Le Figaro Supplément littéraire du [...] bpt6k273917p

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Le Figaro. Supplément
littéraire du dimanche
. Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche. 1880-12-11.
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DIVORGOîsfS
m,».
L'éclatant SBccês que la nouvelle pièce de
MM. Sarçlbu et de Najaç vientremporter au
'MM. Sargou,etdedvient deremporterdans
Palais-Royalnous adéjà décidés àciter dans
le Courrierdes Théâtres ,les amusantesthéo-
ries qtie Cyprienneexpose àson mari, dans le
premier acte de Divorçons^sur l'éducation des
jeunes-filles.
Voici une autre scène,empruntée aucommén-
cçment du second acte. C'est celle oùt résolus
tous deux, sur la foi d'une dépêche, adonner
le premier exempledu divorce, M. et Mme des
Prunelles se'traitent si bien en camarades que
Cyprienne en arrive à révéler àHenri les mys-
térieux préliminaires de son amour pour Adhé-
mar.
Nos acteurs jugeront si MM. Sardou et de
Najac ont jamaisfait preuve de plus d'esprit et
d'humour.
DES PRUNELLESET CYPRIENNE
cyprienne, sortant de chez elle, tout d'un
trait, et jetantsonchapeau etsonman-
teau sur, un meuble.
Ah! vous voilà, monsieur! (Des
Prunelles se retourne tranquillement).
C'est yous qui. défendesà.mon cocher
d'atteler, mon coupé ?
n'ESprunelles, de même, fermantson'
journal .. :':
C'est moi, chère amie.
'i-1; çypriénnE y;j
Sous prétexte que les chevaux sont
malades?Vf
DES PRUNELLES, de même
.Sous prétexte, vous l'avez dit1
CYPRIENNE
Monsieur,r
DES PRUNELLES, de mêmpr;
Pardony chère a,mie! Permettez d'a-
bord (Il va tranquillement, devant Cy-
prienne ahurieifermer la porte de la
chambrequ'elle ala/issèe ouverte, revient
et lui avance un faiiteiiil% toujours en
souriant. Cyprienne, stupéfaite, hésite à
s'asseoir. Ilinsisté dugeste, galamment.)
Je vous en prie (Cyprienne s'assiedma-
chinalement en le 'regardant avec stu-
peur.) La (Il prend une chaise et
.s'assied prèsd'elle). "Vbilh commentnous
devons causerdésormais,en bonsamis.
{Il lui prend lestnains qu'elleabandonne
sanseonyprekdre),ïa.mûindanslamain.
grâce à«e petit papièr.(/£lève sa main
et lui Rentre le télégramme.)
cyprienne,surprise
ÂM :• •• =.. -• -\v
dés jpuun-elles, gaiement
Vevis m'ayez compris
CYPRIENNE
Le divorce.?.
DES PRUNELLES ·
Le bienheureux divorce!»
CYPRIENNE
Mais tantôt, vous disiez
DES PRUNELLES
Tantôt, chère enfant, je n'osais pas y
croire Mais du moment que c'est
voté CYPRIENNE
Vous consentiriez?.
DES PRUNELLES i
Ohje crois bien1
cyprienne, avec joie
Et nous divorçons?
DES PRUNELLES .•
Quand vous voudrez!<
^cyprienne,. lui prenant la tête àdeux
mains, et l'embrassant èperâunient
Ah ah! que tu es: gentilAil que tu
es donc gentilet queje t'aime (S' arrê-
tant) Non, c'est s.ér jeux, c'est bien vrai
ce n est pas une fausse joie que tu me
donnes ?Nous divorçons c'estjuré ?..»
DES PRUNELLES
Lâche qui s'en dédit!
CYPRIENNE
0mon bon chéri Quel bonheur
Mais comment ?
DES PRUNELLES
Oh quant aux procédés,nousn'avons
que le choix. Nous en causerons tout à
l'heure. Pour finstant, soyons tout àla
joie de cette séparation si franche 1
CYPRIENNE
Si cordiale!
DES PRUNELLES
Si tendre CYPRIENNE
Uh c'est bien vrai. Je ne t'ai jamais
tant aimé.Ah !;queje t'aimedonc 1
DESPRUNELLES
Chère petite Etc'est si simple! on ne
seplait plus, on se quittebons amis, au
lieu de vivre comme.chiens et'chats, àse
disputer et se faire un tas de niches et
de misères.cyprienne, riant
Ah ça m'en as-tu faitdes misères?
DES prunelles, de même
Et toi des niches ? Nous pouvonsbien
en rire maintenant, n'est-ce pas? On ne
s'en veut plus. On en rit
CYPRIENNE, gaiement j
Oui, ce n'estplus que drôle. M'as-tu
assez espionnée, gros tyran? va! (Elle
htipince le menton.)
DES PRUNELLES, riant
Pas assez 1
CYPRIENNE, riant
Oh merci Et la sonnerig électri-
que! DES PRUNELLES
Ah! ça,c'estasseztrouvé,n'est-ce pas?..
na petite sonnerie1
cyprienne, de même
Mais ce qu'ilyde plus drôle, c'éjst que
ie t'ai ejitendy la nuiV
DES prunelles, de même.
Allons donc!
vcypriénnèj de même
.Mais oui Je me disais «Qu'est-ce
qu'il peut 'bien tripoterdans là, serre ?»
0
des prunelles, de même
-.J'allais pourtant bien doucement I
CYPRIENNE
Mais j'ai l'oreille fine! Et cela m'a
donné un cauchemar
1
DES PRUNELLES, riant
Ah bah 1CYPRIENNE
J'ai rêvé poignard, poison, je te voyais
aiguisantdes sabres 1
DES PRUNELLES, riant
Ah ah!1
CYPRIENNE, éclatant de rire
Est-on bête?,
DES PRUNELLES
En revanche, il yaune chose qui m'a
empêchéde dormir aussi I
CYPRIENNE
Quoi donc ?
i
DES PRUNELLES
Commentdiable Adhémar ëtait-iltou-
jours prévenu de nies sorties ?.
cyprienne,' riant
Gros bébé va! (& arrêtant) Qa. :.n.ë te
fàclierapas?.
DÉS PRUNELLES
.Mais non!1CYPRIENNE
.'I CYPRIENNE
Bien sûr? DES PRUNELLES
jMais non àprésent, voyons.
'• '• CYPRIENNE .>•
[Eh bien, un signal
DES PRUNELLES
Bon1 Mais lequel ?çà 1
CYPRIENNE
Ici! DES PRUNELLES
Ici?. CYPRIENNE, riant
Oui, cherche
1
DES PRUNELLES
La fenêtre?.
CYPRIENNE
-Naturellement.
."• -DES PRUNELLE'
Un grand papier? Tu écrivais avec du
'charbon?.
cyprienne, riant
Oh c'est trop long 1
DES PRUNELLES
Alors, une bougie?. (Il fait le geste de
la lever et de l'abaisser.)
CYPRIENNE, même jeu
Oh 1tu ne trouveras pas, va J'aime
mieuxte le dire. c'est le store 1
DES PRUNELLES
Le store?
CYPRIENNE, fermant le store
Oui. Tiens ceci veut dire «II est
là. »(Elle le lève 4 demi) «II va sortir «
(Elle lâche,et le storeremordetout àfait)
«II est sorti 1
n
DES PRUNELLES, gaiement
Ali 1charmant mais dangereux. Le
hasard, un domestique.
CYPRIENNE J
Aussi personne n'y touchait que Jp1
;sépha et moi.
"•; DES PRUNELLES
Ah Jos.épba en est ?
!•• CYPRIKNNE
Parbleu 1
DES PRUNELLES
Brave fille! Je m'en doutais! Et alors
le bel Adhémar. je dis le bel Adhémar
pour te faire plaisir, car, entre nous,
c'est la seule critique que je me per-
melte^est-il si séduisant que ça, Ad "ié-
mar ?CYPRIENNE
Ah il est gentil garçon!
DES PRUNELLES
Si on veut, mais moralement. sapre-
lotte, ce n'est pas un aigle
CYPRIENNE
Qu'est-ce que je ferais d'un aigle?
fDES PRUNELLES
C'est juste1CYPRIENNE
Et puis, on n'a pas tant dexhdix en
province,il faut bien se coritenter de ce
que l'on trouve oh s'ennuie tant!
1
DES PRUNELLES
Enfin, lu en es folle?
CYPRIENNE, riant
.Oh!folle non 1Il ne faut pas non
plus exagérer.
DES PRUNELLES
Et dis-moi un peu maintenant puis-
que nous n'avons plus rien de caché 'l'un
pour l'autre, n'est-ce pas ?
CYPRIENNE
CYPRIENNE
Aquoi bon? CYPRIENNB
DES PRUNELLES
Au contrairedans l'intérêtmême du
divorce, il faut que nous soyons flséssur
tous les pQjnjts!
:CYPRIENNE
Oui! DES PRUNELLES
Eh bien quand tu m'asditce matin i
MonsieurI. Je suis une honnête
femme Je n'ai jamais manque àmes
devoirs!»Hém! la boiûie plaisante-
rie}âvouë-le!t"7
•. CYPRIENNE .<
MaisMM&tI
DES PRUNELLES
Ah 1voyons, mon bonpetit chat, on se
dit tout, c'est convenu. Tu jle veux pas
me faire croire que tu n'as pas donné le
plus petitcoupd'épingle au contrat 1
CYPRIENNE
Mais pas un
J
DES PRUNELLES
Oh bichette voyons!
CYPRIENNE
Mais jamais1je t'assure
1
DES PRUNELLES
Pas un tout petit accroc, tout petit?,
toutpetit ?. CYPRIENNE
Mais pas ça foi d'honnête hommet
DES PRUNELLES
Depuis trois mois que ça dure.
CYPRIENNE
Quatremois 1
DES PRUNELLES
Quatre ?Je croyais.
CYPRIENNE
Quatre 1DES PRUNELLES
Raison déplus.Depuis quatre mois.
vous n?ayez. effeuillé ensemble que des'
marguerites? '•
CYPRIENNE
Ah! m.ôa pauvre chéri, si tu savais
comme on est gêné! Tout le^monde sur
votre dos on n'estjamaisseuls I
DES PRUNELLES
Bon Mais enfin tu as bien un peu
roulé en voilure avec lui ?. 1
CYPRIENNE
Oh! ça, jamais Et ce n'estpas faute
qu'il me ait demandé
jDES PRUNELLES
Et tu n'es jamaisallée chez lui?
CYPRIENNE
Mais jamais parole d'honneur j'y
'allais àl'instantpour la première fois-
après le télégramme. Mais ça, jet'avais
prévenu. DES PRUNELLES
Mais, hors d'ici, vous vous êtes bien
donné rendez-vous?
7
uCYPRIENNE -
Oui, un peupartout! sur lecours, dans
les passages, dans les églises?,aumusée.
DES PRUNELLES
Et, dans tous ces ehdroils-là,yousvous
(êtes bornés à causer?.
4'CYPRIENNE
Tendrement
DES PRUNELLES
Rien de plus sérieux? Pas le moindre
petit baiser?
CYPRIENNE, vivement
Ah! si. `
DES PRUNELLES)
Ah? CYPRIENNE
Mais ce n'est pas sérieux, ça. Tu
parles de choses sérieuses1
DES PRUNELLES
Enfin?. CYPRIENNE
Mais qu'est-ceque ça te fait àprésent,
toutes ces histoires-là?
DES PRUNELLES
Ça m'amuse 1
'• .byprienne,v
Oh bien,alors; tiens, voilà lecompte
le premierbaiser, il yaquatre mois
sur l'épaule au bat de la Préfecture,
.en me mettantma pelisse
DES PRUNELLES
Et d'un 1CYPRIENNE
Le second, cet été. (Elle s'arrête.)Mais
vrai ?.ça ne te fâche pas?
DES PRUNELLES
Tu le vois bien1
CY PRIENNE
Le second, cet été, entre deux portes,
sur le gras du bras II amême mordu1
DES PRUNELLES
Deux CYPRIENNE
Etle troisième,il yahuit jours, sur le
cou, en regardant les petits poisspns
rouges! DES PRUNELLES
Et puis?. OYPRIENNE
C'est tout
1
DES PRUNELLES
Cyprienne! PAUNELLES
CYPRIENNE
Mais s'il yavait autre chose, je tejure
que je te le dirais.àprésent!
DES PRUNELLES
Je serais pourtant bien curieux de
voir t. CYPRIENNE
Quoi? DES PRUNELLES
Votre correspondance.
CYPRIENNE
Ses lettres! Veux-tu?. Elles sont
là!lDES PRUNELLES
Ici?. J'ai fouillé partout! Tu ris?
.' CYPRIENNE, riant (:
Oh oui,tu as la main dessus.
DES prunelles, la main sur la, table à
ouvrage
Là-dedans ?Un secret ?
Gyprienne, poussant un bouton, Vn
tiroir s' oiiwe de côté,
Tiens!
'' DES PRUNELLES l,
Ahl
CYPRIENNE, tirant un Petit coffret et
Couvrant
Et toutes par ordre de dates!l
DES prunelles, très anxieux
La dernière seulement!
cyprienne, assise sur ses genoux et
1ouvrant le petit coffret'
La voilà.– Vois-tu,j'ai datéàu crayon:
16 novembre 1880.
DESPRUNELLES,prenant la lettrevivement
Hier! C'est bien ça! [Lisant) «Ma-
»chère âme., il y a aujourd'hui .cent
:< vingt-deux jours que je vous ai fait
»l'aveu de mon amour. »(11 s'arrête)
C'est en vers!CYPRIENNE
Tu crois? DES PRUNELLES
«Et je ne suis pas plus avancé qu'à la
»première heure! (Mouvement de stu-
vpêfaction) 0Cyprienneprenez pitié
» de mes souffrances
»
CYPRIENNE
Pauvre garçon1
DES PRUNELLES, s'essuyatitle front
Oufj'ai chaud1
CYPRIENNE
Tu vois que je ne t'ai pas trompé.
i; DES PRUNELLES
Mon! Eh 'bien, vrai, malgré le divorce,
'j'aime mieuxeela! (Fouillantdansle cof-
'• fret) Et tous ces .bibelots, ç'es t?.
CYPRIENNE
Des souvenirs1
DES PRUNELLES
Des fleurs, des rubans, une allumette?
(Il la tire.) CYPRIENNE
Oh ça c'est en mémoire d'une belle
peur que tu nous as faite, il yaquinze
jours.
.• DES PRUNELLES
Laquelle ? DES t~nuNELr.ES
.-• CYPRIENNE
Un soir, tu es rentré subitement!
J'étais là, tiens, avec Adhémar. Je
t'entendsouvrir la porte. Je n'ai que le
temps d'éteindre la lampe, et nous res-
tons dans l'obscurité, cois etterrifies.
Tu entres, pestant contre les domesti-
ques, et en tâtonnanttu vas àla chemi-
née. Tu trouves une boîte d'allumettes,
tu en frottes une. crac ça flambe. et
;ça s'éteint! Une autre: –crac! ça
flambe et ça s'éteint! -Une troisiè-
ime! crac! ça ne flambepas !– Il n'y
enupius! Tu sors en jurant. Adhé-
'fliat s'esquive, et j'ai' ramassé cette aïlu-:
mette, que j'ai gardéeparreconnaissance
pour la régie!
DES prunelles, gaiement
Si je me doutais!(touillantdans le
coffre, mêmeUnbouton?.
CYPR1ENNE '
De paletot? Ah ça, par exemple,
c'est drôle! Tu ne le reconnais pas?
DES PRUNELLES
Non! CYPRIENNE, riant
Tu l'as ramassé un jour sur le tapis,
et tu l'as donné àJosépha en lui disant
«Tenez, voilà un bouton à recoudre à
monpaletot »(Riant et lui prenant le
mentonàdeux mains.) C'était àAdhé-
mar!••
DES PRUNELLES
Ali 1 ah très plaisant, en effet!
DES PRUNELLES, gaiement
Allons1allons! Je suis intact! Mais
sapristi que je l'ai donc échappébelle
cyprienne,l'embrassanten riant
Ah ça, oui, par exemple 1
jMES SOUVENIRS
SUR
GUSTAVE FLAUBERT
PAR
EMILE ZOLA
Si j'écrivais jamais mes mémoires,
ceci" en serait une des pages les plus
émues. Jeveux réunirmes souvenirssur
Gustave Flaubert, l'ami illustre et si
cher que je viens de perdre. L'ordre
manquera peut-être, je n'ai d'autre am-
bition que d'être exact et complet. Il me
semble que nous avons le devoir de
dresser dans sa vérité ce grandécrivain,
inous qui avons, vécu de sa vie, pendant
les 'dix dernières années de son exis-
tence. On l'aimera d'autant plus qu'on le
connaîtra davantage, et c'est toujours
une bonne besogne que de, détruire les
Songezquels trésors nous au-
rions, si, au lendemain de, la niort de
Corneille ou de Molière, quelque ami
nous avait conté l'homme et expliqué
l'écrivain,dans une analysescrupuleuse,
prise aux meilleures sourcesde l'obser-
vàtion1"" "I
Lamort deGustave Flaubertaété pour
nous tousun coup de foudre. Six semai-
nes auparavant, le dimanchede Pâques,
nous avionsréalisé unvieux projet,Gon-
court, Daudet, Charpentier et moi nous
étions allés vivre vingt-quatre heures
chez lui, àCroisset; et nous l'avions
quitté, heureux de cetteescapade,atten-
dris de son hospitalité paternelle, nous
donnant tous rendez-vous àParis pour
les premiers jours de mai, époque àla-
quelle il devaityvenir passer deux mois.
Le samedi 8mai, je me trouvais àMé-
dan, jem'installaisdepuistroisjours,
et je me mettais àtable, heureux d'être
débarrassé de la poussière de l'emména-
gement, rêvant pour le lendemain une
matinée de travail sérieux, lorsqu'une
dépêche m'arriva. Ala campagne, cha-
que fois que je reçois une dépêche, j'é-
crouve un sei'remçnt de cœur, da,ns la
crainted'une mauvaisenouvelle. Je plai-
santai pourtant tous les miens étaient
là, je dis en riant que la dépêche n'allait
tou jours pas nous empêcher dîner.
Et, le papier ouvert, je lus ces deux
mots Flaubert mort. C'était Màupassant
qui me télégraphiaiteësdeux mots, sans
explication.Un coup de piassue en plein
crâne. '
Nous l'avions laissé si gai, si bien
portant, dansla joie du livre qu'il finis-
sait Aucune mort ne pouvait m'at-
teindre ni me bouleverser davantage.
Jusqu'au mardi, jour des obsèques, il
est resté devant moi il me hantait,
la nuit surtout; brusquement, il ar-
rivait au bout de toutes mes pensées,
avec l'horreur froide du plus jamais.
C'était une stupeur, coupée de révoltes.
Le mardimatin,jesuis partipourRouen,
j'ai dû aller prendre un train à. la sta-
tion voisine et traverser la campagne,
aux premiers rayons du soleil une ma-
tinée radieuse, de longues flèches d'or
qui trouaient les feuillages pleins d'un
bavardage d'oiseaux, des haleines fraî-
ches qui se levaientde la Seine et pas-
saient comme des frissons dans la cha-
leur. J'ai senti des larmes me monter
aux yeux, quand je me suis vu tout seul,
.dans cette campagne souriante, avec le
petit bruit de mes pas sur les cailloux
du sentier. Je pensaisàlui, je me disais
due c'était fini, qu'ilne verrait plus le
S,Oléil: ••
.A Mantes, jar pris 1express. Daudet
se trouvait dans le train,; avec quelques
'écrivains et quelques journalistes qui
s'étaient dérangés rares fidèles dont le
petit nombre nous aserré le cœur, re-
porters faisant leur métier avec une
âpreté qui nous ablessés parfois. Gon-
court et Charpentier, partis la veille,
étaient déjà à Rouen. Des voitures
nous attendaient à la gare, et nous
avons recommencé, Daudet et moi, ce
voyage que, six semaines auparavant,
nous avions fait si gaiement.Mais nous
ne devions pas aller jusqu'à Croisset.A
peine quittions-nousla route de Cante-
leu, que notre cochers'arrêteet se range
contre une haie; c'est le convoi qui ar-
rive ànotre rencontre, encore masqué
par un bouquetd'arbres,au tournant du
chemin. Nous descendons, nous nous
découvrons. Dans ma douleur, le coup
terrible m'a été porté là. Notre bon et
grand Flaubert semblait venir à nous,
couché dans son cercueil. Je le voyais en-
core, àCroisset,sortant de sa maisonet
nous-embrassant sur les deux joues,
avec de grosbaisers sonores. Et, mainte-
nant, c'était une autre rencontre,-la der-
jnière. Il s'avançait de nouveau,comme
pour une bienvenue. Quand j'ai vu le
.corbiHard.avec ses tentures, ses chevaux
marchant au pas, sOn balancementdoux
et funèbre, déboucher de derrière les
arbres sur la rputè hue et venir droit à
moi, j'ai éprouvé un grand froid et je
me suis mis ù. trembler. Adroite, à gau-
che, des près s'étendent dés haies cou-
pent les herbes, des peupliersbarrent le
ciel; c'est un coin touffu de la grasse
Normandie, qui verdoiedans une nappe,
du soleil. Et le corbillard avançait tou-
jours, au milieu des verdures, sous le
vaste ciel. Dans une prairie, au bord du
chemin, une vache étonnée tendait son
mufle par dessus une haie lorsque le
corps a passé, elle s'est mise iL beugler,
et ces beuglements doux et prolongés,
dans le silence, dans le piétinementdes
chevauxetdu cortège,semblaientcomme
la voix lointaine, comme le sanglot de
cette campagne que le grand mort avait
aimée. J'entendrai-toujours cette plainte
de bête. I
Cependant, Daudetet moi, nous nous
étions rangés au bord du chemin, sans
une parole et très pâles. Nous n'avions
pas besoinde parler, notre pensée fut la
même, quand les roues du corbillard
nous frôlèrent c'réta^t le «vieuxnqui
passait; et nous niettioris,dans ce mot
toute notre tendresse pour lui, tout ce
que nous devions àl'ami et au maître.
Les dix dernières années de notre vie
littéraire se levaientdevant nous. Pour-
tant, le corbillard allait toujours, avec
son balancement, le long des prairies et
des haies et, derrière, nous serrâmes la
main de Goncourt et de Charpentier,
échangeant des mots insignifiants, nous
regardant de l'air surpris et las des
.grandes catastrophes. Je jetai un coup
d'œil sur le cortège nous étions au plus
deux cents. Dès lors, je marchai perdu
'dansun piétinement de troupeau.
Cependant, le convoi, arrivé àla route
de Canteleu, avait tourné et montait le
coteauCroissetestsimplementungroupe
de maisons, bâties au bord de la Seine,
et qui dépendent de la paroisse de Can-
teleu dont la vieille église est plantée
tout en haut, dans les arbres. La route
est superbe, une large voie qui serpente
au flanc des prairies et des champs de
blé; et, àmesurequ'on s'élève, la plaine
se creuse, l'immensehorizon s'élargit, à
perte de vue, avec la coulée énorme de
laSeine,au milieudes villageset desbois.
Agauche, Rouen étale la mer grise de
ses toitures, tandis que des fumées
bleuâtres, à droite, fondent les lointains
dans le ciel.Le long de cette côte si rude,
le cortège s'était un peu débandé.Acha-
que tournantde la route, le corbillard
disparaissait dans les feuillages; puis, an
le revoyaitplus loin, au bord d'une pièce
d'avoine, d'où ses draperies flottantes
faisaient envoler une bandede moineaux.
Des nuages traversaient le ciel si
pur le matin. Par moments, passaient
des coups de ventqui balayaientdegran-
despoussièresblanches,volantesdans le
soleil. Nous étions déjà tout blancs, et la
montée ne finissait pas, toujours l'hori-
zon s'élargissait. Ce convoi, àtravers
cette campagne,en face de cette vallée,
prenait une grandeur. Ala queue, une
trentaine de voitures, presque toutes
vides, montaient péniblement.
Ce fut que Maupassant me donna
quelquesdétailssur les derniers moments,
de Flaubert. Il était accouru le soir
même de la mort, il l'avaitencoretrouvé
sur le divan de son cabinet, l'apq-
plëxie l'avait foudroyé. Flaubert vivait
en garçon, servi simplementpar unedo-
mestique.La veille, dans unbesoind'ex-
pansion, il avait dit àcette femmequ'il
était bien content: son livre, Bouvard et
Pécuchet, étaitterminé,et ildevaitpartir
le dimanche pour Paris. Le samedi ma-
tin, il prit un bain, puis remonta dans
son cabinetqu il ne tarda pasàéçrouver
un malaise. Comme nétait sujet àdes
crisesnerveuses, après lesquellesiltom-
bait en syncope et se trouvait pris de
lùurd&somméils il crut àun accès
et ne s'effraya nullement.'Seulement,il
appela ladômëstique pour qu'elle courût
chez le docteur Fortin, qui habitait le
voisinage. Puis, il se ravisa, il la retint
près de lui, en lui ordonnant de parler
dans ses crises, il avait le besoin d'en-
tendre quelqu'un vivre àson côté. Il
n'était toujours pas inquiet, il causait,
disant qu'il aurait été beaucoupplus en-
nuyé, si l'accèsl'avait pris le lendemain
en cheminde fer; il se plaignait de voir
tout jaune autour de lui, il s'étonnait
d'avoir encore la force de déboucherun
flacon d'éther qu'il était allé prendre
dans sa chambre. Puis, revenu dans son
cabinet, il poussa un soupir et déclara
qu'il se sentait mieux. Pourtant, les jam-
bes comme cassées,il s'était assis sur le
divan turc qui occupait un coin de la
pièce. Et, tout d'un coup sans une
parole, il se renversa en arrière; il était
mort. Certainement, il ne s'est pas vu
mourir. Pendant plusieurs heures, on a
cru àun état léthargique. Mais le sang
sétait porté au cou, l'apoplexie étaitlà,
en un collier noir, comme si elle l'avait
étranglé. Belle mort, coup massue,
enviable, et qui m'a fait souhaiter pour
moi et pour tous ceux que j'aime cet
janéantissementd'insecte: écrasé sous un
doigt -.géant; ;
Nous arrivions àl'église, une tour ro-
mane) dans laquelle une cloché sonnait
le glas. Sousle porche,barrant la grande
porte, quatre paysans se pendaient à la
corde, emportés par le branle. On avait
descendule cercueil, et il était si grand
que les porteurs marchaient les reins
cassés. Toujours je me souviendraides
funéraillesde notre bon et grand Flau-
bert, dans cette église de village.Jetais
dans le chœur, en face des chantres. Il y
en avait cinq, rangés en file devant un
lutrinTlétraqué, montés sur des tabou-
rets, qui les haussaient'du sol comme
des poupéesjaponaisesenfiléesdans des
bâtons cinq rustres habillés de surplis
sales et donton apercevait les gros sou-
liers cinq têtes de canne, couleur bri-
que, taillées àcoups de couteau; la bou-
che de travers hurlant du latin. Et cela
ne finissaitplus; ils se trompaient,man-
quaient leurs répliques comme de mau
vais acteurs,qui ne savent pas leur rôle.
Un jeune, certainement le fils du vieux
son voisin, avait une voix aiguë, déchi-
rante, pareille au cri d'un animal qu'on
égorge. Peu àpeu.;une colère montait en
moi,; jét&is furieux et navrédecelteégà-
Jrté. dans la mort, de ce, grand homme;
que .ces gens enterraient avec leur rbu->
tine, sans une émotion, crachant sur son.
cerçueilics mômfes. 'notes fausses et les
mêmes phrases vides qu:ils-auràient cra-
chées sur le cercueil d'un imbécile. Toute
cette église froide nous grelottionsen
venant du grand, soleil, gardait une nu-
dité, une indifférence qui me blessaient.
ih quoi 1est-ce donc vrai que, devant
Dieu, nous soyons tous de la même ar-
gile et que notre néant commence sous
ce latin que l'église vend àtout lemonde
AParis, derrière le luxe des tentures,
dans la majesté des orgues, cette bana-
lité marchande, cette insouciance née do
l'habitude, se dissimulent encore. Mais
ici on entendait la pelletée de terre tom
ber àchaque verset. Pauvre et illustr
Flaubert,qui toute sa vie avait rugi con
tre la bêtise, l'ignorance,les idéestoutes
faites, les dogmes, les mascarades des
religions, et que l'on jetait, enfermédans
quatre planches,au milieu du stupéfiant
carnaval de ces chantres braillant du la-
tin qu'ils ne comprenaientmême pas
La sortie de l'église aété pour nous
tous un véritable soulagement.Et le cor*
tège aredescendu la côté deCantele'u. Il
nous fallait gagner Rouen; traverser la
ville et remonter au cimetière Monumen-
tal, en tout sept kilomètres environ. Le
corbillardavait 1reprissa marche lente,
le cortège s'espaçait^dayantage :sur la
route, les voitures suivaient. Mais, en
entrantdans la ville, le convoi s'est res-
serré, des amis de Flaubert se succé-
daient et tenaient tour àtour les/cordons
du poêlé. Nous pouvions être alors trois
cents au plus. Je ne veux nommerper-
sonne, mais beaucoup manquaient que
tous comptaienttrouver là. Des contem-
porains de Flaubert, Edmond de Gon-
court se trouvait seul au triste rendez-
vous. Il n'y avait ensuite que des cadets,
les amis des dernières années. Encore
s'explique-t-on que beaucoupaienthésité
à venir de Paris; trente et quelques
lieues peuventeffrayerdes santés chan-
celanteset d'anciennes affections. Mais
ce qui est inexplicable, ce qui est impar-
donnable, c'est que Rouen, Rouen tout
entier n'ait pas suivi le corps d'un de ses
enfants les plus illustres. On nous aré-
pondu que les Rouennais, tous commer-
çants, se moquaientde la littérature.Ce-
pendant, il doit bien yavoir dans cette
grande villedesprofesseurs,des avocats,
des médecins enfin une population
libérale qui lit des livres, qui connaît au
moins Madame Bovary il doit yavoir
des collèges, des jeunes gens, des amou-
reux, des femmes intelligentes;enfin des
esprits cultivés qui avaient appris par
les journauxla perte que venait de faire
la littérature française. Eh bien 1per-
sonne n'a bougé; on n'aurait peut-être
pas compté deux cents Rouennaisdans le
maigrecortège,aulieude la foule énorme
de la queuedemondequenousnousatten
dions à voir. Jusqu'auxportes de la ville,
nous nous sommes imaginé que Rouen
attendait là, pour se mettre derrièrele
corps. Mais nous n'avons trouvé aux
portes qu'un piquet de soldats, le piquet
réglementaire que l'on doit àtoutcheva-
lier de la Légion d'honneur décédé;
hommage banal, pompe médiocre et
comme dérisoire,qui nous a paru bles-
sante pour un si grand mort.Le long des
quais, puis le long de l'avenue que nous
avions suivie, quelquesgroupesde bour-
geois regardaient curieusement. Beau-
coupnesavaientpasquel étaitee mort qui
passait; et, quandon leur nommait Flau-
bert, ils se rappelaientseulementle père
et le frère du grand romancier, les deux
médecins dont le nomestrestépopulaire
dans la ville. Les mieux informés; ceu>
qui avaientlù les journaux,étaient venu
voir passerdesjournalistes deParis. Pa<
le moindre deuil sur ces physionomie^
4e baûawis. Uns vgie enfoncée dans le
lucre, abêtie, d'une ignorance-lourde. Je
pensaisànos villes du Midi, à Marseille
parexemple,qui,elle àussi,trempedans le
commercejusqu'aucou; Marseilleentier
se seraitentassée sur le passage du con-
voi, si elle avait perdu un citoyen de la
taille de Flaubert. La véritédoitêtre que
Flaubert, la veille de sa mort, était in-
connu des quatre cinquièmesde Rouen
et détesté de l'autre cinquième.Voilà la
gloire.
Des boulevards à montée rapide, des
rues escarpées conduisent au cimetière
Monumental, qui dominelaville. Le cor-
billard avançaitplus lentement, avec son
roulis quis'accentuaitencore.Débandés,
soufflant de fatigue, couverts de pous-
sière, et lagorge sèche, nousarrivionsau
bout de ce voyage de deuil. En bas, dès
la porte, de grosses touffes de lilas em-
baument le cimetière; puis; des allées
serpententet se perdent dans des feuil-;
lages, tandis que les tombes étagées
blanchissentau soleil. Mais,,en haut, un-
spectaclenousavait arrêtés.:laville ,• ànos
pieds, s'étendaitsous un grand nuagecui-
vré, dontlesbords,frangés de. soleil, lais-
saittomberunepluie d'étincellesrouges
et c'était, sous cet éclairage de drame,
l'apparition brusque d'une cité du moyen
âge, avec ses flèches et ses pignons,son
gothique flamboyant, ses ruelles étran-
glées coupant de minées fosses noires
le pêle-mêle dentelé des toitures. Une
même pensée nous était venue àtous:
vomment Flaubert enfiévré du ro-
mantismede 1830, n'a-t-il mis nulle part
cette ville qui nous apparaissait comme
àl'horizon d'une balladede VictorHugo?
Il existe bien une description du pano-
rama de Rouen, dans Madame Bovary;
mais cette description est d'une sobriété
remarquable, et la vieille cité gothique
ne s'ymontreaucunement.Noustouchons
lit àune des contradictions du tempé-
rament littéraire de Flaubert, que je
tâcheraid'expliquer.
La tombe de Louis Bouilhet se trouve
ùcôté du tombeau de famille deGustave
Flaubert, et le corps du romancier a
passer devant le poète, son ami d'en-,
fance, qui dort là depuis dix ans. Ces
deux monuments regardentla ville, du.
haut delà colline verte. Ou avait apporté
le cercueil,. àtravers une. pelouse des'
curieux, presque tous des gens du peu-
ple, s'étaientprécipités, envahissant les
étroits sentiers, autour du tombeau; si
bien que le cortège n'a pu approcherque
difficilement. D'ailleurs, pour se confor-
mer aux idées souvent-exprimées par
Flaubert, il n'y apas eu de discours. Un
vieil ami, M. Charles Lapierre, direc-
teur du Nouvelliste de Rouen, aseule-
ment dit quelques mots. Et, alors, s'est
passé un fait qui nous atous boulever-
sés quand on adescendu le, cercueil
dansle caveau, ce cercueil trop grand,
un cercueilde géant, n'a jamais pu en-
trer. Pendantplusieurs minutes, les fos-
soyeurs, commandés par un homme
maigre, àlarge chapeau noir, une figure
sortie de ITcm d'Islande, ont travaillé
avec de sourds efforts maisle cercueil,
la tête en bas, ne voulait ni remonter ni
descendre davantage, et l'on entendait
les cordes crier! et le bois se plaindre.
C'était atroce la nièce que Flauberta
tant aimée, sanglotait au bord du ca-
-veau. Enlîn, des voix ont -murmuré
«Assez, assez,attendez, plustard. »Nous
sommes partis, abandonnantnotre
«vieux », entré de biais dans la terre.
Mon cœur éclatait.
-Eri-bas, surle port, lorsque, hébétés
de :fatigue et de chagrin Concourt^
nous aramenés Daudet et moi à
l'hôtel il était descendu, une mu-
sique militaire jouait un pas redou-
blé, près de la statue de Boieldieu. Les
cafés étaient pleins, des bourgeois se
promenaient, un air de fête épanouissait
la ville. Le soleil de quatre heures qui
enfilait les quais, allumait la Seine dont
les refletsdansaientsur les façadesblan-
ches des restaurants, les cuisines
ilambaient déjà, avec des odeurs deman-
geaille. Dans un cabaret, toute une ta-
blée de reporters et de poètes affamés se
commandaientune sole normande. Ah 1
les tristessesdesenterrements de grands
hommes1n
J'ai peu de détails biographiques.
Flaubertétaitdiscret sur ces matières
puis, jel'ai connu très tard,en 1869. C'est
àun ami d'enfance, ou àun confident
très intime, qu'il appartientdenous dire
sa vie. Pour moi, je me contenterai
de noter ici ce que je sais bien, et jetâ-
cherai surtout d'expliquer L'écrivain par
l'homme, en me reportantàce qu'il m'a
dit et àce quej'aipu observer.
Cependant, il me faut rappeler les
grandes lignes de son existence. Il
est à Rouen, en 1821. Son père,
Achille Flaubert, était un médecin de
talent, dont le large cœur et la stricte
honnêteté sont restés légendaires. A
cette école, le jeune Gustave dut grandir
en bonté, en loyauté, en virilité. Nous le
retrouverons plus tard le fils de son père,
avec cette nature adorable .qui nous le
rendaitsi cher, une nature où il yavait
du colosseet de l'enfant. Il fit ses études*
a Rouen et yrencontratrès jeune Louis
Bouilhet et le comte d'Osmoy, dans une
pension dont il nous racontait parfoisde
bien amusantes histoires. Sonenfance et
sa jeunesse paraissent avoir été celles d'un
garçon appartenant àune famille aisée
et libérale, qui l'élevait fortement, sans
le contrarierdans ses goûts. Il céda de
bonne heure àla passion littéraire, et je
ne crois pas qu'il ait jamais eu l'idée
•l'une profession quelconque du moins
il n'en parlait point, il ne s'élait même
pas destiné sérieusement à la médecine,
comme on l'a dit. De cette époque,il rap»-
pelait surtoutavec complaisance les pro-
menades qu'il faisait-dans Rouen,avec
Louis Bouilhet. J'ai toujours, pensé que
l'Educationsentimentale était dans bien
'des pages uneconfession,une sorte d'au-
lobiographietrèsarrangée,composée de
souvenirs pris un peupartout etilpour-
rait arriver, en tenant compte des be-
soins de l'intrigue,que la grande amitié
de Frédéric et de Deslauriers fût l'écho
de l'amitié de Flaubert et de Bouilhet.
Comme Frédéric d'ailleurs, Flaubert
vint faire son droità Paris, Bouilhet
devait le retrouver plus tard. C'estvers
cette époque, à dix-neufans, qu'il voya-
gea pour la premièrefois; jene puis dire
s'il poussajusqu'àl'Italie, maisjemesou-
viens qu'il m'a souvent raconté sonpas-
sage à Marseille, il eut touteune aven-
tureamoureuse. AParis, il menaune vie
d'étude, coupée de quelques plaisirs vio-
lents. Sans être mondain, il menait une
existencelarge. Dès cette époque,il eut du
reste un pied àParis et un piedàRouen
son père avait acheté la maison de cam-
pagne de Croisset vers 1842, et il yre-
tournaitpasser des saisons entières. En
relisantdernièrementla viede Corneille,
j'ai été frappé des ressemblances qu'elle
offrait avec celle de Flaubert. Deux
grands faits marquent seulement son
existence, son voyage en Orient,,qu'il lit
en 1852, et le voyage qu'il entreprit plus
tard aux ruines de Carthage, pour son
livre clé Salammbô. Ea dehors de eW
échappées, il atoujours eu la vie que
nouslui avons vu menerdansces derniers
temps,-cettcvie d'étude dont j'ai parle,
tantôt s'enfermantpendant des mois à
Croisset, tantôt venant, se distraire à
Paris, acceptant des invitations àdîner,
recevant ses amisledimanche, maispas-
sant quand même des nuitsà satable
travail. Sa biographie est la tout entière.
On-pourrapréciserdes dates et donner
des détails on ne sortira pas de ces
grandeslignes.
La maison de Croisset est une cons-
truction très ancienne, réparée et aug-
mentée vers la fin du siècle dernier. La
façade blanche est à, vingt mètresatLplus
delà Seine, dont une grille et la route la
séparent. Agauche,.il yaune maisonde
jardinier, une petite "ferme àdroite
s'étend un parc étroit, ombragépar'des
arbres magnifiques;,puis, derrière la
maison, le coteau monte brusquement,
des verduresfontun rideau, .au-delàdu-
quel, tout en- haut, se trouvent un :pota-'
ger efc des prés plantés d'arbres- fruitiers.
Flaubert jurait qu'il n'allait pas une fois
par an au.bout.de.la propriété.. Après la
mort de sa mère, il avait même aban-
donné la maison pour se claquemurer
dans lesdeux uniques pièces il vivait,
son cabinet de travail et sa chambre à
coucher.Il n'en sortait que pour manger
dans la salle du bas, car il avait fini par
abominerla marche, au point qu'il ne
pouvait même voir marcher les autres,
sans éprouver un agacement nerveux.
Lorsque nous avons passé une nuit à
Croisset, nous avons trouvé la maison'
nue, avec l'ancien mobilier bourgeois de
la famille. Flaubert avait le dédain des
tableauxet des bibelots modernes, tou-
tes ses concessions étaient deux chi-
mères japonaises dans un vestibule, et
des reproductions en plâtredebas-reliefs
antiques, pendues aux murs de l'escalier.
Dans soncabinet,une vaste pièce qui te-
nait tout un angle do la maison, il n'y
avait guère que des livres rangés sur
des rayons de chêne; et la les objets
d'art manquaient également,onnevoyait,
comme curiosités rapportées de l'Orient,
qu'un pied de momie,un plat persan en:
cuivrerepoussé il jetait ses plumes,
:et quelques autres débris, sans valeur.
Entre les deux, fenêtres, se trouvait le
buste en marbre.. d'une, sœur qu'il,avait
adorée et qui était morte jeune. C'est
tout si l'on ajoute des gravures,
des portraitsde camarades d'enfance et
d'anciennes amies. Mais la pièce, dans
son désordre, avec son tapis usé, ses
vieuxfauteuils, son large divan, sa peau
d'ours blanc qui tournaitau jaune, sen-
taitbon le travail,lalutte enragée contre
les phrases- rebelles. Pour. nous, tout
Flaubert était là. Nous évoquions son
existenceentière vécue dans. cette pièce,
au milieu des bouquins si souvent con-
sultés, des cartons il: enfermait ses
notes, des objets familiers qu'il n'aimait
pas qu'on dérangeât de leur place habi-
tuelle, par une manie d'homme séden-
tairc. ,1
AParis,je ne l'aipas connu dans son
appartement duboulevard du Temple.
La maison était voisine du théâtre du
Petit-Lazari. Elle existe encore, dans un
enfoncementsontvenues seraccorder
les maisons nouvelles. 11 l'habita pendant
lune quinzaine d'années au moins. Ce fut
que sa gloire naquit et qu'il goûta ses
grandes joies. Il-y publia ses trois pre-
miers ouvrages Madame Bovary, Sa-
lammbô et l'Education santhnentale.
Tout un mouvement avait lieu autour de
lui, 'des admirateurs venaientle saluer.
Ses familiers- d'alors étaient Edmond et
Jules de Goncourt, Théophile Gautier,
Taine,Feydeau,d'âutresencore.Il les réu-
nissait chaque dimanche, l'après-midi;
et c'étaient des débauches de causeries,
d'anecdotes grasses et de discussions
littéraires. L'Empire, qui voulait avoir
ses écrivains, lui avait fait d'aimables
avances; il allait àCompiègne, il était
devenu un des hôtes habituels duPalais-
Royal, la princesse Mathilde avait
réussi à' réunirde grands talents. Après
la guerre, il déménagea et habita la
rue Murillo son logement composé
de trois petites pièces au cinquième
étage, donnait sur le paix Monceau
une vue superbe qui l'avait décidé. Il fit
tendre les pièces d'une' cretonneàgrands
ramages mais ce fut son seul luxe, et
comme àCroissot les bibelots man-
quaient,, il n'y avait guère qu'une selle
arabe, rapportéed'Afrique, etunBoudha
de carton doré,acheté chez unrevendeur
de Rouen. C'est que je suisentré dans
son intimité. Il était alors très seul, très
découragé. L'insuccès de" l'Education
sentimentale luiavait porté un coup ter-
rible. D'autre part, bien qu'il -n'eût au-
cune conviction politique, la chute de
l'Empire lui semblaitla fin du monde.Il
achevaitalors la Tentation de Saint-An-
toine, péniblement et sans joie. Le di-
manche, je ne trouvais guère qu'Ed-
mond de Concourt,frappé lui aussi par
la mort de son frère,n'osant plus toucher
une plume et trèstriste. C'estrueMurillo
qu'Alphonse Daudet est, comme, moi,
devenu un des fidèles de Flaubert. Avec
Maupassant, nous étions les seuls in-
times. J'oublieTourgueneff quiétaitl'ami
le plus solide et le plus cher. Un jour,
Tourgueneff nous traduisit àlivre ou-
vert des pages de Gœthe, en phrases
comme tremblées' d'un charme péné-
traut. C'étaient des après midi déli-
cieuses, avec un grand fond de tristesse.
Je me souviens surtout d'un dimanche
gras où, pendant que les cornets àbou-
quin sonnaient dans les rues, j'écoutai
jusqu'à la nuit Flaubert et Goncourt re-
gretterle passé.
Puis, Flaubert déménageaune fois en-
core, et alla habiter le 240 de la rue du
Faubourg Saint-Honoré. Ilvoulait se rap-
procher de sa nièce, pris de l'ennui des.
vieux garçons un soir même, lui le cé-
libataire endurci, il m'avait dit son regret
de ne s'êtrepas marié uii autre jour, on
le trouva pleurant devant un enfant.
L'appartement de la rue du Faubourg
Saint-Honoré était plus vaste mais les
fenêtresdonnaient sur une mer de toits,
hérissésde cheminées. Flaubert ne prit
/-même pas le soin de le faire décorer. Il
coupa simplement desportières,dans son
ancienne tenture àramages. Le Boudha
fut posé sur la cheminée, et les après-
midirecommencèrentdans le salonblanc
et or, l'on sentait le vide, une instal-
lation provisoire, une sorte de campe-
ment. Il faut dire que,verscette époque,
une débâcle d'argent accabla Flaubert;
il avait donné sa fortune à sa nièce, dont
le mari se trouvait engagé dans des af-
faires difficiles; tout son grand cœur,
était là, mais le don dépassait peut-
,être ses forces, il chancelait devant la
misère menaçante, lui qui n'avait jamais
eu àgagnerson pain. Il craignit un ins-
tant de ne plus pouvoirvenir àParis; et,
pendant les deux derniers hivers, il n'y
vint pas en effet. Cependant, ce fut rue
du FaubourgSaint-Honoré que je le vis
renaître, ayee sa voix tonnante et ses
grandsgestes. Peu àpeu, il s'était habi-
tué au nouvel état dechoses, il tapaitsur
tous tes partis avecle dédain d'unpoète.
Puis, le.s rfrois Cont-es, auxquels il .ira-
yanjait, raniusaient Weauôoup.Soàcercle
s'était élargi, des jeunes gens venaient,
nous étions parfois une vingtaine, le di-
manche. Quand Flaubert se dresse de-
vantnotre souvenir, ànous .ses intimes
des dernières années, c'estdans ce salon
blanc et or que nous te voyons, se plan-
tant devant nous d'un mouvement de
talons qui lui était familier, ériorine,
muet; avec ses gros yeux bleus, ou bien
éclatant en paradoxes terribles, en lan-
çant les deux poings au plafond.
.Je voudrais donner ici une physiono-
mie de ces réunions du dimanche. Mais
c'est bien difficile, car on yparlait sou-
vent une langue grasse, condamnée en
France depuis le seizième siècle. Flau-
bert, qui portaitl'hiver une calotte et une
douillette de curé, s'était fait faire pour
l'été une vaste culotte rayée blanche et
rouge et une sorte, de tunique, qui lui
donnait un faux air de Turc en négligé.
C'était pour être àson aise, disait-il
j'inclineàcroire- qu'il y. avait aussi un
reste des anciennes modesromantiques,
car je Tài connu avec des pantalons à
grands carreaux, des redingotes plissées
ala taille, et le chapeau aux larges ailes
crânement posé sur l'oreille. Quand des
dames se présentaient le dimanche, ce
qui étaitrare, et qu'ellesle trouvaient en
Turc, elles restaient, assez effrayées. A
Croissot lorsqu'il se promenait dans
de semblables costumes, les passants
s'arrêtaient surlaroute, pourle regarder
àtravers la grille; une légende veut
même que les bourgeois deRoucn,allant
àla Bouille par le bateau, amenaient
leurs enfants, en promettant de leur
montrer monsieurFlaubert, s'ils étaient
sages. AParis, il venait souvent ouvrir
lui-môme, au coup de timbre; il vous
embrassait, si vous lui teniez au cœur et
qu'il ne vous eût pas vu depuis quelque
temps et l'on entrait avec lui dans la
fumée du salon. On yfumait terrible-
ment. Il faisait fabriquerpour son usage
des petites pipes qu'il culottait avec un
soin extrême on le trouvait parfois les
nettoyant, les classant àun râtelier puis,;
quand- ilvous aimait bien, il les tenait à!
votre disposition et même vous en- don-
nait une. C'était; de trois heures àsix
heures, un galopàtravers les sujets la:
littératurerevenait toujours, 4e livre, ou'
la pièce du moment, les questions gêné-'
raies, les théories les plus risquées;maisj
on poussait des-pointes dans toutes les
matières, n'épargnant ni les hommesni
les choses.Flauberttonnait,Tourgueneff
avait des histoires d'une originalité et
d'une saveur exquises, Goncourt ju-
geait avec sa finesse et son tour de
phrase si personnel, Daudet jouait ses
anecdotes avec ce charme qui en fait un
des compagnonsles plus adorables que
je connaisse. Quant amoi, je ne brillais
guère, car je suis un bien médiocre cau-
seur. Je ne-suis bon que lorsque j'ai une
conviction et que je me fâche. Quelles
heureuses après-midi nous avons pas-
sées, et quelle tristesse àse dire que ces
heures ne reviendront jamaisplus car
Flaubert était notrelion à tous, ses deux
grands bras paternels nous rassem-
blaient 1
Ce fut lui qui eut l'idée de notre dîner
des auteurs siffles. C'était après le Can-
didat. Nos titres étaient à Goncourt,
Henriette Maréchal àDaudet,Lise Ta-
.vernier; a moi, toutes mes pièces". Quant
àTourgueneff,il nous jura qu'on l'avait
sifflé en Russie. Tousles cinq, nous nous
réunissions donc chaque mois dans un
restaurant;• mais lfc choix de ce restau-
rant. était une, grosse; affaire, et nous
sommes allés un peu partout, passant du
poulet au kari ala bouUlàbaissi;. Dès le'
potage, les discussions et les anecdotes
commençaient.Je me rappelle une ter-
rible discussion sur Chateaubriand, qui
dura de sept houecs du soir aune heure
du matin Flaubert et Daudet le défen-
daient, Tourgueneff et moi nous l'atta-
quions, Goncourt restaitneutre. D'autres
fois, on entamait le chapitre des pas-
sions on parlait de l'amour et des fem-
mes et, ces soirs-là, les garçons' nous
regardaient d'un air épouvanté. Puis,
comme Flaubert délestait de rentrer
seul, je l'accompagnaisà travers lesrues
noires, je me couchais àtrois heures du
matin, après avoir philosophéà l'anglede
chaque carrefour.
Les femmes avaient tenu peu de place
dans l'existence de. Flaubert. Avingt
ans, il les avait aimées en troubadour.
Il me* racontait qu'autrefois il- faisait
deux lieues pour aller mettreun baiser
,sur la; tête d'un Terre-Neuve, qu'une
dôme cai'essait. Son idée de- l'amour
se trouve dans YEducation sentimen-
tale
•: une passion qui emplit l'exis-
tence et qui ne .se contentejamais..Sans
doute, il avait ses coups dedésirs; c'était
ùu gaillard solide dans sa jeunesse et
qui tirait des bordées de matelot. Mais
cela n'allait pas plus loin, il se remettait
ensuite tranquillementautravail. Il avait
pour les filles une véritable paternité;
une fois, sur les boulevards extérieurs,
comme nous rentrions, il en vit une très
laide qui l'apitoya et àlaquelle il voulut
donner cent sous mais la fille nous
accabla d'injures, en disant qu'elle ne
demandait pas l'aumône et qu'elle ga-
gnait son pain. Le vice bon enfant lui
semblait comique, et l'épanouissait d'un
rire àla Rabelais; il était plein de solli-
citude pour les beaux mâles, il adorait
leurs histoires, et déclarait qu'elles le
rafraîchissaient. Il répétait: «Voilà de
la santé, cela vous donnede l'air.»Ar-
rangezce goûtdes dames gaieset faciles,
avec son idéal d'un amour sans fin pour
une femme que l'on verrait unefois tous
les ans et sans espoir. Du reste, je le ré-
pète, les femmesne l'entamaient guère-.
C'étaittout de suite fini. Il le disait lui-
même, il avait porté comme un fardeau
les quelques liaisons de son existence.
Nous nous entendions en ces matières,
il me répétaitsouventque ses amis lui
avaient toujours plus tenu au cœur, et
que ses meilleurs souvenirs étaient des
nuits passées avec- Bouilhet,àfumer des
pipes et àcauser. Lesfemmes, d'ailleurs,
sentaient bien qu'il n'était pas un fémi-
nin elles le plaisantaient et le traitaient
en camarade. Cela juge un homme. Etu-
diez le féminin chez Sainte-Beuve, et
comparez.
Je donneici mes notes sur Flaubertun
peu au hasard. Ce sont autant de traits
qui doiventcompléter sa physionomie.
Tout à l'heure je parlais de la secousse
qu'ilreçut àla chute de l'Empire. Il avait
pourtant la haine de la politique et pro-
fessaitdans ses livres le néant de l'hom-
me, l'imbécillitéuniverselle. Mais, dans
la pratique,il croyait àla hiérarchie, il
avait du respect, ce qui nous surprenait,
nous qui sommes d'une générationscep-
tique une princesse, un ministre,sor-
taient àsesyeux du commun, et il s'in-
clinait, il «gobait», comme nous nous
permettionsde le dire entre nous. Il est
donc aisé de comprendre son effarement,
àla désorganisation d'un régime, dont
la pompe l'avait ébloui.
Dans une lettre écrite àErnest Fey-
deau, après la. mort de ThéophileGau-
tier, il parle de «l'infection moderne.
il déclare que, depuis le QuatreSeptem-
lire, tout est fini pour eux. Lors de mes
premières visites, il m'interrogeait cu-
rieusement sur les démagogues qu'il
croyait de mes amis. "Le triomphe des
idées démocratiques lui semblait être
l'agonie des lettres. En somme, il n'ai-
mait pas son temps, et je reparleraide
cette haine qui influait beaucoupsur son
tempérament littéraire. Bientôt,, d'ail-
leurs, le spectacle de nos luttes .politi-
quesl'emplitde dégoût,ses anciensamis,
les bonapartistes, lui parurent aussi bê-
tes et aussi maladroits que les républi-
cains.J'insiste,parce qu'il jfaut bien éta-
blir qu'aucun partine saurait le réclamer.
En dehors de ses instincts autoritaires et
de sa croyanceau pouvoir,mêmedaiisses
représentantsles plus médiocres,il avait
un trop large mépris de l'humanité. Je
trouve .en lui un exemple,assez fréquent
chez les grands écrivains, d'un révolu-
'tionnaîrc qui démolit tout, sans avoir la
conscience de sa" terrible besogne et
malgré "une bonhomie qui le fait croire
aux 'conventions sociales et aux men-
songes dont il est entouré.
Il faut noter ici un autre trait caracté-
ristique Flaubert était un provincial.
Un de ses vieux amis disait un peu iné-
chamment «Ce diablede Flaubert,plus
il vient àParis, et plus il devient provin-
cial. » Entendez par qu'il gardait des
naïvetés, des ignorances, des préjugés,
des lourdeurs d'homme qui, tout en con-
naissant fort bien son Paris, n'en avait
jamais été pénétré par l'esprit de blague
et de légèreté spirituelle.Je l'ai comparé
aCorneille, et ici la ressemblance s'af-
firme encore. C'était le môme esprit épi-
que, auquel le papotage et les fines
nuances échappaient. On afait re-
marquer avec raison que Madame Bo-
vary était son œuvre la plus vécue et
que, dans l'Education sentimentale, le
côté parisien offrait parfois une touche
lourde et embarrassée le salon de Mme
Dambreuse, par exempte, ressembleplus
àun sérail qu'à une réunion déjeu-
nes femmes poussées sur le pavé de
Paris. Il voyait humain, il perdait pied
dans l'espritet dans la mode. Ce côté
provincial se retrouvait chez .l'homme,
disposé à tout croire, .manquant de ce.
.scepticisme qui meten défiance jamais
personne n'aété, plus trompé que lui par.
les apparences, il fallait des catastrophes
pour Mouvrir les yeux. Sans aimer le;
monde, souffrant beaucoup de la chaleur
des salons,il se croyait forcé àdes visi-
tes, il passait son habit noir avec une
certaine solennité,tout en le plaisantant;
et, quand il étaithabillé,cravaté et ganté
de blanc, il se posait devant vous avec
son: «Voilà, mon bon!» accoutumé,
il entrait un peu de lajoie enfantine d'un
simpleromancier qui va chez Ips grands.
Toutcela était plein de bonhomieetnous
attendrissait,mais le bourgeois de pro-
vince apparaissaitau fond.. ("
Oui, le grandmot est lâché Flaubert
étaitunbourgeois.etloplus digne,leplus
scrupuleux, leplus rangé qu'on pût voir. Il'
le disait souvent lui-même, lier de la
considération dont il jouissait, de sa vie
entière donnée au travail ce qui ne l'em-
pêchait pas d'égorger les bourgeois, de
les foudroyer àchaque occasion, avec'
ses emportements lyriques. Cette con-
tradictions'expliqueaisément. D'abord,
Flaubert avait grandi en plein roman-
tisme, au milieu des-terriblcs paradoxes
de Théophile Gautier, qui aeu sur lui
une- influence, décisive .dont je parle-
rai. Puis, il faut distinguer, l'injure
de bourgeois avait fini par être dans sa,'
"bouche un anathème généralisé et. lancé'
à la tête de l'humanité bête.; par bour-.
geois, il entendait tes sots, les écloppés,
ceux qui nient le soleil, et non lesbraves
gens qui vivent sans tapage, au coin de leur
feu. J'ajouterai que ses grandes colères
tombaient comme dos soupes au lait. Il
criait très fort, gesticulait, le sang au vi-
sage; puis, il se calmait brusquement,
c'était comme des airs de bravoure que,
dans son intimité avec les hommes de
1830, il avait appris àse jouer àlui-
même. Ace propos,on m'a racontéqu'un
écrivain russe, avec qui Tourgueneff
nous avait fait dîner, aété tellement
surpris de cetteviolence un peuthéâtrale
de Flaubert, que, dans un article il a
parlé de lui plus tard, il l'a accusé de
«fatuité. »Ce mot me paraît si impropre,
que je proteste de toute mon énergie.
Flaubert était d'une absolue bonne foi
dans ses emportements, àce point qu'il
risquaitsouvent l'apoplexieet qu'on dur
vait ouvrir les fenêtres pour lui faire
prendrel'air;mais j'accorde qu'il yavait
eu sans douteun entraînement antérieur,
que la littérature,l'amourde la force .et
de l'éclat était pour beaucoup dans soh
attitude. Ce. que je constate, d'ailleurs;
c'est que, cet homme siviolenten paro-
les, n'a jamais eu une violence d'action.
Il était d'une douceur de père avec ses
amis, et ne se fâchait que contre les im£
béciles. Encore, avec sa bonhomie, arec
un manque de sens critique sur lequel
je reviendrai, ne traitait-il pas tous les-
imbécilesaussi sévèrement.Un lieu com-
mun échappé par hasard le jetait hors
de-lui, lorsqu'il toléraitdes médiocrités
et allait jusqu'à les défendre. La bêtise
courante,la platitude quotidienneet dont
personne n'est entièrement dégagé, l'exas-
pérait plus encoreque ce néant doulou-
reux de l'hommè qu'il asi largement
peint dans ses œuvres. Ces deuxtraits le
caractérisenttrèsfidèlement il criait au-
tant qu'il croyait,sa facilitéàse tromper
sur les hommes et les choses égalait sa
facilité àse mettre en colère. C'était un
cœur très, bon, plein d'enfantillages et
d'innocences, un cœur très chaud, qui
éclatait en indignations à la plus Légère
blessure. Son charme puissantse trou-
vait là, et voilà pourquoi nous l'adprions
tous comme un père.
III
Mes premières visites àFlaubert fu-
rent une grande.de g,illusion,presque une
souffrance. J'arrivais avec tout un Flau-
bert- bâtidans ma tête,- d'après-ses œu-
vres; un Flaubertqui étaitle pionnierdu
siècle, le peintre et le' philosophede no-'
tre monde moderne. Je me le représen-
tais comme ouvrant une voie nouvelle,
fondant un Etat régulier dans la pro-
vince conquisepar le romantisme',mar-
chant àl'avenir avec force et confiance.
En un mot, j'allais chercher l'homme de
ses livres, et je tombais surun terrible
gaillard, esprit paradoxal, romantique
impénitent, qui m'étourdissait pendant
des heures sous un déluge de théories
stupéfiantes. Le soir, je rentrais malade
chezmoi, moulu,ahuri, en me disant que
l'homme était chez Flaubertinférieur à
l'écrivain. Depuis, je suis revenu sur ce
jugement,j'ai goûté la saveurd'un tem-
pérament si plein de contradictions, je
me suis habitué, et pour rien au monde
je n'aurais voulu qu'onme changeât mon
Flaubert.- Mais l'impression première
n'en avait pas moins été une déception,
déceptionque j'ai vu se reproduire chez
tous les jeunes gens qui l'ont approché.
Par exemple, comment: voulez-yous;
qu'on écoutât sans surprise ce qu'il di-
sait de Madame Bovary. Il jurait n'a-
voir écrit ce; livre que pour faire une
«farce » aux réalistes, àChampfleuicy
et àses amis; il voulait leur montrer
qu'on pouvait être àla fois un peintre
exact du monde moderne et un grand
styliste. Et cela était dit si carrément,
qu'on en vênait àse demander s'il avait
eu conscience son œuvre, s'il avait
prévu l'évolutionqu'elle allait produire
dans les lettres. En vérité, j'en douteau-
jourd'hui beaucoupde génies créateurs
en sont là, ils ignorent le siècle nouveau
qu'ils apportent. Toutessesthéories con-
cluaient contre la formule que nous,
ses cadets, avons prise dans Madame
Bovary. Ainsi, il déclarait de sa voix
tonnante que le moderne n'existe pas,
qu'il n'y a pas de sujets modernes
et lorsque, effaré par cette affïrnîation,
on le poussait pour comprendre, il ajou-
tait. qu'Homèreétait tout aussi moderne
que Balzac' S'il avait dit humain, on se
serait entendu mais moderne restait
inacceptable,Du reste, il semblait nier
les évolutionsen littérature. J'ai discuté
vingt fois avec lui à ce propos, sans arri-,
verà lui faireconfesser, l'histoire de no-
trelittératureamain,que lès écrivains
ne poussaient pas comme des phénomè-
nes isolés; ils se tiennent les uns aux
autres, ils forment une chaîne affec-
tant certaines courbes, selon les mœurs
et les époqueshistoriques. Lui, en indi-
vidualiste forcené, me criait des mots
énormes il s'en fichait (mettezun autre
terme), ça n'existait pas, chaque écri-
vain était indépendant, la société n'avait
rien àvoir dans la littérature, il fallait
écrire en beau style, et pas davan-
tage. Certes, je tombais d'accord qu'il
serait imbécile de vouloir fonder une
école; mais j'ajoutais que les écoles se
forment d'elles-mêmes, et qu'il faut
bien les subir. Le malentendu n'en .a
pas moins continué entre nous jusqu'à
la fin; sans doute il croyait que j6 rêvais
de réglementer les tempéraments, lors-
que je faisais simplement une besogne
de critique,en constatant les périodes
qui s'étaient développées dans le passé
et qui se développent encore sous :os
yeux.Lesjoursoùil s'emportaitcontreles
.étiquettes,les mots en isme, je lui ré-
pondaisqu'ilfautpourtantdes motspour
constater des faits; souvent niêmeces.
mots sont forgés et imposés par le puj
bljc," qui a besoin de se reconnaître a;ù
milieudu travail de son temps.Ensonlme,.
nous nous entendions sur le- libre déve-
loppementde l'originalité, nous avionsla
même philosophie et la même esthéti-
que, les mêmeshaineset les mêmesten-
dresses littéraires notre désaccord ne
commençaitque si je tâchais de le pous-
ser plus avant, en remontantde l'écri-
vain au. groupe, en cherchant àsavoir
d'où venait notre littérature et elle,
allait.
Si je ne suis pas très clair ici, c'ept
qu'à la vérité, je n'ai jamais bien saisi,
l'ensemble de ses idées sur lalittérature.
Elles me semblaient fort décousues,
elles partaient brusquement dans la con-
versation avec une raideur de paradoxes
et un éclat de tonnerre, le plus souvent
pleines de contradictions et d'imprévu.
Peut-être était-cemoi qui voulais mettre
trop de logique entre le penseur et l'é-
crivain chezFlaubert. J'auraisdésiréque
l'auteur de Madame Bovary aimât le
monde moderne, qu'il se rendît compte
,de l'évolutiondont il était un des agents
les plus puissants; et cela me chagrinait
de tomber surunromantiquequi «gueu-
lait »contrôles chemins de fer, les jour-'
naux et la démocratie; sur un indivi-
dualiste^ pour qui un écrivainétait uii &h-,
solù, un simple phénomène de- rhétori-;
que. Le jour*denotreterrible discussion.
sur Chateaubriand, comme il prétendait
qu'en littérature la phrase bien faite,
seule importait, je l'exaspérais en di-
sant «Il yaautrechose que des phra-
ses bien faites dans Madame Bovary, et
c'est par cette autre chose que votre œu-
vre vivra. Dites ce que vous voudrez,
vous n'en avez pas moins porté le pre-
mier coup au romantisme. »Alors, il
cria que Madame Bovaryétait delà m.
qu'on finissait par l'assommer avec ce
bouquin-là,qu'il le donnerait volontiers
pour une phrase de Chateaubriand ou
d'Hugo-. Il se refusait absolument àvoir
autre chose que de la littératuredansles
romans des ^autres et même dans les
siens; il yniait, je ne dirai pas le pro-
grès, mais jusqu'au mouvement des
idées; de la belle langue, rien de plus.
Et son individualisme, son horreur des
groupes, venait d'un grand orgueil. Un
de ses mots favoris, quand on exposait.
ses principes dans une préface, et qu'on
s'y rattachaitàun mouvement quelcon-
que, étaitSoyezdonc plusfier! "Faire
des phrases correcteset superbes, et les
faire dans son coin,, en Bénédictin qui-
donne sa vie entière àsa tâche, tel était,
sonidéal littéraire.
J'ai dit un mot de sa haine du monde
moderne. Elle éclataitdans toutes sespa-
roles. Il avait pris cette haine dans son
intimité avec Théophile Gautier car,
l'année dernière, lorsque j'ai lu le vo-
lume de souvenirspublié par Emile Ber-
gerat sur son beau-père, je suis resté
stupéfait de retrouver tout mon Flau-
bert dans les paradoxes àjet conti-
nu de l'auteur de Mademoiselle de
Maupin. C'étaitle même amour de -l'O-
rient, la passion des voyages, loin de cet
abominableParis, bourgeois et étriqué.
Flaubert se disait pour vivre là-bas,
sous une tente l'odeur du café lui cau-
sait des hallucinationsde caravanes en
marche il mangeait des mets les plus
abominablesavec religion, pourvu que
ces mets eussent un nom d'une belle
allure exotique. C'était les mêmes dia-
tribes contre toutes nos inventions; la
vue seule d'une machinelejetait horsde
lui, dans une crise d'antipathie ner-
veuse. Il prenait bien le chemin de fer
pour aller àRouen, simplement pour
économiser le temps, disait-il; mais il
ne cessait de gronder pendant tout le'
voyage: C'était encore les mêmes raille*'
ries devant les mœurs et les arts nou-
veaux, un regret continuel de la vieille
France, selon son expression, une sorte
d'aveuglement volontaire et de peur
sourde devant l'avenir; àl'entendre,
demain allait nous manquer, nous mar-
chions à un abîmenoir et, quand j'affir-
mais mes croyancesauvingtièmesiècle,
quand j'espérais que notre vaste mouve-
ment scientifiqueet social devait abou-
tir àun épanouissement de l'humanité,
;il me regardait fixement de ses gros
yeux bleus, puis haussait les épaules.
Dureste,c'étaientlàdesquestions généra-
les qu'il n'abordaitpas il préférait res-
ter dans la technique littéraire. Mais il
réservait surtout ses colères pour la
presse; le tapage des journaux, l'im-
portance qu'ils se donnent, les sottises
qu'ils impriment fatalementdans la hâte
avec laquelleils sont faits, le soulevaient
de fureur. Il parlait de les tous'suppri-
merd'un coup. Ce qui le blessait parti-
culièrement, c'étaient les détails qu'on
donnait parfois de sa personne. Il trou-
vait 'cela inconvenant, ildisait que l'écri-
vain seul appartenait au public. Je fus,
fort mal reçu un jourque je' me basai:-1
dai àlui dire qu'en somme le critique
qui s'occupait de son Yôteraeiit et de sa
nourriture, faisait sur lui le même tra-
vail d'analyse que lui-même,romancier,
faisait sur les personnages dont il ob-
servait les "figures dans la vie. Cettelogi-
quelebouleversa,jamais il ne voulut con-
venir qu'en somme toutmarche àla fois
et que la presse àinformationsest la pe
tite sœur, fort mal soignée si l'on veut,
de Madame Bovary. D'ailleurs, cet
homme si féroce qui parlait de pen-
dre tous les journalistes,était ému aux
larmes, des que le dernier des plumitifs
faisait sur lui un bout d'article. Il lui
trouvaitdu talent, il promenait le jour-
nal dans sa poche, Adix années de dis-
tance, il répétaitde mémoire dos phra-
ses écrites sur ses livres, encore touché
des éloges et frémissait des critiques. Il
;est toujours restéun débutantpourcette
(fraîcheur d'impression. Riche et travail-
lant, àses' heures, n'ayant pas traversé
la presse, il fignorait, ta méprisant trop
parfois et croyant parfois trop àelle.
Bien qu'ils'emportât contre toute publi-
cité;souvent une réclame, une simple
annonce ravissait. IL avaitcomme nous
tous, hélas lce besoin maladif d'occuper
le monde de sa personnalité. Seule-
ment, ilymettait une naïveté do" grand
enfant. Quelques semaines avant sa.
mort, comme la Vie modernepubliait sa
féerie le Château des cœurs, il fut en-
chanté parce que le journal se trouvait
étalé auxvitrines deslibraires de Rouen,
sa vieille bonne de Croisset l'avait
vu. «Je deviens un grand hommes,
écrivait-il àBergerat. N'est-ce pas
une note exquise ?
Cette bonhomie si charmante venait
d'un manque de critique absolu. Il faut
s'entendre, il était un très bon juge pour
lui-même, et il avait une très large éru-
dition mais, dans ses opinions sur les
autres, les proportions manquaient, ses
facilitésà croire le portaientàde singu-
lières indulgences,tandis que son entê-
tement ane jamais généraliser, àne pas
tenircompte de l'histoire des idées, l'en-
fonçait dans des sévérités de pur rhéto-
ricien. Autour de lui,il avait ainsi des
admirations quinous surprenaient, d'au-
tant plus qu'il se -montrait d'une in-
justicerévoltante àl'égard des talents
qui lui étaient antipathiques.. Pour me
faire nettement comprendre, il faut que
je revienneencore àson idéal littéraire.
Souvent, il répétait «Tout aété dit
avant nous, nous n'avons qu'à redire les
mêmes choses, dans une forme plus
belle, si c'est possible. «Ajoutez que,
lorsqu'il s'échauffait dans une discus-
sion, il en arrivaitànier tout ce qui n'é-
tait pas le style; et c'était alors des
affirmations qui nous consternaient
les bonshommes n'existaient pas dan3
un livre, la vérité était une blague.
les notes ne servaient à' rïen, un»
seule phrase bien faîte suffisait àl'im-
mortalité d'un homme paroles d'au-
tantplus troublantes, qu'il reconnaissait
lui-mômeavoir la bêtise de perdre son
temps àramasser des documents et à
ne vouloirplanter debout que des figu-
res exactes et vivantes. Quel cas étrange
et profond,l'auteur de MadameBovary
et de YEducation sentimentaleméprisan'
la vie, méprisant la. vérité, et finissant
par se tuer dans le tourment de plus eu
plus aigu de la seule perfectiondustyle!
On comprendra dès lors ses engoue-
ments et seshaineslittéraires. Il savait
par cœur des phrasesde Chateaubriand
et de Victor Hugo, qu'il déclamait avec
uneemphaseextraordinaire. Goncourt di-
sait en riant que des annonceschantons
surce tonauraient parusublimes.EtFlau-
bertne sortaitpas de ces phrases, ases
yeuxtout GhateaubriandettoutHugosem-
blaient être là. Naturellement, pour les
mêmes raisons, il tenait en petite estime
Mérimée et il exécrait Stendhal. Il appe-
lait ce dernier': monsieur Beyle, comme
il appelait Musset monsieur de Musset.
Pour lui, le poète n'était qu'un amateur
qui avait eu le mauvais goût de se mo*
quer de la langue, en lâchant la proso-
die. Quant àStendhal, n'était-ce pas ca
:railleur pincé qui s'était vanté de lira
chaque matin une page du Code pour
prendrele ton? Nous savions ce grand
psychologue, selon le mot de M. Taine,
si antipathique àFlaubert, quenous évi-
tions même de prononcer son nom. J'a-
jouteraiici qu'il devenaittrès difficile de
discuter avec Flaubert, quand on n'était
pas de son avis; car il ne discutait pas
posément, en homme qui ades argu-
ments àfaire valoir et qui consent à
écouter ceux de son adversaire, avec le
;désir de s'éclairer il procédait par
affirmationsviolenteset"perdaitpresque
aussitôt la tête, si l'on ne cédait pas de-
jvant lui. Alors? pour lui éviter un cha-
grin, pour ne pas lui faire courir le ris-
que d'un coup de sang, nous disions
'comme lui:ou bien nous gardions le si-
lence. Il étaitabsolumentinutile de vou-
loir le convaincre.
Heureusement,àcôté du styliste im7
peccable, de ce rhétoricien affoléde per-
fection, il ya un philosophe dans Flau-
bert. C'est le négateur le plus lai'gequa
nous ayons eu dans notre littérature. Il
professe le véritable nihilisme, un
mot en isme qui l'aurait mis hors de lui,
iln'a pas écrit une page il n'ait
creusé notre néant. Le plus étrangeest,
je le répète,que ce peintre de l'avorte-
ment humain, quece sceptique amer,
était'un homme si tendre et si naïfau
fond. On se tromperait fort, si l'on se le
représentait comme un Jérémie se la-
mentantsur l'effondrement continu du
monde; dans l'intimité, il ne soulevait
guère ces questions,il sacrait quelquefois
contre les petitesmisères de l'existence,
mais sans lyrisme. Un brave homme,
voilason signalement. Son comique si
particulier demanderaitaussi àêtre étu-
dié. La bêtise l'attiraitpar une sorte de
fascination^ Quand il avait découvert
un document de grosse sottise, c'était
pour lui un épanouissement,il en parlait
pendant des semaines. Je me souviens
qu'il s'était procuréun recueil de pièces
de vers uniquement écritespar des mé-
decins il nous forçait àen écouter des
morceaux, qu'il lisaitde sa voix la plus
retentissante,et il s'étonnait quand nous
n'éclations pas comme lui d'un, rire
énorme. Un jour, il eut cette parole
triste «C'est singulier, je ris mainte-
nant de choses dont personne ne rit
plus. »ACroisset, il avait d'étranges
collections dans des cartables, des pro-
cès-verbaux de gardes-champêtres, des
pièces de procès curieux, des images en-
fantines et stupides, tous les documents
de l'imbécillitéhumaine qu'ilavaitpuras-,
sembler. Remarquezque ses livres sont
tout entiers, qu'il n'a jamais fait qu'é-
tudier cette imbécillité, même dans les
visions splendides de la Tentation de
Saint-Antoine. Il jetait simplement son
admirable style sur la sottise humaine,
et je dis la plus basse, la plus terre a
terre, avec* parfois de grandes échappées
de poète blessé. Son comique n'est pa
l'esprit léger du derniersiècle, le rirefit
et malicieux, le coup de griffe qui cingle
mais un comique qui remonte au sei-
zième, siècle; de sang plus épais et do
patte "pliis lourderbonhomme et brutaJ à
la fois, faisant un trou. Gela expliqueeu'
core son manque de succès dans les sa- 4-
tons et auprès desfemmes: On lui trou- t
vait une gaieté de commis-voyageur
Dans l'intimité, il était terrible, quand il
se déboutonnait.
Voilà donc des traits de sa physiono-
mie, qui-pourront aider àlareconstruire.
Pour moi, jeme résume en disant qu'il
n'avait pas voulu l'évolution apportée7
dans le romanpar Madame Bovary, et
qu'il atoujours refusé d'en voir et d'en
mesurer les conséquences.Ce livre aété.
simplement un produit de son tempé-
rament qui s'est rencontré, comme je
l'ai dit ailleurs, au confluent de Balzac et,
de VictorHugo. Il amis sa gloire a. être
un rhétoricien, lorsqu'il aétéplusencore
un observateur et un expérimentateur.
En étudiant en lui l'écrivain, on voit ai-
sément comment- ses facultés diverses,
les contradictions apparentes qu'il ap-;
portait, ont fait de lui le romancier qu'il
aété, sans qu'il ait résolu de l'être,
'"ï# '> <ï.i
Jepasse maintenantaux livresde Gus-
tave Flaubert.
Il fautse rappeler qu'il débuta seule-
ment àtrente-cinq ans, en 1850. Ses amis
le plaisantaient beaucoup sur ce qu'ils
nommaient sa paresse, et semblaient
même avoir une assezmédiocreconfiance
en son avenir. Quand ils apprirent que
Flauberttravaillaitàun roman,ce furent
des gorges chaudes; ils se demandaient
des nouvelles de l'œuvre, ils doutaient
évidemment qu'elle parût jamais. Cela
indiqueraitque, jusque là, il avait hé-
sité, échoué dans des tentatives, mon-
trant les indécisionset les avoriements
de son FrédéricMoreau.Pourtant, il ne
parlait jamais de ses premiersessais il
ne citait guère en plaisantant qu'une
sorte de tragédie comique sur la vaccine.
Sans doute il avait rimé beaucoup de
vers médiocres, qu'on retrouvera peut-
être dans ses papiers. Louis- Bouilhet
était alors le grand homme du groupe,
et M. MaximeDucamp,dontonafait der-
nièrement un si étrange académicien,-
avait déjà un nom presque célèbre, lors-!
que Flaubertse débattait encoredans l'es'
kicertitudes,d'undébut pénible. Je suis
èertainque,: malgré- son large cœur,il
souffritde cette situation, de cette pre-
mière.impuissance son génie restait
paralysé, tandis que des talents infé-
rieurs se produisaient si aisément et
paraissaient le tenir en dédain. J'explp
que ainsi l'admiration exagérée qu'il a
toujours professée pour Bouilhet,. en
homme qui avait vu autrefois un maî-
tre dansce poète de second ordre.
L'apparition de Madame Bovary fut
donc une surprise.Ce livre, écrit aptes
le voyage en Orient fait en compagniede
M. MaximeDucamp,aurait été inspiré,-
dit-on,par la lecture d'un simple fait di-
vers, le suicide de la femmed'un méde-
cin que Flaubert connaissait. Peu im-
porte, d'ailleurs; l'auteur inconnu, tra-
vaillant dans son coin, arrivait avec cette
note puissamment originale qui allait
transformer le roman voilà la grande
affaire. Je ne croispas que les amis de
'j'iaubertaient même alorssentila portée
'd'une telle œuvre. Il leur en lisait des
morceaux, et l'on prétendqu'ils lui fai-
saient faire de nombreuses corrections,
ce dont je doute fort, car le Flaubertdes
dernières années n'était pas un homme
àchanger une Virgule. Du reste, tous
lancés dans' le mouvementromantique,
ils.deyaient ainsi que lui regarder Ma-
dameBovary comme unebonne plaisan-.
terie lyrique faite aux réalistes de l'épo-
que. On connaîtle procèsridicule intenté
àl'auteuret le succèsretentissantdu ro-
man. Ace propos,je note que Flaubert,
malgré sa bonhomie,n'oubliait pas faci-
lementles injures; il atoujours gardé
rancune àM. Pinard, qui lança contre
lui son réquisitoire fameux, devenuau-
jourd'hui un monument de drôlerie. Le
livre rapporta très peu au romancier,
quatrecents francs, je crois; il faudrait
raconter cette histoire tout au long, car
elle' est une page curieuse de notre li-
brairie.Il est vrai que, plustard,il vendit
assez cher aumêmeéditeurSalammbô et.
l'Educationsentimentale. Mais ce que je
veuxnettement établir,c'est la singulière
haine que Flaubertconçutpeu àpeucon-
treMadame Bovary. Après ses autres
œuvres, comme'on lui jetait toujoursson
premierroman àlatête,1 comme on lui
répétait «Donnez-nous une autre Ma-
dame Bovary », il se pritàmaudirecette
fille aînée qui faisait un si grand tort a
ses sœurs cadettes. Cela allasi loinqu'un
jour ilnousdéclarasérieusementque, s'il
jl'avaitpas eu besoin d'argent, il l'aurait
retiréeabsolumentducommerce, enem-
pochant qu'on en tirât des éditions nou-
velles. Peut-être aussi éprouvait-il, dans
son cœur de romantique, un sourd cha-
grin, avoirla terriblepousséenaturaliste
que son œuvre avait produite dans notre
littérature. Je retrouve l'inconscience
dont j'ai parlé.
J'ai peu de notes sur Salammbô. Le.
succès fut encore très retentissant; je
me souviens des plaisanteriesde la pe-
tite presse, des caricatures, des parodies,
Le bruit devint surtout énorme, après
qu'une grande dame se fut risquée en
costume de Salammbô dans un bal des
Tuileries. Le livre avait paru -en 1863. Il
avait coûté àFlaubertun travailconsidé-
rablederecherches, sansparlerduvoyage
qu'il avait fait àTunis. Aussi doit-on
se rappeler la polémique violente qu'il
eut avec un savant, M. Frœhner, qui
contestaitl'exactitude de sesdocuments.
Il regimba aussi, mais avec cordialité,
contre l'article Sainte-Beuve parlait
d'une «pointe sadique »-. Ce sont les
deux seules occasions il se laissaen-
traîneralapolémiqué.Il était alors,très'
intime avec Sainte-Beuve,qu'il-rencon-
traitchez la princesse Mathilde et àleur
dîner de Magny, dont on atant parlé.
Ce fut aussi. chez.Magny qu'il se lia avec
les autres convives,MM. Taine, Renan,
Paul de Saint- Victor.leprince Napoléon,
sans parler de Théophile Gautier et des
Goncourt. George Sand, je crois, yparut
àplusieurs reprises. Elle aimait beau^
coupFlaubert, elle le tutoyaitet lui écri-
vait, de longues lettres, bien qu'ils ne
s'entendissent guère ensemble sur la lit-
térature je me rappelle une discussion
entre eux, àpropos de Sedaine, qu'elle
lui vantait et qu'il déclarait être de l'eau
claire; quand elle mourut, il éprouvaun
très .grand chagrin. Pour en finir avec
Salammbô, je le trouvaitriste, un jour
qu'il achevait de revoir les épreuves,
de l'édition définitive qui aparu chez
Charpentier et il me dit que l'ouvrage
venait de lui paraître d'un bontiers trop
long.Plus il allait, et plus il avait un be-
soin de sobriété. La sobriété, c'est la
perfection.
En somme, le livre dont il ale plus
souffertest l'Education sentimentale. Il
avait .mis .tout son effort dans cette
œuvre, remuant les bibliothèques, con-
sultant les journaux et les gravu-
re ?, se donnant un pM énorme pour
'reconstituer, les lieux, qui ont singuf
lièrement changé depuis quarante ans.
Lorsqu'un écrivain passe six ou sept
années sur un ouvrage et qu'ilymet
une pareille somme de travail et de
volonté, il donnenaturellementàcet ou-
vrage uneimportance considérable.Flau-
bert était donc persuadé qu'il lançait
une œuvre bien supérieure àMadame
-Bovary, et dont l'apparition devait por-
ter un formidable coup dans le public.
Du reste, il n'a jamais publié un livre,
sans croire fortement au succès, avec
une confiance d'enfant et une ignorance
des conditionsde la -vente en librairie,
qui rappelaientles beaux rêves de Bal-
zac.Onle plaisantabeaucoup,àl'époque,
sur la prétendue caisse en bois des îles,
dans laquelle il avaitapporté XEducation
sentimentale de Croisset àParis cette
caisse était en- bois blanc, et Flau-
bert expliquait .qu'il l'avaitfait faire par
le menuisier de son -village, pour trans-
porter.avec plus.de facilité et de'-sû-
l'eté son manuscrit,- qui était énor-
me ajoutez qu'il devait en lire des
passages chez la princesse. Mathilde, et
qu'il n'auraitpas su comment se présen-
ter, avec un telpaquetde papierentre les
bras. Le roman parut àla fin de1869. Le
succès de vente fut médiocre, les jour-
naux attaquèrentl'œuvre avec violence,
et Flaubert tomba brusquement du haut
de son rêve. La chute fut si douloureuse,
qu'ils'enressentitjusqu'àla fin. Ce qui lui
fut le plus sensible, ce fut le silence
qui enterrabicntôtl' Educationsenti-men-
tale on la déclara ennuyeuse amourir,
et personne n'en parla plus. II courut
s'enfermer àCroisset c'étaitson refuge,
dansles groschagrins. Lorsque nous al-
lâmes le voir dernièrement, il nousdisait
en montrant son cabinet «Voici une
pièce oit j'ai beaucouptravaillé et j'ai
souffert plus encore. »Cela m'avait vive»
ment ému, carje connais cette souffrance
du cerveau qui se dévore dans la soli-
tude. Xà-bas,il cachait toutes sesplaies;
il sanglotait sur cedivan où il est mort,
il agonisait à cettetable ilaraturétant
de phrases rebelles-; II fautsavoir ce que
lui coiïtaitune bonne page, lui qui s'était
stérilisé.volontairem'ent,dans son désir
toujours inassouvi delà perfection. C'é-
taitunarrachement continu, descouches
doulouréuses-à hurler, des doutes sans
cesse renaissants,jusqu'à se traiter
brute, àse croire idiot. Il nous le répé-
tait souvent«Toutes les nuits, j'ai en-
vie de me casser la margoulette. »Son-
gez alors quelle dut être la torture de cet
homme, lorsqu'il se retrouva seul, avec
l'écroulementde son œuvre derrière lui!
1
Il voyaitpar terre sept années de travail,
il était ébranlé dans toutes ses convic-
tions. Les. grands producteurs se conso-
lent vite, mais lukdjBvaÙ' attendre des an-
nées.pour se remettreàcroire jPuis, les
temps étaient sombres/l'invasion a^rriva''
et acheva de le bouleverser.Ce roman-
cier dont on blâme' le scepticismeet l'in-
différence, qui ri'a'jamaisécrit les mots
de patrie et de drapeau, souffrit abomi-
nablement de l'occupation étrangère.
Quand je le revis,il en était absorbé, tout
pâle et tout tremblant. Ce furent ses an-
nées mauvaises, celles dont j'ai parlé, et
qu'il passa rue Murillo. La blessure de
l'Education sentipienlàle était toujours
au fond. Souvent, il s'arrêtait brusque-
ment devant un de nous, en s'écriant
«Mais expliquez-moi donc pourquoi ce
bouquin n'a pas eu de, succès !j> L'année
dernièrOi à. la suite d'un.articlcfîfuoje fis
àpropos d'une nouvelle édition du ro-
man,'il m'écrivit une lettre il le défi-
nissait d'une phrase bienjuste. «; C'est
unlivre honnête, >> disàit-il.Puis, il ajou-
tait que, peut-être, avait-il ou le tort de
sortir du cadre fatal de tout roman, en
écrivant ce journal de la vie telle qu'elle
est. Ainsi, il en était arrivé àdouter lui-
même, ce qui annonçait un terrible tra-
vail en lui, pour qui le connaissait.
Quant àla Tentationde Saint Antoine,
elle l'a occupé plus de vingt ans. Avant
Madame Bovary elle-même, il yavait
travaillé; un fragment, la visite de la
reine de Saba, parut même dans l'Ar-
tiste.M&istoujours il remettait l'ouvrage
sur le chantier, sans pouvoirse conten-
ter.Le premier texte du morceau de la
reine de Saba serait même meilleur que
celui qu'il arefait depuis ce qui prouve
le côté presque maladifde son besoin de
perfection.En 1874,lorsqu'il eut enfinter-
minél'œuvre, cefut pour-lui un grand sou-
lagement non pas qu'il fût absolument
satisfait, mais iln'yvoyait plus clair,se-
lon, son expression, et il avait peurde
tout recommencerde nouveau, s'il ne se
décidaitpas àpubHer.Lesuceèsfutencorè
moindre que pour l'Edu&aUon sentimen-
tale. Flaubert s'en étonna, car il s'était
imaginé qu'une telle œuvre de. science et
d'art pouvait aisément devenir populaire; 1
mais il n'en souffrit pas autant que nous
le craignions. La. Tentation de Saint An-
toine est restéejusqu'à la fin son œuvre
favorite.
Des Trois Contes, je parleraipeu. Flau-
bert les regardait comme une distrac-
tion. Il avait commencé Bouvard et Pé-
cuchet, le livre posthume qu'il alaissé,
lorsque, terrifié de la besogne, accablé
par la werte de sa fortune, il lâcha ce gros
travail et s'amusaà écrire les trois nou-
velles la Légende de Saint Julien l'Hos-
pitalier, Un codur simple el Hèrodias.
Chacune lui coûta six mois environ. C'é-
tait ce qu'il appelait se reposer.- Main-
tenant,je devrais dire ce que je sais de
Bouvard et Pécuchet; mais je serai bref,
le livre n'apasparu, et je préfère ne pas
le déflorer. Bouvard et Pécuchet, dans
l'idée de l'auteur, doit être pour le monde
moderne ce que la Tentation de Saint
Antoine est pour le monde antique une
négation de tout, ou plutôt une affirma-
tion de la sottise universelle.Seulement,
la Tentation de Saint Antoine est une
épopée poussée au lyrisme, tandis que
Bouvard et Pécuchet est une comédie pous-
séepresque jusqu'àlacaricature.Flaubert
apris deux* bonshommes, deux anciens
employésde ministère,qu'il afait se ré-
tirer àla campagne ils tententtoutes
les connaissances humaines, par ma-
nière de distraction et dans le but plus
noble de se rendre utiles; naturelle-
ment, leurstentatives échouent, ils sont
un continuel avortera ent> et lorsqu'ilsont
passé stérilement de l'agriculture àl'his-
toire et de la littératureàla religion, ils
ne trouvent plus qu'une occupationinté-
ressante, celle de copier tousles papiers
imprimés qui leurtombentsous la main.
Cette copie des deux bonshommes de-
vait former un second volume,dans le-
quel Flaubert aurait publié les âne-
ries échappées aux plumes les plus
médiocres et les plus illustres, en com-
mençant par lui-même j'ignoresi ce se-
cond volume était assez complet avantsa
mort, pour qu'il puisse paraître. Ce que
je sais, c'est que Bouvard et Pécuchet a
donné unepeineatroce àFlaubert; plu-
sieurs fois, il aété sur le point de tout
lâcher, tellement cette revue monotone
des connaissances humaines présentait
de difficultés, et tellement il se 'perdait
dans.des recherches compliquées. Le
seul chapitre de l'agriculture, àpeine
tfente. p|ges, l'a forcO àlirecent sepf ©u-
vrages sur la matière. Il s'entêtaitpour-
tant ;> l'œuvre était une vieille idée de
jeunesseàlaquelle il croyait. Je me per-
mettrai ici une anecdote qui montre
quelle importance il donnaitaux moin-
dres détails. Il nous faisait d'abord à
nous-mêmesun mystère du titre de son
livre; il disait «mes bonshommes »;plus
tard, quand il nous le confia, il ne le dé-
signaitencore que par les initiales Bet
P, dans ses lettres. Un jourdonc, comme
nous déjeunions chez Charpentier, nous
parlionsdesnoms,et jedis que j'en avais
trouvé un excellent, Bouvard, pour un
personnage de Son ExcellenceEugène
Bougon, le roman auquel je travaillais
alors. Je vis Flaubert devenir singulier.
Quand nous quittâmes la table, il m'em-
mena au fond'du jardin, et là, avec une
grosse émotion, il me supplia de lui
abandonner ce nom..de Bouvard.Je le lui
abandonnai en riant. Mais 'ilrestait sé-
rieux, très touché, et il répétait qu'il
n'aurait pas continuéson l'ivre, si j'avais
gardé le nom. Pour lui, toute l'œuvre
était dans ces deux noms Bouvard fit
Pémche'L II ne. la ^voyait plus sans
eux.
Je ne puis me dispenser de dire aussi
un mot du Candidat,cette pièce malheu-
reuse qui n'eut aucun succès au Vaude-
ville. La passion du théâtrel'avait tou-
jours tourmenté, mais sans le déranger
trop de ses romans.C'étaitsurtoutl'exem-
ple de Bouilhetqui l'enflammait.Il avait
lait avec lui une pièce le Sexe faible,
qui fut d'abord reçueau Vaudeville. Puis,
M. Carvalho, alors directeur, préféra
avoir une pièce de lui tout seul, et ce fut
ainsi que Flaubert écrivit le Candidat;Il
crut d'abord àsa -pièce, mais àla répéti-
tion générale, qui nousconsterna, il sen-
tit la chute fatale. Je le trouvai trèsbeau,
très crâne, dans cette occasion. Il assista
àsa défaite sans. émotionapparente la
salle fut froidementrespectueuse,à, peine
yeut-il deux ou trois coups de sifflet.
Dehors, il neigeait. Je le retrouvai àla
sortie, fumant un cigare sur le trottoir,
et il rentra àpied,- en causant avec des
amis. Ala quatrième- représentation, il
retirait la pièse. Il; était simplement
étonné quele comique qu'il yavait mis,
n'eût pas porté davantage. S'il asouffert
de cet écroulement, nous n:en; avonsrien
su. Plus tard, il nous lut le Sexe faikle,1
qu'il allait faire jouer au théâtre Cluny.
L'idée était ingénieuse, il y. avait
d'excellentesscènes mais l'agencement
général nous parut très faible, et devant
notre silence embarrassé, il comprit et
arrêta la pièce. Je n'assureraispas. qu'il
ne perdit pas, ce jour-là,une illusion en-
core chère; car, pendant les répétitions
du Candidat, il nous parlait de cinq ou
six sujets de pièces qui lui étaientvenus
et qu'il voulait mettre àla scène, si Te
public mordait. Il ne nous en a jamais
reparlé,, il avait, "renoncé. au:théâtro..La
seule tendresse qu'il' eût gardée .était
pour sa féerie le Châteaudés cœurs,
faiteen collaboration avccLouisBouilhet
et d'Osmoy, et que la Vie moderne apu-
bliée dernièrement. Il disait toujours
qu'ilvoudrait, avantde mourir, voir àla
scène les tableaux du Cabaret et du
Royaume duPot-au-Feu.Une les ya pas
vus, et ses amis pensent que cela vaut
mieux.
Gustave Flaubert ne laisse, comme
œuvre posthume, que Bouvard et-Pécu-
chel. Peut-être pourra-t-on trouver dans
ses papiers.de quoi faire un Volume de-
mélanges. Il avait écrit, en partie son
voyage en Orient, et certains fragments
en sont très beaux. En outre, il yaurait
des morceaux de laTentation de Saint-
Antoine, condamnés par lui-, et qui pré-
senteraient un vif intérêt. Je ne parle pas
de sa correspondancequ'on réunirasans
doute un jour, avec quelque- peine à la
vérité, car pour éviter justement qu'on'
publiât ses lettres, il yglissait par
théorie des mots énormes, difficiles à
imprimer je parle bien entendu des
lettres ses intimes, les plus intéres-
santes.
Certainement, Flaubert croyait vivre
longtemps encore. Il parlait bien de la
mort, ysongeait-et la redoutait; mais
cela ne l'empêchaitpas de faire souvent
devant nous des projets littéraires, qui,
pour être réalisés, lui auraientdemandé
une. nouvelle existence, àlui qui mettait
en moyennesept ans àun volume. Notre
grand désir était de. lui voir refaire un
roman de passion; nous sentions qu'il
avait besoin d'un grand succès, nous le
poussionsàplacer une histoire d'amour
dans le cadre du second Empire, qu'il
avait vu de très près et sur lequel ilavait
des notes excellentes. Il ne disait pas
non, mais il restait hésitant; labesogne
l'effrayait, car avec son système il lui
aurait fallu fouiller les documents de
toute l'époque peut-êtreaussi ne se sen-
tait-il- pas très libre, après ses séjoursà
Compiègno;ajoutez enfin que l'affabula-
tion le préoccupaitdansses romans,dont
l'action paraît si simple, et qu'il avait
beaucoup de. peine àse contenter. Ce-
pendant, il avaitfini partrouver un sujet,
il nous l'indiquait d'une façon trop con-
fuse pour que j'en parle nettement ici
c'était l'histoire d'une "passion réglemen-
tée, le vice embourgeoisé et se satisfai-
-sant sous des apparences très honnêtes.
Il voulait que ce fût «bonhomme». Mais,
il faut bien le dire, ce roman du second
Empire, comme nous l'appelions, ne
mordait guère- sur son esprit. D'autres
idées venaient toujours en travers, et je
doute qu'il l'eût jamais écrit. Une de ces
idées, celle qui aoccupé ses deux der-
nières années, était une nouvelle sur
Léonidas aux Thermopyles. JeJe trouvai
un jour très allumé, comme pris de
fièvre. Il n'avait pas dormi de la nuit,
bouleversé par ce sujet qu'une lecture
lui avait inspiré la veille. «J'en fume »
me disait-il. Il voyait Léonidas partir
pour les Thormopyles, avec ses trois
cents compagnons et il parlait d'eux
comme de.gardes-nationauxqu'il aurait
connus c'étaient de bonsbourgeois,qui
s'en étaient allés, les mains dans les
poches. Puis, il les suivait le long de la
route, qu'il avait faite lui-môme, lors de
son voyage en Orient; ce qui l'arrêtait
un peu, c'était son désir de revoir la
Grèce, mais àla rigueur il se serait con-
tenté de ses notes anciennes. Je suis cer-
tain qu'aprèsBouvard et Pécuchet, s'il
avait vécu, il se serait mis àson Léoni-
das il auraitécritdeuxautresnouvelles,
et aurait ainsi donné un pendant aux
Trois Contes. Les sujetsde ces nouvelles
étaient trouvés, un entre autres d'une
physiologieamoureuse bien. hardie.
îl. me reste àdire comment Gustave
Flaubert travaillait et quelle était pour
lui cette perfection qui afait la joie et le
tourmentde son existence.
Je prends un de ses livres au début,
lorsque le sujet était àpeu près arrêté
dans sa têïe, et qu'il avait jeté un plan
sommaire sur le papier. Dès lors, il
établissait des cases, et la chasse aux
documents commençait avec le plus
d'ordrepossible. Il lisait surtout unnom-
bre considérable d'ouvrages seule-
ment, il faut dire qu'il les feuilletait
plutôt, allant-avec un flairdont il se flat-
tait à la page,' àphrase qui seule lui
était utile. Souvent un ouvrage de cinq
cents pages ne lui donnait qu'une note,
qu'il écrivait soigneusement; souvent.
même l'ouvragene lui donnait rien du
tout. On trouve ici une explication des
sept années qu'il mettait en moyenneà
chacunde seslivres car il en perdaitbien
quatre dans des lectures préparatoires.
Il était entraîné, un volume le poussait
àun autre,une note au bas d'une page
le renvoyait àdes traités spéciaux, àdes
sources qu'il voulait des lors connaître, j
si bien qu'une bibliothèquefinissaitpar
ypasser;etle tout parfoisà propos d'un
fait douteux,d'unsimplemotdontil n'était
pas sûr. D'ailleurs, je crois aussi qu'il
lui arrivaitd'oublier son roman et d'é-
largir ainsi ses lectures par un plaisir
d'érudit. Son érudition s'était en effet
forméede cette manière, danslesfouilles
continuelles qu'il faisait en vue de ..ses
œuvres-vil" avait -se remettre au" la-
tin, il avait remué toute" l'antiquité et
toutes nos sciences modernes pour 6'a-
lammbôetla TentationdeSaint- Antoine,
pour l'Education sentimentale et Bou-
vard elPécuchet. Donc, peu apeu, les
notesprises dans des livress'entassaient
de la sorte et formaient bientôt d'énor-
mes cahiers. Il questionnait également les
hommesspéciaux,il allait consulter des
estampes àla Bibliothèque, il courait la
campagneet en revenait avec des docu-
ments sur les lieux il plaçait ses per-
sonnages. Tout cela grossissait le tas
des notes. Pour donner une idée de sa
conscience, il suffit de conter qu'avant
d'écrire VEducation sentimentale, il a
feuilletétoute la collection du Charivari,
afin de se pénétrer de l'espritdu petitjour-
nalisme, sous Louis-Philippe; et c'est
avec les mots trouvés dans cette collec-
tion qu'il acréé son personnage d'Hus-
sonnet. Je citeraivingtexemplesde cette
conscience poussée jusqu'à la manie.
Enfin, le tas des notes débordait, il
avait tous ses documents,ou du moins
il s'arrêtait de lassitude et d'impatience,
car, avec ses scrupules, les recherches
auraientpu durer toujours; il venait
une heure, disait-il, il se sentait le
besoin d'écrire. Et il se mettait àsa dure
besogne.. C'était alors que commençait.
sa torture. -•
Je rappelle ici que, lorsqu'il avait pris
toutes ses notes, il. affectait pourelles un
grand mépris. Les notes de Bouvard et
Pécuchet,,par exemple, faisaient un pa-
quet considérable, une montagne de pa-
piers que nous avons vue sur sa table
pendant les dernières années. Il yau-
rait mJaumatièfe'd'au moins cinq vo-
lumes in-octavo. Chaque chapitre avait
10 dossier spécial. Une page de notes
devait souvent se'r&unier'eniupe.phTase.
C'était simplementde. lamatière exacte,
dont il devait tirer la quintesseil.ee. On
comprend alors quelleterrible besogne,,
quel' effort il avait àfaire pour arriverà
ce résumé, d'autantplus qu'il le voulait
dans une langue parfaite. Et 'la langue de-
venaïttOut,etlesnolesn'étaientplusrien.
Ilméprîsaitmêmel'humanitédes person-
nages, ils'enfonçait dans la cruelle rhé-
torique qu'il s'était faite. Comme il le
répétait; être exact, ne pas laisser pas-
ser une erreur, c'est simplement de
l'honnêteté envers le public. Cela va de
soi. Il n'y aque les mauvais esprits qui
parlent de ce qu'ils. ignorent. Puis, si on
le poussait, il criait -qu'il se fichait au
fond de la vérité, qu'il, fallait être un ma-
lade comme lui pour avoir le besoin bête
de. l'exactitude, et que la seule choseïm-;
portante ci-éternelle sous le.; soleil était1
une phrase,bien -faite,
Quand il se mettaitàrédiger, il com-
mençait parécrire assez rapidement tin
morceau, tout un épisode, cinq ou six
pages au plus. Parfois, lorsque le mot ne
venaitpas, ille laissait en blanc. Puis,il re-
prenait le morceau, et c'était alors deux
ou trois semaines, quelquefois plus, de
travail passionné sur ces cinq ou six pa-
ges. Il les voulait parfaites, et je vous
assure que sa perfectionn'était pas com-
mode. Il pesait chaque mot, .n'en exami-
nait pas seulement le sens, mais encore
la conformation. Eviter les répétilions,
les rimes, les duretés, ce n'était encore
que le gros de la besogne. Il en arrivait
àne pas vouloir que les mêmes syllabes
se rencontrassent dans une phrase sou-
vent, une lettrel'agaçait, il cherchait des
termeselle ne fut pas ou bien il avait
besoin d'un certain nombre de?*, pour
donner du roulementàla période. Il n'é-
crivaitpaspourles yeux, pour le .lecteur
qui lit du regard.au coin de son feu; il
écrivait pour- le lecteur qui déclame, qui
lance les phrases à voix haute et même
tout son système de travail se trouvait
là. Pour éprouver ses phrases, il les
«gueulait »lui-même, seul àsa .'table
et il n'en était content que lors-
qu'elles avaientpassé- par son «gueu-
loir, »aVcc la musique qu'il leur Vou-
lait. ACroisset cette méthode était
bien, connue, les domestiques avaient
ordre de ne pas se déranger, quand ils
entendaient monsieur crier; seuls, des
bourgeois s'arrêtaient sur la route par
curiosité,etbeaucoupl'appelaient «l'a-
vocat, »croyant sans doute qu'il s'exer-
çait àl'éloquence.Rien n'est, selon moi,
plus caractéristique que ce besoin d'har-
monie. On ne connaît pas le style de
Flaubert, si l'on n'apas «gueulé»comme
lui ses phrases. C'est un style fait pour
être déclamé, et la sonorité des mots, la
largeur du rhythme, donnent alors des
puissances étonnantes àl'idée, parfois
par l'ampleurlyrique, parfoispar l'oppo-
sition comique. Uaainsi excellé àparler
des imbéciles, avec un roulement d'or-
gues qui les écrase.
Je ne puis même ici donner une idée
de ses scrupules en matière de style. Il
faudrait descendredans l'infinimentpetit
de la langue,La ponctuationprenait. une
importance capitale. Il voulait le mouve-
ment, la couleur, la musique, et tout; cela
avec ces mots inertes du dictionnaire
qu'il devait faire vivre. Ce n'était. pour-
tant pas un grammairien, caril-nereculait
pas devant une incorrection, lorsqu'elle
rendait une phrase, plus sobre et plus
tonnante. D'autre part,il tendait davan-
tage chaque jour àla sobriété, au mot
définitif, car la perfection est l'ennemie
de l'abondance. Souvent, j'aipensé,sans
le lui dire, qu'il reprenaitla besogne de
Boiïeau sur la langue du romantisme, si
encombréed'expressions etde tournures
nouvelles.Il se châtrait,il se stérilisait,
11 finissait par avoir peur des. mots, les
tournant -de cent façons, les rejetant,
lorsqulls n'entraientpasàsonidée dans
sa page. Un dimanche, nous le trouvâ-
mes somnolent brisé de fatigue. La
veille, dans l'après-midi,il avait terminé
une page de Bouvard etPéaichet, dont
il se sentait très content, et il était allé
dîner enville,aprèsl'avoircopiée surune
feuille du grandpapier de Hollande dont
il se servait. Lorsqu'il rentra vers minuit,
au lieu de* se couchertout de suite, il
voulut se donner le plaisir de relire sa
page. Mais il resta tout émotionné, une
répétitionluiavaitéchappé,àdeuxlignes
de distance. Bien qu'il n'y eût pas de feu
dans son cabinet, et qu'il fît très froid,
il s'acharnaàôter cette répétition. Puis,
il vit d'autres mots qui lui déplaisaient,
il ne put tous les changeret allasemettre
au lit, désespéré. Dans le lit, impossible
de dormir il se retournait, il songeait
toujours àces diablesde mots.Brusque-
ment, il trouva une heureuse correction,
sauta par terre, ralluma la bougie et re-
tourna en chemise dans son cabinet
écrire la nouvelle phrase. Ensuite, il se
refourragrelottant sousla couverture.
Trois fois, il sauta et ralluma ainsi sa
bougie,pourdéplacerun mot ou ajouter
une virgule. Enfin, n'y tenantplus, pos-
sédé du démon de la perfection, il ap-
porta sa page,- enfonça son foulard sur
ses oreilles,se tamponnade tousles côtés
dans son lit, et jusqu'au jour épluchasa
page,en la criblant de coups de crayon.
Voilà commentil travaillait. Nous avons
tous deces rages; mais lui avaitcesrages
d'un bout àl'autrade ses livres.
Quand il était àsa table, devant une
page' desà première' rédaction, il se pre-
nait latête entre les deux mains, et pen-
dant de longues minutes regardait la
page, comme s'il l'avait magnétisée'. ï-l
lâchait sa plume, il ne parlait pas, res-
tait absorbé, perdu dans la recherche
d'un mot qui fuyait ou d'une tournure
dont le mécanismelui échappait. Tour-
gueneff qui l'a vu ainsi, déclarait que
c'était attendrissant.Et il ne fallaitpas
le troubler, et il avait une patience d'an-
ge, lui si peu endurant d'ordinaire. Il
était très doux devant la langue, ne ju-
rait pas attendait des heures qu'elle
voulûtbien semontrercommode. Ildisait
avoir cherché des mots pendant des
mois.
Je viens de nommer Tourgue-
rieff. Un jour,» j'assistai àune scène
bien typique. Tourgueneff, qui gardait
de l'amitié, et de l'admiration pour
Mérimée, voulut ce dimanche-là que
Flaubertlui expliquât pourquoi il trou-
vait que l'auteur de Colomba écri-
vait mal. Flauberten lut donc une page;
et il s'arrêtait àchaque ligne, blâmant
les quiet les que, s'enïportantcontre les
expressionstoutesfaites, comme «pren-
dre les armes» ou «prodiguer, des bai-
sers. »La .cacophonie de certaines ren-
çontresdesyllabes, la sécheressedesfins
dcphcase,.la ponctuation illogique,' tout
..y passa.Gepçndant.rTourgueneffouvrait
desyeux'énoïihcs; II ne comprenait évi-'
demmerit pas, il déclarait qu'aucun écri-
vain, danç aucune langue,n'avaitraffiné
de la sorte; Chez lui, en .Russie, rien
do pareil n'existait. Depuis ce jour,
quand il nous entendait maudire les qui
et les que, je l'ai vu souvent sourire; etil
disait que nous avions bien tort de ne
pas nous servir plus franchementde no-
tre langue, qui est une des plus nettes
et des plus simples. Je suis de son avis,
j'ai tôujours^étéfrappé la justesse
de son jugement c'est peut-être parce
que, àtitre d'étranger, il.nous voit avec
le recul et le désintéressement néces-
saires. "('v
Je'citorai encoreune phrase que Flau-
bert écrivait dernièrement àun ami •:'(
«J'ai beaucoup aimé Balzac* mais le'
désir de la perfection m'en a détaché» peu
apeu. »Vûilà tout Flaubert. Je réunis
ici des notes, je ne discute pas une théo^
rie littéraire. Mais je veux pourtant
ajouter que ce désirde la perfection a
été, chez ;lo romancier, une véritable
maladie, qui Tépuisait et l'immobilisait.
Qu'on le suive attentivement,à ce point
de vue, depuis Madame Bovary;- jus-;
qu'à Bouvardet Pécuchet ion. le verra
peu apeu s'absorber dans la forme, ré-
duire son dictionnaire, se donner de;
plus en plus au procédé, restreindre-da-
vantage l'humanité de ses personnages.
Certes, cela a- doté la 'littérature fran-
çaise de chefs-d'œuvre parfaits. Mais il
yavait un sentiment de tristesse, avoir
ce talent si puissant renouveler la fable
antique desnympheschangéesen pierre.
Lentement, des jambes àla taille, puis à
la tête, Flaubert devenait un marbre.
Parfois, je soulevais, cette question
devant lui, avec prudence, car je crai-
gnais de l'affliger. Une critique le boule-
versait. Quand il nous lisait un morceau,
il n'y avait pas àdiscuter, sous peine de
le rendre malade. Pour moi, dès qu'il
poursuivait les qui et les que, il négli-
geait par exemple les cl et c'est ainsi
qu'on trouverades pages de lui les et
abondent,lorsqueles quiet les que ysont
complètementévités. Je veux dire que
l'esprit, occupé àproscrire une tournure
qui estdans le génie de la langue, se re-
jette dans une autretournure, dont il ne
se méfie pas et que dès lors il prodigue.
Dans ce purisme, il entre toujours beau-
coup de caprice personnel. Seulement,
je le dis encore, il était inutile de vou-
loir convaincreFlaubert. Un.hommequi
avait souvent passe une journée sur une
phrase, qui était convaincud'y avait1 "mis
tout ce qu'il croyait bon ne pouvait
lâcher sa phrase sur une simple observa-
tion. Il refusait donc de corriger,! d'au-
tant plus que changerun mot étaitpour
lui faire crouler toute la page. Chaque
syllabe avait son importance, sa couleur
et sa musique. Il s'effarait,àla seule idée
de déplacer une virgule. Ce n'était pas
possible, sa phrase n'existait plus. Lors-
que il nous lut Un cœursimple, nous lui
demandâmes d'enlever la phrasesur le
perroquet, que Félicité prend pour le
Saint-Esprit «Le Père, pour l'énoncer,
n'avait pu choisir une colombe, puisque
ces bêtes-là n'ont pas de voix, mais plu-
tôt un des ancêtres de Loulou, »Cela
nous semblait, pour ta vieille bonne,
d'une subtilité d'observation qui frisait
la charge. Flaubert parut très ému, il
nous promit d'examiner le cas il s'agis-
sait simplement de couperla phrase
mais il ne le fit pas il auraitcru l'œuvre
détraquée.
Naturellement, après un tel labeur, le
manuscrit terminéprenaitàses yeuxune
importanceconsidérable. Ce n'était pas
vanité, c'était respectet croyance pour
un travail.quilui avait/donné tantdemal,
et il s'était mis tout entier. Il en fai-
sait faire, une copie, qu'il revoyait. Une
dernière fois avec soin; et c'était cette
copie qui allait àl'imprimerie.,On trou-
vera certainement dans ses papiers tous
ses manuscrits originaux, écrits, de' Sa
main; il en choisissait même le papier,
un papier solide et durable, avec I.a pen-
sée de laisserun texte exact pour la pos-
térité. Quant àla copie, elle le détachait
de son œuvre, disait-il;il la lisait en
étranger, son livre ne lui. paraissaitplus
àlui, et il s'en séparaitsans souffrance;
tandis que, s'il avait donné son manus-
critj ce manuscrit sur lequel il se pas-
sionnait depuis si longtemps,il lui aurait
semblé qu'il s'aiTachait un morceau de
sa chair. Avant de remettre le texte à
l'imprimerie,il aimait àen lire des mor-
ceaux, dalis des maisons amies. C'étaient
des solennités. Il lisaittrès bien, d'une
voixsônoreet rhythmée, lançant lesphra-
ses comme dans un récitatif, faisant va-
loir àdmirablemenl lamusiquedesmots,
maisne les jouant pas, ne leur donnant
ni nuances ni intentions;j'appellerai ce-
la une déclamation lyrique, et il avait
toute unethéorielà-dessus,Dans les pas-
sages de force, lorsqu'il arrivait àun
effet final, il enflait la voix, il. montait;
jusqu'àunéclat de tonnerre, lesplafonds
tremblaient Je luf3 ai entendu achever
ainsi la,.Légende de Saint-Julien' l'Hos-
pilalier, dans un véritable coup de fou-
dre du plus grand effet. Puis, l'impres-
sion de son livre était toute une grosse
affaire. Il se montrait extrêmementdiffi-
cilepourle choix d'uneimprimerie, décla-
rant que pas un imprimeur de Paris n'a-
vait de la bonne encre. La question du
papier aussi le préoccupait fort; il vou-
lait qu'on lui montrât deséchantillons, il
élevait toutes sortes de difficultés, très
inquiet également de la couleur de la
couverture et rêvant même parfois des
formats inusités. Ensuite, il choisissait
lui-même le caractère.Pourla Tentation
de Saint-Antoine,il aexigé une typogra-
phie compliquée, trois sortes de carac-
tères, et s'est donnéun malénorme pour
se contenter. Tous ces soins méticuleux
venaient, je le répète, du respect .qu'il
avaitpour la littératureet pour son pro-
pre^travail. Pendant- l'impression,il res-
tait agité, non qu'il corrigeât ^beaucoup
les épreuves il-se contentaitsimplement
de les revoir au-poiht de vue typographi-
que, car il n'aurait pas changé un mot,
l'œuvre était désormais pour lui solide
comme du bronze, poussée à la plus
grande perfectionpossible.Il continuait
simplementàs'inquiéter du côté matériel,
il écrivaitjusqu'àdeux lettres par jour à
l'imprimeuret àl'éditeur, tremblait qu'une
correctionn'échappât, saisi parfois d'un
doute qui lui faisait brusquement pren-
dre une voiture pour s'assurer si telle
virgule était bien à sa place. Enfin le vo-
lume paraissait, et il l'envoyait àses
amis, d'après deslistes tenuestrès exac-
tement, dont il rayait les personnes
qui ne le remerciaientpas. Lalittérature,
àses yeux, était une fonctionsupérieure,
la seule fonction importante du monde.
Aussi voulait-il qu'on fût respectueux
pour elle. Sa grande rancune contre les
hommesvenait beaucoupde leur indiffé-
rence en art, de leur sourde défiance, de
leur peur vaguedevant le style travaillé
et éclatant. Il avait un mot qu'il répétait
souventde sa voix terrible «La haino
de la littérature! la haine de la littéra-
ture» et, cettehaine, il laretrouvait'par-
tout, chezles hommespolitiquesplus en-
core que les bourgeois.
Tel est le GustaveFlaubert que je re-
trouve dans mes souvenirs, le merveil-
leux écrivain,, le logicien si plein de con-
tradictions.Il s'était donné tout .entier
aux lettres, àce point qu'il en était in<-
juste pour les autres arts, la peinture et
la musique par exemple, qu'il appelait
avec dédain «les arts inférieurs. »En
peinture, il -n'avait certainement pas la
moindre idée critique.;il ne parlait ja-
mais tableaux, il avouait son ignorance;
je ne l'ai vu se passionner un peu que
pourjes toiles de M. GustaveMoreau,
doniLlé talentsi' travaillé ayàitune gran-
de .parentéavecle sien. Quandonlui par-
'lait de faire illustrer un de ses livres, il
entrait dans une violente colère, disant
qu'il ne faut pas respecter sa prosepour
vylaisser mettre des imagesqui salissent
et détruisent'le. texte.. Une seule fois, et
dans ïïn Cas particulier, il finit par céder:
on se. souvientquelaFte Modernepublia
sa féerie, aye;ç des dessins; mais il re-
gretta ce qu'ilappelait sa lâcheté,il écrir
videslettresfuricuses ^jnécontentdecette
publication, quifut un de ses derniers cha-
grins. Il ne voulait pas davantage qu'on
fit son portrait, et, tant qu'il avécu, il
s'est entêté; pourtant, s'il n'existe de lui
aucun portrait àl'huile, on^ aquelques
photographies, qu'il aitfait faire pour
une dame, d.ans un moment de faiblesse.
%q dessin publié .par la Vie Moderne,
und.ossindeMi.Liphartjd-aprèsunedeces
photographies,est d'ailleurs d'une res-
semblance parfaite. Les vieux amis de
Flaubertdisaient,en plaisantant, que c'é-
tait pure coquetterie, s'il refusait de se
laisser peindre. Il avait eti, paraît-il, une
tête- fort belle; mais, devenu chauve de
bonne heure, il regrettait ses cheveux,
il se traitait de vieillard, avec cette pas-
sion de la beauté qui amarquéla géné-
ration de 1830. Cette passionnous touche
si peu aujourd'hui, que nous ne com-
prenionsguère. Gustave Flaubert,avec sa.
grande taille, son front large, sa longue
moustache qui barraitsa mâchoire puis-
sante, était pour nous une figure su-
perbe de penseur et d'écrivain.
Avant de finir, je dirai un mot d'un
fait délicat, que des adversaires pour-
raient exploiterplus tard. LorsqueFlau
bert se futdépouillé si grandement de sa
fortune, pour venir au secours du mari
i
de sa nièce, ses amis le virent si inquiet
et si bouleversé, que tous cherchèrent
un moyen de le tranquilliser,en lui trou-
vant des ressources. On avait songé à
une place de .conservateurde biblio-
thèque». D'abord, il refusa hautement.
Pendantcte- longuessemaines, on le tra-
va illa; il était alors au lit, la- jambe cas-
sée, et l'on dut aller le voira Croisset
pour. le décider.AParis, le ministre te-
nait la nominationprête. G'esï ainsi que
Gustave Flaubert, pendant les derniers
dix-huit mois de son existence, areçu
de l'Etatune pension déguisée de trois
mille francs.
Du reste, il ne doit rien de plus au
pays. Il n'était pas de l'Académie et
n'en auraitjamais été, par la simplerai-
son qu'il refusait absolument de s'y pré-
senter. Toute idée d'enrégimentemènt lui
faisait horreur. En 1866, l'empire l'avait
décoré. Mais, plus tard, vers 1874, il re-
tira son rubanet ne le portaplus. Quand
nous l'interrogeâmes, il nous répondit
qu'onvenait de décorerX.un coquin,
et qu'il ne voulait plus de la croix, du
moment qu'un coquin la portait. Je n'ai
jamais cru, pour ma part, quece fut la
véritable raison. Flaubert souffraitsim-
plement dans son orgueil légitime de
n'êtreque chevalier, lorsque tant d'au-
tres, qui n'étaient pas de sorirangenlltté-
rature, avaient le grade d'officier et mê-
me de commandeur;etilaimait-mieuxse
mettreàpart qued'accepter une pareille
hiérarchie. Pourtant; il 'sentait le côté
faible de sa situation. Dans un dîner,
chez un de nos amis communs, con-
versation étant tombée sur son entête-
ment àne plus porter le ruban rouge,
un bourgeois lui dit nettementque, puis-
qu'il n'en voulait pas, il n'auraitpas
le demander;ce qui le jeta dans une de
ces colères, dont il ne semblait pas le
maître, et qui gênaient le monde; lors-
qu'elles éclataient ainsi àtableou dans
une soirée. Mais .n'est-ce pas un fait
étrange et plein d'enseignements ? Voilà
un illustre écrivain qui resterala gloire
de la littérature française il s'est donné
tout entieràla grandeurde son pays, et
sonpaysn'asu l'en récompenser que par
une croix, dont la banalité et l'injustice
hiérarchique devaient finir par le bles-
ser, dans la conscience de son génie.
Aussi a-t-il préféré redevenir un simple
citoyen, et quand il est mort, il n'était
rien, ni de rien, il était Gustave Flau-
bert. Emile Zola.
Le aérant FERNAND DE RODAYS.
Paris D. Gassigkeïïl,imprimeur,26, rue Droiwî
(Imprimerie du Figaro).
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