Hommes et Migrations Au cœur de "l'affaire". Un professeur de Creil témoigne Luis Cardoso Résumé Trois jeunes filles qui se rendaient en classe coiffées d'un foulard dit "islamique ont provoqué un débat national sur la laïcité française un siècle après Jules Ferry, sur la place de l'islam en France et même, plus généralement, sur l'intégration des populations immigrées ou issues de l'immigration. Luis Cardoso, qui au collège Gabriel-Havez a vécu "l'affaire" depuis ses prémices et qui avait à l'automne une des adolescentes dans sa classe, retrace les différentes étapes de ce qui est devenu une polémique à rebondissements. En encadré, Alain Seksig évoque un souvenir personnel, presque une fable intime dont la "morale" éclaire encore ses convictions et dont il tire la conclusion suivante : l'appartenance religieuse ressort du domaine privé. Citer ce document / Cite this document : Cardoso Luis. Au cœur de "l'affaire". Un professeur de Creil témoigne. In: Hommes et Migrations, n°1129-1130, Février-mars 1990. Laïcité – Diversité. pp. 7-12; doi : https://doi.org/10.3406/homig.1990.1404 https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1990_num_1129_1_1404 Fichier pdf généré le 27/02/2019 AU CŒUR DE Un professeur "L'AFFAIRE" de Creil témoigne par Luis Cardoso * Trois jeunes fiiies qui se rendaient en classe coiffées d'un foulard dit "islamique ont provoqué un débat national sur la laïcité française un siècle après Jules Ferry , sur la place de l'islam en France et même, plus généralement, sur l'intégration des popula¬ tions immigrées ou issues de l'immigration. Luis Cardoso, qui au collège Gabriel-Havez a vécu T affaire " depuis ses prémices et qui avait à l'automne une des adolescentes dans sa classe , retrace les différentes étapes de ce qui est devenu une polémique à rebondissements. En encadré, Alain Seksig évoque un souvenir personnel , presque une fable intime dont la "morale " éclaire encore ses convictions et dont il tire la conclusion suivante : l'appar¬ tenance religieuse ressort du domaine privé. ?fT JL/ AFFAIRE du voile islamique" est née pour l'opi¬ nion en septembre 1989. Si l'on en croit les médias, le proviseur du collège Gabriel-Havez de Creil aurait exclu trois lycéennes pour port du tchador (sic). C'est alors que certains professeurs évoquèrent le cas de trois jeunes filles porteuses d'un "voile" : si l'on demandait à des enfants juifs de respecter le cadre laïque des établissements scolaires, il fallait agir de même vis-à-vis de ces jeunes filles musulmanes... Les vacances d'été passent, la rentrée arrive. Je dois avoir Fatima A. dans une de mes classes ; je ne la verrai pas avant le 9 octobre ! Elle et sa sœur (sur la demande de leur père ?) refusent de reprendre les tion de maison d'enfants (A.M.E.) du château de La- cours. Finalement, trois semaines après la rentrée, une versine, proche de Creil, ne viennent pas en classe le note de service nous apprend qu'il faut refuser en samedi matin et, en septembre, ne rentrent qu'une classe tout élève se présentant avec un "voile". Quelques dizaine de jours après tout le monde. Considérant que jours après, Samira S. est envoyée dans le bureau du principal, qui la fait, après une âpre discussion, la situation n'avait que trop duré, M. Chénière, princi¬ pal du collège, et avec lui le conseil d'administration raccompagner avec un mot avertissant par une lasurveillante famille de la jusque nouvelle chezsituaelle réuni en juin 1989, avaient décidé que l'absence aux cours pour rentrée scolaire raisons suivante. religieuses ne serait plus tolérée à la * Creil. Professeur d'histoire-géographie au collège Gabriel-Havez de Rappelons quelques faits, pour bien comprendre de qui et de élèves de quoi confession l'on parle. israélite Depuismembres plusieursdeannées, l'Associa¬ des HOMMES & MIGRATIONS N° 1 129-1 130 - FEVRIER-MARS 1990 7 DE L'AFFICHAGE DE L'APPARTENANCE RELIGIEUSE DANS L'ESPACE PUBLIC par Alain Seksig Si tant est que l'on puisse assimiler le foulard peuvent pour àleur ce quoi nombreux avec compris «établi unqu'en notamment école signe le Argument jeles dès port porter souscris dans dit autres d'appartenance les sont ». deEnfin, dans premiers dans des leur lacent les ?» entièrement), kippa établissements jeunes ce kippa, leil Et fois numéro quartier s'est jours par de juifs pourquoi entendu religieuse trouvé certains faire dedu Jacques portant le "l'affaire". Marais, scolaires, rapprochement remarquer certaines :pas jeunes (cf. « kippa SiBerque, leà àfoulard ce les juifs, Paris, adans auto¬ sujet uns que étéyà rités rabbiniques pour défendre le droit d'afficher ses convictions religieuses contre ce qu'ils estiment être "l'intolérance laïque". De quoi effectivement donner mauvaise conscience (ou la nourrir) à plus d'un laïque convaincu... Avant même la salutaire réaction d'un cer¬ tain nombre d'intellectuels juifs interdisant que l'on parle ainsi en leur nom, un souvenir persis¬ tant de boussole a éclairéetmon intime propre antidote jugement. contreManière les faux arguments et les incantations démagogiques que ce moment-là personnellement vécu : Il y a treize ans, à la mort de mon père, je me rendais chez notre vieux rabbin de famille. Installé dans une cité HLM de la banlieue parisienne, cet homme connaissait bien ma famille en Algérie pour ou sions y avoir bar-mitzvas. célébré nombre mariages, circonci¬ Il me savait laïc et non pratiquant, ce qui, à l'ordre". me valait quelque discret "rappel à l'occasion, Ce jour-là, je venais le chercher pour que, conformément à la loi religieuse, il vienne prier au domicile de mon père, défunt. Entrant chez lui, je coiffais ma calotte. En sortant, à ses côtés, je m'interrogeais — la peine tout entier m'enva¬ hissait alors, mais la question avait réussi à se frayer un chemin jusqu'à ma conscience — : «Je l'enlève ou je la garde ?» Je décidais, pour ne pas indisposer le rabbin, de garder ma calotte sur la tête. Du moins m'imaginais-je ainsi le contenter car à peine avions-nous franchi le pas de la porte 8 tion : l'élève n'est pas renvoyée du collège au sens strict du terme (seul le conseil de discipline peut prendre une telle décision, insistons sur ce point). Résumons : des élèves reprenant les cours quand ils le veulent bien, s'absentant systématiquement le samedi matin, d'autres venant avec un voile et refusant de rentrer en classe (pour deux jeunes filles). Cette affaire a certes fait surgir un certain refoulé, mais aussi un nombre surprenant de contradictions. Les jeunes filles concernées, les premières, ne semblent pas avoir toujours un comportement logique quant à leurs convictions : elles veulent, disent-elles, vivre pleinement leur religion, en bonnes fondamenta¬ listes1 qu'elles paraissent être. Elles respectent certains préceptes la voir mollet, font les Toutes cours reproduction photographes, faire led'E.P.S. bas suivant trois des essentiels dephotos sont lases demode se dans son jambes, du d'identité laissent Coran, actuelle. image, unedes école filmer sans mais enLes chevilles revanche "voile", simixte, deux par Samira les jusqu'à sœurs posent suivent elle caméras. S. refuse laisse A. pour miles se Ces trois adolescentes me semblent être le symbole d'un des problèmes actuels de l'islam, problème qui concerne tous ceux qui vivent leur religion dans un pays à majoritéet non-musulmane. tradition modernité ? Est-il possible de concilier C'est en tout cas au nom de cette modernité honnie et d'un certain rejet de la société française telle qu'elle se donne à voir que certains utilisent ces jeunes filles à des fins encore bien obscures à Creil, mais claires à Noyon. Par exemple, là où le voile avait été accepté, le dialogue se poursuivant avec les familles concernées, d'autres exigences sont très vite apparues (les mêmes que pour d'autres confessions, d'ailleurs) : refus de certaines disci¬ plines, de leur contenu, exigences quant à la mixité, etc. Les médias et à leur suite l'opinion, se sont focalisés sur ce "voile", après un article scandaleux du Courrier pi¬ card. Il faudrait quand même se demander pourquoi la presse n'a retenu qu'un des aspects de la question, en passant sous silence l'absentéisme des élèves israélites... Il est vrai que des jeunes filles voilées, voilà du sensationnel à la une, qui fait vendre du papier ou aug¬ mente les taux d'écoute dans une période où l'actualité ne Roumanie de connaît pas! l'intensité dramatique des événements Certains nous ont demandé comment des élèves pou¬ vaient être laïques si elles ne passaient pas par l'école qui leur apporterait cette laïcité ? Mais comment peutN° 1 129-1 130 HOMMES - FEVRIER-MARS & MIGRATIONS 1990 on prétendre troisième ! cela : elles sont en quatrième et en D'autres ont parlé d'agression injustifiée, de racisme latent et sournois envers une — et une seule — communauté immigrée, en l'occurrence maghrébine. Cette accusation ne tient pas à l'épreuve des faits résumés ci-dessus ; il faut être sérieux et avoir des positions responsables quand on prétend représenter une communauté, quelle qu'elle soit. Les lettres de réactions reçues au collège se sont ensuite multipliées. Mises à part de très nombreuses lettres de soutien "inconditionnel", se sont déga¬ gées deux positions plus tranchées et fort diver¬ gentes l'une de l'autre : — d'une part l'imbécillité, la haine de l'Autre, le racisme abject et vulgaire : « Qu'elles s'en aillent, qu'ils retournent chez eux ». Très honnêtement, ces infâmes bafouilles ont été très peu nombreuses et — mais est-il nécessaire de le préciser ? — nous ne nous reconnaissons pas dans cette caricature grotesque de "l'Occident" ; — d'autre part le réflexe identitaire, mais parfois aussi de repli sur soi : "«Nous, immigrés maghrébins, dénonçons le fantasme qui consiste à voir un ayatollah derrière chaque immigré ». Je l'ai dit, ces prises de position me semblent à l'opposé l'une de l'autre et pourtant quelque chose les rapproche : cet emploi des pronoms "ils" ou "nous". Peut-on croire à l'intégration si l'on continue à voir les choses de cette façon ? Une enquête récente SOFKES-Nouvel Observateur du 23-29 mars 19892 montrait que 27 % seulement des musulmans musulmans, étant était que des rompre impensable personnes 29possible, français %avec choisiraient de ilcontre yl'islam etFrance aopteraient interrogées musulmans encore 59(pourcentage interrogés des %quelques qui pour établissements pensaient à la se l'école seconsidéraient fois années). énorme sentaient ; que 71publique %, privés. l'on etsi avant presque lepouvait comme 44 choix alors tout % Il semble, selon les conclusions de cette enquête, que l'on se dirige de plus en plus vers un islam "ouvert et sécularisé", presque "laïque" ! Le danger d'un islam intégriste en France est donc une crainte chimérique, mauvais rêve de quelques frileux intransigeants, laïcs de fraîche date. D'ailleurs, si danger intégriste il y a, ses manifestations en milieu scolaire ne sont pas le résultat de pressions de certains milieux islamiques. Au contraire, depuis plusieurs années certains milieux catholiques, protestants et juifs ne cessent de harHOMMES N° 1 129-1 130 & MIGRATIONS - FEVRIER-MARS 1990 de l'immeuble que celui-ci se retournait vers moi : « Enlève-la ! chez moi, bien sûr, tu peux porter la kippa, es chezchez tout moi le monde... tu es chez » toi ; mais , dans la rue tu Cet homme qui vivait tout entier par et pour la religion, ne s'intéressant que de très loin aux affaires de la cité et n'ayant peut-être même jamais voté de sa vie en France, bien que de natio¬ nalité française depuis... le décret Crémieux, pouvait-il mieux dire qu'il faisait sienne la concep¬ tion laïque de distinction entre espace public et territoire privé ? Mieux dire que le sentiment religieux se vit à l'intérieur de soi et n'a nujl besoin de s'arborer "crânement". Un peu plus tard, le rabbin devait nous adresser un second message d'ouverture et d'intelligence, d'autant plus fort et émouvant que dépouillé de tout effet ostentatoire. Tout ce qui devait être dit et lu en pareille circonstance l'avait été huit jours durant ; les mots et les gestes quoti¬ diens s'apprêtaient à recouvrir péniblement le silence du deuil partagé..., alors notre rabbin sortit de sa poche un livre de petit format, précautionneusement couvert de chatterton noir. Il ouvrit le livre, sa voix doucement s'éleva pour l'ultime prière : en arabe, en judéo-arabe... Quatre remarques pour conclure : 1 — J'ai mené ma propre enquête dans les écoles élémentaires du Marais : il y a quelques années, un élève portait effectivement la kippa : c'était un enfant profondément handicapé, admis dans une classe relevant de l'éducation spéciali¬ sée. Les enseignants avaient alors jugé qu'il s'agis¬ sait là au moins autant d'un signe d'affirmation in¬ dividuelle que d'appartenance religieuse stricte et avaient accepté de le tolérer. Encore les pa¬ rents ont-ils, au bout de quelques mois, décidé d'inscrire leur enfant dans une école privée juive. Sans nier bien sûr qu'il puisse y avoir, dans tel ou tel établissement scolaire à travers la France, des élèves portant la kippa, telle n'est en tout cas pas la situation dans les écoles du Marais, quartier où une population juive est de longue date instal¬ lée et ne cache pas en général sa ferveur religieuse. Les écoles du Marais qui accueillent des élèves coiffés de kippas sont des écoles privées. 2 — Visitant il y a peu le très beau "Musée de la Diaspora" à Tel-Aviv, je fus frappé par une scène sculptée reproduisant une famille attablée un soir de seder, à l'occasion des pâques juives : aucun des hommes attablés — grand-père, père, 9 fils — n'est coiffé de la kippa. J'interrogeais alors un responsable du musée que cela surprit ! Il ne l'avait pas remarqué et pensait que le port de la kippa — dont l'origine remonte aux prêtres de la Bible mais ne fait pas l'objet d'un impératif reli¬ gieux — ne s'était véritablement généralisé qu'au XIXe siècle (la sculpture reproduisant une scène du XVIIIe siècle). 3 — Lors d'une réunion publique à la Mutua¬ lité (le 28 novembre 1989), Alain Finkielkraut rappelait qu'au XIXe siècle, Samson-Raphaël Hirsch, rabbin de Francfort, fondateur de la pre¬ mière école privée juive, demandait à ses élèves d'ôter leur kippa lors des cours d'instruction profane, ajoutant que rien ne doit protéger devant le savoir et qu'il convient de se présenter à lui tête nue. 4 — L'école publique, quant à elle, a depuis longtemps prouvé sa capacité à dialoguer et à s'adapter : il n'est plus guère de cantine scolaire aujourd'hui qui ne propose d'autre plat aux élèves juifs et musulmans qui le demandent, lorsque du porc est inscrit au menu. Ce qui signifie tout simplement qu'il est des aspects négociables de la présence du religieux à l'école, d'autres qui ne le sont pas quand ils sont ouvertement ou subrepti¬ cement destinés à pervertir l'espace public, s'opposer aux principes de la laïcité qui le régis¬ sent, établir la prééminence de la loi religieuse — et quelquefois prétendue telle — sur la loi commune et confiner les individus à la reproduc¬ tion obligée de comportements claniques. celer les ministères compétents ou les académies de de¬ mandes pressantes — et précises — concernant les contenus de l'enseignement ou les rythmes sco¬ laires (l'organisation de la semaine notamment). Pour moi, il n'y a pas d'ambiguïté : les trois adoles¬ centes "voilées" ne sont pas maghrébines, immigrées ou franco-maghrébines, elles sont françaises à part entière, c'est-à-dire tout cela à la fois. Il n'est pas inutile de rappeler que cette affaire n'a concerné en tout et pour tout que trois élèves sur 875 (dont environ 500 susceptibles d'appartenir à l'islam) et que l'on n'a vu apparaître aucun nouveau voile. Ceci est d'une importance capitale : n'est-ce pas la preuve que la population du plateau Rouher a dans son immense majorité, non seulement compris notre position, mais aussi qu'elle n'est pas si réceptive qu'on voudrait le laisser entendre aux idées intégristes ? 10 Les professeurs de Creil n'ont d'ailleurs jamais consi¬ déré ces trois élèves-là comme des "porte-drapeaux" de l'intégrisme musulman. Le dialogue s'est engagé, même si par la force des choses il fut bien mince : une réunion a notamment eu lieu le samedi 7 octobre 1989 avec les parents des trois jeunes filles, les présidents des amicales (laïques) tuni¬ sienne, marocaine et algérienne, un représentant de l'association Attadamoun (laïque, marocaine), membre de la ZEP de Creil et bien implantée sur le plateau Rouher, et enfin des représentants des parents d'élè¬ ves. Un compromis réussit à être établi : les élèves gar¬ deraient leur "voile" jusqu'à l'entrée en salle de classe et elles le laisseraient ensuite tomber sur leurs épaules. Ce geste nous éclaire, il me semble, sur cet "attribut vestimentaire" : dans le cas des soeurs A., par exemple, il s'agit en fait d'un foulard, et comme nous l'a bien expliqué S. M. Hassan II à l'Heure de vérité : « le foulard coranique n'existe pas ». C'est ce que nous avaient dit également les représentants des associations le samedi 7 octobre 1989 ; cela étant, la mesure prise à ren¬ contre des jeunes filles se déplaçait alors du cultuel vers le culturel. La communauté maghrébine était donc directement visée, agressée violemment par une insti¬ tution omnipotente, sûre d'elle-même, sourde au dialo¬ gue... La décision prise était somme toute arbitraire ! Cette position me semble non seulement fantaisiste, mais surtout irresponsable. Fantaisiste, car le foulard est vécu par les jeunes filles elles-mêmes comme un élément religieux de premier ordre. Mais aussi d'une certaine façon par nous qui les voyons : comment pourrait-on connaître autrement la religion de ces enfants, alors qu'elle n'est demandée dans aucun questionnaire ?3 Irresponsable, deux fait) parents bords et conforter des à secar jeunes radicaliser les filles. c'était velléités pousser (c'estded'ailleurs refus les extrémistes de cela qu'ils part des ont De fait trois jours adolescentes refusaient après,delenouveau mardi 10d'assister octobre,aux lescours trois tête nue ! La situation s'est alors tendue, le harcèle¬ ment des médias quasi permanent — et souvent indé¬ cent — ne concourant pas à l'améliorer... Aujourd'hui, aux bouleversements la passionextraordinaires est retombée. de L'actualité l'Est euro¬ est péen ; "l'affaire du voile" est, selon les médias, un "vieux débat" ! HOMMES & MIGRATIONS N° 11 29-1 130 -FEVRIER-MARS 1990 Les deux sœurs A. ont repris les cours le 2 décembre 1989, après nouvelle acceptation du compromis. Elles sont de nouveau dans la même classe, différente de celle où elles avaient été inscrites en début d'année. Samira S. a finalement repris les cours le 26 janvier 1990. Quant aux réactions des gens face à cette affaire, les contradictions là aussi ont été nombreuses. Certains, qui se battent depuis des années pour que la condition des femmes d'origine musulmane vivant en France s'améliore, ont tout à coup accepté le port du voile à l'école au nom du droit à la différence. Peutêtre est-ce oublier que le droit à la différence sousentend parfois différence des droits, en clair inégalité juridique des individus ? D'autres ont rappelé la nécessité d'intégrer des groupes d'individus et non pas des individus. Dans le même temps,à ils aller l'encontre dénonçaient du mouvement une mesure d'individuation qui leur paraissait de l'existence, idée de plus en plus présente dans notre société et notamment chez les jeunes (si ce mot a un sens). D'autres encore, tiers mondistes de longue date, ont été taxés d'anti-tiers mondisme du jour au lendemain parce qu'ils ne pensaient pas que l'on devait autoriser le port du voile en classe ! On pourrait ainsi multiplier les exemples ; mais c'est une redoutable dialectique, celle qui consiste finale¬ ment à devoir être "pour" ou "contre", les bons dans un camp, les méchants dans l'autre... Cette somme de contradictions, nous l'avons bien sûr éprouvée à Creil ; mais la différence tient à ce que nous devons la gérer au quotidien. Or, si le port du foulard est passé effectivement "inaperçu" au collège pendant deux ans, ne peut-on penser qu'il devait inconsciem¬ ment être ressenti comme une gêne, puisqu'une très large majorité de professeurs s'est montrée d'accord avec la décision du conseil d'administration (et non pas solidaire du principal, M. Chénière, la question ici ne se posant pas). Cette gêne éprouvée, même si elle n'a pas été expri¬ mée, vient peut-être de ce que la laïcité étant l'espace où l'on débat (particulièrement la salle de classe), il devenait de droits difficile de la femme de parler devant de des liberté enfants d'expression considérées ou — même à tort — comme voilées. Non pas que l'école occulte le fait religieux : ceux qui le HOMMES N° 1129-1130-FEVRIER-MARS & MIGRATIONS 1990 pensent n'ont sans doute pas ouvert un manuel d'histoire-géographie ou d'éducation civique depuis longtemps. En sixième, les religions égyptienne, hébraï¬ que, grecque, romaine, chrétienne, hindoue et boud¬ dhiste sont abordées ! En cinquième sont étudiées les religions chrétienne, orthodoxe et musulmane et le développement de la chrétienté romaine (par oppo¬ sition à celle de l'Empire byzantin) dans le monde médiéval. La deuxième partie du programme d'éduca¬ tion civique, la même année, propose un apprentissage de la diversité et de la tolérance. La place des immigrés dans le développement économique et culturel de la France est alors largement évoquée. Elle est reprise dans certaines questions abordées en histoire contem¬ poraine (programme de troisième) ou en géographie (programme de quatrième notamment). L'apprentis¬ sage de la tolérance suppose que l'on reconnaisse l'autre comme son semblable, sans nier son altérité4, mais chacun en place la de temps religion adoptant lesc'est etdedévelopper. d'entre l'étude s'ancrer déjà existent desnous. en des positions dans soibel questions Mais Ne unle etle écueil vécu rigoristes bien en rendons liées tout quotidien ;difficile sans à pas cas, ou l'immigration doute "définitives". laissons-leur àinfranchissable du franchir collège. convient-il pour ouLa leà Cependant, affirmer certaines si dansvaleurs ma pratique considérées d'enseignant comme je univer¬ veux selles, cela suppose que les enfants autour de moi soient prêts à m'écouter et, si possible, à m' entendre — au sens fort du terme. Or, si un ou une élève s'enferme dans son altérité — et ce me semble être le cas ici —, je me sens en droit de lui faire remarquer que l'affirma¬ tion ostentatoire de sa différence dérange le bon déroulement de la classe. De la même façon que certains intellectuels musulmans modérés ont affirmé, lors de l'affaire Rushdie, que la liberté d'expression ne permettait pas d'écrire n'importe quoi sur n'importe qui, j'affirme que la liberté d'opinion religieuse n'ouvre pas la porte à tous les comportements possibles. Je le dis pour l'islam aujourd'hui, mais ceci est valable pour toutes les religions pratiquées en France. Le problème est pour l'islam beaucoup plus complexe, c'est évident, car il n'a pas de véritable reconnaissance dans notre pays ; mais il n'a pas non plus de véritable représentativité, dans le sens où une multitude d'asso¬ ciations ou groupes "rivaux" prétendent parler pour tous les musulmans de France. Cela suppose peut-être de la part de ces derniers une volonté décidée de clari¬ fier leur organisation, mais aussi de définir ce qui peut être raisonnablement "sacrifié" dans le message du Prophète pour pouvoir vivre dans une société nonmusulmane. Ici apparaît la question du choix, posé à 11 chaque immigré, musulman ou non. Il y a certainement un pas douloureux à franchir (j'en sais moi-même quel¬ que chose) et il n'est simple pour personne. Mais il est certainement nécessaire de l'accomplir afin de permet¬ tre la vie en commun. Ce mouvement ne concerne pas seulement les musulmans ; et nombreux sont ceux, en France, qui sont prêts à faire ce pas en direction de l'islam. S'il n'y a bien évidemment pas un ayatollah derrière chaque immigré, il n'y a pas, à l'évidence, un raciste derrière chaque non-musulman ! La priorité semble donc être la redéfinition de la "règle du jeu" : celle-ci est-elle floue, ambiguë parfois, sur la laïcité et l'école ? On peut et on doit en discuter. Mais pas en posant comme préalable l'autorisation du port du foulard (ou encore la révision du contenu de cer¬ taines disciplines) sans accepter en contrepartie l'idée que, si ce foulard n'est peut-être pas en lui-même un objet "condamnable", il peut être malgré tout généra¬ teur de conflits à moyen ou long terme, dans des quar¬ tiers exacerbés. où les problèmes sont déjà nombreux et souvent C'est sur ce dernier aspect que je Voudrais insister. La position doute aussi défendue une sorte pardelesai enseignants d'alarme face de Creil à la situation est sans de délabrement de certains quartiers, comme ceux situés en Zone d'éducation prioritaire (ZEP). Le débat sur la religion et l'école s'ajoute à tous les problèmes auxquels nous devons faire face quotidiennement, tant les élèves en sont marqués : problèmes affectifs, sociaux, raciaux ; prédélinquance et violence sur¬ tout. Dans ce climat, les enfants d'origine maghrébine ne posent pas plus de problèmes que les autres, penser le contraire me parait faux, comme le fait de dire que la majorité d'entre eux est en échec scolaire. Que l'on montre les chiffres prouvant ce fait ! Et si d'aventure ils sont en échec scolaire, c'est oublier qu'à conditions sociales et culturelles égales, leurs petits camarades "français" le sont tout autant qu'eux. L'échec scolaire n'est donc pas un problème spécifi¬ quement lié à l'immigration, mais à l'existence de "ghet¬ tos" culturels et sociaux. Or, quand on sait que la nou¬ velle carte scolaire de la région creilloise prévoit un "recrutement" des élèves du collège Gabriel-Havez limitéréelle une au plateau volontéRouher, d'en finir on peut avecsecette demander "théorie s'il des ya grands ensembles". L'école, accusée de tous les maux, n'est pas responsable de cette situation, mais elle doit compter avec elle. Ceux qui pensent que les choses sont simples, qu'il 12 suffit après tout de laisser chacun libre de faire ce qu'il veut, de n'avoir aucune exigence, devraient venir faire un petit stage à Creil et se frotter un peu à la réalité des choses... Mais ce serait tellement plus simple si le collège ou le lycée pouvaient régler seuls ce problème, et avec lui ceux du chômage, de la délinquance, de la drogue, de la violence ; demain, ceux de la faim dans le monde, de la couche d'ozone ou peut-être aussi de l'Antarctique ? Simplisme d'esprit ! Les enseignants ne sont pas les êtres providentiels qui vont remédier à tous les maux grâce à la transmission des différents savoirs puisés dans différentes cultures. Je ne vois d'ailleurs pas en quoi cette idée est moins choquante, par exemple, que le fait de refuser des voiles en classe ou les absences systématiques du samedi matin pour motifs religieux. Notre métier consiste-t-il à prendre des enfants croyants ou non, et à en faire de bons laïcs, de bons agnostiques ou de bons athées (notons d'ailleurs qu'on n'a pas telle¬ ment entendu parler de leurs droits, à tous ces "nonreligieux"...) ? Je réponds non : je ne me reconnais pas dans cette école militante. Comment concilier cette idée avec le respect de la différence, c'est une nouvelle contradiction que je ne saisis pas bien... La neutralité, au contraire, n'est nullement aseptisante. Elle est de toute façon un mythe : peut-elle être totale ? Parlant du nazisme, puis-je le faire de façon neutre, sans passion aucune ? Cependant, mon but n'est pas de convaincre à tout prix que le nazisme est la pire idéo¬ logie engendrée par l'homme, mais de donner des éléments de réflexion permettant d'avoir un juge¬ ment critique sur cette période noire de l'histoire mondiale. Donner des éléments d'analyse, des clés pour la lecture du monde contemporain, et non des synthèses "prémâchées" que les élèves n'auraient plus qu'à notre travail. ingurgiter, voilà à mon avis le sens de Pour œuvrercela, dansjede ne bonne demande conditions qu'une de travail choseet : d'accueil pouvoir des élèves. Dans cet ordre d'idées, la religion doit rester, dans le cœur autantdeque chacun. possible, à la porte du collège et (1) A ne pas confondre avec intégristes. (2) Donc parue bien avant que ne surgisse le problème de Creil. (3) Le fait d'associer le foulard au voile (ou au tchador) est une preuve de méconnaissance de l'islam : je fais volontiers mon mea culpa. Je me suis depuis documenté quelque peu sur la question. Mais il n'empêche qu'il est considéré comme un objet religieux par ces jeunes filles ; ceci ne laisse d'ailleurs pas de m'étonner... (4) Dans le cas inverse, on ne pourrait avoir qu'une fausse reconnaissance. HOMMES & MIGRATIONS N° 1129-1130-FEVRIER-MARS 1990