circonstances historiques communes, des emprunts similaires à d'autres peuples et la tradition
qui en résulte. La nation n'apparaît comme une entité substantielle qu'à un regard éloigné, qu'à
une vue d'ensemble. Herder est, au fond, sur le plan de la théorie sociale, comme il l'est
d'ailleurs sur le plan éthique, un individualiste4. La primauté de la société ne signifie rien
d'autre, chez Herder, que l'idée que l'histoire ne peut être que celle des peuples, celle du
peuple, et non celle des rois et de leurs ministres ; elle ne peut être que celle de la civilisation.
Et, de ce point de vue, Herder est un voltairien qui ne s'ignore pas...
Une anthropologie de la diversité
7Il y a cependant deux sources majeures de la pensée de Herder, sans lesquelles il n'est pas
facile de la comprendre, et toutes deux ont eu une énorme influence sur
l'Aufklärung allemande : ce sont l'œuvre de Leibniz et celle de Rousseau.
8Sans Rousseau, il n'est pas possible de comprendre la logique qui unit le rationalisme de
Herder à son anthropologie de la diversité. C'est Rousseau qui, le premier sans doute, nous a
fait comprendre que la raison et la liberté étaient une seule et même chose. Herder lui emboîte
le pas. Précurseur de Bolk et de Géza Roheim5, théoricien de l'immaturité essentielle de
l'homme ou, tout au moins, de son indétermination, qui fait sa liberté, mais qui est également
la raison même de sa raison, Herder montre clairement que la diversité des cultures est la
conséquence directe de l'existence de cette raison, qui n'est pas une faculté distincte, mais, en
quelque sorte, l'être même de l'homme. La différence entre l'homme et l'animal n'est pas une
différence de facultés, mais, comme il le dit dans le Traité sur l'origine de la langue, une
différence totale de direction et de développement de toutes ses facultés (1977 : 71).
9Mais si la raison n'est pas une faculté séparée et isolée, elle est présente dès l'enfance, dès
l'origine, dans le moindre effort de langage. La raison herderienne est une raison du sens, non
une raison du calcul, une raison vichienne, non une raison cartésienne, mais c'est une raison
tout de même. Et fort importante, puisque la seconde ne va pas sans la première ; et puis parce
que la raison cartésienne ne fonde ni morale ni droit.
10Herder, comme Vico, a pressenti à quoi conduisait un certain cartésianisme. S'il n'existe
pas un trésor de sens, où chacun puisse puiser ce qui le fait cet être unique et, en même temps,
de part en part dicible (donc, par là même, en qui subsiste toujours du non-dit), qu'est un être
humain, alors on parvient rapidement à l'humpty-dumptisme, qui est la pire des tyrannies.
Chacun va décréter le sens des mots dans la mesure du pouvoir dont il dispose. Il n'y aura plus
aucun contrat possible, aucune entente, sinon par le pouvoir despotique de quelque Léviathan.
La politique de Descartes, ce ne pourrait être, effectivement, dans ces conditions, que le
monstre froid que décrit Hobbes et où c'est, effectivement, le souverain qui décide du sens des
mots. C'est bien ce monstre que les grands hommes d'Etat du XVIIe siècle cherchent à réaliser,
à commencer par le cardinal de Richelieu. Cela aboutit finalement à la fameuse « langue de
bois », même si cela ne commence que par d'apparemment innocentes académies.
Un eudémonisme relativiste
11L'idée de l'essentielle variabilité humaine conduit à une éthique d'une grande souplesse,
puisque, pour Herder, la raison est d'abord inhérente à la sensibilité ; et donnant pour fin à
l'homme le bonheur, elle en modèle la figure idéale en fonction de la diversité des besoins et
des sentiments. L'infinie variété des circonstances produit aussi une infinie variété des
aspirations et le bonheur, qui est le but de notre existence, ne peut être atteint partout de la
même façon : « Même l'image de la félicité change avec chaque état de choses et chaque