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Les gens du Balto : romain urbain et particularisme(s) linguistique(s)

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LES GENS DU BALTO :
ROMAN URBAIN ET PARTICULARISME(S) LINGUISTIQUE(S)
Zouhour MESSILI – BEN AZIZA
Université Tunis El Manar
Institut supérieur des sciences humaines de Tunis
UREB (Unité de recherche en études brachylogiques)
Depuis les années 1980, des auteurs issus de l’immigration
essentiellement maghrébine publient des romans mettant en
scène leur vécu d’enfants d’immigrés dans les banlieues
françaises. La dénomination « littérature beure » est alors
créée. Dans leur vie quotidienne, ces jeunes sont souvent
confrontés à l’exclusion et au problème d’identité ; et la
première génération des écrivains beurs développent
amplement dans leur roman des thématiques comme leur
appartenance culturelle et identitaire. Les premiers romans sont
le plus souvent autobiographiques mais certains auteurs de la
littérature de Banlieue se libère de l’énonciation personnelle et
ambitionne de s’imposer sur la scène littéraire.
Fayza Guène est une française issue de l’immigration et met
en scène des formes langagières à partir de sa perception du
monde, mais elle refuse de s’inscrire dans la lignée de la
littérature marginale dans laquelle on tente de parquer ces
jeunes romanciers des quartiers en les ghettoïsant par
l’appellation « littérature beure ». Dans son roman, Les gens du
Balto, l’auteure ne se met pas en scène contrairement à son
roman autobiographique1 mais présente des personnages d’une
ville banlieusarde lointaine.
Nous voudrions d’abord résumer en une phrase le roman : le
patron du café Balto est retrouvé mort et la police interroge les
voisins. Ce roman, contrairement aux apparences n’est
absolument pas un roman policier mais un roman de réalisme
social. Les personnes interrogées sont les habitués du bar et
leurs témoignages, par l’authenticité de leur langage (populaire
et crue, ponctué pour les plus jeunes de verlan et d’anglais) ne
s’intéressent pas au crime mais révèlent leur existence, leur
quotidien dans une « non-ville provinciale ». Par la maitrise
littéraire de l’illusion réaliste, par un dire authentique, l’auteure
parvient à rendre ces hommes et ces femmes profondément
humains, malgré la violence quotidienne de leur vécu. Les
1
Kiffe kiffe demain, publié en 2004. De nombreux critiques préfèrent
employer le terme « autofiction » ou « nouvelle autobiographie ».
2
personnages, par delà leur différence et chacun avec son
langage fortement marqué, se rejoignent dans le besoin
d’exprimer leur ressenti, leur manière d’être, leur mal-être,
leurs espoirs. Tous se décrivent et la somme de ces récits
présente un véritable portrait d’une ville nichée au bout du
RER, Joigny les Deux Bouts.
Dans ce roman urbain, l’auteure en prenant le parti d’écrire
comme on parle, parvient à présenter, avec beaucoup de
finesse teintée d’humour, une authentique chronique sociale.
Chaque chapitre donne la parole à un personnage et nous
verrons dans ce roman polyphonique (à plusieurs voix)
comment par un langage direct, familier, grossier, vulgaire,
usant du verlan et du style sms,…, le littéraire converse avec le
sociologique ; comment de l’illusion d’un roman policier
l’auteur mène en réalité une véritable enquête sociologique.
Mais avant toute chose, nous voudrions expliquer quel sens
nous donnons aux deux expressions utilisées dans le titre de cet
article : « roman urbain » et « particularisme(s) linguistique(s).
Roman urbain
Nous nous appuyons sur une citation de Christina Horvath
tirée de son livre Le roman urbain contemporain en France :
Par roman urbain j’entends ici les récits dont l’intrigue
se déroule à l’époque contemporaine (celle de l’auteur
et du lecteur à la parution du texte) et qui livrent une
description très précise de la vie quotidienne ordinaire
[Horvath, 2007 : 13]
Le roman urbain est souvent assimilé à ce que l’on appelle
la littérature périphérique. L’approche sociale en littérature est
fortement liée aux critères sociaux, et la littérature
périphérique est le plus souvent associée aux auteurs issus
d’une minorité. On pourrait citer la littérature ouvrière, la
littérature paysanne et –nous y reviendrons– la littérature
« beure ». C’est en fait la langue employée, l’usage d’une
langue minoritaire, qui fait de certains auteurs des auteurs
périphériques et inscrit leur roman, leur œuvre, dans la
littérature périphérique.
Notre roman valorise la littérature orale dans la mesure où
chacun des personnages prend la parole et s’exprime ainsi dans
« son » parler français. Pourquoi ce possessif « son parler
français » ? En effet, les particularités linguistiques de chacun
des personnages trahissent l’appartenance sociale. Le fait
d’écrire dans un langage parlé fortement marqué par ces
particularismes linguistiques constitue, nous semble-t-il, un fait
probant de situation périphérique sur le champ littéraire. Et là
3
nous en venons à la deuxième expression du titre :
particularisme(s) linguistique(s).
Selon Édith Bédard et Jacques Maurais :
Le langage est un moyen ou un lieu d'expression de soi
qui peut être investi de valeurs stratégiques dans
l'interaction des rôles et des statuts sociaux. Puisque
certaines caractéristiques de la langue peuvent
fonctionner comme indicateurs du statut social – surtout
relatif à autrui – la situation d'interaction appelle la mise
en jeu de ces marqueurs linguistiques [Bédard &
Maurais, 1983]
L’oralité de ce roman est une de ces particularités.
Puisqu’une des fonctions sociales du langage est, entre
autres, de marquer et de présenter l'identité de l'individu et
son statut, la langue peut jouer le rôle d’indicateur de
l’identité sociale. Le comportement linguistique donne un
ton, une coloration au personnage. Dans ce roman, le lexique,
le registre et le discours présentent des différences d'un
personnage à un autre. En littérature, les identités sont des
réalités d’ordre discursif et nous relevons une hétérogénéité
de comportements linguistiques. Chaque personnage prend la
parole et nous avons donc une multiplicité de « je » qui
raconte leur quotidien dans un oral spontané, très souvent
familier. Nous allons tenter de dégager les traits
sociolinguistiques saillants dans ce roman, et ce en trois
temps :
- Une analyse toponymique (du titre, des surnoms et des
lieux) ;
- Une analyse de l’hétérogénéité des comportements
linguistiques ;
- Une analyse des schèmes cognitifs stéréotypés, des
représentations sociales.
Nous partons donc du postulat que sociolinguistique et
littérature dialoguent ; mais pour mener à bien ce dialogue,
les concepts de la théorie sociolinguistique et les singularités
de la littérature ne doivent pas être mis en opposition, leurs
différences ne doivent pas disqualifier l’une ou l’autre.
Revenons tout d’abord brièvement sur le récit :
Le patron du café Balto est retrouvé mort dans son
établissement et la police (que l’on n’entend jamais) mène
son enquête. Un lieutenant sans nom interroge les habitués du
café.
L’auteure met en scène 08 personnages et consacre à
chacun de ses personnages 03 chapitres, chacun de ces 03
4
chapitres ont toujours le même titre. Nous y reviendrons.
Tous ont donc le même droit à la parole. Mais avant de nous
intéresser au dire de chacun des personnages, nous
commencerons par le péritexte du roman, en l’occurrence le
titre du roman lui-même, les titres des chapitres, et ce à
travers une étude toponymique et anthroponymique :
I.
Analyse toponymique et anthroponymique :
Le titre : Les gens du Balto
Notre premier contact avec les signes linguistiques dans Les
gens du Balto, et plus généralement dans tout texte, se déroule
lors de la lecture du titre, qui est, entre autres, l’un des
constituants du péritexte. Le lecteur, via l’intitulé, se forge une
première idée de ce que pourrait éventuellement être le
contenu du livre et la lecture vient, par la suite, confirmer,
modifier ou compléter cette idée. Notre titre nous place
d’emblée dans un univers particulier par l’emploi de l’indéfini
« les gens » et d’un nom propre Balto.
Balto : En France », de nombreux bars-tabacs portaient ce
nom qui vient d’une marque de cigarettes blondes « Balto »
que la Société d’exploitation industrielle des tabacs et des
allumettes (la SEITA) commercialisait. La SEITA dans les
années 1950-1970 apportait une aide financière aux cafetiers
en difficulté et en contrepartie imposait aux créanciers de
changer le nom de leur établissement et d’utiliser le nom d’une
des marques des cigarettes qu’elle vendait, évidemment pour
faire de la publicité. Les cafés portant ce nom en France ont été
nombreux et le plus souvent situés dans des quartiers
populaires. Le Balto marque déjà un hors-temps puisque la
marque elle-même n’existe plus et un lieu, quartier populaire
mais qui, dans ce roman, s’apparente à une sorte de « horslieu », nous y reviendrons.
Les gens : l’emploi de ce substantif collectif interpelle. Ce
nom signifie « personnes en nombre indéterminé considéré
collectivement ». Ce terme renverrait donc par cette
indétermination linguistique et sémantique à une
indétermination sociale ; le titre qui met en exergue le nom du
café permet tout de même de renvoyer ainsi « les gens » à une
certaine classe de personnes, en l’occurrence les habitués du
café. Le milieu défavorisé, populaire, transparait déjà dans le
titre et, nous allons le voir, ainsi que dans les surnoms des
personnages.
Les noms et surnoms des personnages:
Joël, dit Jojo, dit Patinoire : Joël est le patron assassiné.
Le premier surnom hypocoristique est censé être affectueux,
mais en français il existe la formule familière « affreux jojo »
5
qui signifie « une personne, le plus souvent un enfant, qui ne
sait pas se tenir » ou encore l’adjectif « jojo » toujours
employé à la forme négative « c’est pas jojo = c’est pas joli ».
Ce champ associatif connote négativement le personnage ;
connotation amplifiée par le second surnom « Patinoire » qui
s’apparenterait plus à un sobriquet, un surnom familier et
surtout moqueur.
« On me surnomme comme ça, disons à cause de ma
calvitie avancée » (p. 8)
L’un comme l’autre des surnoms s’utilise surtout dans le
milieu populaire où on aime les surnoms hypocoristiques et les
sobriquets.
Yéva, dit Mme Yéva, la daronne ou la vieille :
Yéva est un prénom arménien : Ève en français. Yéva est
une quinquagénaire, au verbe haut et à la tenue vestimentaire
courte, qui aime encore séduire, mais sans plus.
Mme Yéva : ce premier surnom pourrait sembler ne pas être
particulièrement marqué sauf si l’on pense au fait qu’en
français le titre « Madame » n’est jamais suivi du prénom
mais du nom de famille, et que dans la culture française ce
titre suivi d’un prénom évoque inévitablement Mme Claude,
une personne qui a réellement existé et qui est considérée en
France comme la reine de la prostitution. Elle a d’ailleurs
inspiré de nombreux cinéastes. Serait-ce déjà un clin d’œil
fait au personnage qui d’ailleurs est décrit par son propre fils
ainsi :
Je sais ce qu’ils disent tous quand ils la voient passer.
Elle ressemble un peu aux femmes qui tapinent derrière
la gare. (p. 13)
Daronne est un mot d’argot populaire signifiant la
patronne, mot ancien remis au goût du jour par les jeunes de
banlieue qui lui donne le sens de « mère ».
3ème surnom : La vieille est un surnom donné
principalement au sénior. En général, en France c’est un
surnom pas très gentil et ici pas très flatteur surtout quand on
découvre le personnage qui continue à porter des mini-jupes
et à vouloir séduire les hommes. On peut également imaginer
que cette appellation serait la traduction de l’arabe et dans ce
cas, elle ne serait plus péjorative parce que c’est ainsi que
l’on peut désigner sa mère en arabe.
Taniel, dit Tani, Quetur ou bon à rien
Taniel est un prénom arménien, Daniel en français.
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Le premier surnom est à première vue un diminutif affectif
par apocope mais il est très vite neutralisé par le 2ème surnom
« Quetur » qui est du verlan et qui signifie « turc », ce qui a le
don d’agacer Taniel qui est Arménien. Voici d’ailleurs les
premiers mots de Taniel :
Je suis pas turc. (p. 11)
et un peu plus loin
J’ai rien contre les Turcs parce qu’ils m’ont rien
fait à moi. Mais dans ma famille, on les aime pas
beaucoup, seulement on m’a jamais expliqué
pourquoi. Ma vieille, quand elle veut pas faire un
truc, elle dit « Plutôt coucher avec un Turc », alors
là c’est sûr qu’elle le fera pas parce que pour elle,
ça a l’air d’être pire que crever ». (p. 11)
Le 3ème surnom renvoie explicitement à une insulte : bon à
rien.
Avec ces deux surnoms Quetur ou bon à rien, nous entrons
de plain pied dans ce qu’on appelle aujourd’hui la France des
banlieues, la téci1 où vit majoritairement une population issue
de l’immigration, le plus souvent stigmatisée. Quetur et bon à
rien renvoient aux problèmes spécifiques de cette jeunesse
urbaine qui, pour beaucoup, n’est pas vraiment assimilée, qui
ne travaille pas, qui ne poursuit pas d’étude, qui est bonne à
rien, etc.
Magalie Fournier, dite la blonde, la traînée ou la meuf
de Quetur
À nouveau 3
sémantiquement :
surnoms,
tous
fortement
marqués
Magalie Fournier, nom bien franco-français.
La blonde : sobriquet peu flatteur. Qui d’entre nous ne
connait pas les blagues sur les blondes ? Dans l’imaginaire
collectif, la blonde est considérée comme frivole, superficielle,
facile, sans véritable cervelle, au Q.I. inférieur à la moyenne.
C’est au fond une insulte qui dénigre l’intelligence des
femmes. À ce sobriquet peu flatteur s’ajoute le surnom de la
traînée qui n’est rien d’autre qu’une insulte, sans ambiguité,
renvoyant à la perception négative que l’on a d’une femme ;
surnom qui s’apparente à une invective, c’est-à-dire à une
parole violente.
1
Téci est du verlan qui signifie « cité ».
7
Le 3ème surnom réinvestit la cité puisqu’il s’agit d’un
surnom en verlan la meuf de Quetur que l’on peut traduire par
« la femme du turc », ici à nouveau une stigmatisation.
Avec tous ces surnoms, l’impression de lecture du titre est
confirmée : le roman se passe dans un milieu populaire mais
également dans un lieu particulier.
On sait que l'identité d’un individu comprend à la fois sa
personne propre et une identité sociale selon son appartenance
à des couches ou plutôt à des groupes sociaux définis selon
divers critères tels que le sexe, la profession, l’origine
ethnique, la religion, mais aussi le lieu de vie (ville, banlieue,
quartier, village…). Et cette « non-ville provinciale » qu’est
Joigny-les-deux-bouts (on pourrait également s’amuser à
étudier les caractéristiques phonétiques et sémantiques de ce
nom), n’est pas seulement un lieu ou un décor, c’est une
identité marquée par une totale absence d’identité :
Taniel : « Je ne sais même pas si on peut appeler ça une
ville. […] Pour être sûr qu’on est en 2008, faut prendre
le train et s’éloigner pas mal.» (p. 15)
Ne serait-ce que d’un point de vue toponymique et
géographique, cette ville est déjà le lieu des « laissés pour
compte », de « ceux d’en-bas » :
Joël : « J’étais le patron du café. Le Balto. On ne s’est
pas beaucoup remué les méninges pour le baptiser.
C’est le bar-tabac-journaux du coin. Poumon du village.
Et sac à vomi.» (p. 08)
Et plus loin :
Pendant des années, j’ai joué au psychiatre de service.
J’en ai passé des soirées à les écouter parler de leurs
emmerdements et de leurs histoires de cul. À côté de
mon bar, Sainte-Anne passerait pour un salon de thé.
J’essayais d’élever le niveau de la conversation mais ça
volait pas plus haut que les remboursements de la sécu.
(p. 08)
Cette dernière phrase nous permet d’aborder le 2ème
mouvement de cet article, une singularité linguistique.
II. Hétérogénéité des comportements linguistiques
Bien sûr, l’identité ne peut se définir en termes absolus,
mais certains traits linguistiques mettent en relief certaines
particularités identitaires et certains aspects socio-culturels. Le
parler individuel est un mode d’être à soi et aux autres. Le
psychanalyste Jacques Lacan parle de « parlêtre » et en effet
dans ce roman l’existence passe par la parole. Chacun va, à
8
trois reprises, prendre la parole et se dévoiler à travers des
caractéristiques linguistiques particulières. Nous nous
arrêterons sur 3 ou plus exactement 4 personnages : les
jumeaux Nadia et Ali, Yeva et Magali.
Nadia et Ali se vivent comme des intrangers, pour reprendre
la formule d’un auteur algérien Yassir Benmiloud qui a inventé
ce néologisme dans son livre Allah Superstar, et qui signifie
étranger dans son propre pays. Nadia est très claire à ce
propos :
Toujours en train de dire qu’il faut rester discrets, se
comporter comme des invités, pas faire d’histoires,
parce que c’est pas notre pays. Elle, d’accord. Mais
nous, c’est notre pays […] On est nés ici. Si elle veut
rester invitée, c’est son boucan, mais moi, pardon, je
suis chez moi, même dans c’te campagne. (p. 41)
De plus, ils ont grandi dans la banlieue de Marseille et ils
sont d’ailleurs surnommés « les Marseillais ». Ils utilisent donc
des mots du pays d’origine de leurs parents (l’Algérie) et les
mots de la cité, le parler « djeun ». Voici très rapidement
quelques exemples :
Ali :
Je suis quelqu’un de fier. J’ai du « nif » comme on dit
chez nous, de la fierté, du « nez » (p. 139)
Nous, on croit aux « jnouns »1. Y a un monde invisible
que nous, les humains, on ne voit pas » (p. 139)
Nadia :
Tu nous sors des mots scientifiques maintenant ? Tout
ça pour impressionner les roumis2. T’es grave. (p. 41)
Ici nous avons donc deux mots originaires de la langue de
leur parent « les jnouns » et « les roumis » et un autre du parler
djeun « grave », adjectif qui a subi un glissement sémantique
puisque dans ce contexte, cela signifie « t’es bête » ou « t’es
nul ». Dans la langue des cités, le même mot « grave » se
transforme en adverbe comme dans la phrase p. 67 « Sérieux,
elle déchire grave »3. Nous avons d’autres exemples de verlan :
« ça m’a bien venere son texto », traduction : ça m’a bien
énervé son texte ; « c’est pas un truc de ouf », ouf = fou ;
« c’est encore une de ses manies chelous », chelous = louches ;
« tu le connais, c’est un teubé », teubé = bête,…
Jnoun ou Djinn : créature surnaturelle dans les croyances d’Afrique du
Nord. Dans les banlieues françaises, l’expression « être jnouné » signifie
« être maudit ».
2
Non donné par les Arabes aux Chrétiens, Le Littré, 1880.
3
Là c’est une dérivation, puisque l’adjectif est employé comme adverbe.
1
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Le parler de Yéva se distingue par une propension à un
discours « scatologique » comme pour mieux se protéger des
difficultés de la vie. Yéva n’a pas la vie facile : un mari
chômeur cloué devant la télé, un fils « bon à rien », un autre
fils handicapé mental, et des problèmes au travail. Bref de
véritables ingrédients explosifs. Son lexique et ses expressions
peignent à la perfection le personnage :
« Avec son air supérieur, je lui aurais bien foutu le
stéthoscope là où je pense à cette vieille chose (médecin
du travail) (p. 23)
« J’étais au W.-C. Je démoulais un bronze. Je déposais
le bilan » (p. 23)
« Il pète plus haut que son cul parce qu’une troupe de
dindes lui court après » (p. 24)
« Finalement, je lui ai posé un ultimatum. Il devait
arrêter le casino. […] Pour le faire céder, j’ai décidé de
fermer mes cuisses à double tour pendant un certain
temps. » (p. 29)
Et cabotine, elle s’adresse à plusieurs reprises au policier
avec l’expression « Mon lieutenant chéri ».
Magalie:
Magalie, une jeune fille dont Tanièl est amoureux, lycéenne
un peu paumée qui veut rendre « crazy tous les mecs » et qui
ponctue toutes ses phrases d’un « lol », d’anglicismes et
d’abréviations. On sait que l'utilisation d’un mot ou d'une
tournure bien connue est un bon moyen de se situer
socialement, de marquer son appartenance à un groupe.
Magalie utilise en abondance les « cool », les « lol », « die »,
les mots anglais spécifiques de la jeunesse et surtout d’une
certaine attitude « branchée » de cette génération
« numérique ».
Et
justement,
les
représentations
socioculturelles sont abondantes dans ce roman.
III. Les schèmes cognitifs stéréotypés :
Les gens du Balto sont imprégnés de préjugés, de schèmes
cognitifs stéréotypés, d’idées reçues, de représentations
socioculturelles :
1- Les Arabes font beaucoup d’enfants pour recevoir les
allocations familiales
Nadia : « On n’est pas dix frères et sœurs mais cinq. Et
c’est pas la même chose. Au lycée, les réflexions sur les
10
allocations familiales, je commence à en avoir marre. »
(p. 39)
2- Les Arabes sont barbares et violents :
Nadia : « Donc, moi, ce que je voulais dire avant de
laisser parler Ali, c’est que pour une fois, la violence et
la barbarie, c’est chez vous. […] À notre tour d’être les
spectateurs, de regarder, de commenter, de dire : « Ouh
là là, ces Français sont barbares […] ». (p. 85)
3- Les Arabes sont toujours « hors-la-loi »
Nadia : « D’abord ouais, notre père travaille au marché.
Il est pas au noir. Il a une licence comme n’importe quel
commerçant. » (p. 39)
4- Les blondes sont des filles faciles
Ali : « En tout cas, la réputation des blondes, c’est pas
faux. J’ai pas eu trop de mal à l’accrocher. Deux ou
trois paroles douces dans ses oreilles et c’était réglé. »
(p. 15)
5- Les femmes sont bavardes :
Jacques le mari de Yeva : « Marcel, notre patron, disait
souvent : ‘’le silence est le plus beau bijou d’une
femme, malheureusement, elle le porte rarement ». (p.
37)
6- La cité est dangereuse :
Magalie : « En plus, leur nouveau truc c’est interdiction
formelle de traverser la grande cité. Ils ont peut-être la
trouille que je me fasse serrer dans une tournante, qu’on
me rackette ou d’autres trucs qu’ils ont vus à la télé ».
(p. 20)
5- Nous terminons nos exemples par Jacques, qui, parce
qu’il est chômeur, a l’impression de ne plus exister :
Jacques : « Avant, ma vie c’était : boulot à l’usine, café
derrière l’usine, copains de l’usine, sorties avec le
syndic des ouvriers de l’usine. Maintenant, enlève le
mot « usine » et tu verras bien ce qu’il reste. Que
dalle. » (p. 34).
Nous finirons par une double conclusion :
Le texte littéraire offre au lecteur un monde qui est à la fois
fictif et réel, un monde inventé et imagé emprunt d’une
couleur, d’une ambiance, d’un style toujours particuliers. Les
gens du Balto ne déroge pas à la règle. Cette œuvre parsemée
de références sociolinguistiques s’inscrit dans la réflexion de la
11
littérature identitaire certes, mais ici l’auteur ne met pas en
avant une identité personnelle mais une multiplicité d’identités,
en bref une France à l’hybridité identitaire. Ce roman peut se
lire comme une identité littéraire, catalyseur d’une identité
nationale. Les différents styles langagiers sécrètent du lien
social que l’auteure met en scène, et relèvent d’une expérience
socio-linguistique qui précède et dépasse l’art de la
romancière. Il nous semble qu’un roman comme Les gens du
Balto, ou plus globalement le roman urbain contemporain,
s’inscrit dans la réflexion sur ce que devrait être une société
inclusive ; une société où l’altérité se penserait comme des
identités partagées, où la littérature française ne serait plus le
privilège des auteurs « parisiens » ou « franco-français » mais
aussi celui des Français « issus de l’immigration », qui par un
parler vrai, au sens sociologique, par leur conscience sociale et
par leur témoignage littéraire, sortent de la « périphérie », de la
« ban-lieu » et s’imposent dans le monde du livre et donc de la
société française.
Bibliographie
GUENE (Faiza), Les gens du Balto, Hachette, 2008.
HORVATH (Christina), Le roman urbain contemporain en
France, éd. Presses Sorbonne Nouvelle, 2007.
BEDARD (Édith) et (Jacques) MAURAIS (Textes Colligés Et
Présentés Par), La norme linguistique, éd. Conseil de la langue
française, Gouvernement du Québec/Le Robert, 1983.
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