Telechargé par guiyaumed

Persée Terres et Immigrations

publicité
Hommes et Migrations
Au cœur de "l'affaire". Un professeur de Creil témoigne
Luis Cardoso
Résumé
Trois jeunes filles qui se rendaient en classe coiffées d'un foulard dit "islamique ont provoqué un débat national sur la laïcité
française un siècle après Jules Ferry, sur la place de l'islam en France et même, plus généralement, sur l'intégration des
populations immigrées ou issues de l'immigration.
Luis Cardoso, qui au collège Gabriel-Havez a vécu "l'affaire" depuis ses prémices et qui avait à l'automne une des adolescentes
dans sa classe, retrace les différentes étapes de ce qui est devenu une polémique à rebondissements.
En encadré, Alain Seksig évoque un souvenir personnel, presque une fable intime dont la "morale" éclaire encore ses
convictions et dont il tire la conclusion suivante : l'appartenance religieuse ressort du domaine privé.
Citer ce document / Cite this document :
Cardoso Luis. Au cœur de "l'affaire". Un professeur de Creil témoigne. In: Hommes et Migrations, n°1129-1130, Février-mars
1990. Laïcité – Diversité. pp. 7-12;
doi : https://doi.org/10.3406/homig.1990.1404
https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1990_num_1129_1_1404
Fichier pdf généré le 27/02/2019
AU
CŒUR
DE
Un
professeur
"L'AFFAIRE"
de
Creil
témoigne
par Luis Cardoso *
Trois jeunes fiiies qui se rendaient en classe coiffées d'un foulard dit "islamique ont
provoqué un débat national sur la laïcité française un siècle après Jules Ferry , sur la
place de l'islam en France et même, plus généralement, sur l'intégration des popula¬
tions immigrées ou issues de l'immigration.
Luis Cardoso, qui au collège Gabriel-Havez a vécu T affaire " depuis ses prémices et qui
avait à l'automne une des adolescentes dans sa classe , retrace les différentes étapes de
ce qui est devenu une polémique à rebondissements.
En encadré, Alain Seksig évoque un souvenir personnel , presque une fable intime dont
la "morale " éclaire encore ses convictions et dont il tire la conclusion suivante : l'appar¬
tenance religieuse ressort du domaine privé.
?fT
JL/ AFFAIRE du voile islamique" est née pour l'opi¬
nion en septembre 1989. Si l'on en croit les médias, le
proviseur du collège Gabriel-Havez de Creil aurait
exclu trois lycéennes pour port du tchador (sic).
C'est alors que certains professeurs évoquèrent le cas
de trois jeunes filles porteuses d'un "voile" : si l'on
demandait à des enfants juifs de respecter le cadre
laïque des établissements scolaires, il fallait agir de
même vis-à-vis de ces jeunes filles musulmanes...
Les vacances d'été passent, la rentrée arrive. Je dois
avoir Fatima A. dans une de mes classes ; je ne la verrai
pas avant le 9 octobre ! Elle et sa sœur (sur la
demande de leur père ?) refusent de reprendre les
tion de maison d'enfants (A.M.E.) du château de La- cours. Finalement, trois semaines après la rentrée, une
versine, proche de Creil, ne viennent pas en classe le note de service nous apprend qu'il faut refuser en
samedi matin et, en septembre, ne rentrent qu'une classe tout élève se présentant avec un "voile". Quelques
dizaine de jours après tout le monde. Considérant que jours après, Samira S. est envoyée dans le bureau du
principal, qui la fait, après une âpre discussion,
la situation n'avait que trop duré, M. Chénière, princi¬
pal du collège, et avec lui le conseil d'administration
raccompagner
avec
un mot avertissant
par une lasurveillante
famille de la
jusque
nouvelle
chezsituaelle
réuni en juin 1989, avaient décidé que l'absence aux
cours pour
rentrée
scolaire
raisons
suivante.
religieuses ne serait plus tolérée à la
* Creil.
Professeur d'histoire-géographie au collège Gabriel-Havez de
Rappelons quelques faits, pour bien comprendre de
qui et de
élèves
de quoi
confession
l'on parle.
israélite
Depuismembres
plusieursdeannées,
l'Associa¬
des
HOMMES & MIGRATIONS
N° 1 129-1 130 - FEVRIER-MARS 1990
7
DE L'AFFICHAGE
DE L'APPARTENANCE RELIGIEUSE
DANS L'ESPACE PUBLIC
par Alain Seksig
Si tant est que l'on puisse assimiler le foulard
peuvent
pour
àleur
ce
quoi
nombreux
avec
compris
«établi
unqu'en
notamment
école
signe
le
Argument
jeles
dès
port
porter
souscris
dans
dit
autres
d'appartenance
les
sont
».
deEnfin,
dans
premiers
dans
des
leur
lacent
les
?»
entièrement),
kippa
établissements
jeunes
ce
kippa,
leil Et
fois
numéro
quartier
s'est
jours
par
de
juifs
pourquoi
entendu
religieuse
trouvé
certains
faire
dedu
Jacques
portant
le
"l'affaire".
Marais,
scolaires,
rapprochement
remarquer
certaines
:pas
jeunes
(cf.
« kippa
SiBerque,
leà àfoulard
ce
les
juifs,
Paris,
adans
auto¬
sujet
uns
que
étéyà
rités rabbiniques pour défendre le droit d'afficher
ses convictions religieuses contre ce qu'ils estiment
être "l'intolérance laïque".
De quoi effectivement donner mauvaise
conscience (ou la nourrir) à plus d'un laïque
convaincu...
Avant même la salutaire réaction d'un cer¬
tain nombre d'intellectuels juifs interdisant que
l'on parle ainsi en leur nom, un souvenir persis¬
tant
de boussole
a éclairéetmon
intime
propre
antidote
jugement.
contreManière
les faux
arguments et les incantations démagogiques que
ce moment-là personnellement vécu :
Il y a treize ans, à la mort de mon père, je me
rendais chez notre vieux rabbin de famille. Installé
dans une cité HLM de la banlieue parisienne, cet
homme connaissait bien ma famille en Algérie
pour ou
sions
y avoir
bar-mitzvas.
célébré nombre mariages, circonci¬
Il me savait laïc et non pratiquant, ce qui, à
l'ordre". me valait quelque discret "rappel à
l'occasion,
Ce jour-là, je venais le chercher pour que,
conformément à la loi religieuse, il vienne prier au
domicile de mon père, défunt. Entrant chez lui,
je coiffais ma calotte. En sortant, à ses côtés,
je m'interrogeais — la peine tout entier m'enva¬
hissait alors, mais la question avait réussi à se
frayer un chemin jusqu'à ma conscience — : «Je
l'enlève ou je la garde ?» Je décidais, pour ne pas
indisposer le rabbin, de garder ma calotte sur la
tête.
Du moins m'imaginais-je ainsi le contenter
car à peine avions-nous franchi le pas de la porte
8
tion : l'élève n'est pas renvoyée du collège au sens strict
du terme (seul le conseil de discipline peut prendre une
telle décision, insistons sur ce point).
Résumons : des élèves reprenant les cours quand ils le
veulent bien, s'absentant systématiquement le samedi
matin, d'autres venant avec un voile et refusant de
rentrer en classe (pour deux jeunes filles).
Cette affaire a certes fait surgir un certain refoulé, mais
aussi un nombre surprenant de contradictions. Les
jeunes filles concernées, les premières, ne semblent
pas avoir toujours un comportement logique quant à
leurs convictions : elles veulent, disent-elles, vivre
pleinement leur religion, en bonnes fondamenta¬
listes1 qu'elles paraissent être. Elles respectent certains
préceptes
la
voir
mollet,
font
les
Toutes
cours
reproduction
photographes,
faire
led'E.P.S.
bas
suivant
trois
des
essentiels
dephotos
sont
lases
demode
se
dans
son
jambes,
du
d'identité
laissent
Coran,
actuelle.
image,
unedes
école
filmer
sans
mais
enLes
chevilles
revanche
"voile",
simixte,
deux
par
Samira
les
jusqu'à
sœurs
posent
suivent
elle
caméras.
S. refuse
laisse
A.
pour
miles
se
Ces trois adolescentes me semblent être le symbole
d'un des problèmes actuels de l'islam, problème qui
concerne tous ceux qui vivent leur religion dans un pays
à majoritéet non-musulmane.
tradition
modernité ?
Est-il possible de concilier
C'est en tout cas au nom de cette modernité honnie et
d'un certain rejet de la société française telle qu'elle se
donne à voir que certains utilisent ces jeunes filles à des
fins encore bien obscures à Creil, mais claires à Noyon.
Par exemple, là où le voile avait été accepté, le dialogue
se poursuivant avec les familles concernées, d'autres
exigences sont très vite apparues (les mêmes que pour
d'autres confessions, d'ailleurs) : refus de certaines disci¬
plines, de leur contenu, exigences quant à la mixité, etc.
Les médias et à leur suite l'opinion, se sont focalisés sur
ce "voile", après un article scandaleux du Courrier pi¬
card. Il faudrait quand même se demander pourquoi la
presse n'a retenu qu'un des aspects de la question, en
passant sous silence l'absentéisme des élèves israélites... Il est vrai que des jeunes filles voilées, voilà du
sensationnel à la une, qui fait vendre du papier ou aug¬
mente les taux d'écoute dans une période où l'actualité
ne Roumanie
de
connaît pas! l'intensité dramatique des événements
Certains nous ont demandé comment des élèves pou¬
vaient être laïques si elles ne passaient pas par l'école
qui leur apporterait cette laïcité ? Mais comment peutN° 1 129-1 130
HOMMES
- FEVRIER-MARS
& MIGRATIONS
1990
on prétendre
troisième
!
cela : elles sont en quatrième et en
D'autres ont parlé d'agression injustifiée, de racisme
latent et sournois envers une — et une seule —
communauté immigrée, en l'occurrence maghrébine.
Cette accusation ne tient pas à l'épreuve des faits
résumés ci-dessus ; il faut être sérieux et avoir des
positions responsables quand on prétend représenter
une communauté, quelle qu'elle soit.
Les lettres de réactions reçues au collège se sont
ensuite multipliées. Mises à part de très nombreuses
lettres de soutien "inconditionnel", se sont déga¬
gées deux positions plus tranchées et fort diver¬
gentes l'une de l'autre :
— d'une part l'imbécillité, la haine de l'Autre, le
racisme abject et vulgaire : « Qu'elles s'en aillent,
qu'ils retournent chez eux ». Très honnêtement, ces
infâmes bafouilles ont été très peu nombreuses et —
mais est-il nécessaire de le préciser ? — nous ne
nous reconnaissons pas dans cette caricature
grotesque de "l'Occident" ;
— d'autre part le réflexe identitaire, mais parfois aussi
de repli sur soi : "«Nous, immigrés maghrébins,
dénonçons le fantasme qui consiste à voir un
ayatollah derrière chaque immigré ».
Je l'ai dit, ces prises de position me semblent à l'opposé
l'une de l'autre et pourtant quelque chose les
rapproche : cet emploi des pronoms "ils" ou "nous".
Peut-on croire à l'intégration si l'on continue à voir les
choses de cette façon ?
Une enquête récente SOFKES-Nouvel Observateur du
23-29 mars 19892 montrait que 27 % seulement des
musulmans
musulmans,
étant
était
que
des
rompre
impensable
personnes
29possible,
français
%avec
choisiraient
de
ilcontre
yl'islam
etFrance
aopteraient
interrogées
musulmans
encore
59(pourcentage
interrogés
des
%quelques
qui
pour
établissements
pensaient
à la
se l'école
seconsidéraient
fois
années).
énorme
sentaient
; que
71publique
%,
privés.
l'on
etsi
avant
presque
lepouvait
comme
44
choix
alors
tout
%
Il semble, selon les conclusions de cette enquête, que
l'on se dirige de plus en plus vers un islam "ouvert et
sécularisé", presque "laïque" ! Le danger d'un islam
intégriste en France est donc une crainte chimérique,
mauvais rêve de quelques frileux intransigeants, laïcs
de fraîche date. D'ailleurs, si danger intégriste il y a, ses
manifestations en milieu scolaire ne sont pas le résultat
de pressions de certains milieux islamiques. Au
contraire, depuis plusieurs années certains milieux
catholiques, protestants et juifs ne cessent de harHOMMES
N° 1 129-1 130
& MIGRATIONS
- FEVRIER-MARS 1990
de l'immeuble que celui-ci se retournait vers moi :
« Enlève-la ! chez moi, bien sûr, tu peux porter la
kippa,
es chezchez
tout moi
le monde...
tu es chez
» toi ; mais , dans la rue tu
Cet homme qui vivait tout entier par et pour
la religion, ne s'intéressant que de très loin aux
affaires de la cité et n'ayant peut-être même
jamais voté de sa vie en France, bien que de natio¬
nalité française depuis... le décret Crémieux,
pouvait-il mieux dire qu'il faisait sienne la concep¬
tion laïque de distinction entre espace public et
territoire privé ? Mieux dire que le sentiment
religieux se vit à l'intérieur de soi et n'a nujl besoin
de s'arborer "crânement".
Un peu plus tard, le rabbin devait nous
adresser un second message d'ouverture et
d'intelligence, d'autant plus fort et émouvant que
dépouillé de tout effet ostentatoire. Tout ce qui
devait être dit et lu en pareille circonstance l'avait
été huit jours durant ; les mots et les gestes quoti¬
diens s'apprêtaient à recouvrir péniblement le
silence du deuil partagé..., alors notre rabbin
sortit de sa poche un livre de petit format,
précautionneusement couvert de chatterton noir.
Il ouvrit le livre, sa voix doucement s'éleva pour
l'ultime prière : en arabe, en judéo-arabe...
Quatre remarques pour conclure :
1 — J'ai mené ma propre enquête dans les
écoles élémentaires du Marais : il y a quelques
années, un élève portait effectivement la kippa :
c'était un enfant profondément handicapé, admis
dans une classe relevant de l'éducation spéciali¬
sée. Les enseignants avaient alors jugé qu'il s'agis¬
sait là au moins autant d'un signe d'affirmation in¬
dividuelle que d'appartenance religieuse stricte
et avaient accepté de le tolérer. Encore les pa¬
rents ont-ils, au bout de quelques mois, décidé
d'inscrire leur enfant dans une école privée juive.
Sans nier bien sûr qu'il puisse y avoir, dans tel ou
tel établissement scolaire à travers la France, des
élèves portant la kippa, telle n'est en tout cas pas
la situation dans les écoles du Marais, quartier
où une population juive est de longue date instal¬
lée et ne cache pas en général sa ferveur religieuse.
Les écoles du Marais qui accueillent des élèves
coiffés de kippas sont des écoles privées.
2 — Visitant il y a peu le très beau "Musée
de la Diaspora" à Tel-Aviv, je fus frappé par une
scène sculptée reproduisant une famille attablée
un soir de seder, à l'occasion des pâques juives :
aucun des hommes attablés — grand-père, père,
9
fils — n'est coiffé de la kippa. J'interrogeais alors
un responsable du musée que cela surprit ! Il
ne l'avait pas remarqué et pensait que le port de
la kippa — dont l'origine remonte aux prêtres de la
Bible mais ne fait pas l'objet d'un impératif reli¬
gieux — ne s'était véritablement généralisé qu'au
XIXe siècle (la sculpture reproduisant une scène
du XVIIIe siècle).
3 — Lors d'une réunion publique à la Mutua¬
lité (le 28 novembre 1989), Alain Finkielkraut
rappelait qu'au XIXe siècle, Samson-Raphaël
Hirsch, rabbin de Francfort, fondateur de la pre¬
mière école privée juive, demandait à ses élèves
d'ôter leur kippa lors des cours d'instruction
profane, ajoutant que rien ne doit protéger devant
le savoir et qu'il convient de se présenter à lui tête
nue.
4 — L'école publique, quant à elle, a depuis
longtemps prouvé sa capacité à dialoguer et à
s'adapter : il n'est plus guère de cantine scolaire
aujourd'hui qui ne propose d'autre plat aux élèves
juifs et musulmans qui le demandent, lorsque du
porc est inscrit au menu. Ce qui signifie tout
simplement qu'il est des aspects négociables de la
présence du religieux à l'école, d'autres qui ne le
sont pas quand ils sont ouvertement ou subrepti¬
cement destinés à pervertir l'espace public,
s'opposer aux principes de la laïcité qui le régis¬
sent, établir la prééminence de la loi religieuse —
et quelquefois prétendue telle — sur la loi
commune et confiner les individus à la reproduc¬
tion obligée de comportements claniques.
celer les ministères compétents ou les académies de de¬
mandes pressantes — et précises — concernant les
contenus de l'enseignement ou les rythmes sco¬
laires (l'organisation de la semaine notamment).
Pour moi, il n'y a pas d'ambiguïté : les trois adoles¬
centes "voilées" ne sont pas maghrébines, immigrées
ou franco-maghrébines, elles sont françaises à part
entière, c'est-à-dire tout cela à la fois.
Il n'est pas inutile de rappeler que cette affaire n'a
concerné en tout et pour tout que trois élèves sur 875
(dont environ 500 susceptibles d'appartenir à l'islam) et
que l'on n'a vu apparaître aucun nouveau voile. Ceci est
d'une importance capitale : n'est-ce pas la preuve que
la population du plateau Rouher a dans son immense
majorité, non seulement compris notre position, mais
aussi qu'elle n'est pas si réceptive qu'on voudrait le
laisser entendre aux idées intégristes ?
10
Les professeurs de Creil n'ont d'ailleurs jamais consi¬
déré ces trois élèves-là comme des "porte-drapeaux" de
l'intégrisme musulman.
Le dialogue s'est engagé, même si par la force des
choses il fut bien mince : une réunion a notamment eu
lieu le samedi 7 octobre 1989 avec les parents des trois
jeunes filles, les présidents des amicales (laïques) tuni¬
sienne, marocaine et algérienne, un représentant de
l'association Attadamoun (laïque, marocaine), membre
de la ZEP de Creil et bien implantée sur le plateau
Rouher, et enfin des représentants des parents d'élè¬
ves. Un compromis réussit à être établi : les élèves gar¬
deraient leur "voile" jusqu'à l'entrée en salle de classe et
elles le laisseraient ensuite tomber sur leurs épaules.
Ce geste nous éclaire, il me semble, sur cet "attribut
vestimentaire" : dans le cas des soeurs A., par exemple,
il s'agit en fait d'un foulard, et comme nous l'a bien
expliqué S. M. Hassan II à l'Heure de vérité : « le foulard
coranique n'existe pas ». C'est ce que nous avaient dit
également les représentants des associations le samedi
7 octobre 1989 ; cela étant, la mesure prise à ren¬
contre des jeunes filles se déplaçait alors du cultuel vers
le culturel. La communauté maghrébine était donc
directement visée, agressée violemment par une insti¬
tution omnipotente, sûre d'elle-même, sourde au dialo¬
gue... La décision prise était somme toute arbitraire !
Cette position me semble non seulement fantaisiste,
mais surtout irresponsable.
Fantaisiste, car le foulard est vécu par les jeunes filles
elles-mêmes comme un élément religieux de premier
ordre. Mais aussi d'une certaine façon par nous qui les
voyons : comment pourrait-on connaître autrement la
religion de ces enfants, alors qu'elle n'est demandée
dans aucun questionnaire ?3
Irresponsable,
deux
fait)
parents
bords
et
conforter
des
à secar
jeunes
radicaliser
les
filles.
c'était
velléités
pousser
(c'estded'ailleurs
refus
les extrémistes
de cela qu'ils
part des
ont
De fait trois jours
adolescentes
refusaient
après,delenouveau
mardi 10d'assister
octobre,aux
lescours
trois
tête nue ! La situation s'est alors tendue, le harcèle¬
ment des médias quasi permanent — et souvent indé¬
cent — ne concourant pas à l'améliorer...
Aujourd'hui,
aux bouleversements
la passionextraordinaires
est retombée. de
L'actualité
l'Est euro¬
est
péen ; "l'affaire du voile" est, selon les médias, un "vieux
débat" !
HOMMES & MIGRATIONS
N° 11 29-1 130 -FEVRIER-MARS 1990
Les deux sœurs A. ont repris les cours le 2 décembre
1989, après nouvelle acceptation du compromis. Elles
sont de nouveau dans la même classe, différente de
celle où elles avaient été inscrites en début d'année.
Samira S. a finalement repris les cours le 26 janvier
1990.
Quant aux réactions des gens face à cette affaire, les
contradictions là aussi ont été nombreuses.
Certains, qui se battent depuis des années pour que la
condition des femmes d'origine musulmane vivant en
France s'améliore, ont tout à coup accepté le port du
voile à l'école au nom du droit à la différence. Peutêtre est-ce oublier que le droit à la différence sousentend parfois différence des droits, en clair inégalité
juridique des individus ?
D'autres ont rappelé la nécessité d'intégrer des groupes
d'individus et non pas des individus. Dans le même
temps,à ils
aller
l'encontre
dénonçaient
du mouvement
une mesure d'individuation
qui leur paraissait
de
l'existence, idée de plus en plus présente dans notre
société et notamment chez les jeunes (si ce mot a un
sens).
D'autres encore, tiers mondistes de longue date, ont
été taxés d'anti-tiers mondisme du jour au lendemain
parce qu'ils ne pensaient pas que l'on devait autoriser
le port du voile en classe !
On pourrait ainsi multiplier les exemples ; mais c'est
une redoutable dialectique, celle qui consiste finale¬
ment à devoir être "pour" ou "contre", les bons dans un
camp, les méchants dans l'autre...
Cette somme de contradictions, nous l'avons bien sûr
éprouvée à Creil ; mais la différence tient à ce que nous
devons la gérer au quotidien. Or, si le port du foulard
est passé effectivement "inaperçu" au collège pendant
deux ans, ne peut-on penser qu'il devait inconsciem¬
ment être ressenti comme une gêne, puisqu'une très
large majorité de professeurs s'est montrée d'accord
avec la décision du conseil d'administration (et non pas
solidaire du principal, M. Chénière, la question ici ne
se posant pas).
Cette gêne éprouvée, même si elle n'a pas été expri¬
mée, vient peut-être de ce que la laïcité étant l'espace
où l'on débat (particulièrement la salle de classe), il
devenait
de
droits difficile
de la femme
de parler
devant
de des
liberté
enfants
d'expression
considérées
ou
— même à tort — comme voilées.
Non pas que l'école occulte le fait religieux : ceux qui le
HOMMES
N°
1129-1130-FEVRIER-MARS
& MIGRATIONS
1990
pensent n'ont sans doute pas ouvert un manuel
d'histoire-géographie ou d'éducation civique depuis
longtemps. En sixième, les religions égyptienne, hébraï¬
que, grecque, romaine, chrétienne, hindoue et boud¬
dhiste sont abordées ! En cinquième sont étudiées les
religions chrétienne, orthodoxe et musulmane et le
développement de la chrétienté romaine (par oppo¬
sition à celle de l'Empire byzantin) dans le monde
médiéval. La deuxième partie du programme d'éduca¬
tion civique, la même année, propose un apprentissage
de la diversité et de la tolérance. La place des immigrés
dans le développement économique et culturel de la
France est alors largement évoquée. Elle est reprise
dans certaines questions abordées en histoire contem¬
poraine (programme de troisième) ou en géographie
(programme de quatrième notamment). L'apprentis¬
sage de la tolérance suppose que l'on reconnaisse
l'autre comme son semblable, sans nier son altérité4,
mais
chacun
en
place
la
de
temps
religion
adoptant
lesc'est
etdedévelopper.
d'entre
l'étude
s'ancrer
déjà
existent
desnous.
en
des
positions
dans
soibel
questions
Mais
Ne
unle
etle
écueil
vécu
rigoristes
bien
en
rendons
liées
tout
quotidien
;difficile
sans
à pas
cas,
ou
l'immigration
doute
"définitives".
laissons-leur
àinfranchissable
du
franchir
collège.
convient-il
pour
ouLa
leà
Cependant,
affirmer
certaines
si dansvaleurs
ma pratique
considérées
d'enseignant
comme je
univer¬
veux
selles, cela suppose que les enfants autour de moi
soient prêts à m'écouter et, si possible, à m' entendre —
au sens fort du terme. Or, si un ou une élève s'enferme
dans son altérité — et ce me semble être le cas ici —, je
me sens en droit de lui faire remarquer que l'affirma¬
tion ostentatoire de sa différence dérange le bon
déroulement de la classe. De la même façon que
certains intellectuels musulmans modérés ont affirmé,
lors de l'affaire Rushdie, que la liberté d'expression ne
permettait pas d'écrire n'importe quoi sur n'importe
qui, j'affirme que la liberté d'opinion religieuse n'ouvre
pas la porte à tous les comportements possibles.
Je le dis pour l'islam aujourd'hui, mais ceci est valable
pour toutes les religions pratiquées en France.
Le problème est pour l'islam beaucoup plus complexe,
c'est évident, car il n'a pas de véritable reconnaissance
dans notre pays ; mais il n'a pas non plus de véritable
représentativité, dans le sens où une multitude d'asso¬
ciations ou groupes "rivaux" prétendent parler pour
tous les musulmans de France. Cela suppose peut-être
de la part de ces derniers une volonté décidée de clari¬
fier leur organisation, mais aussi de définir ce qui peut
être raisonnablement "sacrifié" dans le message du
Prophète pour pouvoir vivre dans une société nonmusulmane. Ici apparaît la question du choix, posé à
11
chaque immigré, musulman ou non. Il y a certainement
un pas douloureux à franchir (j'en sais moi-même quel¬
que chose) et il n'est simple pour personne. Mais il est
certainement nécessaire de l'accomplir afin de permet¬
tre la vie en commun. Ce mouvement ne concerne pas
seulement les musulmans ; et nombreux sont ceux, en
France, qui sont prêts à faire ce pas en direction de
l'islam. S'il n'y a bien évidemment pas un ayatollah
derrière chaque immigré, il n'y a pas, à l'évidence, un
raciste derrière chaque non-musulman !
La priorité semble donc être la redéfinition de la "règle
du jeu" : celle-ci est-elle floue, ambiguë parfois, sur la
laïcité et l'école ? On peut et on doit en discuter. Mais
pas en posant comme préalable l'autorisation du port
du foulard (ou encore la révision du contenu de cer¬
taines disciplines) sans accepter en contrepartie l'idée
que, si ce foulard n'est peut-être pas en lui-même un
objet "condamnable", il peut être malgré tout généra¬
teur de conflits à moyen ou long terme, dans des quar¬
tiers
exacerbés.
où les problèmes sont déjà nombreux et souvent
C'est sur ce dernier aspect que je Voudrais insister. La
position
doute aussi
défendue
une sorte
pardelesai
enseignants
d'alarme face
de Creil
à la situation
est sans
de délabrement de certains quartiers, comme ceux
situés en Zone d'éducation prioritaire (ZEP). Le débat
sur la religion et l'école s'ajoute à tous les problèmes
auxquels nous devons faire face quotidiennement, tant
les élèves en sont marqués : problèmes affectifs,
sociaux, raciaux ; prédélinquance et violence sur¬
tout.
Dans ce climat, les enfants d'origine maghrébine ne
posent pas plus de problèmes que les autres, penser le
contraire me parait faux, comme le fait de dire que la
majorité d'entre eux est en échec scolaire. Que l'on
montre les chiffres prouvant ce fait ! Et si d'aventure ils
sont en échec scolaire, c'est oublier qu'à conditions
sociales et culturelles égales, leurs petits camarades
"français" le sont tout autant qu'eux.
L'échec scolaire n'est donc pas un problème spécifi¬
quement lié à l'immigration, mais à l'existence de "ghet¬
tos" culturels et sociaux. Or, quand on sait que la nou¬
velle carte scolaire de la région creilloise prévoit un
"recrutement" des élèves du collège Gabriel-Havez
limitéréelle
une
au plateau
volontéRouher,
d'en finir
on peut
avecsecette
demander
"théorie
s'il des
ya
grands ensembles".
L'école, accusée de tous les maux, n'est pas responsable
de cette situation, mais elle doit compter avec elle.
Ceux qui pensent que les choses sont simples, qu'il
12
suffit après tout de laisser chacun libre de faire ce qu'il
veut, de n'avoir aucune exigence, devraient venir faire
un petit stage à Creil et se frotter un peu à la réalité des
choses... Mais ce serait tellement plus simple si le
collège ou le lycée pouvaient régler seuls ce problème, et
avec lui ceux du chômage, de la délinquance, de la
drogue, de la violence ; demain, ceux de la faim dans le
monde, de la couche d'ozone ou peut-être aussi de
l'Antarctique ? Simplisme d'esprit !
Les enseignants ne sont pas les êtres providentiels qui
vont remédier à tous les maux grâce à la transmission
des différents savoirs puisés dans différentes cultures.
Je ne vois d'ailleurs pas en quoi cette idée est moins
choquante, par exemple, que le fait de refuser des
voiles en classe ou les absences systématiques du
samedi matin pour motifs religieux. Notre métier
consiste-t-il à prendre des enfants croyants ou non, et
à en faire de bons laïcs, de bons agnostiques ou de
bons athées (notons d'ailleurs qu'on n'a pas telle¬
ment entendu parler de leurs droits, à tous ces "nonreligieux"...) ? Je réponds non : je ne me reconnais
pas dans cette école militante. Comment concilier
cette idée avec le respect de la différence, c'est une
nouvelle contradiction que je ne saisis pas bien...
La neutralité, au contraire, n'est nullement aseptisante.
Elle est de toute façon un mythe : peut-elle être totale ?
Parlant du nazisme, puis-je le faire de façon neutre, sans
passion aucune ? Cependant, mon but n'est pas de
convaincre à tout prix que le nazisme est la pire idéo¬
logie engendrée par l'homme, mais de donner des
éléments de réflexion permettant d'avoir un juge¬
ment critique sur cette période noire de l'histoire
mondiale. Donner des éléments d'analyse, des clés
pour la lecture du monde contemporain, et non des
synthèses "prémâchées" que les élèves n'auraient
plus qu'à
notre
travail.
ingurgiter, voilà à mon avis le sens de
Pour
œuvrercela,
dansjede ne
bonne
demande
conditions
qu'une
de travail
choseet : d'accueil
pouvoir
des élèves. Dans cet ordre d'idées, la religion doit
rester,
dans le cœur
autantdeque
chacun.
possible, à la porte du collège et
(1) A ne pas confondre avec intégristes.
(2) Donc parue bien avant que ne surgisse le problème de Creil.
(3) Le fait d'associer le foulard au voile (ou au tchador) est une
preuve de méconnaissance de l'islam : je fais volontiers mon
mea culpa. Je me suis depuis documenté quelque peu sur la
question. Mais il n'empêche qu'il est considéré comme un
objet religieux par ces jeunes filles ; ceci ne laisse d'ailleurs pas
de m'étonner...
(4) Dans le cas inverse, on ne pourrait avoir qu'une fausse
reconnaissance.
HOMMES & MIGRATIONS
N° 1129-1130-FEVRIER-MARS 1990
Téléchargement