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l’évoque comme un « colosse puissant » (« Les sept vieillards »). La capitale de la France
mélange donc quartiers nouveaux et « vieux faubourgs » (« Le soleil »). Elle comporte encore
des zones agricoles. Aussi Baudelaire peut-il voir le soleil tomber « sur les toits et les blés ». Il
observe également, « voisine de la ville, / Notre blanche maison, petite mais tranquille » (« Je
n’ai pas oublié, voisine de la ville... »). Les travaux d’Haussmann transforment le paysage
parisien. Afin de remédier aux risques d’épidémie (et d’insurrection), de longues et larges
avenues sont percées dans Paris, les systèmes d’assainissement sont perfectionnés. La
population s’urbanise, poussée par les emplois nouveaux qui apparaissent dans les villes :
usines et fabriques, permettant à Baudelaire d’évoquer « l’atelier qui chante et qui bavarde »
(« Paysage »), ou les cheminées que le poète nomme « tuyaux », qui déversent dans le ciel « les
fleuves de charbon » (« Paysage »), ou qui créent « un brouillard sale et jaune » (« Les sept
vieillards »). Paris est souvent évoqué comme ville de travail et de labeur pour ses habitants
comme dans « Le crépuscule du matin » : « Et le sombre Paris, en se frottant les yeux, /
Empoignait ses outils, vieillard laborieux. »
Dès lors, l’enjeu des « Tableaux parisiens » apparaît clairement. Les changements de la
ville viennent construire la posture encore romantique d’un poète constatant la différence
entre son cœur, la sensibilité fidèle et nostalgique de ses souvenirs, et la ville en mouvement
dont la modernité fait son entrée en poésie. C’est avec un mélange d’euphorie et de mélancolie
que le poète Baudelaire se fixe comme terrain de prédilection la ville, « trébuchant sur les mots
comme sur les pavés ». Tenté par le regret, il est également conscient du rôle que peut jouer la
poésie dans l’embellissement du réel puisque, semblable au soleil, il « ennoblit le sort des
choses les plus viles » (« Le soleil »).
Parmi les grands chantiers de l’époque, notons lors de la transformation du Carrousel
l’édification du Palais des Tuileries achevé en 1860. Dans « Le cygne », le poète fait allusion à
un « palais neuf » ayant remplacé près du Louvre un « camp de baraques », et ce n’est pas un
hasard si ce poème, évocation des bouleversements urbains et de la fin du vieux Paris, est
dédicacé à l’auteur de Notre-Dame de Paris, Victor Hugo. Sur les grandes avenues dessinées
par Haussmann, le trafic augmente, c’est, écrit Baudelaire, « un sombre ouragan dans l’air
silencieux » (« Le cygne »). Le poète évoque également le « fracas roulant des omnibus » (« Les
petites vieilles »), ces ancêtres des transports en commun, mais encore évidemment tirés par
des chevaux. La disparition en 1837 du célèbre café-glacier Frascati, rue Montmartre (cité aussi
à de nombreuses reprises par Balzac), et la destruction des jardins de Tivoli – autre endroit où
la bonne société du début du siècle venait s’amuser et se montrer – sont évoquées lorsque
Baudelaire décrit ses « petites vieilles » énamourées tout comme lui de leurs souvenirs d’un
Paris qui n’existe plus. Autres temps, autres mœurs : ces lieux de sociabilité mondaine sont
remplacés, dans le Paris haussmannien, par les grands magasins (dont beaucoup perdurent
aujourd’hui), palais de la consommation de l’élite, ou par tous les commerces des menus
plaisirs du peuple, lorsque Baudelaire « entend ça et là les cuisines siffler, / Les théâtres glapir,
les orchestres ronfler ; / Les tables d’hôte, dont le jeu fait les délices, / S’emplissent de catins et
d’escrocs » (« Le crépuscule du soir »).
Le poète et la ville
Pourtant, les « Tableaux parisiens » ne fourmillent pas de personnages et de rencontres
comme l’évocation d’une ville aurait pu le laisser attendre. Baudelaire cantonne son évocation
à des types abstraits que travaille surtout une tentation allégorique ou fantastique récurrente :
les sept vieillards semblent des allégories de la vieillesse, tout comme les petites vieilles
permettent de dire le temps qui passe et la réversibilité de la morale puisqu’elles sont, sans