte, qui avait déjà tant appris grâce aux voix de la nature, atteint la perfection,
entre les mains de Krishna.
Muralî n'était qu'une forme extérieure : il n'y avait plus rien en elle qui puisse
empêcher le souffle du Seigneur de passer. Elle avait enfin trouvé ce que cherchent tous
les cœurs qui veulent se rapprocher de Dieu : le renoncement le plus complet, l'abandon
total.
La joie de Muralî était le chant le plus suave et le plus doux qui existe : l'amour de
Dieu pour toutes ses créatures, un appel incessant qui cherche à pénétrer le cœur des
hommes pour les conduire dans la forêt enchantée, jouer avec eux et devenir leur ami.
par Milena Kunz
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