Telechargé par skywa

these A FERNANDES DE OLIVEIRA WEISS Ledice 2013.pdf

publicité
UNIVERSITE DE BOURGOGNE
ECOLE DOCTORALE : LISIT 491
Langages, Idées, Sociétés, Institutions, Territoires
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITE DE BOURGOGNE
Discipline : musicologie
présentée et soutenue publiquement par :
Ledice FERNANDES DE OLIVEIRA-WEISS
le 09 décembre 2013
Jeu instrumental et théâtre musical :
le cas de la guitare dans quelques compositions scéniques de la
fin du XXe siècle
Sous la direction de :
M. Daniel DURNEY
Jury :
M. Clément CANONNE
Mme Joëlle CAULLIER
M. Giordano FERRARI
Mme Geneviève MATHON
Professeur
Bourgogne
de
musicologie,
Université
de
Maître de conférences en musicologie, Université
de Bourgogne
Professeur de musicologie, Université de Lille-3
Professeur de musicologie, Université de Paris-8
Maître de conférences habilitée en musicologie,
Université de Marne-la-Vallée
2
Ledice FERNANDES DE OLIVEIRA WEISS
Jeu instrumental et théâtre musical :
le cas de la guitare dans quelques compositions scéniques de la
fin du XXe siècle
3
REMERCIEMENTS
Je transmets un grand merci à tous ceux qui m’ont aidée dans l’aboutissement de ce travail.
La liste est longue, elle inclut les compositeurs Sylvano Bussotti, qui m’a reçue chez lui, et
Mauricio Kagel, qui m’a accordé un entretien.
Je remercie la maison d’édition Ricordi à Milan, le Semperoper de Dresde, le Staatsoper de
Berlin, la médiathèque de l’Ircam à Paris, qui m’ont prêté des documents ou facilité l’accès
à des répétitions générales et à des conférences. Pour les mêmes raisons, je remercie
certaines personnes représentant ces institutions, telles que Marjorie Sarthou et Susanne
Hoffmann.
Je remercie les interprètes que j’ai pu rencontrer et interviewer, en particulier Françoise
Rivalland et Gabrielle Werner, ainsi qu'Emilie Morin, Pablo Marquez, Brenda Ohana,
Cecilia et Marek pour leur soutien technique.
Que soit également chaleureusement remercié Daniel Durney, mon directeur de thèse.
Je voudrais aussi plus que tout remercier ma famille et mes proches, pour leur aide, leur
patience et leur participation active durant mon long périple scientifique.
Enfin, je voudrais remercier Philippe, qui m’a réellement accompagnée du début à la fin, et
nos deux enfants, Hector et Lia, pour leurs petites attentions touchantes.
4
TABLE DES MATIERES
Introduction : Hypothèse
p.14
PARTIE 1:
CINQ COMPOSITEURS
ET
UNE
GUITARE
I. Le contexte
p.25
I.1 Les antécédents
p.25
I.2 La présence aux Ferienkurse de Darmstadt
p.26
I.3 Les années 1960 et Sonant
p.28
I.4 Le festival d’Avignon, Georges Aperghis et Sylvano Bussotti
p.28
I.5 L’Allemagne en 1977
p.31
I.6 La fin du siècle
p.33
I.7 Les reprises et mises en scène du nouveau millénaire
p.36
II. Étude des œuvres sélectionnées
p.39
II.1 La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir de G. Aperghis :
l’écriture instrumentale au service de la théâtralité
p.39
II.1.1 Le format « théâtre populaire de rue » p. 41
II.1.2 L’argument principal de l’œuvre p. 42
II.1.3 La guitare ou le luth dans La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir p. 43
II.1.3.A Les ressources idiomatiques de la guitare dans La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir p. 44
II.1.4 Etude du traitement donné au texte de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir p. 45
II.1.4.A Les sources littéraires de l’œuvre p. 47
II.1.4.A.1 La Tragédie espagnole p. 47
II.1.4.A.2 Le scénario inspiré de Don Giovanni, de Wolfgang Amadeus Mozart p. 49
II.1.4.A.3 Les autres sources citées p. 49
II.1.4.B Fonction dramatique ou esthétique des éléments du texte p. 51
II.1.4.B.1 Les personnages p. 52
II.1.4.B.2 Les éléments du métalangage p. 53
II.1.4.B.3 Le thème des automates p. 58
II.1.4.B.4 Le thème des marionnettes p. 59
II.1.4.B.5 Le thème du miroir p. 62
II.1.4.C La distribution des rôles parmi les interprètes p. 65
II.1.4.D Procédure de construction formelle de l’œuvre p. 69
II.1.4.D.1 Les interpolations p. 69
II.1.4.D.2 La distribution du texte dans le plan structurel p. 70
II.1.5 Les couleurs et textures sonores du récit p. 73
II.1.5.A La saturation du son : le fortissimo et le suraigu p. 75
5
II.2 Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio de S. Bussotti :
l’écriture instrumentale, le fantastique et l’aspect pictural
p. 77
II.2.1 Le format opératique de Lorenzaccio p. 78
II.2.1.A « The Rara Requiem », une conclusion non opératique p. 79
II.2.2 Le format de chambre de Nuovo scenario da Lorenzaccio p. 83
II.2.3 L’argument principal de Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio p. 84
II.2.3.1 L’« hyper art » p. 86
II.2.4 Etude du traitement donné au texte p. 88
II.2.4.A Les sources littéraires et historiques de l’œuvre p. 88
II.2.4.B Procédure de construction formelle de Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio p. 90
II.2.4.C Comparaison de la structure de l’opéra Lorenzaccio avec le Nuovo scenario da Lorenzaccio p. 93
II.2.5 Les personnages p. 95
II.2.5.A La distribution des rôles parmi les interprètes p. 95
II.2.5.B Le doublement des personnages p. 96
II.2.5.C Les personnages à double face p. 97
II.2.6 La guitare dans Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio p. 98
II.2.6.A Intimité et individualisme p. 101
II.2.6.B La guitare en tant que membre de l’orchestre p.102
II.2.7 Le langage musical de Bussotti, un « pastiche » extravagant et fantaisiste p. 103
II.2.7.A Les caractéristiques mélodiques p. 104
II.2.7.B L’architecture sonore de Lorenzaccio p. 105
II.3 We come to the river de H.W. Henze :
la transposition sonore d’une idée politique
p. 107
II.3.1 Les ingrédients dramaturgiques de We come to the river p.109
II.3.1.A Le scénario de We come to the river : Un véritable drame p. 109
II.3.1.B Les personnages et rôles p. 112
II.3.2 L'agencement musical du scénario p. 113
II.3.2.A La pensée polyphonique et la superposition de scènes dans les trois plateaux p. 114
II.3.2.B Le rapport entre le texte, la mise en scène et la mise en musique p. 118
II.3.2.C L’instrumentarium p. 121
II.3.2.D Percussions, instruments exotiques et bruitages p. 123
II.3.2.E Les chansons et "Songs" p. 125
II.3.2.F La construction du discours musical : thèmes mélodiques et rythmiques ; caractérisation sonore (couleurs
instrumentales et harmoniques) p. 127
II.3.3 La guitare dans We come to the river p. 135
II.3.3.A La maîtrise de l’instrument et l’importance de l’interprète p. 137
II.3.4 Les principaux thèmes et textures de la guitare p. 140
II.3.4.A Le thème du déserteur joué à la guitare classique p. 140
II.3.4.B La guitare électrique et la note répétée p. 143
II.3.4.C Le thème de la vieille femme à la guitare électrique (scène 7) p. 143
II.3.4.D Le thème du soldat 2 à la guitare classique p. 144
II.3.4.E Les phrases cantabiles de la guitare classique à la fin de l’opéra p. 147
II.4 Deux œuvres de Mauricio Kagel:
pour un théâtre « présentationnel »
p. 149
II.4.1 Sonant et l’imprévisibilité du résultat sonore et visuel p. 151
II.4.1.A Sonant en tant que théâtre instrumental p. 154
II.4.1.B Les actions gestuelles, les descriptions verbales et la composition comportementale p. 155
II.4.1.C Instrumentation et virtualité p. 156
II.4.1.D La structure de l’œuvre p. 157
6
II.4.1.E L’utilisation du texte et de la voix p. 161
II.4.1.F La guitare dans Sonant p. 162
II.4.2 Serenade : L’aspect ludique et la recherche de différentes sonorités p. 165
II.4.2.A Serenade en tant qu’œuvre théâtrale p. 166
II.4.2.B L’instrumentation p. 1691
II.4.2.C Analyse structurelle et musicale de la partition p. 171
II.4.2.D L’écriture pour ukulélé p. 175
II.4.2.E L’écriture pour guitare p. 177
II.4.2.F L’écriture pour banjo p. 181
II.4.2.G L’écriture pour mandoline p. 182
II.5 ...Zwei Gefühle... et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern de H. Lachenmann :
une musique visuelle centrée sur l’écoute
p. 183
II.5.1 …Zwei Gefühle… et la méta-guitare p. 184
II.5.1.A Le contenu littéraire de …Zwei Gefühle…p. 185
II.5.1.B L’orchestre et l’accord de la guitare p. 186
II.5.2 Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, une musique avec images p. 188
II.5.2.A Le texte de Gudrun Ensslin p. 190
II.5.2.B L’insertion de …Zwei Gefühle… au sein de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern p. 192
II.5.2.C Les œuvres antérieures de Helmut Lachenmann à l’origine de Zwei Gefühle et Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern p. 193
II.5.3 Deux récits instrumentaux p. 195
II.5.3.A …Zwei Gefühle… : le rapport entre les sonorités percussives et les consonnes p. 197
II.5.3.B Le staccato, la résonance et d’autres formes d’articulation p. 198
II.5.3.C La correspondance entre phonèmes linguistiques et sons instrumentaux p. 200
II.5.4 La guitare dans …Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern et la conception de l’instrument de
musique p. 201
II.5.4.1 Les outils de « préparation » pour un jeu instrumental renouvelé p. 204
II.5.4.1.A Le bottleneck p. 205
II.5.4.1.B Le plectre p. 209
II.5.4.2 Les sonorités de la guitare p. 209
II.5.4.2.A L’opposition entre le son étouffé et le son résonant p. 210
II.5.4.2.B La sonorité « erstickt » p. 212
II.5.4.2.C Les harmoniques p. 213
II.5.4.3 Lachenmann, la guitare et l’héritage de Salut für Caudwell p. 214
II.5.4.4 La guitare au sein d’une « musique concrète instrumental » p. 219
PARTIE2:
CINQ ÉTUDES SUR UN THÉÂTRE MUSICAL
p. 222
III. D’un art pluriel
p. 226
III.1 Les symptômes d’un théâtre post-dramatique
p. 227
III.1.1 Le potentiel visuel de la musique de Lachenmann p. 233
III.1.2 Le théâtre statique de Bussotti p. 235
III.1.3 L’absurde et le surréalisme chez Kagel p. 236
III.1.4 Le théâtre d'automates d'Aperghis p. 238
III.1.5 Le théâtre politique, à l’instar de celui de Henze p. 239
III.1.5.A Le contenu politique de We come to the river p. 241
III.1.5.B La pensée politique chez Mauricio Kagel p. 245
III.1.5.C Une « musique positive » p. 248
7
III.1.5.D La « musica negativa » p. 252
III.2 La narration, la linéarité et la présence d’un texte dramatique p. 256
III.2.1 La narration chez Hans Werner Henze p. 257
III.2.2 La narration chez Sylvano Bussotti p. 258
III.2.3 La narration chez Georges Aperghis p. 260
III.2.4 La non- narrativité chez Mauricio Kagel et Helmut Lachenmann p. 262
III.3 La polyphonie
p. 264
III.3.1 La superposition chez Bussotti p. 264
III.3.2 La polyphonie d’Aperghis p. 265
III.3.3 Les procédés « hétérophoniques » de Kagel p. 268
III.3.4 Les superpositions de Henze p. 270
III.3.5 Une "polyphonie visuelle" p. 273
III.4 La construction formelle de processus pluriels
p. 275
III.4.1 Le format "opéra" et le format "théâtre musical" p. 279
III.5 L'"intermédialité" p. 281
III.5.1 L’art pluridisciplinaire de Bussotti p. 283
III.5.2 L’aspect plastique de la partition de musique p.284
III.5.3 La notation graphique p. 287
III.5.4 La partition en tant qu’objet artistique p. 294
IV. Du matériau sonore : morphologie et syntaxe
p. 296
IV.1 Les techniques instrumentales innovatrices
p. 297
IV.1.1 Les instruments pour Henze p. 297
IV.1.2 Les instruments pour Lachenmann p. 298
IV.1.3 Les instruments pour Kagel p. 305
IV.2 Les instruments "exotiques" et les autres sources sonores
p. 307
IV.2.1 Les instruments-ustensiles p. 307
IV.2.2 Les instruments non-européens p. 308
IV.3 Le rôle du chœur
p. 312
IV.3.1 Le chœur en tant qu’ombre des personnages p. 312
IV.3.2 Le chœur en tant qu’allégorie du collectif p. 316
8
IV.4 La voix
p. 318
IV.4.1 La voix chez Bussotti p. 319
IV.4.2 La voix chez Henze p. 320
IV.4.3 La voix chez Aperghis p. 323
IV.4.4 La voix chez Lachenmann p. 324
IV.4.5 La voix chez Kagel p. 327
IV.4.6 L’inversion de rôles p. 329
IV.4.7 Le traitement sonore du texte chez Aperghis et Bussotti p. 335
IV.4.8 L’instrument au service de la voix? p. 339
IV.5 La syntaxe et le rapport aux traditions
p. 341
IV.5.1 La tonalité chez Henze p. 343
IV.5.2 La tonalité chez Aperghis p. 346
IV.5.3 La tonalité chez Kagel p. 352
IV.5.4 La tonalité chez Bussotti p. 354
IV.5.5 La tonalité chez Lachenmann p. 360
IV.6 Les rythmes périodiques et apériodiques
p. 363
IV.7 Entre la structure et l'aléatoire
p. 366
IV.7.1 Kagel et le sérialisme p. 366
IV.7.2 Henze et Aperghis vis-à-vis du sérialisme p. 370
IV.7.3 La structure selon Lachenmann p. 371
IV.7.4 Bussotti et le sérialisme p. 372
IV.8 Sur les pistes des langages personnels
p. 374
IV.8.1 Mauricio Kagel p. 375
IV.8.2 Sylvano Bussotti p. 376
IV.8.3 Helmut Lachenmann p. 379
IV.8.4 Georges Aperghis p. 379
IV.8.5 Hans Werner Henze p. 381
V. De la guitare
p. 386
V.1 Le rôle de la guitare
dans la détermination structurelle des œuvres
p. 387
V.2 La guitare en tant que « personnage principal »
p. 389
9
V.3 Le traitement soliste ou musique de chambre
p. 395
V.4 La guitare populaire et d’accompagnement
p. 396
V.4.1 Chez Kagel p. 396
V.4.2 Chez Bussotti p. 398
V.4.3 Chez Aperghis p. 400
V.4.4 Chez Lachenmann p. 402
V.4.5 Chez Henze p. 403
V.5 Exploration des ressources idiomatiques de l’instrument
p. 405
V.5.1 L’accord de la guitare et les intervalles de quartes p. 409
V.5.1.A …Zwei Gefühle… et la guitare parodiée p. 412
V.5.2 Accords et arpèges p. 414
V.5.3 L’héritage romantique p. 416
V.6 Le potentiel coloristique de la guitare
p. 418
V.6.1 Les principaux effets, timbres et modes de jeu p. 425
V.7 Les textures sonores à la guitare
p. 435
V.7.1 Les textures répétitives à la guitare p. 440
V.8 La diversité instrumentale
p. 446
VI. Du théâtre en musique
p. 448
VI.1 L’individualité de l’interprète :
l’exemple du théâtre instrumental
p. 450
VI.2 Représentation ou performance
p. 452
VI.2.1 Lachenmann et le théâtre sans représentation p. 459
VI.3 Une musique instrumentale pure ?
p. 462
VI.3.1 La « musique concrète instrumentale » de Helmut Lachenman p. 463
VI.3.1.A La question de l’écoute p. 465
VI.3.2 : Musique pure / musique « impure » p. 466
VI.3.3 Les « affects musicaux » dans la musique concrète instrumentale : figures musicales et couleurs sonores comme formes de
« représentation » p. 470
VI.3.4 Le « Erstarrung » en tant que figure musicale emblématique de la musique de Lachenmann p. 473
VI.3.5 Le geste instrumental et le son : Helmut Lachenmann et Mauricio Kagel p. 475
VI.4 Le théâtre instrumental
p. 477
VI.5 Théâtre musical et Gesamtkunstwerk
p. 483
10
VII. Des gestes artistiques
p. 484
VII.1 La gestualité du son
p. 486
VII.1.1 Le geste sonore chez Henze p. 486
VII.1.2 La gestualité mélodique des motifs joués la guitare chez Bussotti p. 487
VII.1.3 La gestualité de la partie de guitare d’Aperghis p. 490
VII.1.4 Le geste sonore chez Kagel p. 496
VII.2 Geste, mouvement, corporalité
p. 498
VII.2.1 Les actions scéniques des instrumentistes chez Bussotti p. 503
VII.2.2 La théâtralité du jeu des instrumentistes de La tragique histoire… p. 505
VII.2.3 La dimension théâtrale de la partie de guitare chez Henze p. 507
VII.2.4 Le jeu théâtral du guitariste de Sonant p. 510
VII.2.5 Les « actions » des trois interprètes de Serenade p. 514
VII.2.6 La théâtralité dans le rapport à l’instrument chez Lachenmann p. 520
VII.3 Le gestus brechtien
p. 523
VII.3.1 La distanciation brechtienne p. 525
VII.3.1.A La distanciation sous la forme de coupures dans la narration p. 527
VII.3.1.B La distanciation dans le travail de l’interprète p. 529
VII.4 Le « jeu »
p. 532
VII.5 Les descriptions verbales
en tant que forme de notation non conventionnelle
p. 536
VII.6 L’improvisation et la liberté des interprètes
p. 540
VII.6.1 L’écoute et l’interaction acoustique d’un groupe de musiciens p. 544
VII.7 La question de la mise en scène
p. 545
VII.7.1 La mise en scène comme ingrédient phare du théâtre dans Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio p. 548
VII.7.1.A Les costumes et décors p. 550
VII.7.1.B Les “fuori programma” p. 553
VII.7.2 Les réalisations scéniques d’Aperghis et Kagel p. 557
VII.7.2.A L’aspect théâtral de Sonant : dramaturgie et mise en scène p. 558
VII.7.2.B Aspects scéniques et dramaturgiques de Serenade p. 559
VII.7.3 La mise en scène de We come to the river : une polyphonie visuelle p. 562
VII.7.3.A Les indications scéniques p. 563
VII.7.3.B Les consignes subjectives ou « expressives » p. 565
VII.7.4 La mise en scène des « tableaux » de Lachenmann p. 567
VII.7.5 L'occupation de l’espace p. 569
VII.8 Les gestes d’auto-référencement
p. 576
11
VII.8.1 Le détournement et l’intertextualité p. 577
VII.8.2 L’auto-citation p. 584
VII.8.3 Le métalangage p. 587
Conclusion
p. 590
Sources bibliographiques
p. 597
Annexe: table des illustrations musicales
p. 523
12
13
INTRODUCTION : Hypothèse
Dans le large choix de spectacles pluridisciplinaires de l’ère contemporaine, nous
nous sommes rapprochés, en tant que spectateur, interprète et chercheur, du théâtre musical,
une catégorie en constant dialogue avec la tradition de l’opéra, dont l’origine datait de la
deuxième moitié du XXe siècle. Dans la panoplie de genres et styles qui semblaient
appartenir à la catégorie « théâtre musical », ceux qui nous intéressèrent d’emblée étaient
des formes qui mettaient l’accent sur l’expression sincère et directe des performers. Comme
dans le théâtre à texte, il nous semblait essentiel que le cœur de l’expression, au lieu de
résider sur l’audace d’une mise en scène extérieure, puisse se tourner vers un « travail
d’acteur ».
En même temps, l’univers que nous interrogions, naturellement et pour des raisons
personnelles, était moins du domaine du théâtre pur, que du domaine musical ; ainsi, la
question que nous commencions à esquisser, et qui peu à peu devint le questionnementphare du présent travail, s’est dirigée vers un théâtre musical, souvent de dimensions plus
réduites que ceux d’un opéra traditionnel, où les instrumentiste menaient le discours à la
même échelle que les chanteurs, les comédiens ou les danseurs.
Mais un ample panorama d’œuvres scéniques, souvent très éloignées les unes des
autres, nous ont paru « vraisemblables » du point de vue de la performance des interprètes
sur scène ; toutes semblaient promouvoir une certaine qualité de jeu scénique. Les exemples
incluaient des œuvres de danse et musique, de théâtre à texte et musique, de musique de
chambre, de théâtre instrumental, et même certains opéras… Ce qui était essentiel c’était la
présence physique des interprètes sur scène : ensuite, l’alchimie était apte à se faire.
Nous avons ensuite pris le choix de nous concentrer sur huit de ces œuvres musicothéâtrales contemporaines, qui avaient en outre en commun le fait d’avoir été composées
dans l’espace d’un quart de siècle, entre 1960 et 1996, et de fournir un certain panorama
esthétique d’une « génération d’artistes engagés »1 :
1
ESCAL, Françoise, dans : FERRARI, G., Les débuts du théâtre musical d'avant-garde en Italie, 2001,
Préface, p. 5.
14
•
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir de Georges
Aperghis (1971),
•
Lorenzaccio (1972) et Nuovo scenario da Lorenzaccio (1993) de Sylvano Bussotti,
•
We come to the river (1976) de Hans Werner Henze,
•
Sonant (1960) et Serenade (1995) de Mauricio Kagel,
•
…Zwei Gefühle… (1992) et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern (1996) de
Helmut Lachenmann.
Dans le processus de recherche de répertoire, nous avons pris connaissance d’une
grande production théâtrale contemporaine, et avons hésité à inclure dans nos choix
notamment les œuvres de Thierry De Mey, dont certaines que nous avons pu voir en
représentation publique, Luciano Berio et Brian Ferneyhough.
Par ailleurs, nous avons eu trois expériences cruciales avec certaines œuvres, qui
nous ont profondément marquées : la première concerne les œuvres pour guitare de Hans
Werner Henze, que nous avons eu le plaisir de jouer à plusieurs reprises, notamment dans le
cadre d’une version soliste et mise en scène d’El Cimarron (1970). La deuxième expérience
s’est donnée lors d’un concert de l’ensemble Linéa et le guitariste Pablo Marquez, où
Serenade de Kagel a été mise en scène. Enfin, nous mêmes avons mis en scène avec nos
élèves de l’académie de musique et de danse de la CCMP (Ain), il y a deux ans, des extraits
de l’œuvre d’Aperghis. Dans ces trois expériences, la puissance du langage théâtral à côté du
musical a marqué notre perception de ces œuvres.
Retrouver au cœur de ces œuvres une forme d’expression simple et directe nous a
paru dès lors une entreprise fascinante. Car le spectacle y naît moins de l’artifice théâtral ou
de l’apparat scénique, que de l’expression issue du contact direct et humain des spectateurs
avec les acteurs, c’est-à-dire ici un ensemble sans hiérarchie d’interprètes que sont les
comédiens, le metteur en scène, les musiciens chanteurs mais aussi les instrumentistes, tant
leur interaction est forte.
L’œuvre d’art ainsi conçue semble partir du principe que pour créer du théâtre ou du
théâtral, il n’est pas nécessaire d’aller chercher l’illusion, l’artifice ou la représentation : le
jeu lui-même, soit d’un point de vue ludique, soit par une exploration des moyens euxmêmes (la re-découverte de la technique, le questionnement existentiel de ce qu’est une
15
œuvre d’art, la mise en abîme) se révèle lieu de théâtre et de fantaisie. Un événement sonore,
théâtral, musical semble exister déjà dès lors que nous assistons aux innombrables rapports
qui se créent sur scène entre l’interprète et tout ce qui l’entoure.
Partant de ce premier constat, nous avons affuté notre questionnement au moment où
le spectre sonore des instruments employés s’est révélé, à nos yeux, infiniment élargi. Les
formes théâtrales qui se présentaient à nos yeux, loin d’adopter par convention les mêmes
configurations orchestrales traditionnellement réalisées dans le répertoire opératique,
développaient des structures sonores tout-à-fait originales. C’est que d’autres instruments de
musique apparaissent, de nature « populaire », « folklorique » ou très anciens ou encore
exotiques extra-européens, ainsi que des instruments délibérément choisis pour leur faible
volume sonore ; autant dire un instrumentarium incompatible avec des théâtres à l’ambition
épique, spectaculaire et grandiose revendiquée.
Comme conséquence, le focus s’est naturellement déplacé et centré sur le rapport
entre le jeu instrumental et la théâtralité, sur un théâtre musical adoptant des configurations
instrumentales au registre sonore réduit, cherchant dans cette « douceur » une expression
plus « fine » et ludique. Étant moi-même guitariste, le répertoire étudié s’est enfin concentré
vers des ensembles instrumentaux contenant au moins une guitare, ou un instrument
apparenté à la guitare.
Comme conséquence de ce questionnement, l’hypothèse que nous lançons ici est
que, dans les œuvres de théâtre musical des dernières décennies du XXe siècle, un nouveau
langage, plus hybride, s’établit. Au sein de ce langage, la guitare participe intrinsèquement à
la constitution d’une nouvelle théâtralité, celle-ci étant liée au développement d’une
nouvelle instrumentalité, autour des notions transversales de parole, de geste, de mouvement
et de narration.
La guitare, dans ce nouveau théâtre, assume parfois un rôle légitime de soliste,
menant une partie du discours théâtral à son compte – dans le jeu instrumental lui-même –
dans la beauté visuelle des gestes et mouvements scéniques ou instrumentaux. La clé de
cette instrumentalité renouvelée se fonde sur l’interprète, sur le rapport direct, physique et
humain à l’instrument, sur l’importance accordée à l’instrumentiste, au geste et au jeu
instrumental. De plus, le renouveau de l’instrumentalité passe, dans le cas de la guitare au
sein de ces œuvres théâtrales, sur le rapport au background de l’instrument, qui est cité avec
16
distanciation, mis en abîme, qui devient le sujet du théâtre, et qui devient, enfin, de la
théâtralité pure.
La problématique soulevée par cette hypothèse est de savoir dans quelle mesure les
œuvres de théâtre musical qui portent les caractéristiques soulevées ci-dessus ont réussi à
intégrer l’instrument – guitare, ainsi que l’instrumentiste – guitariste, dans une démarche
théâtrale. Quelles ont été les « tâches » assignées au guitariste qui lui ont accordé un rôle
théâtral ? Comment la guitare participe-t-elle à construire une nouvelle forme de théâtralité,
éloignée de la forme traditionnelle de l’opéra fondée sur un récit ? Dans quelle mesure les
caractéristiques guitaristiques (sonores, timbriques, visuelles, physiques, mais aussi
iconographiques, historiques, mythologiques, imaginaires) contribuent-elles à « créer du
théâtre » ? Comment les compositeurs contemporains ont-ils approché l’instrument ? Lui
ont-il permis de « sortir de sa bulle » d’instrument soliste ; ont-ils permis au guitariste
d’enrichir son art ?
Ce questionnement que nous allons poursuivre dans le présent travail n’est pas
complètement nouveau : il s’insère dans une longue filiation de travaux et recherches
menées par divers musicologues et spécialistes du théâtre musical contemporain. La plupart
de ces ouvrages, qui ont servi de sources secondaires pour nos propres recherches,
présentent des propos qui concordent, pour la plupart, avec notre propre expérience et ont
nourri notre réflexion. Notre travail découle, ainsi, d’une filiation musicologique qui
retrouve ses premières références dans les manifestes de Luigi Nono, en faveur d’un
nouveau théâtre musical, moins univoque que l’opéra et le théâtre musical traditionnels.
Nous avons également étayé nos propos dans les écrits des compositeurs eux-mêmes,
dans les études dirigées par Giordano Ferrari, dans un ouvrage de référence au sujet du
théâtre pur contemporain de Hans Thies Lehmann, ainsi qu’au sein d’ouvrages et d’articles
écrits par des auteurs contemporains, parmi lesquels nous citons principalement Martin
Kaltenecker, Daniel Durney, Werner Klüppelholz et Laurent Feneyrou.
Parmi ces références, il n’y a aucune discordance dans la lecture du phénomène
théâtral et musical, en regard de la problématique que nous traitons. Toutefois, les références
citées consistent essentiellement en des ouvrages sur le genre lui-même, sur le théâtre à
texte, sur la musique pure ou sur le théâtre musical ; parmi les études existantes il y en a peu
17
qui traitent directement de la question de l’instrumentiste au sein des œuvres de théâtre
musical, et encore moins de la guitare en particulier, bien entendu.
Notre étude s’est nourrie de propos tenus par des guitaristes interprètes – je cite
notamment Caroline Delume, William Bruck, Léo Brouwer, Theodor Ross et Gabrielle
Werner – qui ont voulu mener une réflexion sur ces œuvres de théâtre musical avec guitare.
Nous avons récolté et étudié ces témoignages dans certaines sources bibliographiques, mais
aussi par des interviews réalisées par nos soins.
L’ensemble de ces commentaires analytiques personnels spécifiquement tournés vers
l’écriture guitaristique au sein de certaines œuvres de théâtre musical est alors devenue une
de nos sources primaires, alors que le thème et la question scientifique que nous avons
choisis de développer devenaient d’autant plus intéressants qu’ils semblaient relativement
nouveaux.
En effet, la problématique que nous avons posée concerne, pour commencer, un type
de répertoire assez récent dans le panorama de la musique savante, qui s’insère
transversalement dans son histoire et son répertoire, proposant un dialogue avec les
traditions si diverses comme l’opéra, le théâtre à texte, le théâtre populaire de rue, la
musique de chambre, la chanson, le happening... Et puis, ce qu’il y a de « nouveau » dans le
sujet est la présence de la guitare, et l’attention portée à son implication dans un événement
théâtral.
Par ailleurs, nous avons choisi nos huit œuvres non seulement pour une raison
chronologique ou pour une situation historique particulière dans laquelle elles ont été
conçues, mais aussi et surtout en fonction de leur traitement de la guitare par rapport à la
notion de théâtralité. Nous pourrions nous demander si ces œuvres sont les plus pertinentes
en tant qu’objet d’étude. En réfléchissant à cette question, nous avons constaté que, tout au
moins, parmi le répertoire théâtral avec guitare du XXe siècle, ce sont indubitablement des
œuvres de référence.
Remarquons par ailleurs la production prolifique pour guitare de Bussotti et surtout
Henze. Chez Bussotti, la quasi totalité des œuvres pour guitare de son corpus général sont
une adaptation ou un arrangement de son Lorenzaccio que nous étudions ici. Dans le cas de
Hans Werner Henze, nous avons laissé de côté l’œuvre de théâtre musical avec guitare
18
sûrement la plus audacieuse, El Cimarron2, pour nous focaliser sur une œuvre composée peu
après, We come to the river qui possède une écriture pour guitare qui se ressent de
l’influence directe de l’œuvre précédente, et qui développe davantage un substrat politique à
l’intérieur de cette écriture. Quant à Aperghis, il n’a pas écrit beaucoup pour la guitare
classique, et La tragique histoire…, tout en étant sa première œuvre de théâtre musical, reste
la référence pour le répertoire qui nous intéresse. En outre, les œuvres de Kagel étudiées
ainsi que …Zwei Gefühle… de Lachenmann (cette œuvre, étant inséré à l’intérieur d’un
opéra, acquiert subitement une importante dimension théâtrale) sont parmi des œuvres les
plus emblématiques du questionnement que nous lançons ici.
En plus des œuvres choisies, notre attention a été attirée par d’autres œuvres
guitaristiques de la période, qui pourraient être envisagées sous un angle « théâtralisant »,
puisqu’elles portent un regard nouveau sur la question du geste instrumental (telles que la
Sequenza n.11 pour guitare de Luciano Berio, les œuvres de Toru Takemitsu, Mauricio
Ohana, Gyorg Kurtag et Tristan Murail). Toutefois, ces œuvres semblent en réalité être
purement instrumentales. L’opéra Shadowtime de Brian Ferneyhough, qui transforme son
deuxième mouvement en un véritable concerto pour guitare et orchestre serait aussi un objet
d’étude intéressant pour notre recherche, mais nous l’avons délibérément laissé de côté,
compte tenu de la manière particulière avec laquelle il envisage son aspect théâtral3.
Bien évidemment, la thématique n’est pas évidente en soi, car la guitare n’a pas été
fortement employée dans les œuvres théâtrales de la deuxième moitié du XXe siècle, et son
implication dans le fait théâtral n’est pas toujours marquante. Nous pouvons même affirmer
que les compositeurs et auteurs de la période qui se sont intéressés à l’instrument sont une
minorité, mais ceux qui l’ont fait lui ont souvent accordé une place d’honneur. Toujours estil que notre travail ne traitera pas exclusivement de la guitare ; celle-ci est plutôt un « angle
d’attaque », stratégique aussi du fait que, je l’ai dit, je suis guitariste moi-même.
Alors, pourquoi parler de la guitare ? Au-delà de ce fait individuel, et de mon
attachement personnel à l’instrument, la pertinence de ce travail de recherche que j’ai lancé
– surtout sur le lien entre le jeu de la guitare et la théâtralité – se justifie largement dans le
2
Cette œuvre a fait l’objet de notre mémoire de Master II (2006).
Il s’agit là d’une œuvre qui ferait parfaitement l’objet d’une recherche visant la continuation de la présente
thèse.
3
19
fait qu’il semble y avoir une spécificité de ce répertoire, et du type de théâtralité que lui est
attaché.
De fait, ayant restreint le répertoire aux formations impliquant des instruments de la
famille de la guitare, les ensembles instrumentaux de ces théâtres deviennent
automatiquement moins conventionnels et plus insolites. Ces œuvres possèdent souvent des
dimensions modestes et s’apparentent davantage à de la musique de chambre qu’à de la
musique orchestrale ; leur cadre intimiste et dépouillé les approche parfois d’une esthétique
théâtrale artaudienne. La spécificité de ce type particulier de théâtre musical découle en
grande partie du dialogue qu’il favorise avec l’instrument, son univers, ses références
multiples (musique espagnole, musique populaire, musique jeune, rock, musique de danse,
musique de sérénade, etc...).
La guitare, en particulier, en raison de son faible niveau sonore, de son caractère
intimiste, de son absence de l’effectif orchestral symphonique, de son accord naturel, de son
spectre harmonique, de son extension, de ses propriétés sonores, est un instrument qui crée
nécessairement des « contraintes » dans l’écriture des œuvres théâtro-musicales. Mais c’est
précisément ces contraintes qui permettent aux compositeurs de développer de nouvelles
voies aux niveaux théâtral et instrumental.
Nous pourrions nous demander si, en choisissant d’inclure la guitare dans l’effectif
instrumental, voire de lui accorder une place prépondérante ou même solo, les compositeurs
étaient motivés à l’idée de développer un imaginaire lié à certaines musiques populaires, ou
d’explorer le riche potentiel sonore et timbrique de l’instrument. Ont-ils voulu aborder la
guitare dans un contexte théâtral ? La composante instrumentale de la guitare possède-t-elle
un rapport avec un texte, imaginaire ou réel ? Dans le même sens, possède-t-elle un
fonctionnement rhétorique, basé sur un discours logique, narratif et causal hérité de l’opéra,
de la musique tonale et d’un rapport intrinsèque à la parole ? Est-elle sinon en lien avec une
composante vocale ?... Autant de questions qui nous guideraient vers la clé des
« spécificités » de ces théâtres musicaux avec guitare.
Alors voilà que notre hypothèse initiale s’enrichit de pouvoir investiguer dans quelle
mesure les œuvres de théâtre musical avec guitare, en portant un intérêt sur un type
spécifique de théâtralité auquel le guitariste et la guitare participeraient, dégagent des
propriétés stylistiques communes. Ces spécificités que le répertoire envisagé nous
20
permettront d’élucider, surtout si nous admettons que les œuvres analysées auront autant de
divergences que de traces communes, nous conduiront probablement à une étude qui
permettra d’élargir davantage la compréhension du théâtre musical de toute l’époque
étudiée.
En effet, les œuvres étudiées révèlent d’importantes tendances du théâtre musical des
quatre dernières décennies du XXe siècle, tendances décisives pour l’avenir autant de la
musique de scène, que du théâtre lui-même. Au delà, leur influence persiste jusqu’aux
œuvres théâtrales créées aujourd’hui : ces formes artistiques hybrides ont renouvelé la
conception d’une instrumentalité et d’une théâtralité ; elles mettent l’accent sur certains
aspects du théâtre musical (l’incorporation d’un large spectre de sources sonores dans les
effectifs instrumentaux, l’importance accordée à l’individualité de l’interprète, la
valorisation tant de l’instrument que de l’instrumentiste) qui sont devenus, depuis, une
vocation primordiale du genre.
Notre méthode de travail a été la suivante : nous avons analysé chaque œuvre en
détail afin d’en extraire sa spécificité, mais aussi en fonction d’une problématique
transversale : pourquoi ces compositeurs ont choisi d’écrire pour la guitare ? En parallèle,
afin d’étayer nos analyses, nous avons listé et utilisé l’ensemble des ouvrages, documents et
des œuvres concernant le sujet. Nous avons également pris soin de rencontrer chacun des
compositeurs étudiés ; ainsi que certains interprètes, guitaristes, metteurs en scène et chefs
d’orchestre qui ont monté les œuvres étudiées, lors de débats publics, d’entretiens privés, ou
de répétitions générales.
Au cours de ce travail d’analyse musicale, théâtrale mais aussi littéraire, nous avons
pu, peu à peu, dégager certaines caractéristiques récurrentes et semblables entre les œuvres.
Ce long processus suit un parcours marqué par une évolution de notre propre pensée au fil
des années, par des maturations conceptuelles successives, permettant, in fine, de mieux
saisir la nature de cette théâtralité au cœur de ces formes nouvelles de théâtre musical.
Le plan de cet ouvrage, que je décrirai ici brièvement, suit ce processus de
développement de la pensée. Il intègre des sous-parties purement esthétiques, d’autres
purement analytiques, d’autres encore polycentriques.
21
La première partie présente, en premier lieu, les facteurs historiques autour des
oeuvres analysées (I Contexte), puis les cinq compositeurs et les huit œuvres étudiées (II
Cinq compositeurs et une guitare), exposant leurs principaux aspects formels, littéraires et
musicaux. L’objet d’étude de la guitare y fait déjà son apparition : nous verrons comment
elle participe pleinement à la construction d’une esthétique dite « postdramatique ».
Ainsi, nous apprenons l’usage qu’Aperghis fait, dans ses interpolations, des procédés
de métalangage ; l’emploi de citations littéraires par Bussotti ; les procédés polyphoniques,
parodiques et de distanciation amplement explorés par Henze ; la qualité gestuelle des deux
œuvres de Kagel ; et l’emploi que fait Lachenmann de procédés métalinguistiques, et de
connexion entre les sonorités de la langue et celles de la guitare.
La deuxième partie (Cinq études sur un théâtre musical, chapitres III à VII) est le
noyau de notre ouvrage, elle reprend les caractéristiques postdramatiques une à une, et les
analyse au sein des huit œuvres.
Dans le chapitre III, nous étudions dans un premier volet les caractéristiques
stylistiques des œuvres ; puis nous abordons le rapport que les huit œuvres établissent avec
un texte (existant ou pas), c’est-à-dire la question de la narration et de la linéarité ; enfin
nous analysons le concept de pluralité, fondamental dans ces théâtres d’inspiration
postdramatique : les constructions polyphoniques, les juxtapositions, l’intégration d’une
multitude de médias, langues, langages et formes artistiques.
Le chapitre IV expose comment nos compositeurs ont su traiter la question du
matériau sonore dans toutes ses propriétés : de l’innovation des techniques instrumentales,
de la recherche de sonorités nouvelles, de l’emploi de la voix et du texte et de la syntaxe
musicale, à travers l’emprunt de langages et systèmes musicaux divers.
Dans le chapitre V, nous nous focalisons sur la manière avec laquelle les
compositeurs ont utilisé la guitare, lui conférant un véritable rôle dramatique, soit en tant
que « personnage sonore », soit en mettant ses caractéristiques intrinsèques en premier plan,
soit en profitant de ses connotations culturelles en la mettant en scène.
Grâce à ce point d’observation axé particulièrement sur le rapport au guitariste et à la
guitare, la partie centrale (VI) de notre ouvrage va surtout s’intéresser à l’interprète, ses
22
outils d’interprétation (donc son instrument), vus comme une source d’une nouvelle
théâtralité, enfin sa participation active, rendue possible par les compositeurs eux-mêmes,
au processus créatif.
Nous verrons enfin au chapitre VII que si dans la constitution d’un nouveau type de
théâtre musical avec guitare, basé sur une nouvelle alchimie expressive et parlante, la
musique et les actions des interprètes (et du guitariste en particulier) ne participent
pratiquement plus à un langage représentationnel, leur part de « signification » découle
essentiellement d’un langage fondé sur le geste – autant sonore que physique.
Conscients de l’originalité de notre hypothèse, nous osons croire que cette étude
éclairera davantage certains aspects esthétiques essentiels, qui sont communs à toute une
production de théâtre musical contemporain. Ces aspects esthétiques sont liés à des procédés
à travers lesquels l’art s’intéresse à l’art, mais pas dans un but narcissique : il s’agit d’un art
qui veut rendre hommage à toute la tradition artistique, qui veut dialoguer avec le passé et
s’interroger sur la manière de faire l’art.
Ces procédés de nature métalinguistique semblent avoir une origine profonde,
existentielle, qui est celle d’un désir de questionnement sur la nature du théâtre, sur la nature
de la représentation théâtrale, sur les notions de théâtralité et de musique pure. Si notre
hypothèse nous conduit vers un nouveau principe de théâtralité fondé sur l’expressivité pure
du jeu de l’interprète, alors nous aurons affaire à un type de drame qui se situera au sein de
la facture musicale même, et au sein des discussions – esthétiques, politiques, techniques,
musicales – qu’elle peut engendrer.
23
PARTIE1
CINQ COMPOSITEURS
ET
UNE GUITARE
24
I Le contexte
Les œuvres de théâtre musical et opéras que nous envisageons ici ont été composées
dans l’après-guerre et pendant la période post-sérielle, entre 1960 et 1997. Ce sont des
œuvres qui reçoivent directement l’influence de certains facteurs et mouvements
déterminants, parmi lesquels il nous paraît important de souligner :
o dans le domaine du langage musical, la poussée des avant-gardes
des années 1950 et 1960 ;
o dans le domaine de l’instrumentation, l’influence de l’ascension
vers les salles de concert et la vogue de certains instruments comme
la percussion et la guitare, opérées dès le début du XXe siècle ;
o dans le domaine événementiel, l’influence des grands festivals de
musique contemporaine et théâtre ;
o dans l’ambitus des figures emblématiques, l’influence d’une
esthétique aléatoire, dont l’origine se trouve avec John Cage aux
États-Unis.
I.1 Les antécédents
Le théâtre musical à partir des années 1960 est le fruit des révolutions esthétiques
apportées par la fin de la seconde guerre mondiale. Dans ce contexte de l’après-guerre, les
années 1950 avaient été marquées par la volonté de créer une « nouvelle scène », puisque le
langage musical lui-même, au moment du post sérialisme, avait souffert des transformations
radicales. Plusieurs aspects de l’opéra traditionnel avaient été remis en question : le cadre
social bourgeois qu’il représente, le rapport entre texte et musique et le caractère narratif du
langage musical.
À l’aube des années 1960-70 un « nouveau théâtre musical », « révolutionnaire »
s’impose. Il est vigoureusement soutenu par l’italien Luigi Nono, compositeur dont
l’influence directe se fera sentir sur les compositeurs que nous analysons ici.
25
I.2 La présence aux Ferienkurse de Darmstadt
La majorité de nos compositeurs ont fréquenté les cours d’été de Darmstadt pendant
les
premières
décennies
d’existence
du
festival4 ;
ceux-là
possèdent
presque
inéluctablement, comme l’observe Sacher, un héritage commun qui est la pensée
structurelle.
„Die Komponisten, die sich nach dem Zweiten Weltkrieg während der Kranichsteiner
Musikwochen zusammenfanden, können nicht unter eine ‚Schule’ eingeordnet werden. Aber
sie treffen sich in dem Punkt, dass sie, wenn auch in jeweils unterschiedlichen Formen, mit
dem überkommenen musikalischen Material strukturell verfahren.“5
Henze notamment fréquente le festival dès sa création (1946), dont les éditions de
1947 et 1948 ont marqué profondément son travail. Si le deuxième festival d’été à
Darmstadt (1947) bouleverse la philosophie musicale du jeune Henze grâce à l’influence de
Hermann Scherchen et de Karl Amadeus Hartmann (« dans leur monde, la musique était vue
comme une forme d’expression spécifiquement humaine qui entraîne un engagement moral
et politique »6), c'est l’édition de 1948 qui marque fortement Henze, grâce aux cours de
René Leibowitz, « le grand événement de la troisième édition du Festival »7 sur la musique
de Messiaen et celle de Schönberg.
« Quand tout était fini, et Leibowitz parti pour Paris à la fin d’un festival d’été fascinant, qui
avait changé nos vies, ne laissant pas seulement moi mais d’autres aussi passionnés, il n’y
avait plus de doute dans ma tête : la technique sérielle était l’extension logique de la
musique occidentale et de l’habitude de penser à des motifs et à leur développement »8.
Pourtant la pensée structurelle n’a pas toujours dicté le ton à Darmstadt : l’édition de
1951, quand John Cage arrive au Festival, marque le déclin de la pensée sérielle.
Schoenberg et Webern sont alors considérés comme dépassés9. Helmut Lachenmann résume
les années 1950 à Darmstadt :
4
Seul Aperghis n’y a pas été.
« Les compositeurs qui se sont réunis après la Seconde Guerre mondiale aux cours de Darmstadt ne peuvent
pas être classés sous une «école». Mais ils se retrouvent dans le fait qu’ils adoptent sous différentes formes des
procédures structurelles », dans : SACHER, R.J., Musik als Theater, Regensburg, 1985, p. 44.
6
HENZE, H. W., Bohemian Fifths, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1996, p. 64.
7
Né en 1913, Leibowitz était réputé pour avoir étudié avec Schoenberg, Webern, Ravel et Victor de Sabata.
Dans : HENZE, H.W., Bohemian Fifths, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1996, p. 74.
8
HENZE, H. W., op. cit., p. 74.
9
VON DER WEID, J.-N., La musique au XXe siècle, Paris, Hachette, 1992, p. 147.
5
26
« En Bref : Darmstadt signifiait ainsi le renouveau commun de jeunes compositeurs de pays
différents, un renouveau – qui comme cela devait se démontrer – en fin de compte, avec
différents buts »10.
Helmut Lachenmann est présent au Festival de Darmstadt en tant que participant
inscrit de 1957 à 1961. En 1962 il y crée son Echo Andante pour piano et, entre 1978 et
1998, il assume des responsabilités de cours de composition au sein du festival.
Dans le souvenir de Lachenmann, les années 1960 sont marquées par le départ de
Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen et Luigi Nono dans des directions opposées et par
l’influence de Cage, tandis que les années 1970 auraient été, selon lui, une période de
stagnation, happenings, performances et improvisations11. Le retour de formes théâtrales au
programme de ce festival si « austère » est commenté par Luigi Nono, un des personnages
les plus importants des premières années du festival :
« Depuis 1961, les cours d’été internationaux pour la musique à Darmstadt étaient dominés
par un ipse dixit qui bannissait à tout jamais de l’histoire et de la vie musicale quiconque
avait osé réfléchir au théâtre musical. Mais la musique, dans sa vie et dans son
développement réel, a complètement révoqué ce diktat ex cathedra jusque dans la
production de ceux qui l’avaient annoncé. Ces dernières années en effet, quelques
conceptions du rapport musique-théâtre ont pris corps et se sont traduites dans des œuvres
d’inspiration diverse, parmi lesquelles La Sentenza de Manzoni (1960), Anno Domini de
Macchi (1961), mon Intolleranza 1960 (1961), Collage de Clementi (1961), Elegie für junge
Liebende de Henze (1961), Ich : Musikalisches Theater de K. Stockhausen (1962) et
Instrumentales Theater de M. Kagel (1962) »12.
Sylvano Bussotti a été présent aux Ferienkurse au moins une fois, dans l’édition de
1969, quand il y présente son œuvre Cinque Frammenti all’Italia.
Mauricio Kagel participe très activement du festival, et cela pendant plusieurs
années. Comme Henze, ses toutes premières participations dans la fin des années 1950 (à
partir de 1958) ont été en tant qu’élève ; plus tard, il y enseigne et y crée plusieurs de ses
compositions. Les derniers cours donnés par Kagel à Darmstadt ont été apparemment en
1976, mais ses œuvres ont continué à être jouées dans le festival après, et dans son absence.
10
LACHENMANN, H., dans : LEJEUNE LÖFFLER, M.-R., Les mots et la musique au XXe siècle, à l’exemple
de Darmstadt 1946-1978, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 168.
11
Idem.
12
NONO, L. « Jeu et vérité dans le nouveau théâtre musical », dans : NONO, L., FENEYROU, L., Écrits,
Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1993, p. 213.
27
I.3 Les années 1960 et Sonant
Sonant et Serenade se situent dans deux phases distinctes de l’œuvre de Kagel. Elles
s’insèrent, toutefois, dans une même démarche esthétique (le « théâtre instrumental ») où le
compositeur, dès le début des années 1960, explorait avec beaucoup de liberté et
personnalité un langage nouveau, tout en étant en même temps lié aux questions abordés par
l’avant-garde musicale européenne.
À l’époque de sa création, Sonant (1960) a provoqué un très grand scandale, à la
surprise du compositeur qui a regretté « l’agressivité qui peut provoquer une musique aussi
résolument tendre, sans violence »13.
En effet, une des principales raisons du choc provoqué par Sonant a été une de ses
particularités les moins violentes, à l’intention peu choquante : ses nuances si pianissimo
(comme le bruit proposé par l’ « écrire sur la peau d’un tambour »). Le registre très doux de
Sonant a pu, ainsi, déstabiliser le public européen de l’époque, habitué à une musique
contemporaine selon les tendances inaugurées à Darmstadt.
I.4 Le festival d’Avignon, Georges Aperghis et Sylvano Bussotti
„Die 70er Jahre mögen zu Recht als ein Jahrzehnt der Rebellion gegen die bürgerliche
Kultur gelten.“14
Le Festival d’Avignon, né en 1948, intègre à partir de 1963 progressivement d’autres
domaines artistiques, dont la musique contemporaine en 1967. C’est ainsi que cette année-là
marque le début d’un assez long cycle de théâtre musical au Festival d’Avignon. Parmi les
œuvres théâtrales programmées à ce Festival dans les années 1970, il y a eu plus d’une
cinquantaine de pièces de théâtre musical, entre créations mondiales, françaises et reprises.
Huit d’entre elles intéressent directement notre travail :
13
KAGEL, M., TAM-TAM : Monologues et dialogues sur la musique, Paris, Christian Bourgois Éd., 1983, p.
138-9.
14
« Les années 70 sont avec raison connues comme étant une décennie de rébellion contre la culture
bourgeoise », dans : KLÜPPELHOLZ, W., Kagel…/1991, Cologne, DuMont Schauberg Buchverlag, 1991,
p.12.
28
•El Cimarron (création française, 1970, 1971), de Hans Werner Henze et Hans
Magnus Enzensberger15
•La tragique histoire du nécromancien Hiéronimo et de son miroir (création, 1971),
de Georges Aperghis, Hubert Jappelle et l’Atelier d’Études Théâtrales d’Avignon
•Pandoemonium (création, 1973) de Georges Aperghis et Anne Delbée
•Histoire des Loups (création, 1976) de Georges Aperghis, Pierre Barrat et l’Atelier
Lyrique du Rhin
•Mare Nostrum (reprise, 1976), de Mauricio Kagel
•Marchand de plaisir, marchand d’oublis (création, 1977), de Georges Aperghis et
l’A.T.E.M.
•La poupée Nina (création, 1977), de Georges Aperghis et l’A.T.E.M.
•L’Aveugle de Bagnolet (création, 1977), de Georges Aperghis et l’A.T.E.M.
Georges Aperghis compose sa première œuvre de théâtre musical, La tragique
histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir, en 1971, à l’âge de 26 ans. La même
année, il compose Oraison funèbre, théâtre musical pour 2 barytons, une actrice et 10
instruments et Vesper16, un oratorio d’après George Frederik Haendel, pour sept voix et
ensemble, œuvre marquée, comme La tragique histoire…, par la quête d’une « théâtralité
madrigalesque », comme l’a observé Guy Erismann17. Pour lui,
« L’année 1971 marque donc un véritable tournant dans sa carrière. Comme autrefois, au
temps de Monteverdi, le style madrigaliste, ou, pour mieux dire, l’humeur ‘madrigalesque’,
menait au théâtre »18.
Cette période est en effet le début de la carrière de compositeur d’Aperghis. Il avait
déjà écrit quelques pièces instrumentales relativement inspirées du sérialisme. La tragique
histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir marque le point de départ, à partir
duquel Aperghis prend goût et se dévoue au genre du théâtre musical contemporain, en
composant des oeuvres multidisciplinaires qui questionnent les relations entre la musique, le
texte et la scène.
Une interview avec Françoise Rivalland nous révèle plusieurs aspects et détails du
contexte et de la composition de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son
15
El Cimarron est représentée deux années de suite (1970 et 1971), grâce à son succès de public. Selon le récit
du compositeur dans son autobiographie, durant le festival d’Avignon de 1970 l’engouement du public avait
été tel – un nombre trop important de spectateurs pour les dimensions du Cloître des Célestins où El Cimarron
fut jouée trois fois – que Jean Vilar reprogramme le spectacle l’année suivante.
16
Les deux œuvres sont créées en 1972.
17
Encore dans cet esprit, Aperghis conçoit De la nature de l’eau (1974) – théâtre musical pour six chanteurs –
et l’opéra Pandaemonium (1973).
18
ERISMANN, Guy, « Le parcours théâtral », dans : GINDT, A., Georges Aperghis : le corps musical, Arles,
Actes Sud, 1990, p.152.
29
miroir. Selon elle, l’œuvre aurait pu être plus longue, mais avait été finie rapidement. Aussi,
la percussionniste et metteur en scène affirme qu’au départ Aperghis envisageait dans
l’ensemble instrumental plutôt le luth que la guitare, mais que le volume sonore moindre du
luth vite dissuade le compositeur.
L’œuvre a été créée au Festival d’Avignon le 2 août 1971, avec comme
effectif Arlette Bonnard (actrice), Amélia Salvetti (soprano), Guy Robert (luth) et Alain
Meunier (violoncelle). La mise en scène de l’époque employait des marionnettes de la
compagnie de Hubert Jappelle, mais ne faisait pas usage de décor (tout comme d’autres
œuvres du compositeur à l’époque, présentées au festival d’Avignon). Guy Erismann, qui
était le responsable des créations de théâtre musical du Festival d’Avignon à l’époque,
commente cette œuvre. Sa lecture de l’œuvre prend une optique psychologique, liée à l’idée
d’expression de l’inconscient, de la mémoire, des facultés mentales, intellectuelles et
sensorielles de l'homme :
« On retrouve, dans La Tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir
(Avignon, 1971), le même souci et une méthode identique à reconstituer un univers mental,
à la fois dépassé, mais cependant inscrit d’une manière indélébile dans la tradition qui,
d’intellectuelle, avec le temps, a acquis un caractère tripal quasi inconscient. Cette œuvre
mise en espace avec la collaboration de l’Atelier d’Etudes Théâtrales d’Avignon, dirigé par
Hubert Jappelle, est la porte ouverte vers le théâtre musical. Dans le titre de cette œuvre, on
se prend à penser que le mot ‘miroir’ est le plus important car l’œuvre est ainsi. La vie de
l’homme s’emplit du passé et il se voit dans son miroir d’une manière pressante et
incertaine. Aperghis livre par lambeaux ce que la mémoire a accumulé, ce qui constitue un
tissu aux points finement et solidement croisés où l’intellect dérouté se réfugie dans le
sensoriel. La forme de l’œuvre est effectivement indéfinissable : un luth, un violoncelle, une
voix de femme, une actrice collaborent à l’organisation de cette désorganisation
d’impressions et d’images mentales. L’actrice clarifie et commente, la chanteuse traduit la
mémoire musicale et culturelle qui se dissout dans un brouillard, à la fois appel et dispersion
des sens »19.
Une vingtaine d’années plus tard, Aperghis a failli remonter La tragique histoire…
en remplaçant la guitare par un cymbalum, pour avoir une basse continue plus présente (il
parle de ce projet avec Françoise Rivalland, qui en joue), mais le projet n’aboutit pas,
puisque, selon Rivalland, « c’était quand même la guitare qu’il voulait »20. Au début des
années 2000 Françoise Rivalland fait une nouvelle création de l’œuvre, où la guitariste et
19
20
ERISMANN, Guy, op. cit., p.150-151.
RIVALLAND, F., [Interview], Paris, 28/09/2012.
30
luthiste Caroline Delume révise la partie de guitare avec Aperghis, en sélectionnant des
passages précis à faire sur l’un ou l’autre instrument.
L’opéra Lorenzaccio comme la pièce d’Aperghis date aussi du début des années
1970 : sa création a lieu au Théâtre « La Fenice » de Venise le 7 septembre 1972, pendant le
XXXV Festival de Musique Contemporaine, sous la direction de Gianpero Taverna. La
chorégraphie est alors signée par Giancarlo Vantaggio, les décors et costumes par Bussotti
lui-même, et la direction scénique, par Bussotti et Carlo Emanuele Crespi.
I.5 L’Allemagne en 1976-1977
La fin des année 1970 voit en Allemagne plusieurs événements politiques agiter la
société, tels que le détournement clandestin d’un avion et l’assassinat de Siegfried Buback et
Jürgen Ponto, respectivement procureur fédéral et directeur d’une banque, en 1977. Les
membres de la RAF, une organisation terroriste d'extrême-gauche allemande sont ensuite
condamnés à la prison à vie et meurent aussitôt, soit assassins, soit par suicide. Parmi eux, il
se trouvait Gudrun Esslin, l’amie d’enfance qui plus tard inspirera Lachenmann à écrire La
petite fille aux allumettes en 1997. L’époque quand ces événements éclatent en Allemagne
est aussi celle où deux œuvres allemandes à contenu fortement politique et très significatives
pour notre enquête sont composées et créées (Salut für Caudwell de Helmut Lachenmann et
We come to the river de Hans Werner Henze)21.
Henze et l’écrivain anglais Edward Bond font connaissance grâce au chorégraphe
anglais Frederick Ashton en 1972, quand ils décident de collaborer sur le projet de We come
to the River, sous la commande du Covent Garden à Londres22.
We come to the River illustre une phase d’expérimentation (de 1974 à 1977) très
marquée dans l’œuvre de Bond, à côté d’une autre pièce créée en 1976, Stone23. Dans ces
21
Il est particulièrement significatif de constater que, après Salut für Caudwell, Lachenmann ait pris vingt ans
pour utiliser à nouveau un texte politique dans une nouvelle œuvre (Das Mädchen mit den Schwefelhölzern).
22
L’amitié des deux artistes va s’avérer productive : à part le libretto de We come to the River, Bond écrit aussi
le texte de trois autres œuvres sur lesquelles Henze travaillera : The English Cat (1983), son opéra le plus
important ; un cycle d’œuvres autour du mythe d’Orphée dont les plus importants sont le ballet Orpheus
(1978)22 et la pièce pour chant choral à cappella Orpheus Behind the Wire (1981-1983), et une pièce théâtrale
(The Woman, 1978).
31
deux textes, Bond commence tout juste à utiliser des chansons originales (dans les œuvres
antérieures de Bond, il y avait des chansons traditionnelles connues du public, reprises ou
parodiées) avec, pour une bonne partie, la fonction de commentaire24.
Henze finit We come to the River un an plus tard que prévu, en septembre 1975. Le
compositeur avait réussi à se lancer dans ce nouveau projet d’opéra presque dix ans après
avoir écrit l’opéra Les Bassarides (1964-1965). Dans We come to the river, Henze parvient à
renouveler le langage dramatique dans sa musique, grâces aux étapes préparatoires
qu’auraient été ses œuvres El Cimarron, Natascha Ungeheuer et La Cubana25. Deux mois
après avoir fini d’écrire la partition de We come to the river, Henze donne un exposé au sujet
de l’œuvre à un festival de musique de chambre à Brunswick (Braunschweig, en allemand),
le 26 novembre 1975.
L’œuvre est créée avec grand succès le 12 juillet 1976 à Londres, au « Royal Opera
House », « Covent Garden », sous la direction de David Atherton, avec Norman Welsby
dans le rôle principal (le Général) et la production matérielle de Jürgen Henze. L’année
suivante, avec la première allemande de l’œuvre à Stuttgart, la mise en scène a été une
grande réussite.
Après sa première à Londres, redonnée en 1977 à Stuttgart et Cologne, une reprise
importante de We come to the river a été faite en 1982 à Stuttgart, à laquelle Henze
participe. Le compositeur décrit dans un de ses ouvrages autobiographiques le processus de
travail pour cette reprise. Il compte alors sur l’aide de son assistant Friedemann Steiner, qui
avait pris note de tous les détails de mise en scène de la création. Grâce à lui, ils réussissent
à tout reconstruire26. Henze semble alors vouloir intégrer dans la nouvelle mise en scène
l’actualité de l’époque, faisant allusion au massacre de Beyrouth, qui avait eu lieu peu
avant27. Wolfgang Schöne représente alors le Général dans We come to the river, et aussi le
rôle principal de Tom dans Englische Katze, qui sera produit l’année d’après. Henze écrit
dans son journal du vendredi 1e octobre 1982 :
23
La différence cruciale entre les deux œuvres est que We come to the river était dès le début prévue comme
un libretto d’opéra, et non une pièce dramatique avec musique, tandis que Stone (écrite en 1976, deux ans
après, était une pièce théâtrale.
24
A partir de We come to the river, les œuvres de Bond incluent de plus en plus de chansons, de plus en plus
écrites par lui, toujours plus condensées, metaphoriques et lyriques.
25
HENZE, H. W., Music and Politics, London, Faber and Faber, 1982, p. 230.
26
HENZE, H. W., Die Englische Katze, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1983, p. 328.
27
Ca a été un massacre de deux camps de réfugiés palestiniens de Beyrouth, entre le 16 et le 18 septembre
1982, commis par des phalangistes chrétiens.
32
„Wir gingen abends in die neue Première von Wir erreichen den Fluss. Ich hatte den
Eindruck, dass das Stück diesmal wie ein Warnruf wirkte, das Publikum hörte ihn und war
spürbar erschreckt, bettrofen, es war, als hätte sich eine Trauer gerührt, Mitgefühl für die
Schwachen, die Leidenden, die Unterdrückten, als würde man die Bilder, die Klänge, das
Weinen und Schreien der Unterdrückten nicht mehr los.“28
I.6 La fin du siècle
…Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern appartiennent à une
époque où la tradition opératique, déjà « dynamitée », renaît de ses propres cendres. Une
nouvelle théâtralité, recherchée par Lachenmann comme par d’autres de ses contemporains,
est née – comme l’affirme Kogler – « des tensions entre la tradition opératique et sa
destruction »29.
Il s’agit d'un tournant à 360°, et Lachenmann devient tout d’un coup, selon Giordano
Ferrari, l’un des compositeurs qui marque l’histoire de l’opéra dans la deuxième moitié du
XXe siècle, à côté de Hans Werner Henze, Wolfgang Rihm, Luigi Nono et Olga Neuwirth30.
« au tournant des années 1980, la ‘rupture’ avec l’opéra semble s’être définitivement
accomplie et, par ce fait, avoir été dépassée. Le fait de toucher (ou pas) aux traits expressifs
de l’opéra commence à devenir tout à fait secondaire : la méfiance à l’égard de ce genre est
désormais finie, peut-être parce qu’il ne possède plus la charge idéologique dont il était
porteur trente ou quarante ans auparavant et en même temps parce que, peu à peu, s’est
imposée la conscience, plus ou moins avouée, que, dans tout le cas de figure, l’opéra ne
pourra plus s’affirmer dans les termes de la tradition romantique. Ces nouvelles productions
qui prennent des traits de l’ ‘ancien’ opéra sont-elles donc des simulacres, des
détournements ou des nouvelles formes d’expression ? »31
L'écriture de Zwei Gefühle : Musik mit Leonardo (1992) s’achève en pleine période
où Lachenmann compose son opéra. Lachenmann évoque le processus de composition de
28
« Nous sommes allés hier soir à la Première de We come to the river. J’ai eu l’impression que la pièce
marchait cette fois comme un cri d’alarme, le public l’a entendu et a été visiblement choqué, c’était comme s’il
y avait un enterrement, et on compatissait avec les souffrants, les opprimés, comme si l’on n’oubliait plus les
images, les sons, les pleurs et les cris des opprimés », dans : HENZE, H. W., Die Englische Katze, Frankfurt
am Main, S. Fischer Verlag, 1983, pp. 336-337.
29
KOGLER, Susanne, « L’opéra remis en question : un genre ‘mort’ de nouveau actuel ? », dans : FERRARI,
G., Pour une scène actuelle, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 24.
30
FERRARI, G., Pour une scène actuelle, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 11- 26.
31
FERRARI, G., “Préface », dans : FERRARI, G., Pour une scène actuelle, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 6.
33
…Zwei Gefühle… et avoue l’influence de Luigi Nono sur celle-ci, lui qui était décédé un
avant la composition de l’œuvre, en 199032 :
« La majeure partie de cette composition a été écrite dans la maison inoccupée de Luigi
Nono en Sardaigne. Pas étonnant que mes idées aient alors été influencées par son
souvenir »33.
…Zwei Gefühle… est éditée par Breitkopf & Härtel, et créée à Stuttgart le 9 octobre
1992 par l’Ensemble Modern, auquel l’œuvre est dédiée, sous la direction de Peter Eötvös.
La note de programme de la création de …Zwei Gefühle… a comporté, à l’époque, un
véritable débat au sujet politique entre « destructeurs et penseurs critiques »34.
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern est, au contraire, le fruit d’une commande du
directeur artistique de l’opéra de Hambourg, Peter Ruzicka, qui avait passé la commande de
cet opéra presque une décennie avant que l’œuvre ne soit donnée (1988). L’idée de ce projet
date du milieu des années 197035 : en 1975, il écrit à son éditeur de l’époque Rudolf Lück et
mentionne l’intention d’écrire une œuvre scénique sur le thème de la petite fille.
La date de création de l’oeuvre est plusieurs fois repoussée, ce qui fait aussi que
l’équipe artistique change à plusieurs reprises36. Le processus d’écriture a été éprouvant pour
le compositeur, ne sachant pas exactement – et ce pendant très longtemps – comment
aborder un texte si narratif. Et Lachenmann de dire qu’ « il y a tellement de ‘mémoire’ dans
ce sujet, et de toute façon tout le monde connaît l’histoire »37. D’autres correspondances
révèlent son processus de questionnement esthétique, citons notamment cet extrait d’une
lettre datant d’août 92 : « A nouveau, j’ai perdu le contrôle du rapport sémantique entre texte
et forme musicale (…) Ce projet d’opéra a déformé toute ma pensée »38.
32
L’œuvre est par ailleurs dédiée à sa mémoire ; Lachenmann y cite le Hay que caminar de Nono.
„Ein grosser Teil davon wurde im leerstehenden Haus Luigi Nonos auf Sardinien geschrieben. Keine Frage,
dass die Erinnerung an ihn meine Vorstellungen damals mitbestimmt hat.“. Dans : LACHENMANN, H.,
Musik als existentielle Erfahrung, Wiesbaden, Breitkopf und Härtel Insel Verlag, 1996, p. 401.
34
KALTENECKER, M., « Effets glaçants : Figures du politique chez Helmut Lachenmann », dans :
FENEYROU, L., Résistances et utopies sonores, Paris, Publication CDMC, 2005, p. 189.
35
Justement l’époque politiquement tendue en Allemagne à laquelle nous avons fait référence dans le chapitre
précédent (voir p. 28).
36
Dans sa première version (pour une création initialement prévue pour février 1992), l’équipe était constituée
d’Axel Manthey (mise en scène), Klaus Zehelein pour la dramaturgie et Michael Gielen pour la direction
musicale. Toutefois Axel Manthey décède en 1995, et le nouveau metteur en scène sera Achim Freyer. Lors de
la création le 29 janvier 1997, Lothar Zagrosek assume la direction musicale.
37
KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, p. 229.
38
KALTENECKER, M., op. cit., p.231.
33
34
Lachenmann doit également subir un événement particulièrement pénible : il se fait
voler à Gênes l’ensemble de ses notes de travail et esquisses de composition, y compris la
version achevée de Zwei Gefühle..
Dans une phase finale de composition de l’opéra, « Zwei Gefühle » est légèrement
modifié, selon une inscription dans la partition de l’opéra, le 26 août 1996 à Trarego, pour
constituer un tableau au sein de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern39.
La création de l’opéra Das Mädchen mit den Schwefelhölzern à Hambourg en 1997
insiste largement sur la spatialisation du son et la mise en scène des instrumentistes ; les
versions postérieures ont adapté ce même schéma, mais en allant plus loin encore. Peter
Mussbach a assumé la mise en scène d’une version de Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern célèbre en France, réalisée à l’opéra de Stuttgart puis représentée à Paris en
2001. Dans sa version, Mussbach met certains instruments de l’orchestre dans les loges des
deux côtés de la scène, dans l’auditorium à côté du public, le long des murs du proscenium
et – c’est le cas des deux pianistes – sur le plateau même. Par rapport à la création, dont le
metteur en scène Achim Freyer mettait les « figures » de l’histoire encore sur scène quoique
pratiquement immobiles, la scène de Peter Mussbach est vide, et n’existe pratiquement plus.
Selon le metteur en scène, la scène de cet opéra est en fait un « instrument » joué par
l’orchestre, elle est dépendante de lui40.
A la même époque, Bussotti réalise une version très réduite et plus intimiste de son
opéra Lorenzaccio, Nuovo scenario da Lorenzaccio (1972-1993). Cette œuvre est présenté à
Graz en 1993, et compte alors avec la participation de Bussotti lui-même en tant que lecteur.
C’est aussi de la fin du siècle qui date la Serenade de Mauricio Kagel. Cette œuvre
est une commande de l’Ensemble « L’art pour l’art » de Hambourg, qui la crée le 20 octobre
1995 au Staatsoper de Hambourg. L’ensemble est alors constitué par Astrid Schneling,
Michael Schröder et Matthias Kaul. Après cet enregistrement historique, l’œuvre a été
enregistrée par d’autres ensembles, dont un trio issu du « Schönberg Ensemble » (Govert
39
Néanmoins, Lachenmann modifie encore ce 18e tableau lors de la fameuse « version de Tokyo » de 2000.
Dans cette adaptation, Lachenmann conserve le texte, et l’agencement de ce texte, mais supprime toute la
partie instrumentale de …Zwei Gefühle…, qui est remplacée par des nouvelles interventions sonores, très
espacées.
40
MUSSBACH, Peter, « Mettre en scène La Petite Fille aux allumettes », dans : LACHENMANN, Helmut,
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [programme de concert], p. 35.
35
Jurriaanse aux flûtes, Paul van Utrecht à la guitare, mandoline, banjo et ukulélé, et Ger de
Zeeuw aux percussions).
Serenade est une œuvre qui reflète les tendances esthétiques de son époque, la
première moitié des années 1990, encore imprégnée des idéaux qui avaient gouverné les
années 1980. L’art revalorise la complexité et répond aux théories des systèmes dynamiques
et du chaos. L’art cherche les intersections entre plusieurs domaines et l’association de
différentes dimensions artistiques et technologiques. Dans la conception artistique profonde
de Serenade, l’on peut identifier des caractéristiques communes à son temps, comme
l’observe Giordano Ferrari :
« La déclaration de la fin des utopies, des grands récits, des idéologies, de l’histoire qui
inquiète l’art des années 1980 – période où l’on perçoit les plus intenses mutations
culturelles et politiques depuis la seconde grande guerre, - crée les fondements de la
globalisation qui déterminera l’ère qui va suivre. Pendant les années 1990 s’intensifiera le
caractère théâtral de l’art, qui se déploiera dans le sens de l’intervention, du défi, de
l’instabilité, de l’inquiétude, de l’asymétrie, instaurant une posture active et plurielle qui
renonce, en grande partie, à tout axe fondateur de la poétique du modernisme. L’art s’enfouit
dans la sphère publique et pousse à l’extrême la corruption de toutes les frontières
idéologiques et spatio-temporelles. La théâtralité s’installe non seulement dans les processus
artistiques mais aussi dans la société en général, qui la réclame dans dynamiques nouvelles
de socialisation ».41
Serenade n’échappe pas à ce goût pour le « théâtral », pour le dépassement des
frontières entre les divers domaines, pour cette asymétrie et ce « désordre » anarchique et
joyeux ; elle n’échappe pas non plus à ce retour à des langages musicaux franchement plus
tonaux, aussi chers à l’art de la fin du siècle.
I.7 Les reprises et mises en scène du nouveau millénaire
La seule reprise connue de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de
son miroir est réalisée par Françoise Rivalland et son ensemble Sic en 2008. Rivalland ayant
participé à plusieurs créations auprès de Georges Aperghis, étudie son théâtre de très près
pour donner cette version dans plusieurs villes françaises avec la participation de la
chanteuse Florence Guignolet, de la violoncelliste Elena Andreyev, la comédienne
41
GOMES RIBEIRO, P., « Problématique de la construction de l’identité du personnage en face d’une réalité
sociale dans l’opéra contemporain », FERRARI, G., La parole sur scène, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 152.
36
Stéphanie Felix et de la guitariste et luthiste Caroline Delume. Dans cette version, les
marionnettes sont remplacées par des objets qui symbolisent chaque personnage (un
chapeau, une canne, …). Ces objets, manipulés par Mickaël Chouquet et Martin Gautron,
occupent alors un podium en hauteur, tandis que les quatre interprètes visibles sur scène se
situent sur un podium en dessous.
Une nouvelle production en allemand de We come to the river a été donnée en
septembre 2012 à la Semperoper de Dresde, sous la direction musicale d’Erik Nielsen et la
direction scénique d’Elisabeth Stöppler42. Cette dernière conçoit, à côté de la scénographe
Rebecca Ringst, un dispositif scénique composé de plusieurs plateaux scéniques plus ou
moins en hauteur au dessus et à l’intérieur de la salle, de façon à être le plus proche possible
du public. Aussi, les acteurs et chanteurs envahissent litéralement le public pendant la scène
8, par exemple, quand les aliénés de l’asile se révoltent contre le Général pour la première
fois. Pendant la scène finale, aussi, des membres du chœur des victimes se retrouvent parmi
le public dans le parterre, le chœur est étalé dans toute la salle, et le public est entouré de
son. En même temps, les trois garçons qui font un trio vocal enfantin se retrouvent en
hauteur, d’abord côté jardin, ensuite au fond.
La mise en scène de Dresde investit ainsi l’espace du théâtre à chaque moment de
l’opéra. Dans la transition des scènes 9 et 10, dans le noir, le percussionniste réalise son
grand solo dans la loge centrale du premier balcon. Cela veut dire que, pour le public placé
dans le parterre, il est carrément en hauteur et derrière lui. Cet emplacement est encore
investi par la mezzo-soprano qui joue le rôle de l’Empereur dans la scène 10 : c’est de là
qu’elle descend et avance vers la scène, grâce à des structures mobiles.
Dans cette version, le costumier créé des costumes qu'il appelle « réalistes », surtout
pour la première partie (il s’interroge pour chaque personnage « comment s'habille un
soldat? »), tandis que la deuxième partie lui permet plus de fantaisie43.
En 2002 une nouvelle version de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern est donnée
en co-production au Festival de Salzburg et à la Berliner Ferstwochen. Il s’agit d’une
version de concert, dirigée par Sylvain Cambreling et qui n’est pas mise en scène, même si
les instrumentistes sont repartis dans la salle et la scène selon les consignes de la partition.
42
Nous avons eu le plaisir d’assister à cette dernière production en date de We come to the river, et de
rencontrer Hans Werner Henze pendant la répétition générale, peu avant son décès le 27 octobre 2012.
43
LICHTENBERG, Frank, Einführungsmatinee zu Wir erreichen den Fluss [conférence].
37
Dans cette version, la vidéo remplace la scène, se fondant sur l’idée du sous-titre, projetant
des images.
« En utilisant de nouvelles techniques, la musique se charge d’une nouvelle expressivité :
capable en même temps d’évoquer l’atmosphère et l’action dont parle le livret, elle n’est
plus l’expression de sensations subjectives, mais fait advenir une seconde réalité purement
musicale. Par conséquent, au lieu de visualiser l’action accompagnée par la musique, la
dimension visuelle s’émancipe elle aussi : à Salzburg, en 2002, des images autonomes
projetées sur un écran situé à côté de la scène accompagnent l’exécution de la musique. La
tension entre musique et image s’agrandit. Le sous-titre de l’œuvre souligne cet aspect-là :
Musik mit Bildern (musique accompagnée par des images) »44.
La dernière version en date de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, créée en
septembre 2012, est celle que nous avons eu l’occasion de voir au Deutsche Oper de Berlin.
Dans cette mise en scène de David Hermann et sous la direction musicale de Lothar
Zagrosek, la scène est repartie en plusieurs plans et plateaux, dans les sens vertical et
horizontal45. C’est ainsi que le metteur en scène donne, dans cette version, une attention
particulière à l’exploration de l’espace du théâtre dans toutes ses dimensions. Cette mise en
scène de 2012 retient à nouveau ce principe de valorisation visuelle et d’éveil de l’écoute,
avec l’intégration du médium vidéo, la présence du piano sur scène et de l’orchestre réparti
dans la salle, ainsi qu’une esthétique proche du symbolisme.
44
KOGLER, Susanne, « L’opéra remis en question : un genre ‘mort’ de nouveau actuel ? », dans : FERRARI,
G., Pour une scène actuelle, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 25.
45
Dans un premier plan, dispersé dans l’auditorium, jusqu’aux murs à droite et à gauche de la scène, et
jusqu’au fond de la salle, il place un groupe composé de musiciens instrumentistes et des chanteurs des chœurs.
Un deuxième plan concerne le podium proprement dit, qui est partagé en trois plateaux en hauteurs différentes.
Il y représente deux situations scéniques simultanées sur deux de ces plateaux : à gauche en haut (côté
« Jardin »), un homme d’une cinquantaine d’années, seul, regarde la télé, réfléchit et s’entretient
tranquillement. En bas côté cour, il y place les deux sopranos solistes, habillées de façon juvénile (ce qui laisse
plus ou moins ambiguë la possibilité qu’elles représentent la petite fille de l’histoire) et un piano, autour duquel
déambulent les deux sopranos. Le troisième plateau est situé côté « cour », plus en hauteur encore que le
plateau côté « jardin ». Il reste la plupart du temps vide, sans éclairage, et devient actif vers la fin de l’opéra,
lorsque la petite fille rencontre sa grand-mère qui, elle, est véritablement représentée sur scène. Il y a enfin un
conduit visible sur scène, qui contourne les trois plateaux, leur servant de passage. Une interprète femme, qui
joue une sorte de mime tout au long de l’opéra, mais aussi le récitant de « Zwei Gefühle », passe les deux
premiers tiers de l’opéra à ramper et déambuler à l’intérieur de ce conduit.
38
II Présentation des œuvres sélectionnées
II.1 La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir de G. Aperghis :
l’écriture instrumentale au service de la théâtralité
La théâtralité qu’Aperghis développe dans La tragique histoire du nécromancien
Hieronimo et de son miroir peut être liée, de prime abord, à la forme et la tradition de
l’opéra, ceci d’autant plus que le théâtre musical d’Aperghis ne peut pas se passer d’un
texte. L’œuvre apparaît bien dans ce sens, comme un collage de sources littéraires,
d’histoires mythiques, de citations, mais dont la forme originelle serait opératique. Françoise
Rivalland, qui remet en scène pour la première fois l’œuvre plus de trente après sa création,
affirme :
« Aperghis était très fasciné par l’opéra. Même si c’est un collage, ce collage respecte la
forme de l’opéra »46.
En effet, La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir, comme
d’autres œuvres d’Aperghis plus éloignées de la forme opératique, à l’instar de Fidélité,
conservent un développement dramatique et un même rapport à l’instrumentalité, à la
théâtralité et à la vocalité. L’équilibre entre les composantes « musicales » et « théâtrales » y
est remarquable. Pourtant Aperghis ne réalise pas une narration linéaire ; la structure de
l’oeuvre s’avère de plus en plus déconstruite, et le texte, de plus en plus seulement et
paradoxalement un outil pour dialoguer avec la tradition théâtrale et opératique.
L’histoire racontée en soi n’est donc pas le but d’Aperghis, tout comme le contenu
moral qu’elle véhicule. Au contraire, le texte ainsi que les autres composantes de l’œuvre ne
sont considérés que comme un matériau pour faire du théâtre, dont la finalité est d’interroger
l’essence même de l’art, de l’opéra, du théâtre, de leurs conventions, de leurs structures
narratives, dans un mouvement de re-construction formelle. Comme l’observe Daniel
Durney,
46
RIVALLAND, F., [Interview], Paris, 28/09/2012.
39
« il n’existe plus dans le théâtre musical d’Aperghis, de matériau textuel quelconque,
d’ordre littéraire, dramatique, poétique, intellectuel, préexistant à la musique et que celle-ci
aurait pour rôle d’exprimer (…) C’est qu’en fait, dans les créations d’Aperghis, mots et
rythmes, soupirs et chant, séries et phonèmes sont pris dans le même mouvement nécessaire
de déstructuration et de restructuration perpétuels, et c’est ce mouvement même qui est
théâtral »47.
L’ensemble d’interprètes de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de
son miroir forme un petit cadre, avec seulement deux instrumentistes (un violoncelliste et un
luthiste48), deux voix de femmes et un marionnettiste. Ces cinq interprètes présents sur scène
et accompagnés d’une bande enregistrée sont capables de se dédoubler pour jouer plusieurs
personnages à la fois, et jouent plusieurs instruments de percussion (une grosse-caisse, des
crécelles, un tambour, un fouet, une machine à vent, un lion’s roar – instrument qui imite le
rugissement d’un lion –, …). Voulant rompre avec l’ordre établi de la dramaturgie musicale,
voulant également dissocier et aménager différemment les composantes du spectacle, la
musique instrumentale, le chant, les marionnettes, le jeu théâtral, une bande sonore et des
percussions se superposent et se chevauchent dans des configurations des plus variées et
inventives et ne se réduisent pas à une relation classique et manichéenne entre le texte et la
musique.
D’un point de vue théâtral, La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de
son miroir possède quelques traits fondamentaux : l’œuvre se caractérise par une profusion
d’éléments et de médias qui se juxtaposent et s’enchevêtrent, dont l’origine est tout autant
savante, littéraire et populaire, et dont Aperghis utilise comme un matériau malléable au
pouvoir magique qu’il met finalement en distance.
Tous les ingrédients de ce théâtre, spécialement le discours des instruments – pris
comme des instruments solistes, des véritables acteurs de ce théâtre à côté des interprètes
vocaux – servent à générer de la théâtralité.
Tout contribue à composer une sorte d’« allégorie esthétique » : la nonreprésentation des personnages, traités de façon distanciée, les multiples textes cités, la
structure polyphonique et non-linéaire, la courte durée du spectacle, l’échange de rôles entre
les interprètes, la conception musicale éminemment vocale, le travail sur le timbre des divers
47
48
DURNEY, D., « Théâtre et Musique France- années 80 », Les Cahiers du C.R.E.M., p. 67.
Qui, selon le compositeur, peut être remplacé par un guitariste.
40
instruments… Selon ce que le texte nous donne à entendre, dans La tragique histoire…,
Aperghis veut transmettre sa vision de l’art en tant que miroir, et exprimer cette façon qu’a
l’art de dépasser la mort.
II.1.1 Le format « théâtre populaire de rue »
Malgré sa structure et sa forme proches de celles de l’opéra, La tragique histoire du
nécromancien Hieronimo et de son miroir adopte un format et un style dont l’héritage direct
semble être le théâtre populaire de rue. Les cinq artistes au profil acoustique « artisanal » se
partagent de façon soi disant « spontanée » les nombreux composants dissociés du spectacle.
Dans cette dissociation, certains éléments (notamment les textes attribués aux personnages
principaux) sont répartis entre les deux actrices selon une logique relativement stable. De
fait, cette répartition équilibrée et libre de tous les bruitages, actions, et même des textes
secondaires parmi les deux instrumentistes et deux actrices renforce l’idée selon laquelle
aucun des artistes représente pour de vrai un personnage. Le récit est mené de façon
hybride, jonglant entre le binôme représentation – histoire racontée, comme dans le théâtre
de rue.
Les deux voix féminines (une chanteuse et une comédienne49) qui mènent le scénario
de La tragique histoire... en dialogue avec les lignes instrumentales, interprètent ainsi
alternativement tous les personnages de l’œuvre et font des apartés à propos de toutes sortes
de sujet (jusqu’à énoncer des commentaires sur le scénario de l’œuvre elle-même). Aperghis
créé ainsi une esthétique particulière qui cumule la voix parlée caractéristique de ce théâtre
populaire de marionnettes que le cadre de La tragique histoire… évoque, et la voix chantée,
dont l’imposante richesse timbrique et agogique fait dévier la perception première de cet
univers populaire.
Le contexte sonore et l’espace scénique de La tragique histoire du nécromancien
Hieronimo et de son miroir sont conçus de manière très intimiste, et la théâtralité naît
justement de cette conception esthétique de petite échelle. La guitare participe à cette saveur
saltimbanque, autant dans son caractère populaire qu’intimiste.
49
Dans la partition, « actrice I » désigne la chanteuse, et « actrice II », la comédienne.
41
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir possède une durée
de 40 minutes : cette courte durée correspond également plus au format « théâtre de rue »
qu’au format « opératique. L’œuvre, avec son ensemble réduit, ressemble plus à de la
musique de chambre qu’au grand orchestre d’opéra.
II.1.2 L’argument principal de l’œuvre
En se servant de petits scénarii entremêlés, de citations, d'intertextes et de
parenthèses qui entrecoupent constamment la narration principale, Aperghis fait un parallèle
métalinguistique entre l’histoire racontée (une histoire d’amour assez simple, ressemblant
presque à une trame de Commedia dell’Arte) et le rôle de l’art. Le « miroir » est utilisé
comme symbole de l’œuvre d’art, qui reflète la réalité. L’œuvre interroge : l’image que le
miroir donne est-elle fidèle à l’original ? Le théâtre, le jeu des comédiens, le parallèle entre
les hommes et les marionnettes, y sont mis en perspective.
Deux trames s’entrecroisent tout au long de l’œuvre50, et certains personnages
(comme Donna Anna - Bellimperia) se confondent. Il n'y a plus de limite entre l' « art » et la
« réalité ». Le titre de l’œuvre, citant la figure d'un nécromancien51, est très évocateur : il
s’agit d’un théâtre bouffon, baroque et illusionniste, l'oeuvre multipliant les allusions à des
univers luxuriants, souvent fantastiques, et mélangeant diverses sources littéraires et
artistiques qui ont en commun une saveur « ancienne », naïve et magique.
De fait, la trame ne s’éclaircit pas, les paraboles, digressions, mises en abîme
s’accumulent, rendant l’oeuvre davantage ornementée et tourbillonnante, et créant à chaque
fois des petits passages de pure distanciation dans le sens brechtien. Aperghis semble se
plaire à ce jeu, à ce goût en même temps baroque (de par la richesse des références qu’il
emprunte) et osé. Il se plaît dans ce ton artificiel, en nous révélant le véritable enjeu de son
œuvre, son envie profonde de mener à travers l’œuvre d’art une discussion esthétique sur ce
qu’est l’art.
Il n’est sans doute pas anodin de constater que, dès l’ouverture de l’œuvre, Aperghis
pose la grande question existentielle de l’œuvre :
50
Pour les différents scénarios, voir p. 47-51.
« NÉCROMANCIEN (m.) : Personne qui pratique la nécromancie (évocation des morts par magie, en vue de
connaître l'avenir) », http://www.mediadico.com/dictionnaire/definition/necromancien_ou_necromant
51
42
« miroir : la mort effacera-t-elle l’image ? »
II.1.3 La guitare ou le luth dans La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son
miroir
Si nous examinons les deux ou trois premières pages de la partition, nous constatons
qu’Aperghis laisse au choix l’emploi de la guitare, du luth ou des deux instruments :
l’introduction parle de « luth ou guitare », pour ensuite indiquer les consignes d’exécution
« pour la guitare » et les instruments à utiliser pour le « luth ». Puis, tout au long de la
partition, il indique « guitare » sur la portée concernée.
L’usage de la guitare (ou du luth) dans La tragique histoire du nécromancien
Hieronimo et de son miroir est révélateur : elle est quasi une allégorie à l’intérieur de
l’œuvre. L’instrument est quelque part « cité », comme une mise en abîme, à l’intérieur du
scénario. Ainsi, nous voyons, vers la moitié de l’œuvre, le personnage d’Arlequin jouer de la
mandoline (un instrument de la même famille) : son insertion dans la trame évoque toute une
tradition populaire associée à ces instruments à cordes pincées. Cela se confirme davantage
par le fait que le langage traditionnel de la musique écrite pour mandoline par le passé n’est
pas questionné ni dépassé, il est joyeusement employé comme un outil.
Toute la charge affective de cet « outil-instrument à cordes pincées » (de par son
répertoire consacré, de par ses ressources, son imaginaire, son historicité et surtout sa
richessse timbrique) est présente quand il s’agit d’aider à raconter la fable d’« Hieronimo et
de son miroir ». En même temps, tout est dans la cumulation et la superposition, car même
le guitariste (en le prenant tout seul) doit enchaîner son jeu de guitare, des textes parlés, des
bruitages, des sons et couleurs différents.
Toute l’instrumentation de l’œuvre, qui nous remet directement dans un cadre
intimiste, nous offre un faible volume sonore et, par conséquent, des proportions nonopératiques. Elle se révèle intrinsèquement redevable de l’univers sonore des instruments à
cordes pincées.
43
II.1.3.A Les ressources idiomatiques de la guitare dans La tragique histoire du
nécromancien Hieronimo et de son miroir
Comme l’explique Rivalland, dans La tragique histoire… , le compositeur n’est pas
au départ préoccupé par l’organologie52; cela explique pourquoi Aperghis ne se préoccupe
pas en amont de développer les possibilités timbriques des instruments.
« Je ne dirais pas qu’il écrit instrumental, et pourtant c’est vraiment adressé aux
instrumentistes »53.
Ainsi, Aperghis ne semble pas spécialement préoccupé d’adopter une écriture
particulièrement vocale ou instrumentale ; il n’est pas davantage préoccupé d’écrire pour
chaque instrument de façon idiomatique. Au contraire, son écriture semble adopter un même
style pour tous les instruments et les voix, qui dialoguent sans distinction et sans rapport
hiérarchique (nous voyons dans La tragique histoire... que le dialogue entre les lignes
vocales et instrumentales est véritablement équilibré).
Et au même temps, même si la partie de guitare est composée ainsi pour la plupart de
passages purement mélodiques, jouables théoriquement par n’importe quel instrument, elle
comporte d’autres passages dont l’écriture est très idiomatique pour guitare – surtout quand
elle explore des accords ou arpèges sur des doigtés de main gauche fixes.
Un exemple qui illustre le caractère général non idiomatique de l’écriture pour
guitare se trouve dans le « Tableau II » (page 43). La partie de guitare est alors constituée
d’un flot continu de notes qui se succèdent, à l’image de ce qui se passe dans les autres voix.
Elle est totalement monodique (il n’y a pas d’accords ou de polyphonie), mais ce matériau
est divisé en cellules de 5 notes (en quintolets), chaque cellule marquant une « unité » par
changement de registre ou de « geste mélodique ». Ce matériau est exactement identique à
celui que joue le violoncelle, ce qui fait que l’écriture n’est pas spécialement caractéristique
de la guitare mais pourrait être attribuée à différents instruments54.
52
RIVALLAND, F., [Interview], Paris, 28/09/2012.
Ibid.
54
Dans ce passage, c’est au contraire chez le violoncelle qu’on aperçoit le plus clairement une démarche allant
vers la sonorité typique de la guitare, puisqu’il est demandé de jouer détaché. Or, le violoncelle, dans son
répertoire, possède plus d’exemples en « legato », à l’aide de l’archet, qu’en « staccato » ou détache. Ici sa
nature « cantabile », liée à une articulation très liée, est remplacée par un jeu plus sec, imitant l’articulation
caractéristique de la guitare.
53
44
D’un autre côté, les arpèges, tremolos et rasgueados comptent parmi les passages les
plus idiomatiques de la partie de guitare. Dans l’exemple ci-dessous, Aperghis indique une
succession d’accords en tremolo ou rasgueado très guitaristiques, plutôt graves, de facile
visualisation sur la touche.
Exemple musical n. 1
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 73, partie de guitare.
© Editions Amphion/Durand
Un exemple de l’importance accordée au jeu instrumental, plus qu’au matériau
musical lui-même, se trouve entre les pages 61 et 64, où la guitare doit jouer des arpèges
d’accords en position fixe. Selon l’indication sur la partition, ils doivent être des « accords
sonores ». Mais là, ce qui est très significatif est qu’Aperghis laisse à l’interprète le soin de
choisir les notes constituant ces accords. On pourrait supposer qu’il est logique d’employer
les mêmes accords de l’ouverture – lorsque l’actrice I réalisait exactement la même phrase
qu’ici, mais rien n’est fixé dans la partition. La condition est que ces accords soient
« sonores ». Là se trouve une clé pour la compréhension de la conception de la guitare dans
l’imaginaire de l’œuvre en particulier, et d’Aperghis en général55.
II.1.4 Etude du traitement donné au texte de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de
son miroir
Aperghis construit sa pièce par collage, mélangeant diverses sources littéraires et
sonores, ce processus d’intertextualité étant à la base même de la structure et du scénario.
Toutefois, ces citations ne sont pas facilement reconnaissables par le public, et ne se révèlent
que subtilement à un public éclairé. Et ce n’est qu’en analysant attentivement le texte de la
partition qu’il est possible de retrouver l’ensemble de ces sources qu’Aperghis a puisées
pour construire sa fable et les multiples trames qui s’y articulent.
L’usage de ces références permet au compositeur de construire une forme théâtrale
plus ou moins désarticulée ; les trames qui s’y esquissent ne se concluent généralement pas.
55
Pour l’exemple musical, extrait de la page 61/63 de la partition, voir l’exemple n. 176, p. 493.
45
Elles sont parfois même seulement suggérées et n’ont pas de continuité. Comme dans Die
Hamletmaschine-oratorio (1999-2000), la dramaturgie de La tragique histoire du
nécromancien Hieronimo et de son miroir est ainsi faite de façon à ce que les événements
dramatiques ne soient pas forcément mis en scène. C’est dans ce même sens qu’Aperghis
explique son œuvre en affirmant :
« (…) ‘oratorio’ veut dire pour moi : une action sans scène. Ce n’est pas du théâtre, ni de
l’opéra. Il n’y a rien à voir »56.
Dans cette forme asymétrique, le développement de la trame n’a ainsi pas
d’importance, tout comme n’ont pas d’importance sa cohérence ou la création d’une
structure menant à une apothéose cathartique, fruit d’une unité des sujets traités. Comme
l’affirme Aperghis,
« Il est vrai que je suis incapable de raconter une histoire du début à la fin. Ce qui
m’intéresse, c’est que les choses se rencontrent, que l’une contraire l’autre, ou au contraire
la renforce (…) J’aime la façon qu’avait le roman picaresque de raconter : une personne
arrive et ouvre un récit ; et puis une autre, qui part sur autre chose, et ainsi de suite. On perd
l’histoire principale, on est toujours dans des récits annexes »57.
Tout d’abord, il y a lieu de constater que l’œuvre d’Aperghis présente un nombre
important de personnages, surtout si l’on considère que les treize rôles sont joués par une
chanteuse, surtout, et par une comédienne : les cinq personnages de la « trame principale » et
les huit personnages qui s’y rajoutent, issus de trames « parallèles ». Certains personnages
sont également représentés sur le plan des marionnettes. Voici le descriptif des personnages
de la trame « principale » :
Bellimperia, l’aimée
Horatio, son amant
Don Lorenzo, son frère
Hieronimo, le père d’Horatio
Pedringano, page de Bellimperia, traître qui dénonce les amants à don Lorenzo.
Les personnages de la trame parallèle à la trame principale sont :
56
APERGHIS, G., dans : SZENDY, P., Machinations de Georges Aperghis, Paris, L’Harmattan, IRCAM –
Centre Pompidou, 2001, p. 106.
57
APERGHIS, G., dans FENEYROU, L., Musique et dramaturgie : Esthétique de la représentation au XXe
siècle, Paris, Les Publications de la Sorbonne, 2003, p. 462.
46
Arlequin, qui représente n’importe quel personnage (c’est une sorte d’allégorie du
comédien)
Don Juan, le grand marionnettiste, est le symbole d’une mise en abîme.
Leporello, son assistant
Donna Anna (associée au personnage de Bellimperia )
Colombine
Polichinelle
Deux gardes
II.1.4.A Les sources littéraires de l’œuvre
II.1.4.A.1 La Tragédie espagnole
Pour ce qui est du noyau dramatique de l’œuvre d’Aperghis, et du choix des
personnages de la tragédie qui évoluent autour des personnages centraux de Bellimperia et
Hieronimo, on note que ces rôles sont intégralement extraits de la Tragédie espagnole
(1592), œuvre théâtrale classique de l’anglais Thomas Kyd (1558-1594), qui se passe dans
une Espagne de la fin du XIVe
siècle. Dans cette pièce théâtrale phare du théâtre
élisabéthain (à côté de Marlowe et Shakespeare), c’est le fantôme du courtisan espagnol
Andrea (tué par le prince portugais Balthazar dans une bataille contre les Portugais) qui
raconte l’histoire. Bellimperia et lui étaient amoureux, et il revient de l’outre-tombe pour
venger sa mort sur Balthazar. Toutefois, les événements s’enchaînent de façon à retarder
cette vengeance : sa Bellimperia aimée finit même par se marier avec son ennemi.
À travers une trame relativement complexe, deux nouveaux rivaux s’affrontent,
toujours selon l’œuvre de Kyd : Don Lorenzo, le fils du duc de Castille et frère de
Bellimperia, et Horatio, fils du maréchal Hieronimo. Ils sont, tous les deux, récompensés
pour la capture de Balthazar, qui est gardé dans la cour espagnole.
Encore en deuil pour la mort d’Andrea, Bellimperia tombe amoureuse de Horatio.
Les rois d’Espagne et Portugal veulent arranger un mariage entre Bellimperia et Balthazar,
qu’elle refuse, mais lorsqu’elle essaie de s’échapper avec son amant Horatio, son serviteur
47
Pedringano la trahit, en la dénonçant à Don Lorenzo. Don Lorenzo ordonne la pendaison de
Horatio.
Lorsque Hieronimo apprend l’exécution de son fils, il jure vengeance et, grâce à une
lettre de Bellimperia, tenue captive, et à une succession de péripéties (dont l’assassinat de
Pedringano), il trouve le coupable (don Lorenzo), en même temps qu’il devient
progressivement fou. Les choses tournent visiblement mal – mariage de Bellimperia et
Balthazar, Hieronimo voit sa demande de justice refusée par le roi, Hieronimo est traité
comme un forcené –
et le fantôme d’Andrea croit ne pas consommer sa vengeance.
Toutefois, la Tragédie espagnole évolue soudainement vers une fin spectaculaire et
inespérée, qui est à l’origine de la discussion métalinguistique qu’Aperghis veut reprendre
dans son œuvre : tous les personnages-clés de l’histoire participent à la mise en scène d’une
tragédie écrite par Hieronimo, et présentée devant la cour royale espagnole.
Voici un tableau expliquant les liens de parenté entre les personnages de la Tragédie
espagnole :
Roi
(frères) CYPRIAN
d’Espagne -------- (duc de
Castille)
Isabella (époux)
=======
- LORENZO -BELLIMPERIA
(fils du duc (fille du duc de
de Castille) Castille, sœur de
Lorenzo)
HIERONIMO
(maréchal
d’Espagne)
- HORATIO
(fils de
Hieronimo et
Isabella)
Pedringano (valet
de Bellimperia)
Dans la version d’Aperghis, cette trame est drastiquement réduite à un seul noyau
constitué essentiellement de l’accomplissement du meurtre de Horatio, et du désir de
vengeance de Hieronimo, son père. Ce noyau devient, néanmoins, l’action principale de
l’œuvre d’Aperghis, chez qui, une première partie de l’œuvre prépare la scène où Don
Lorenzo surprend, grâce à la traîtrise de Pedringano, les deux amants (Bellimperia et
Horatio) ensemble, et ordonne de pendre Horatio. Ensuite, Hieronimo entend son fils
48
l’appeler et va à sa rencontre, pour le trouver mort. La plainte et la douleur d’Hieronimo
prennent alors la plus grande partie (en contenu thématique) de la deuxième moitié de
l’œuvre.
II.1.4.A.2 Le scénario inspiré de Don Giovanni, de Wolfgang Amadeus Mozart
Toutefois, Aperghis n’en reste pas là : il entremêle cette histoire avec d’autres
histoires d’amour mythiques, comme celle extraite de la trame du Don Giovanni, opéra de
Mozart58. En effet, l’œuvre d’Aperghis utilise quelques-uns de ses principaux personnages :
Don Juan, Donna Anna et Leporello.
Dans La Tragique Histoire d’Hieronimo et son miroir, le personnage de Don Juan
est assimilé à celui du marionnettiste et du metteur en scène, qui est en scène non seulement
en tant que manipulateur mais aussi comme personnage humain. Ce personnage essaye de
donner un spectacle sur son théâtre de marionnettes, et finit donc par raconter sur sa scène
des fragments de l’histoire d’amour de Bellimperia.
II.1.4.A.3 Les autres sources citées
Si l’on se penche sur le texte de La Tragique Histoire d’Hieronimo et son miroir, on
s’aperçoit qu’Aperghis a choisi encore d’autres citations, qu’il insère tout au long de
l’œuvre : issus des pièces de Montaigne, de Raymond Roussel et de Pétrarque, des textes sur
les marionnettes, etc...).
C’est ainsi que deux passages sont littéralement extraits d’un poème de Pétrarque59
qui avait été utilisé par Monteverdi dans son Lamento d'Arianna60, au chant « Oimè il bel
viso »61. Ce sont, par ailleurs, parmi les principaux moments où la langue française est
58
Dans l’opéra de Mozart, Don Giovanni séduit Donna Anna, fiancée d’Ottavio, avec l’aide de Leporello, son
valet. Lorsque le Commandeur, père de Donna Anna, répond à l’appel au secours de sa fille, il est frappé à
mort par Don Giovanni en duel. Don Ottavio jure vengeance, même si Don Giovanni s’échappe sans qu’on
apprenne son identité. Peu à peu toutes les mauvaises actions du séducteur se démasquent (deux autres
personnages féminins rentrent dans l’histoire), et il finit par être englouti par les flammes de l’enfer, parce qu’il
n’accepte pas de se repentir.
59
PETRARCA, Francesco, Il Petrarca, premier sonnet, 2e partie, Orleans, Couret de Villeneuve, 1787,p. 230.
60
MONTEVERDI, C., Lamento d’Arianna [partition].
61
Il s’agit des passages « Per voi convien ch’io arda, e’n voi respire,
49
remplacée par de l'italien à côté des extraits du Don Giovanni62 et d’un chant napolitain
anonyme d’autour de 1620, « Chi sà le mie pene »63, chant qui apparaît à la portée de
l’actrice I à la page 71 de La Tragique histoire d’Hieronimo et de son miroir.
De façon similaire, l’expression « Melja Cahoud »64 est extrait de l’Etoile au Front,
de Raymond Roussel65 ; de même que l’extrait commençant par la phrase « Je viens de voir
chez moi un petit homme natif de Nantes né sans bras... », présent aux pages 25 et 26 de
l’œuvre d’Aperghis est extrait des Essais de Montaigne66.
Quant à la prière d’Hieronimo, située dans la partie de l’actrice I à la page 34 de
l’œuvre, elle vient d'un hymne latin écrit par Thomas de Celano ( XIIIe siècle), qui sera
utilisé ensuite à plusieurs reprises dans le mode requiem en musique67 :
lacrymosa dies illa qua resurget ex favilla judicandus
Enfin, le personnage de Bellimperia, chanté par l’actrice I aux pages 36 et 38, est
clairement associé à celui de Donna Anna, personnage emprunté à Mozart. En effet, elle
chante, tout comme son prédécesseur, en lui empruntant le rôle et le solo :
« Ah ! Del Padre in periglio in soccorso voliam », puis
« Il padre, padre mio ! Mio caro padre ! »68.
En plus de ces exemples, on trouve aussi des citations et des emprunts à Hoffmann,
Berlioz et Milosz, ainsi que des passages complètement extérieurs à la trame, comme la
parenthèse réalisée par l’actrice II à la page 33, au sujet de l’histoire de la marionnette :
ch’i’ pur fui vostro » et « en se di voi son privo... », présents dans la Tragique histoire d’Hieronimo et son
miroir à la fin de la scène I, p. 18, à la page 23 ( « tableau II »), et avec le rideau fermé, à la page 46 (« tableau
II »).
62
Comme « Ora cantiamo », chanté par l’actrice I incarnant Arlequin à la page 32, et extrait de la troisième
scène du deuxième acte de l’opéra de Mozart, ou « Il padre mio », chanté à la scène III (p. 38).
63
« Chi sà le mie pene,piangendo mi và, ch'è degn'il mio duolo d'estrema pietà. Un giorno felice per me piu
non è, il chiar e la luce s'oscura per me. Fortuna sdegnata si stà contro me, e morte mi brama, e morte mi
chiama ne dir vo perché ».
64
présente dans la Tragique histoire d’Hieronimo et de son miroir à la page 13.
65
ROUSSEL, R., L’Étoile au Front, Paris, Édition Pauvert, 1963, s.n.p.
66
MONTAIGNE, M. de, « De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue », Essais, livre 1, chapitre
22, Bourdeaus impr. De S. Millanges, 1580, p. 145.
67
Cf : http://en.wikipedia.org/wiki/Dies_Irae.
68
extrait littéral du livret de l’opéra Don Giovanni de W. A. Mozart, Récitatif, acte 1, dans un duo avec le
personnage de Don Ottavio.
50
« La marionnette a dû presque disparaître avec l’Empire romain ».
L’on peut même faire un lien de citation entre La tragique histoire du nécromancien
Hieronimo et de son miroir avec l’opéra Lorenzaccio, de Bussotti69, lorsqu’Aperghis
introduit le mot « Mezzanotte ! », exclamé par le violoncelliste lors de la pendaison
d’Horatio à la page 26 de la partition.
II.1.4.B Fonction dramatique ou esthétique des éléments du texte
Aperghis se sert donc de ces multiples scénarios entremêlés pour construire une
forme proche de l’opéra. C’est pour cette raison que l’on peut retrouver dans La tragique
histoire… tous les ingrédients d’un scénario d’opéra ou de Commedia de l’Arte. Il y a là,
comme des clichés, un mari trompé, une femme, un amant, un valet… Si nous interprétons
ainsi la multitude d’histoires juxtaposées qui constituent le texte de l’œuvre d’Aperghis,
nous verrons que ce mélange n’est qu’une stratégie de comparaison entre les divers
personnages célèbres de l’histoire du théâtre entre eux, où les fonctions dramatiques des ces
personnages restent, même s’ils changent de nom.
Du coup, les deux serviteurs ou valets qui apparaissent indépendamment l’un de
l’autre (Leporello et Pedringano) n’ont qu’une seule et même fonction, celle qui représente
la « classe » des bouffons, dont Sganarelle et Arlequin sont les figures emblématiques. De
façon similaire, le personnage de Don Juan cite en même temps Molière et Mozart, et
remplit le rôle de « l’homme qui aime », associé à Horatio.
De cette façon, Aperghis pratique dans cette œuvre un type de théâtre musical
réaliste où les composantes principales (personnages, objectifs, thèmes…) restent présentes
et identifiables. Pour cette raison, le texte reste intelligible, cohérent, et est restitué sans
beaucoup de transformations. Même si les trames utilisées par Aperghis dans sa La Tragique
histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir sont fragmentées, restent sans
conclusion, s’entremêlent les unes aux autres, il n’y a pas véritablement de travail sur la
matière du texte.
69
Voir p. 89-91.
51
II.1.4.B.1 Les personnages
Dans La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir, les
personnages qui composent ses trames entrecroisées sont à mi-chemin entre des vrais
personnages dramatiques et des allégories abstraites. Comme chez Bussotti, par rapport à
son personnage principal Lorenzo, Aperghis aussi fait une représentation succincte et
abstraite des personnages principaux, notamment Horatio et même Hieronimo. Il n’y a pas
par conséquent d’identité qui se construise pour chaque personnage ; en même temps,
comme chez Bussotti, Aperghis réalise un dédoublement des mêmes personnages entre les
divers interprètes, ce qui accentue l’abstraction et la distanciation qui entoure les
personnages.
Au commencement de l’œuvre, pendant tout le tableau I, seulement cinq personnages
nous sont présentés, tous issus de La Tragédie espagnole de Kyd, et qui présentent le noyau
dramatique principal de l’œuvre d’Aperghis aussi : Hieronimo, Belliperia, Horatio,
Pedringano et Don Lorenzo.
Par la suite, d’autres personnages font leur apparition, et peu à peu des greffes ont
lieu entre ces nouveaux personnages et ceux de la première trame. Le « Tableau II » élucide
d’autres rapports entre les personnages, puisque c’est là qu’on entend parler pour la première
fois du « théâtre de Cassandro », Cassandro étant un personnage qui n’intervient jamais dans
l’œuvre, mais qui est, quelque part, le manipulateur principal d’un grand théâtre. Le jeu de
miroirs entre vie et théâtre devient multiple et vertigineux : à la page 51, un concours de
chant entre les personnages de Commedia dell’Arte (sont cités Colombine, Polichinelle et
Arlequin) les mettent côte à côte avec celui de Don Lorenzo. Celui-ci représentant la trame
« Horatio – Bellimperia – Hieronimo », que fait-il ici ? Le croisement entre les trames et
personnages distincts révèle qu’en fait les personnages sont les spectateurs d’autres
personnages. Ou bien que Don Lorenzo est ici un autre « Don Lorenzo », comme c'est
souvent le cas dans la Commedia dell’Arte où l'on peut trouver à foison des « Don-un-tel »
ou des « Donna –une-telle », d’habitude pris comme les « amoureux ». Il y aurait alors des
théâtres dans les théâtres, à l’infini :
-
Le théâtre de Cassandro, auquel le public est convié au début du tableau II
-
Don Juan et Donna Anna, représentant l’opéra de Mozart
-
La troupe de Commedia dell’Arte
52
-
Les marionnettes
-
Les automates
-
Les personnages de la Tragédie Espagnole, devenue La tragique histoire
d’Hieronimo…,
sachant que l’œuvre d’Aperghis suggère, sans jamais le dire vraiment70, que
plusieurs des ces personnages sont en fait le même :
Bellimperia – Donna Anna – jouées surtout par l’actrice I
Cassandro – Don Lorenzo
Arlequin – Hieronimo
Arlequin – Horatio
Don Juan – manipulateur des marionnettes71.
II.1.4.B.2 Les éléments du métalangage
Aperghis sème un peu partout dans le texte de La tragique histoire du nécromancien
et de son miroir une multitude d’allusions métalinguistiques, qui n’ont d'autre but que de
poser des questions de nature esthétique – le rôle de l’art, la nature et la fonction du théâtre –
et existentielles – « pourquoi sommes-nous ici ? ». Cette quête au sujet de l’art est surtout
réfléchie dans le thème du miroir.
De plus, Aperghis transforme la figure du « metteur en scène » en sujet de discussion
dans le texte (« le théâtre de Cassandro ») et en personnage de la trame (le marionnettiste).
La présence du metteur en scène dans le scénario même participe à un choix esthétique de
mise en abîme.
A la fin de la scène II, apparaissent des mots tels que « théâtre », « jeu de
marionnettes », « rideaux » et « toiles ». Les deux actrices disent, à la page 24 : « Au coin où
70
À part Bellimperia et Donna Anna, qui sont explicitement identifiées l’une à l’autre dans le titre de la scène
III.
71
Selon la partition, p. 72.
53
Cassandro au peuple romain donne un opéra nouveau ? ». À la page 28, après la fermeture
du rideau, l’actrice II récite un texte au sujet du théâtre et des marionnettes.
A la fin de la page 40, vers la fin de l’ « Aria de Hieronimo », Aperghis crée une
situation dramatique étonnante, qui mélange mise en abîme, dédoublement des personnages
et croisement des scénarii de la Tragédie espagnole et du Don Giovanni. Le monologue (dit
et chanté par les deux actrices en même temps, de façon plus ou moins décalée), qui
auparavant exprimait la douleur paternelle du personnage, introduit peu à peu le personnage
de Donna Anna, et le situe sur le seuil entre la fiction et la réalité, la scène et le public, l’art
et la vie, le spectacle dans le spectacle. Notons que ce personnage appartient chez Aperghis
à la trame « théâtre », et pas à la trame « Bellimperia – Horatio – Hieronimo » :
« En parlant l’expression de ses yeux d’un bleu foncé prenait plus de forces et chaque regard
qui s’en échappait faisait battre toutes mes artères. C’était Donna Anna sans nul doute. Il ne
me vint pas à l’esprit de discuter sa double présence dans la salle et sur la scène »72.
Notons que dans ses opéras de 1973 et 1974, Pandemonium et Jacques le fataliste,
Aperghis emploiera également des procédés de mise en abîme. Dans le second, le
métalangage apparaît dans une action qui fait du théâtre dans le théâtre, et qui montre un
personnage « Diderot » qui discute la suite de la pièce avec le spectateur. Lonchampt parle
de « jeu de miroirs » ce procédé formel à travers lequel Aperghis entrecroise et superpose de
multiples références, en proposant une mise en abîme et une discussion esthétique aigue.
« La musique accompagne l’action de toutes les manières, avec la plasticité habituelle
d’Aperghis, qui fait un véritable « pasticcio’ de styles, du grégorien à l’atonal, interludes
pittoresques ou épiques, fresques vocales, airs parodiques, complaintes en vocalises, sans
jamais marquer réellement l’œuvre de son empreinte. Le jeune compositeur sortira-t-il un
jour de ces jeux de miroir où il tourne comme un écureuil dans sa cage, avec tant de
talent ? »73.
Pour rester encore dans cette perspective métalinguistique, quand ce monologue finit,
à la p. 42, l’on voit seulement trois ouvertures-fermetures du rideau, comme pour bien
rappeler au spectateur que « tout ça, c’est du théâtre ». En même temps, les deux actrices
« applaudissent mollement ».
72
73
APERGHIS G., La tragique histoire du nécromancien et de son miroir [partition], p. 40.
LONCHAMPT, J., Regards sur l’Opéra, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 308.
54
Le « Tableau II » est le moment où la mise en abîme atteint son point le plus fort. A
ses débuts (p. 43), l’actrice II continue à faire le rôle métalinguistique de celui qui commente
l’action principale ou la forme de l’œuvre (« Hélas ! Il délire ! », p. 45 ; « Le symbolisme ici
change de forme », p. 48) et celui qui introduit des textes extérieurs en guise de
commentaire ou de réflexion philosophique totalement déconnectée de la trame (« Quant
aux merveilleux horlogers qui furent mis au ban de la société », p. 45) ou des descriptions ou
narrations délirantes (« Il continue à prendre la fausse princesse pour sa nièce et l’affaire
tomba dans l’oubli pour rebondir un beau jour sous la forme d’un opéra au troisième acte
duquel la scène coupée en deux représentait une salle de forteresse pleine de soldats qui
s’enivrent, l’autre une rue tranquille pendant un formidable tutti lancé par les buveurs à demi
trébuchants », p. 47).
Quand le rideau s’ouvre à nouveau, à la page 48, la mise en abîme est à son apogée :
l’actrice II représente, à l’aide d’une machine à vent, les « spectateurs », qui interviennent de
manière éparpillée, en demandant silence, en exclamant, en huant, etc.
L’actrice I, en Sprechgesang, demande « silence » au public, parle de Cassandro (elle
lui demande de « commencer » le spectacle) et réintroduit enfin le seigneur Lorenzo (dans
un nouveau mélange étonnant de scénarii).
Entre les pages 49 et 50, l’actrice incarne alternativement les rôles de Don Lorenzo et
Hieronimo74. Don Lorenzo pose une question-mise en abîme : « me mettre en scène ? »
L’actrice II a aussi un rôle de mise en abîme, elle représente le spectateur, qui demande à
« qu’on se taise ».
Le « Récitatif : commentaire » est un mouvement de métalangage permanent ; il fait
référence à la comédie et à la tragédie, au métier d’acteur, aux fauteuils du théâtre où sont
assis les spectateurs,…, ainsi qu’au scénario original de Kyd. Les instruments se taisent, et
les deux actrices parlent, superposant pratiquement tout le long des textes différents. Ce
passage chargé en mise en abîme se conclut avec les deux actrices qui disent, légèrement
décalées mais à l’unisson : « une des raisons essentielles pour lesquelles l’église put prendre
position contre les marionnettes est la magie ». C’est, en fait, une conclusion sur la question,
discutée auparavant dans l’opéra, de l’église.
74
C’est l’actrice qui change de rôle, tour à tour, dans la même séquence, et réalise la totalité du dialogue.
55
En introduisant ce nouvel ingrédient (la magie, qui nous fait penser au mot
« nécromancien » du titre, jamais évoqué au long de l’œuvre), Aperghis développe
davantage sa réflexion esthétique, en rendant son style métalinguistique encore plus pointu :
il compare l’opéra à l’église, il cherche la transcendance propre de l’art75.
Le mouvement se poursuit encore, et l’actrice II accentue encore les réflexions au
sujet du théâtre à plusieurs reprises. Les éléments du texte qui font partie de la mise en
abîme s’imbriquent de plus en plus avec les éléments de la trame, jusqu’à qu’il
devienne improbable de les distinguer :
•
aux pages 55 et 56, elle mélange dans une même phrase le rôle d’Hieronimo,
qui revient après les longues scènes autour du théâtre de Cassandro, et en
même temps celui de l’actrice de théâtre :
« Sur le devant de la scène au milieu et dans la surprise je lève les yeux vers le ciel et
pourtant je ne puis apercevoir mon fils Horatio ».
•
tout de suite après, elle incarne le garde II, qui dialogue avec le garde I
(actrice I). Les deux commentent, à nouveau dans une perspective
métalinguistique, l’exécution du spectacle :
« garde II (modulant) : Il est bien fatal que nous ne puissions entendre de sitôt un opéra bien
exécuté.
Garde I (modulant) : Mais cela vient de cette maudite exagération. »
Aperghis incorpore avec ironie le commentaire du garde I ( l’expression « maudite
exagération » au sujet de l’opéra, des arts du spectacle d’une manière générale)76.
•
le mélange entre « fiction et réalité », entre les actions propres de la trame et
les commentaires de caractère métalinguistique au sujet de l’œuvre et des
métiers du théâtre se poursuit : aux pages 57 et 58, tandis que l’actrice II,
parlé, incarne Hieronimo, la partie chantée de l’actrice I commente le travail
d’acteur de Donna Anna :
« Je l’ai dit assez souvent, le rôle de Donna Anna lui fait toujours mal hier elle était comme
possédée » et « On dit que pendant tout l’entracte elle est restée évanouie, et après la scène
du second acte, elle a eu des attaques de nerfs ! »
75
Bussotti, aussi, compare dans son opéra Lorenzaccio les deux institutions (opéra et église), et aussi dans un
but métalinguistique.
76
APERGHIS, G., La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 56.
56
Tout se passe comme si les interprètes devaient coexister avec le fantôme des
personnages qu'ils ont incarnés.
La suite de l’œuvre va mener ce thème de la mise en abîme – qui reste toujours
fortement présente – de plus en plus vers un ton poétique, sublimé, et cela jusqu’au
« Finale ». Entre les pages 61 et 63, redémarre un très beau monologue de Hieronimo, où ce
personnage semble parler à un peintre (« peindre un cri de douleur »), toujours dans une
perspective de comparer l’art à la vie. En même temps, revient le thème des miroirs.
Arlequin aussi fait une nouvelle apparition, et tisse des allusions à l’art, à la peinture, aux
métiers d’art et du théâtre.
Dans « Finale » (page 73 à 75), Aperghis veut encore exacerber l’idée du théâtre
dans le théâtre : le plan des marionnettes est élargi, et elles interagissent tout le long (à la fin,
le rideau se ferme, les marionnettes partent). Deux nouveaux acteurs apparaissent, et parlent
en même temps que les deux actrices : Don Juan (le marionnettiste) et Leporello. Le texte,
distribué et alterné par les quatre, se structure selon une pensée purement musicale
complexe. Il combine une multitude de références, discours et personnages : le phénix et la
préservation de l’espèce ; un personnage qui exprime sa douleur, en cherchant son père
(Hieronimo ?) ; la question de l’art, le rapport entre la peinture et la réalité, illustré dans une
métaphore où le miroir est son symbole, la trame de Donna Anna et Arlequin, un dialogue
entre Hieronimo et Don Juan77, etc.
Dans une sorte de conclusion métaphysique de l’œuvre, Don Juan, le metteur en
scène, lance : « Le peintre lutte et rivalise avec la nature ». L’Actrice II parle de miroir, et de
la (non-) ressemblance de la peinture (l’art) avec la vie.
« Veux-tu voir si l’effet général de ta peinture correspond à l’objet représenté d’après nature
Prends un miroir et place-le de façon à réfléchir l’objet réel, puis compare le reflet à ta
peinture »78.
La dernière phrase de l’actrice I fait, aussi, des allusions esthétiques à l’art
(« l’importance de l’inscription et la beauté de sa calligraphie suggèrent l’influence
vraisemblable »).
77
Le premier invite l’autre à manger : à nouveau, le mélange de scénarios, de plans (le plan de la fiction et le
plan du théâtre de marionnettes) et de personnages de différentes origines participe à la mise en abîme.
78
APERGHIS, G., op. cit., p. 73, actrice II.
57
II.1.4.B.3 Le thème des automates
La question des « automates », des hommes-machines, de l’ordinateur dominant
l’être humain hante l’imaginaire d’Aperghis dans plusieurs de ses œuvres. Ce n’est pas un
thème nouveau dans l’histoire du théâtre musical contemporain : l’intérêt pour l’hommemachine apparaît aussi dans Zwei-mann Orchester de Mauricio Kagel, par exemple. Chez
Aperghis, à l’instar de Machinations, l’artifice et le pouvoir de l’ordinateur – ainsi que la
sensation de panique qu’ils peuvent provoquer – sont des questions qui génèrent du théâtre,
soulèvent des questionnements, inspirent la musique79.
Et en effet, on perçoit qu’Aperghis prend le plus grand plaisir à assembler divers
éléments hétérogènes, constituant autant de rouages d’une sorte de machine dont le
fonctionnement et la mécanique semblent, du côté du public spectateur, s’auto-gérer et
échapper parfois à tout contrôle. N’est-ce pas lui Aperghis, qui en définitive, joue le rôle
d’un nécromancien qui fait jaillir, apparaître subitement d’un passé mort des personnages,
qu’il laisse ensuite interagir ?
Dans La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir le thème des
automates vient s’insérer en plein milieu de la trame sous la forme de petites digressions,
commentaires et monologues courts qui s’entremêlent avec le scénario principal,
généralement réalisés en forme parlée par l’actrice II.
A la page 36, cette interprète raconte une « histoire – commentaire » sur l’évolution
de ces automates. Dans un premier moment, le discours est à la première personne, et
l’actrice parle en tant qu’automate elle-même (« mais nous autres automates, nous ne savons
si en établissant le principe du plaisir nous approchons de tel ou tel système
philosophique »). Ensuite, l’actrice II assume tout de suite le rôle de Hieronimo80, en
rajoutant : « Ah ! C’est toi mon meilleur automate, qui me l’as ravi ».
79
Le thème d’une machinerie artificielle, qui mène à cette obsession d’Aperghis pour les automates, est aussi
présent dans Pandémonium. Très récemment, dans Luna Park (2011), œuvre créée pendant le festival AGORA
le 10 juin 2011 dans l’espace de projection de l’IRCAM, les thèmes de la mécanique et des automates
reviennent à nouveau dans l’œuvre d’Aperghis. Le compositeur montre comme l’homme actuel vit dans une
sorte de « parc d’attractions », composé d’un réseau numérique où chacun est « enregistré » par la
télésurveillance en données numériques.
80
Ce personnage venait d’être assumé par l’actrice I.
58
A un autre endroit de la partition, le personnage de Hieronimo, sous le masque
d’Arlequin81, parle à nouveau de son fils comme d’un automate :
« J’ai travaillé vingt ans pour t’apprendre à chanter pour confectionner les rouages si délicats
de cet art, puis j’ai tout sacrifié pour que tu sois le seul automate sachant peindre. (…) »82.
La fusion – par ailleurs assez tardive dans l’œuvre – entre un des personnages
principaux (Horatio) et cette notion d’automate est très significative. Pour ce qui est des
actions gestuelles, réalisées habituellement par les marionnettes, Aperghis indique que
« l’actrice s’empare des automates », puis que Lorenzo la frappe83. Même si la partition
n’indique nulle part que « des automates doivent être confectionnés et visibles sur scène »,
cette indication laisse soupçonner que des objets les représentant font partie du décor du
théâtre de marionnettes.
II.1.4.B.4 Le thème des marionettes
Comme pour les automates, Aperghis est fasciné, ici comme ailleurs partout dans son
œuvre, par le thème des marionnettes, des objets parfaitement représentatifs de la notion
d’artifice au théâtre, qui permettent de poser la question de la réalité de l’art comme une
relecture de la vie.
Dès l’Ouverture, sont indiquées des actions scéniques (gestes) sur le plan des
marionnettes. Les actions de la page 4 sont mesurées en secondes :
« Hieronimo apparaît.
Il marche.
Hieronimo arrive près du petit théâtre.
Il actionne une corde qui fait lever le second rideau – tableau (7 secondes).
Hieronimo allume les bougies. On aperçoit Bellimperia et Horatio (15 secondes).
Il sort après leur avoir fait certains signes mystérieux ».
La présence de cette marionnette – à côté du texte assez énigmatique émis par les
deux actrices au sujet du miroir – apporte d’emblée un environnement mystérieux à l’œuvre.
81
Ici Aperghis associe les deux personnages.
APERGHIS, G., op. cit., p. 66.
83
Ibid, p. 70.
82
59
A d’autres endroits de la partition, les actions des marionnettes illustrent le texte, comme à
la page 24 : « Les marionnettes s’enlacent ».
A certains moments, l’histoire racontée par les actrices est poursuivie par des actions
scéniques, réalisées pour la plupart par des marionnettes, comme à la page 25, où les actrices
I et II jouent de la trompette et du tambour, tandis que les marionnettes se battent,
représentant Lorenzo, Pedringano et Horatio.
Pendant la scène III, les actions des marionnettes (Leporello, Don Juan et Arlequin)
développent une trame à part, sans lien avec ce que chante l’actrice à ce même moment.
Ainsi, dans cette trame parallèle, se passe un jeu de cache-cache et de dispute entre les trois
marionnettes : Arlequin, Don Juan et Leporello84.
« Leporello voit Arlequin.
Il s’approche.
Il le frappe avec son gourdin.
Arlequin s’enfuit. »85
L’ « Entracte » et le « Finale », rompent enfin toute séparation entre le plan des
musiciens et celui des marionnettes : le manipulateur des marionnettes, maintenant identifié
comme Don Juan, et Leporello, se mettent aussi à parler, participant de la composition
sonore et du récit.
Mais la scène où le garde I fait l’éloge des marionnettes est le moment où Aperghis
utilise ce prétexte du théâtre dans le théâtre, du monde des marionnettes comme un miroir de
la réalité, pour discuter le plus profondément au sujet de ses préoccupations esthétiques et
métalinguistiques :
« J’ai vu deux siciliens qui opéraient des véritables merveilles au moyen de deux statuettes
de bois qu’ils faisaient jouer entre elles. (…) Un seul fil les traversait toutes deux de part à
part.(…) Elles étaient attachées d’un côté à une statue de bois qui demeurait fixe, et de
l’autre à la jambe que le joueur faisait mouvoir. »86.
84
Il est curieux que, même sur le plan des marionnettes, Aperghis traite les actions de manière polyphonique.
Ainsi, à la page 33, les marionnettes superposent deux trames de l’œuvre :
• Don Juan et Leporello, qui se rouent à la coulisse ;
• Hieronimo qui coupe la corde du pendu, tandis que Bellimperia sort à la fenêtre.
85
APERGHIS, G., op. cit., p. 31.
86
APERGHIS, G., op. cit., p. 59-60.
60
Le personnage, fasciné, décrit le mécanisme qui permet de « créer l’illusion » à
travers les marionnettes.
En fait, la réalisation concrète du théâtre de marionnettes dans La tragique histoire…
semble ne pas être une priorité pour Aperghis. Selon l’introduction de la partition, « cette
œuvre peut être jouée avec représentation des marionnettes ou sans ». Françoise Rivalland
par contre affirme que « [Georges] Il a toujours écrit qu’il ne voulait pas que les
marionnettes soient représentées, c’est logique : ça va tellement vite, que c’est impossible.
J’ai choisi de ne pas faire une représentation réelle des personnages, j’ai travaillé sur
l’évocation, par des objets »87. Selon la metteur en scène, les marionnettes créées par
Hubert Japelle pour la toute première création de l’œuvre ne correspondaient pas au goût du
compositeur. Rivalland, dans sa mise en scène, établit donc deux couches, l’une en
dessous (« là où se crée la chose, les musiciens ») et l’autre au dessus (« les objets, le monde
de la représentation »88), mais remplace les marionnettes par un objet évoquant
symboliquement chaque personnage.
Si les marionnettes ne sont ainsi pas envisagées pour faire réellement partie du
spectacle, pourquoi dans le texte de La tragique histoire on en parle tellement ? Quelle est
leur importance ? Même invisibles, le plan des marionnettes possède un rôle crucial dans la
construction du scénario, et créent une importante dynamique visuelle, souvent en lien direct
avec la bande sonore, et toujours en dialogue et consonance avec les actions décrites ou
interprétées par les musiciens. Elles symbolisent, à côté du thème du miroir, le
questionnement métalinguistique de l’œuvre, et d’Aperghis en tant qu’artiste par intermède
de son œuvre.
87
88
RIVALLAND, F., [Interview], Paris, 28/09/2012.
Ibid.
61
II.1.4.B.5 Le thème du miroir
Voici la toute première phrase de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo
et de son miroir, qui est énoncée de manière posée par l’actrice II, et « brodée »89 par la
chanteuse dès que le spectacle démarre :
« Il s’agit de miroirs de métal et non de verre »
Cette phrase, comme un miroir, réapparaît à trois autres moments de la partition :
dans la scène I, p. 9, elle est dite à nouveau par l’actrice II, au milieu de la scène III du
premier acte elle est dite par le violoncelliste et, en s’approchant de la fin, elle réapparaît
dans le chant de l’actrice I aux pages 65-66, lors d’un deuxième monologue de Hieronimo
qui, comme nous l’avons vu, est chargé en contenu métalinguistique. Ce chant, pour lequel
Aperghis demande à nouveau une émission particulière, quoique totalement différente de
celle de l’Ouverture, établit une ambiance vague et suspendue.
Exemple musical n. 2
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p.65, partie de l’actrice I.
© Editions Amphion/Durand
Dans cette ambiance presque mystique créée par la nature du texte et par le caractère
de la mélodie, le sujet des miroirs porte inexorablement, comme au début de l’ouverture de
l’œuvre, une connotation magique. Il traduit, en partie, le « message » qu’Aperghis veut
transmettre, à savoir, ses réflexions esthétiques au sujet de l’art. Le miroir apparaît à
nouveau à la fin de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir :
même la structure de l’œuvre conclut un cycle, avec le retour de thématiques et d’éléments
apparus au début de l’œuvre. La notion du miroir est alors associée à celle du retour, de la
réitération et des événements cycliques.
L’effet de « retour cyclique » d’une image, symbolisé par le miroir, envahit l’aspect
formel de l’œuvre pendant le deuxième monologue d’Hieronimo90, monologue qui traite du
89
L’actrice I fragmente et explore phonétiquement chaque syllabe extraite de cette phrase, dans une émission
chantée de grande virtuosité vocale.
62
sujet de l’art et de la peinture. Ce monologue reprend subitement des paroles dites par
Arlequin à la scène III, légèrement modifiées :
p. 30 : « alors il se produit un bruit un
bruit violent et vous me voyez en
chemise de nuit, ma torche dans une main
et mon épée levée comme ceci ! et je dis
ces paroles : Quel est ce bruit ? »
p. 64 : « et alors, il se produit un bruit
violent, et vous m’emmenez chez moi, en
chemise de nuit ma robe de chambre sous
le bras, ma torche dans une main et mon
épée levée comme ceci, et je dis ces
paroles : Quel est ce bruit ? »91
Avec ce retour légèrement différent des mêmes paroles qui humanisent le personnage
de Hieronimo, l’effet – miroir au fort contenu dramatique est évident.
L’envie de travailler avec un retour cyclique d’éléments du texte mène Aperghis à
réintroduire, sous la forme d’un cri à l’unisson des deux actrices, une phrase qui reprend des
bribes de l’aria d’Hieronimo (« j’ai travaillé vingt ans ») et interrompt soudainement en ffff
l’ambiance magique du passage antérieur. La phrase synthétise le rêve poétique et artistique
d’Aperghis, celui d’être un automate artiste. Pour finir, l’actrice II reprend en mélangeant
sans distinction des sujets chers au compositeur tels que « l’art », « la peinture », « les
automates » et « les marionnettes »92.
II.1.4.C La distribution des rôles parmi les interprètes
« Une des méthodes souvent employées par Aperghis pour éviter à la scène les chemins
rebattus de la psychologie est de modifier la distribution des rôles. Elle consiste à confier
plusieurs rôles à un même interprète, soit, à l’inverse, à multiplier les parties de chanteurs ou
d’acteurs pour un même protagoniste »93.
Ce faisant, la manière avec laquelle Aperghis fait jouer un même personnage par
plusieurs interprètes – parfois en alternance, parfois simultanément ! – crée cette même
distanciation que nous verrons aussi chez Bussotti, en analysant Lorenzaccio et Nuovo
scenario da Lorenzaccio. Le spectateur est contraint à opérer un exercice intellectuel qui
90
Monologue qui apparaît après le « Récitatif : Commentaire », aux pages 63 à 65.
APERGHIS, G., op. cit., p. 30 et 64.
92
Ibid., p. 65-66.
93
DURNEY, D., dans : APERGHIS, G., Tristes tropiques [notes de programme], Strasbourg, Les programmes
de l’Opéra du Rhin, 1996, p.28.
91
63
consiste en permanence à situer les personnages parmi les interprètes. Cet exercice ludique
l’empêche de « plonger » dans une fiction cathartique.
Dans La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir, le « jeu » est
partout : théâtral, instrumental, sonore, vocal, qui provoque chez le spectateur une quête
constante d'une trame et d'une identification des personnages. Il devient clair qu’Aperghis
n’attribue pas une importance cruciale à ce que le public comprenne exactement « qui dit
quoi à la place de quel personnage », bien au contraire.
Plusieurs pages montrent les deux actrices changeant très rapidement de rôle, de
façon à ce que, dans l’élan des phrases parlées ou chantées, cela ressemble à un continuum.
Voici quelques exemples, d’un enchaînement rapide de personnages au sein d'une même
ligne vocale :
Dans le récitatif de la scène I, « Horatio et Bellimperia », l’actrice I incarne de manière
alternée les personnages de Horatio, Bellimperia et Pedringano. L’on observe qu’il y a
ici une distinction claire dans l’écriture pour chaque personnage : Pedringano chante,
Bellimperia débite son texte en Sprechgesang dans un registre aigu et Horatio, en
Sprechgesang en registre grave.
Exemple musical n. 3
La tragique histoire… [partition], p. 13, partie de l’actrice I.
© Editions Amphion/Durand
A la fin de la scène III, « Don Juan, Leporello, Hieronimo, Bellimperia (Donna Anna »),
l’actrice II passe soudainement d’une digression de nature plus ou moins philosophique,
dite par des soi-disant « automates », à une phrase dite par Hieronimo, qui cite ces
mêmes automates.
Exemples musicaux n. 4 (a, b, c)
La tragique histoire… [partition], p. 36, partie de l’actrice II.
© Editions Amphion/Durand
64
À la fin du tableau II, juste avant le « Récitatif : Commentaire », Aperghis fait alterner
deux fonctions narratives, puisque l'actrice II passe subitement d’un personnage qu’elle
incarne à un narrateur qui raconte la scène à la troisième personne.
La tragique histoire… [partition], p. 53, partie de l’actrice II.
© Editions Amphion/Durand
Pendant le « Récitatif : Commentaire », l’actrice II assure un dialogue parlé entre deux
personnages : elle pose une question en tant qu’ « Hieronimo », et répond en tant que
« Garde I ». Celui-ci fait une digression – au contenu métalinguistique évident – sur le
théâtre des marionnettes.
La tragique histoire…[partition], p. 59, partie de l’actrice II.
© Editions Amphion/Durand
Il faut remarquer que, d’une manière générale, la chanteuse est parmi les interprètes
celui qui joue tous les rôles ; par conséquent, sa partie est celle où Aperghis insère la plus
grande variété de styles musicaux, comme si elle parcourait plusieurs « époques » de
l’Histoire de la musique. De façon réciproque, la partition montre des exemples où le même
personnage transite parmi plusieurs interprètes, comme le montrent les exemples listés cidessous94 :
94
Le procédé de doublement d’un personnage, Aperghis l’emploiera dans de nombreuses œuvres théâtrales
postérieures, comme dans Jacques le fataliste (1974), où le personnage principal est réalisé par deux
interprètes, l’un qui chante, et l’autre qui parle.
65
A la page 32, les actions d’Arlequin, de Hieronimo et de Don Juan avec Leporello
passent d’un interprète à l’autre, ce qui est signalé dans la partition au moyen de
flèches :
1) le personnage d’Arlequin est représenté presque simultanément par :
•l’actrice I, qui chante « Ora Cantiamo » ;
•le théâtre de marionnettes, qui donne la consigne suivante : « Arlequin se cache aussi et
joue de la mandoline pour provoquer Don Juan ;
•le guitariste (Arlequin), qui joue de la mandoline.
2) le personnage de Hieronimo est représenté par :
•le théâtre de marionnettes, en indiquant : « rentre Hieronimo »
•l’actrice II, qui dit : « Quels sont ces cris… »
•l’actrice II, qui dit : mon cœur que le danger… »
3) Don Juan et Leporello sont identifiés dans les parties du :
•théâtre de marionnettes, où c’est indiqué : « Don Juan et Leporello se cachent à
Hieronimo », puis : « Ils s’approchent de la coulisse où Arlequin se cache »
•guitariste, qui dit : « Bah ! Que m’importe, on nous méprise ici, n’est-ce pas ? »
•violoncelliste, qui dit : « Quel enfant »
De façon identique, le personnage du garde II est échangé entre les deux actrices, ce qui
est explicité dans la partition par des flèches.
Dans le « Récitatif : Commentaire », le personnage de Hieronimo passe de l’actrice II à
l’actrice I plusieurs fois.
L’ « Aria d’Hieronimo » est un bel exemple de doublement d’un personnage en deux
interprètes. C’est indiqué au début de la scène :
« L’actrice II joue pendant tout l’aria le personnage de Hieronimo (jeu muet) suivant le
chant (comme une marionnette) »
En même temps, le texte chanté par l’actrice I est une complainte de Hieronimo, le père
malheureux d’avoir perdu son fils.
À partir du milieu de la page 40, l’actrice II, en parlant, double le texte de l’actrice I
Entre les pages 61 et 68, le long monologue exprimant la douleur et les réflexions
esthétiques d’Aperghis, à travers ses personnages Hieronimo et Arlequin, est donné
presque en entier par le parlé, avec seulement des petites phrases chantées par l’actrice
I.
Le monologue débute avec l’actrice II et, fait remarquable, devient une sorte de
« chœur » ou un duo homophone entre les deux. Il sonne presque comme un chœur
antique, moralisant, concluant, dans les voix des deux actrices en unisson parlé, parfois
à cappella.
Alors, non seulement il y a deux interprètes qui se chargent d’un même texte – et d’un
même personnage – , mais aussi deux « fonctions dramatiques » (le personnage de
Hieronimo, confondu avec celui d’Arlequin et celui du « chœur ») qui se relayent dans
le même monologue, avec le même fil conducteur et le même discours.
66
On trouve enfin plusieurs passages où toutes sortes de techniques de distribution,
inversion, superposition, et d’alternance de rôles se succèdent, rapidement, de manière
simultanée : le « jeu » devient encore plus difficile à réaliser par les interprètes et à suivre
par le public.
Un exemple remarquable apparaît à la page 33 :
1 – l’actrice I représente Hieronimo (« Quel est ce spectacle meurtrier ! », parlé) puis
Bellimperia, dès qu’elle sort à la fenêtre dans le jeu des marionnettes (« Si les yeux voient
des yeux… », chanté).
2 – l’actrice II réalise un « commentaire extérieur », un texte qui commente l’histoire de la
marionnette (croisement entre les deux trames et textes) ; puis elle double ou fait des
« échos » des phrases de Hieronimo prononcées par l’actrice I (« Quel est ce spectacle ! »,
« Un homme pendu… »).
Tandis que l’actrice I incarne plus souvent que sa collègue les personnages de la
trame, l’actrice II fonctionne souvent comme un narrateur aux commentaires introspectifs et
distanciés qui agirait comme un chorus antique, riche de réflexions philosophiques95. Ainsi,
elle parle souvent à la troisième personne, réalisant comme un récit.
Dans l’exemple de la page 38, l’actrice II raconte, presque comme des didascalies,
des actions de Don Juan et Donna Anna sur scène, comme s’il s’agissait d’une simple
description d’une scène de l’opéra de Mozart :
« Don Juan se précipitant sur scène et derrière lui Donna Anna retenant le coupable par son
manteau. Quel aspect ».
Ce rôle permet à Aperghis de révéler l’artifice théâtral, il devient un discours sur le
théâtre et apparaît comme une des formes caractéristiques de mise en abîme de l’œuvre.
Vers le milieu de l’œuvre, ce « roulement » de personnages atteint un certain climax
avec l’introduction progressive d’un tiers personnage ou élément du spectacle, de nature
parfaitement métalinguistique : le public. Il est, lui aussi, représenté par les actrices. Dans le
tableau II, entre les pages 43 et 47, le texte de l’actrice I alterne un personnage invitant le
public à venir voir un spectacle « à ne pas rater » et le personnage de Hieronimo.
95
L’introduction de la partition indique : « mezzo soprano - interprétant successivement différents rôles
(différentes voix) ; récitante – commentaire et différents rôles ».
67
Peu après, la bande – qui jusqu’à alors servait à sonoriser, par des bruitages et des
sons concrets, des actions décrites et réalisées sur scène – assume pour la première fois un
rôle narratif, comparable à celui de l’actrice II. En effet, la bande décrit, au son du roulement
des tambours, les prestations scéniques lors d’un concours de chant d’une troupe de
Commedia dell’Arte. L’actrice II participe, en alternance et dans une sorte de dialogue, de
cette narration. Le rôle de l’actrice II va encore au delà du fait qu’elle passe à symboliser le
public :
« actrice II : Colombine vient annoncer que deux fameux chanteurs vont se présenter devant
leur juge et se disputer la palme du chant.
Bande : Voici maître Arlequin premier ténor romain Pulcinella96 ! C’est un chanteur de la
Toscane, mais est-ce un homme ou bien un âne ?
Actrice II : Paix donc !
Bande : Arlequin s’accompagnant de la lyre chante une ariette d’un caractère doux et tendre.
Le seigneur Lorenzo s’endort sur son fauteuil.
Actrice II : Ah ! Bravo comme il chante ! Ah ! Quel gosier divin ! Comme il déroule son
chapelet ! Comme il roucoule pour un muet.
Bande : Polichinelle chante à son tour en s’accompagnant de la grosse caisse pendant ce
morceau lourd et trivial le seigneur Lorenzo ravi se pâme d’aise et bat la mesure à contretemps ».
Il est intéressant de voir qu’ici Aperghis a pris le choix de ne pas mettre en scène ces
situations dramatiques, mais de les décrire, comme une narration ou une lecture. C’est ainsi
que l’actrice II elle-même arrête net son récit de narrateur à la troisième personne, pour
aussitôt assumer le rôle du public agacé, ironique et moqueur, qui exclame, en tant que
véritable personnage-public97 : « paix donc ! » et « soyez surpris s’il a le prix ; son juge a
des oreilles toutes pareilles ! ». A la fin, il y a un jeu muet qui se produit dans la scène des
marionnettes, mais le jeu muet est en même temps décrit par l’actrice II.
96
En italien, Polichinelle.
Le fait de prendre en compte le public comme personnage de l’action approche cette scène de certaines
œuvres comme Passagio, où Luciano Berio distribue un chœur dans la salle, parmi le public, ce chœur
intervenant constamment dans l’action sur scène. De même, Votre Faust d’Henri Pousseur, qui compte sur une
forme d’intervention réelle du public dans le spectacle, peut aussi être vu comme un prédécesseur de La
tragique histoire… dans cet aspect.
97
68
II.1.4.D Procédure de construction formelle de l’œuvre
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir est une forme
théâtrale et musicale asymétrique, qu’Aperghis partage en cinq grandes parties de durées
variables : ouverture, tableau I, tableau II, entracte et finale, avec le retour de l’ouverture
comme conclusion.
II.1.4.D.1 Les interpolations
La tragique histoire est inondée de parenthèses ou interpolations, de citations
extérieures ou de sujets complètement contrastants qui font leur apparition en plein milieu
du récit, pour casser sa dynamique uniforme, sa temporalité linéaire. La plupart de ces
parenthèses sont des courts monologues parlés, presque tous prononcés par l’actrice I, et qui
affirment une thèse ou racontent un fait historique. Ils ont, pour la plupart, un but
métalinguistique, car ils visent – soit de forme directe, soit indirecte – à parler de l’œuvre
d’art, et plus spécifiquement du théâtre, en tant que représentation (ou image) de la réalité.
Ainsi, les thèmes de l’opéra, de l’acteur, des marionnettes, du jeu d’échecs, de l’Eglise, des
automates… et celui du miroir, le fil conducteur de l’œuvre, sont abordés. C’est surtout
l’effet de distanciation qui confère à ces phrases vagues, pleines de mystère (« image »,
« mort »), le fonctionnement de « parenthèses ». Voyons de près l’exemple ci-dessous.
Dans la scène I de l’Acte I, où Horatio et Bellimperia s’échangent des promesses
d’amour, la parenthèse est explicitement dévoilée dans le texte : les deux actrices reprennent
la phrase « je ne sais si je dois croire que la mort effacera cette image », une des phrases
structurelles de l’œuvre, qui avait été le thème de son ouverture. La phrase sonne,
effectivement, comme une parenthèse, car elle ne suit pas le sens du dialogue qui la
précédait. Tout de suite après, la comédienne ajoute : « ce vers est une parenthèse », ce qui
crée immédiatement une distanciation par rapport à la scène d’amour98. L’effet de mise en
abîme est total : l’actrice même explique au public la nature étrangère de cette phrase.
98
Le terme « parenthèse », appliqué à La tragique histoire… est justement extrait de cette réplique.
69
Le double effet de distanciation se voit dans ce passage dans les deux cassures du
récit amoureux : l’introduction de la parenthèse et le commentaire qui suit sur sa nature de
« parenthèse ».
Pour
Daniel
Durney,
les
parenthèses
fonctionnent
comme
« phénomène
exceptionnel », au milieu de la « fixité et de l’unicité de l’élément fondamental »,
« car plus la prégnance de la formule réitérée est forte, plus le besoin de l’élément
contrastant se fait sentir. Alors, la surprise de l’interruption incongrue n’est plus ressentie
que comme un bienfait.
La musique d’Aperghis est pleine de ces parenthèses bienvenues »99.
D’autres artifices formels de l’œuvre incluent le retour plus ou moins littéral de
passages, ainsi que la construction progressive de motifs – ce qui inclut tantôt des éléments
littéraires, tantôt musicaux. C’est le cas des phrases extraites de l’Ouverture, des parenthèses
métalinguistiques du deuxième tableau, des interventions du « public », du deuxième tableau
et de l’ « Aria d’Hieronimo » (« Ha-a-agit de miroir », « les pièces du jeu d’échec
déambulent deux par deux », « quel est ce bruit ? », « tu es peintre ? »…), qui réapparaissent
de temps en temps au long de l’œuvre. Dans ces passages, l’on observe l’ajout graduel ou
progressif de chacun de ces éléments jusqu’à former une idée complète. Ce procédé, basé
sur le principe de l’accumulation, n’est qu’une autre facette du jeu de miroirs que le
compositeur fait miroiter dans la structure de La tragique histoire du nécromancien
Hieronimo et de son miroir.
II.1.4.D.2 La distribution du texte dans le plan structurel
Partie
Ouverture
Tableau I (scènes
I et II)
Origine des textes
« miroirs »
Trame extraite de La Tragédie
Espagnole (p.5-15) ;
Articulation des textes
Parenthèses (p. 5 à 9 ; p. 12-13) ;
Actrice II
Thème « miroir » (p. 10)
Actrices I et II, décalées
Trame extraite de La Tragédie
Espagnole (p.16-17)
Actrices I et II,
superposition décalée
99
Actrice I
DURNEY, D., « La règle du jeu », dans : GINDT, A., Georges Aperghis : le corps musical, Arles, Actes
Sud, 1990, p. 236-237.
70
(dérangement de la
compréhension)
Scène III
Aria : Hieronimo
Tableau II
Extrait Pétrarque
Actrice I, chanté
Trame extraite de La Tragédie
Espagnole (p.19-22)
Actrice I chanté ;
Quelques échos dans la
partie de l’actrice II à la
page 22
Insertions : extraits de citations,
parenthèses (p. 23-24)
Actrice I chanté ou parlé ;
actrice II parlé
Superposition : Insertions et
parenthèses (extraits et citations)
et
Trame extraite de La Tragédie
Espagnole (p. 25-27), avec à la fin
allusion métalinguistique
Actrice II, parlé
Trame extraite de La Tragédie
Espagnole (p.29 à 32)
Alternance : actrice I
(chanté) et actrice II
(parlé)
Thème « miroir » (p. 31)
Personnage d’Arlequin (p. 32)
Violoncelliste (parlé)
Guitariste (parlé)
Actrice I, chanté ou parlé
Trame extraite de La Tragédie
Actrice I (chanté)
Espagnole, puis extraits de citations
en italien et français (p.33-36) ;
Cela se superpose à :
- l’alternance de parenthèses et
Actrice II (parlé)
courts extraits de la trame
principale
Actrice II (parlé)
Trame extraite de La Tragédie
Espagnole (p.37), puis extraits de la
trame de Don Juan et parenthèses
(p. 38)
Actrice I (chanté)
Cela se superpose à :
- travail vocal sur des phonèmes et
citations Pétrarque
Trame extraite de La Tragédie
Actrice I (chanté ou parlé),
Espagnole, puis extrait de Don
avec de rares imitations
Juan, puis parenthèse
décalées de l’actrice II
métalinguistique (p.39-42)
(parlé)
Le « théâtre de Cassandro », avec
Actrice I (chanté)
des insertions issues du monologue
d’Hieronimo
Superposé à :
71
Récitatif :
commentaire
- parenthèses (l’histoire de la
marionnette, l’histoire de l’opéra,
de Don Juan, des scènes délirantes
dans un théâtre…) – p. 43-47
Actrice II (parlé)
- « les spectateurs » ;
Pot-pourri mélangeant plusieurs
sujets : la trame d’Hieronimo, celle
de Don Juan, des parenthèses au
sujet du théâtre, un concours de
chant entre les personnages de
Commedia dell’Arte (p. 48-53)
Parenthèses au sujet du théâtre, du
jeu d’échecs, de l’église et des
marionnettes (p. 54)
Actrices I et II et bande
magnétique
Texte mélangeant le scénario
concernant Hieronimo avec des
allusions métalinguistiques à une
réalisation de l’opéra Don Giovanni
p. 55 à 58)
Dialogue entre Arlequin et
Hieronimo, trame mixte issue de La
Tragédie espagnole et de Don
Giovanni. Dialogue ponctué par des
parenthèses (« marionnettes ») –
pages 59-60.
Actrices I (chanté,
éventuellement parlé) et II
(parlé, commentaires
ponctuels relativement
superposés)
Actrices I (chanté,
éventuellement parlé) et II
(parlé, commentaires
ponctuels relativement
superposés)
Reprise de la phrase initiale de
l’ouverture (p. 61/63).
En même temps,
Monologue dirigé à un peintre
Le monologue prend une autre
tournure et reprend des fragments
de l’aria d’Hieronimo (trame issue
de La Tragédie espagnole), p. 6465.
Actrice I, chanté.
« Miroirs », p. 65.
Actrice I ; chanté, seule
Arlequin reprend des fragments de
l’aria d’Hieronimo, y rajoute des
idées métalinguistiques
(« automates », « l’art »), p. 66.
Actrices I et II à l’unisson,
crié.
« Marionnettes », p. 66.
Actrice II seule, chuchoté.
Délire poétique (une sorte de
Actrices I et II, parlé, à
72
Actrices I et II (parlé),
superposées, sans rapport
direct entre ce qu’elles
disent ; à la fin, phrase en
unisson
Superposé à
Actrice II, parlé
Monologue dit
pratiquement en entier à
l’unisson et à cappella par
les deux actrices.
Entracte
« suite » du monologue de
Hieronimo, toujours rempli de
douleur), p. 67.
l’unisson et à cappella
pratiquement jusqu’à la
fin.
La musique revient, le texte est
moins poétique et reprend la trame
principale de La Tragédie
espagnole, p. 68 – 70.
Actrice I, chanté ou parlé.
Ponctuations métalinguistiques
(« le public »), p. 69 – 70.
Chant exprimant la douleur, extrait
en italien de Pétrarque (p. 71 – 72).
Actrice II, parlé, en
alternance avec l’actrice I
Actrice I, chanté, sur un
cantus firmus instrumental
Le marionnettiste, parlé
Finale
Texte de Don Juan, le joueur de
marionnettes, adressé à l’actrice I,
p. 72.
Multiples superpositions citant
plusieurs références et scénarios : la
trame de Don Juan, celle de La
tragédie espagnole, les thèmes du
« miroir », du métalangage, de la
peinture, …
Les actrices I (chanté) et II
(parlé), Don Juan (parlé) et
Leporello (parlé), dans des
superpositions multiples et
variées.
II.1.5 Les couleurs et textures sonores du récit
Aperghis travaille des éléments surtout liés au timbre (plus qu’à la mélodie, à
l’harmonie et au rythme) pour caractériser ses personnages et mettre en valeur l’expression
des actions et des situations dramatiques. La tragique histoire… explore ainsi une large
palette de timbres vocaux, modes d’émission, expressions et effets vocaux, notamment dans
la partie du chanteur. La scène II est exemplaire : en plus des modes de jeu courants décrits
dans la partition, le chanteur doit chanter de façon « nasale » et « à moitié étranglé »100.
« Plusieurs de ces techniques d’écriture ont pour point commun l’utilisation des impuretés
du son vocal. Loin de gommer les accidents sonores, et d’éviter ce qu’il y a de bruit non
travaillé dans la voix, Aperghis laisse s’amalgamer au timbre du chanteur des éléments
organiques tels que le souffle, halètement, respiration, ou encore des attitudes vocales
proscrites comme le son poitrinaire »101.
100
101
APERGHIS, G., La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 26 et 27.
DURNEY, D., dans : APERGHIS, G., Tristes tropiques [notes de programme], op. cit., p.33.
73
La recherche de différents timbres et sonorités se fonde sur l’exploration de
différents sources sonores et différents effets instrumentaux qui ont un fort pouvoir
évocateur d’impressions et souvenirs ; elle fait partie des moyens techniques les plus
éfficaces du théâtre musical de Georges Aperghis. Le timbre sert ainsi à Aperghis comme
une forme de caractérisation des personnages, scènes, ambiances et actions du théâtre. Tout
comme pour la voix, qui se permet par le changement de couleur un changement de
« personnage »102, la guitare va, dans La tragique histoire…, explorer la capacité de
caractérisation gestuelle et théâtrale du timbre.
C’est donc ces différentes « voix » qu’Aperghis explore dans une recherche musicale
essentiellement fondé sur le timbre. Comme dans plusieurs de ses partitions103, Aperghis
travaille le matériau sonore de la voix et demande aux chanteurs, par exemple, de déformer
leur voix. Il emploie plusieurs techniques pour un traitement « instrumental » de la voix
chantée : le Sprechgesang, le chant pur, le chuchotement, la bouche fermée, le cri aigu, la
voix de tête, le fausset, la voix nasale, la voix nasale déformé, les trilles, les tremolos, les
vibratos, les glissandi, les sforzandi et les petits ornements.
La Scène I est un exemple intéressant de la façon dont la même chanteuse caractérise
le changement de personnages par un changement d’émission vocale : Horatio et
Bellimperia sont incarnés en Sprechgesang, éventuellement chuchoté, étant le registre de
Horatio plus grave que celui de Bellimperia ; les phrases de Pedringano, par contre, sont
chantées.
Dans le tableau II, la chanteuse caractérise ses personnages avec des différents
timbres vocaux : le garde I possède une « voix nasale – déformée »104 ; Hieronimo a du
Sprechgesang, du chant et du chant avec la bouche fermée ; le garde II, du parlé simples.
L’exemple suivant, extrait de la Scène II (p. 19-20) montre un même personnage
(Bellimperia) qui change constamment de mode de jeu : fausse voix de tête, Sprechgesang,
voix de tête et nasal.
102
Dans l’introduction à la partition de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir, le
compositeur indique : « mezzo – soprano – interprétant successivement différents rôles (différentes voix) ».
103
A l’exemple de Jacques le Fataliste, « fermer la bouche comme pour siffler, siffler dans l’aigu », Histoires
de loup : « fermer la bouche et le nez avec les mains », Je vous dis que je suis mort : « parlé avec les dents
serrées ».
104
APERGHIS, G., La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 55.
74
Exemple musical n. 5
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo… [partition], p. 19, partie de l’actrice I.
© Editions Amphion/Durand
L’effet nasal est combiné, dans une partie à notation graphique, à un vibrato où la
forme du dessin inspire un timbre particulier :
Exemple musical n. 6
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo… [partition], p. 20, partie de l’actrice I.
© Editions Amphion/Durand
Aussi le chuchoté et le rire apportent à la voix chantée de La tragique histoire… des
possibilités coloristiques nouvelles. Voici d’autres exemples du travail timbrique d’Aperghis
extraits de la partition de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir :
•
•
•
•
la voix nasale et déformée (page 55), où la caractérisation timbrique est
directement en lien avec l’interprétation du personnage Garde I (théâtralisation) ;
les notes étouffées et bruitage dans la partie des deux instruments (p.56) ;
Coups percussifs sur la caisse de résonance (parties de guitare et violoncelle, p.
59 -60) ;
l’usage d’instruments de percussion : le violoncelliste joue du tomtom et le
guitariste, du bongo. Il leur est indiqué : « max. d’activité » (p. 70).
II.1.5.A La saturation du son : le fortissimo et le suraigu
Outre ces indications explicites de changement de timbre, le compositeur opère aussi
des modifications indirectes de couleur instrumentale et vocale. Par exemple, quand il
indique dans la partie de guitare de forts contrastes dynamiques, la saturation du son que
peut engendrer les notes en fff entraîne aussi un changement de timbre. De façon identique,
on retrouve dans la partie vocale de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de
son miroir des notes très aiguës, qui déforment la couleur de la note. L’emploi de notes
aiguës, demandant un effort considérable de la part de l’interprète ou dépassant les registres
habituels de l’instrument, est un exploit cher au compositeur, comme lui-même explique :
75
« Dans l’aigu je recherche sûrement une tension que je ne trouve pas dans le grave, par
exemple le violoncelle est souvent dans l'aigu, la clarinette basse joue comme une clarinette
en sib. Les instruments jouent dans des registres "inconfortables" qui donnent une couleur
particulière (…)
Très souvent j’utilise des voix de femmes très aiguës, j'ai du mal à me limiter vers
l'aigu »105.
Les effets timbriques obtenus en saturant les registres aigus sont à observer, par
exemple, dans d’autres œuvres, en plus de La tragique histoire.., telles que Happy end et
Hamletmaschine. Madlener décrit ces registres aigus comme un « effet de l’enfermement »
dans cette œuvre106.
105
Le théâtre musical de Georges Aperghis [Compte-rendu du stage de formation organisé par le Pôle National
de Ressources Musique et Voix Nord-Pas-de-Calais, source en ligne], p.8-9.
106
MADLENER, F., Hamletmaschine [livret], Bruxelles, Enki (Ictus ensemble), 2002, p. 19.
76
II.2 Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio de S. Bussotti : l’écriture instrumentale, le
fantastique et l’aspect pictural
Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio sont des œuvres qui se situent à michemin entre l’opéra traditionnel et un théâtre musical où les fondements esthétiques
traditionnels seraient constamment niés, remis en question, interrogés. L’aspect mythique, si
souvent associé à l’opéra, à la magie que ce genre instaure, est un aspect que Bussotti
explore volontairement, tandis que d’autres aspects de son œuvre laissent entrevoir que le
compositeur joue avec la tradition tout en l’interrogeant.
Les deux œuvres portent en elles cette ambiguïté de contenir des éléments « de
consommation », notamment une esthétique du moderne liée à la présence sur scène de
costumes, objets et machines particuliers – comme une moto – et à une sexualité mise à nu
de manière dé-sacralisée, banale et contemporaine.
L’ écriture musicale, vocale et instrumentale de Bussotti obéit à un idéal esthétique
« fantastique », où les composantes (qui sont de toute nature, musicale ou extra-musicale)
fonctionnent comme des couleurs à l’intérieur d’une œuvre quelque part « visuelle »,
« picturale » mais aussi intrinsèquement théâtrale. Dans Lorenzaccio et Nuovo scenario da
Lorenzaccio, la guitare rejoint avec son timbre et ses qualités expressives les autres
« couleurs » d’une vaste palette pour participer à une grande composition, où prévaut une
conception plastique opulente et fantaisiste.
L’écriture instrumentale, aussi exubérante que les autres ingrédients de ce théâtre,
échappe à une logique discursive, mais s’avère tout de même profondément théâtrale, dans
le sens où elle cherche à atteindre une théâtralité « pure ». Elle s’avère aussi, et
paradoxalement, proche de l’idée de musique pure, car elle s’intéresse à la simple
expressivité du « timbre » et du « son » de l’instrument.
77
II.2.1 Le format opératique de Lorenzaccio
Giovanna Morelli, qui a écrit un livre dédié à la biographie et à l’œuvre de Sylvano
Bussotti, observe que la prolifique production opératique de ce compositeur contemporain
est unique107.
L’opéra Lorenzaccio (1968-1972), d’une durée de 3h 25m, est écrit en trois
langues : italien, allemand et français. La préface définit l’œuvre comme un “melodramma
romantico danzato in 5 atti, 23 scene e 2 fuori programma in omaggio al dramma omonimo
di A. de Musset.”108
L’opéra est joué par des chanteurs solistes, un chœur, des comédiens, danseurs et
mimes sur scène, et est accompagné d’un orchestre assez grand, composé de cordes, bois et
cuivres, percussions diverses dont un xylophone et un vibraphone ; un célesta, un
harmonium, un glockenspiel, deux guitares amplifiées et deux harpes.
À première vue, les caractéristiques structurelles de Lorenzaccio semblent
correspondre aux « exigences » d’une œuvre d’opéra109. En effet, dès la première scène de
l’opéra, Bussotti crée une ambiance sonore pleine de suspens, qui semble correspondre aux
attentes d’un auditeur écoutant le début d’une « fable mise en musique ».
Pourtant, au fur et à mesure que les deux œuvres avancent, Bussotti casse la
structure-type présente dans un opéra traditionnel et innove le langage par l’introduction de
différentes techniques et formes musicales non dramatiques, éléments littéraires, recours
scéniques. C’est là où se trouve l’aspect avant-gardiste de cette œuvre, qui se réclame tout à
la fois de la tradition théâtrale et des acquis expérimentaux de la deuxième moitié du
vingtième siècle ; qui est à la fois formellement structurée à la manière des « classiques » et
déconstruite. Bussotti insère à l’intérieur même de ses œuvres sa propre critique,
l’interrogation sur son propre statut.
Cela n’empêche pas que Lorenzaccio relève d’une esthétique quelque part reliée
aux idéaux d’une rencontre fusionnelle des arts, comme dans le Gesamtkunstwerk. Nous
107
MORELLI, G., Dopo il melodrama, Pisa, Edizioni ETS, 2009, p. 9.
« Mélodrame romantique dansé en 5 actes, 23 scènes et 2 hors programme en hommage au drame
homonyme d’Alfred de Musset ».
109
C’est dans cette perspective que Bussotti réintroduit dans Lorenzaccio le modèle narratif, l’incarnation du
mythe, qu’il adopte encore plusieurs aspects formels typiques de l’opéra, comme l’alternance de récits et aires.
108
78
verrons que, si dans l’opéra Lorenzaccio la conception du « drame » et d’un « art
total » restent fortement présents, dans Nuovo scenario da Lorenzaccio en revanche la trame
est encadrée de façon libre, en adoptant une présentation informelle telle que la « forme
concert de musique de chambre ». En s’éloignant davantage des conventions de l’opéra,
Nuovo scenario… se définit comme un exemple du théâtre musical pratiqué dans la
deuxième moitié du XXe siècle.
II.2.1.A « The Rara Requiem », une conclusion non opératique
Lorenzaccio connaît, au niveau structurel, un tournant définitif vers les deux tiers
de sa durée, qui déséquilibre et déjoue toute pensée linéaire basée sur la conception narrative
de l’opéra. Si l’on pense à la trame de Lorenzaccio elle-même, nous pouvons dire que
l’opéra « finit » à la fin de la première partie (avant le troisième acte). En effet, la conclusion
du deuxième acte anticipe l’idée de la mort de Lorenzo de Médicis, assassiné traîtreusement
dans une rue de Venise, sauf que cet assassinat (qui devrait conclure l’histoire) est
« camouflé » dans un rêve de Lorenzo, comme une sorte de présage et dans une atmosphère
sensuelle110. La mort devient donc une idée sublimée, à nouveau insérée dans un contexte
onirique et mythique.
“Il sogno premonitore è anche un ulteriore espediente per la presa di distanzia dalla fabula,
totalmente prevedibile proprio nella sua qualità di storia già narrata, incorniciata dalla
presenza romantica di Musset e infine risolta nel qui ed ora dell’altra favola che narra di un
teatro presente e del suo autore: il cantastorie Musset-Bussotti con il suo libro, uno dei tanti
libri presenti, come emblemi di storia e di memoria, nell’iconografia di questo teatro”111.
« The Rara Requiem » (1969) constitue la partie qui doit « conclure » l’opéra,
même si son contenu littéraire et expressif diffère complètement des autres mouvements de
110
C’est aussi le cas de la mort « sensuelle » d’autres personnages emblématiques du théâtre bussottien, tels
qu’Hippolyte dans Le Racine, Heliogabalus dans Phaidra-Heliogabalus et le jeune arabe dans Le rarità,
Potente.
111
« Le rêve prémonitoire est aussi un expédient ultérieur pour la prise de distance par rapport au mythe, tout à
fait prévisible même dans sa qualité d’histoire déjà racontée, encadrée par la présence romantique de Musset et
enfin installé dans l’ici et maintenant du conte de fées qui parle d'un théâtre présent et de son auteur : le conteur
Musset-Bussotti avec son livre, l'un des nombreux livres qui y sont, comme emblèmes de l’histoire et de la
mémoire, dans l'iconographie de ce théâtre », dans : MORELLI, G., op. cit., p.38.
79
Lorenzaccio112. De façon atypique, cette conclusion est particulièrement longue (d’une
durée d’une heure et quinze minutes).
« The Rara Requiem » intègre quatre chanteurs solistes, un chœur mixte et un
orchestre sans cordes, un effectif qui correspond au modèle du requiem. Bussotti ajoute à ce
modèle d’autres musiciens : un sextuor vocal mixte (deux sopranos, deux ténors, baryton et
basse) – dont la composition est identique à celle de l’ensemble « Luca Marenzio », de
Rome, lui faisant ainsi hommage – et des instruments solistes dont la guitare. Voici l’effectif
complet de « The Rara Requiem » :
-
quatre voix principales (soprano, mezzo-soprano, ténor et baryton)
un sextuor vocal mixte de solistes (deux sopranos, soit une soprano et une mezzosoprano, un contre-ténor, un ténor, un baryton et une basse)
un chœur (10 sopranos, 8 mezzo-sopranos, 10 ténors, 10 barytons et 10 basses)
trois percussionnistes
un orchestre d'instruments à vent
une guitare
un violoncelle
un piano
une harpe
Le texte de « The Rara Requiem » inclut des thèmes liés à l’amour, ainsi que des
allusions à la mort, à la douleur et au deuil, et des références à Rome et aux romains (comme
dans les parties L et M, « romano a-m-o-r amore oma, ROMA, mo – Rara »).
Pour Morelli, c’est la présence de l’auteur sur scène (ici il devient « Sylvano »,
nom cité à maintes reprises dans le texte) – et la mise en abîme permanente –, qui fait le lien
entre les parties 2 et 3 au moment où le drame de Lorenzo est abandonné113.
« Rara » est un mot qui apparaît systématiquement tout au long de l’œuvre de
Bussotti. D’où vient ce mot ? Quelle est son origine et sa raison ? Selon Bussotti lui-même,
« rara » a
plusieurs significations : d’une part, « rara » est une sorte d’alter ego du
compositeur lui-même ; R et A sont les initiales du danseur Romano Amidei, à qui Bussotti
dédie « The Rara Requiem » – Romano avait dansé en 1965 pour la création de la Passion
selon Sade à Palerme. Bussotti raconte qu’il avait offert des boutons de manchettes à
Romano Amidei avec ses initiales (« r » et « a ») et, en le voyant avec les bras croisés lors
112
En effet, la dramaturgie de Lorenzaccio est articulée selon une opposition fondamentale entre le début,
l’opéra proprement dit (parties I et II ; actes I, II et III) et le Requiem de l’opéra (partie III ; actes IV et V).
113
MORELLI, G., op. cit., p.40.
80
qu’il portait son cadeau, le mot « rara » se formait. Bussotti aurait adopté l’expression dès ce
moment114.
Bussotti donne lui-même une explication pour le mot « rara » :
“Rara è Musa, Maestà, Ispirazione
Rara è la persona amata, vive ed è giovine
Una gattina più rosa che grigia
La trasfusione sanguigna, ininterrota e nuda della vita nel teatro.”115
« Rara » désigne enfin tout un ensemble de compositions antérieures, qui sont
citées dans « The Rara Requiem », dans un dense tissu où les extraits deviennent
inidentifiables. A l’image de cette œuvre, la citation et la référence au passé sont des
procédés de création fondamentaux chez Bussotti116. « The Rara Requiem » porte en soi
cette caractéristique d’être un « Éloge à la musique », de faire hommage tantôt aux œuvres
précédentes de Bussotti (dans une démarche d’autoréférence et de métalangage) comme aux
compositeurs et œuvres qui ont marqué l’Histoire de la musique.
Quant au mot « Requiem », la référence à la mort est évidente. Bussotti avoue qu’il
ne pensait pas à la mort de quelqu’un en particulier, ni à la mort d’un des personnages de
Lorenzaccio (c’est-à-dire que la suggestion funèbre du mot « Requiem » ne fait pas
référence au décès, dans l’histoire de Musset, de Lorenzo de Médicis). Le compositeur ne
114
BUSSOTTI, S., [Interview], Milan, 14/04/2010.
MORELLI, G., op. cit., p.41.
116
Les citations et intertextes littéraires et musicaux sont nombreux dans les deux œuvres étudiées de Bussotti.
Ainsi, les mouvements et scènes initiales de Lorenzaccio utilisent plusieurs citations littérales, comme
montrent les exemples de « Notturno », qui cite un texte de Bracaloni, et des autres deux parties de
« Minnelied » (« Meridiano » et « Tramontana »). Notamment « Tramontana » est une scène sous la forme
d’une chanson à saveur populaire, accompagnée de deux guitares sur un texte en français très poétique. Le
texte et la mélodie, nullement présents dans l’original de Musset, s’inspirent d’une chanson de Francesco Paolo
Tosti (1846- 1916), chanteur et compositeur en vogue pendant la Belle Époque selon une note présente au sein
de la partition de Nuovo scenario da Lorenzaccio. Quant à “The Rara Requiem”, c’est là où l’outil de la
référence atteint son apogée. Le mouvement est ainsi composé d’un dense tissu de citations, de références à
d’autres œuvres antérieures et de textes issus de 23 auteurs de différentes époques en plusieurs langues.
Néanmoins, toutes ces citations ne sont pas facilement identifiables ni compréhensibles à cause du traitement
que Bussotti donne au texte ; elles fonctionnent ainsi parfois comme des allusions. Citons quelques exemples
des citations présentes dans « The Rara Requiem » :
• Le premier tableau, qui cite un poème extrait de la page soixante-trois du livre du poète italien Sandro
Penna (né le 12 juin 1906 à Pérouse et mort le 21 janvier 1977 à Rome);
• La partie K, qui cite un poème de Stéphane Mallarmé écrit pour célébrer la mort de Verlaine. Dans ce
poème, Mallarmé met l’accent sur l'éternité et l’inscription de Verlaine dans la postérité. Les mêmes
vers ont été également et précédemment utilisés par Pierre Boulez dans Pli selon pli (1957-1962) .
• Les parties P et Q de « The Rara Requiem » qui citent les personnages d’opéra appartenant à l’histoire
du genre. Il est important de remarquer que Luciano Berio a, lui aussi, introduit dans son œuvre ce
même recours de la citation d’autres opéras.
115
81
saurait pas expliquer le lien entre l’histoire tragique de Lorenzo et le mouvement « The Rara
Requiem »117, ce qui montre que Sylvano Bussotti ne cherche pas une « cohérence » du
point de vue narratif. Pour lui, l’unité de la composition passe par un autre registre que celui
d’un opéra traditionnel, où le facteur littéraire aurait un plus grand poids structurant, et se
transfère progressivement, surtout dans « The Rara Requiem », sur le plan sonore.
Comme ultime analyse du titre de ce mouvement, nous pouvons entrevoir un désir
d’exprimer l’éternel retour du même (ici à travers la récurrence de la lettre « r » dans « The
Rara Requiem »), ce côté mythique que Bussotti aime représenter118.
Bussotti attribue à « The Rara Requiem » tout ce qui restitue l’idée du sublime, liée
aux notions d’amour et de tendresse, ainsi qu’à l’imaginaire fantastique (chevaliers, miracle)
et aux éléments de la nature (lune, fleur, étoile). C’est ainsi que « The Rara Requiem »
donne comme conclusion à l’opéra de Bussotti, inspirée d’une œuvre littéraire, un objet non
littéraire. Cet objet, constitué essentiellement de sons et de timbres (avec ce potentiel
coloristique particulier que possèdent la voix et la guitare, celle-ci assumant en outre la place
atypique qui est la sienne au sein d’un orchestre), n’est rien d’autre qu’un éloge à la
Musique – un éloge baroque dans ses couleurs chargées. Cet éloge possède une évidente
ambition fantastique : c’est la musique, c’est le son qui règne, et le drame de Lorenzaccio
échoue ainsi dans un océan sonore où la masse chorale, dense, omniprésente, absorbe le
spectateur de l’intérieur, et le fait presque se noyer dans cette véritable fantaisie sonore.
Confus, le spectateur a perdu le fil de l’histoire, mais il l’a aussi oublié, ébloui par la lumière
picturale de « The Rara Requiem ».
117
BUSSOTTI, S., [Interview], Milan, 14/04/2010.
Cet aspect symbolique est visible dans d’autres œuvres de Bussotti, notamment dans le « s » répété dans les
deux éléments clés de L’ispirazione : la chanson « Studia Sempre » et l’ensemble « Solisti Seculum ».
118
82
II.2.2 Le format de chambre de Nuovo scenario da Lorenzaccio
Plus de vingt ans après la première de son opéra Lorenzaccio, Sylvano Bussotti en
écrit une version raccourcie, avec un effectif plus petit et davantage d’interventions
purement théâtrales : Nuovo scenario da Lorenzaccio (1972 – 1993). Son contenu littéraire
est en grande partie extrait de l’opéra, en particulier du premier acte, dans une moindre
mesure du deuxième acte (comme la scène 5 et en particulier les tableaux « illuse » et
« apparve ») et du troisième acte – scènes huit (« sipario storico ») et neuf (« Minnelied »).
« The Rara Requiem » (actes 4 et 5 de l’opéra) est complètement laissé de côté, alors qu’une
partie plus importante d’extraits en français, seulement parlés, du texte original de Musset
est introduite.
L’idée de Nuovo scenario a Lorenzaccio trouve son origine déjà lors de la
réalisation de Lorenzaccio. Dans cet opéra, Bussotti avait inventé le concept des « chambres
bussottiennes de réflexion »119 à partir d’une notion tirée des « théâtres dans un fauteuil »
d’Alfred de Musset120. A l’intérieur d’une « chambre bussottienne de réflexion », Bussotti
place, par exemple, la scène V de 2e acte, où Alfred de Musset et George Sand discuteront
sur la culture avec le jeune peuple florentin, en parlant des « merveilleux rites de l’opéra en
musique ».
Grâce à son aspect d’ « à parte », la « chambre bussottienne de réflexion » propose
un moment théâtral plus intimiste (avec lequel la guitare, en tant qu’instrument de musique
de chambre, s’accorde plus) ; de sa qualité de dialogue et discussion naît une nature plus
distanciée et métalinguistique : les personnages peuvent y rentrer pour faire des réflexions et
les partager avec le public. Nuovo scenario da Lorenzaccio est né de l’idée de développer ce
potentiel théâtral plus minimaliste des « chambres bussottiennes de réflexion ».
Par conséquent, Nuovo scenario a été pensée par le compositeur dans un cadre
beaucoup plus libre que l’opéra, pouvant, selon la préface de l’œuvre, être mis en scène dans
le contexte d’un concert musical ou symphonique, ou d’une « cantate scénique et
chorégraphique », où les décors, costumes (pouvant être simplifiés), éclairage et
mouvements seraient rajoutés librement.
119
Déjà présentes dans l’opéra Lorenzaccio, les « chambres bussottiennes de réflexion » sont partie du décor :
Bussotti établit un petit espace d’un côté de la scène où il met un petit parloir avec un divan, une table, une
lampe, etc.
120
Musset nomme ainsi certaines de ses pièces – dont Lorenzaccio – à cause de leur difficulté de réalisation.
83
Nuovo scenario da Lorenzaccio a un effectif plus réduit concernant les
chanteurs/comédiens :
- un comédien qui est aussi guitariste soliste : personnage de Lorenzaccio
- un ténor121 : personnage du duc Alessandro de Medici
- une soprano soliste : personnage de Mara Soderini
On retrouve par contre un orchestre de taille symphonique (avec une deuxième
guitare, ainsi que deux harpes, un piano, un célesta, un harmonium et une large section de
percussion). Il n’y a toutefois pas de chœur. Selon la préface de l’œuvre,
“Questo scenario – tratto dal Melodramma romantico danzato LORENZACCIO, un
originale multilingue di Sylvano Bussotti, con testi i frammenti diversi, in omaggio al
dramma omonimo di Alfred De Musset (1968-72) –si puo anche rappresentare come cantata
scenica e coreografica”.122
II.2.3 L’argument principal de Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio
Dans le contexte historique où Lorenzaccio est écrit, les années 1970, cette œuvre
de Bussotti pose les questions les plus cruciales qui traversent le théâtre musical de son
époque, comme l’avait fait le chef-d’œuvre de Luigi Nono, Prometeo : Quel est le sens
esthétique d’un opéra ? À l’époque, le théâtre musical regardait l’opéra comme un ennemi,
et en même temps le citait constamment en tant que genre dépassé. Lorenzaccio se propose
justement ce questionnement, et se définit dans son langage ambivalent, à la fois proche et
éloigné de celui de l’opéra.
Lorenzaccio répond ainsi à l’énigmatique et question-phare du théâtre musical
contemporain : « pourquoi a-t-on besoin de musique ? ». Il ouvre une large palette de
possibilités d’exploration d’un langage frais, sans compromis avec la tradition opératique
avec laquelle il rompt. Ce langage est basé sur un goût pluri – artistique, où l’intermédialité
constitue une partie cruciale du jeu, du non-discours. La musique a un rôle fondamental dans
cette structure déstructurée, même si elle ne construit plus un discours. Elle est le média le
121
Selon la préface de la partition, le ténor est, de préférence, noir.
« Ce scénario – extrait du mélodrame romantique dansé Lorenzaccio, un original multilingue de Sylvano
Bussotti, avec des textes et fragments divers, en hommage au drame du même nom d'Alfred de Musset (19681972) – peut aussi être représentée comme une cantate scénique et chorégraphique », dans : BUSSOTTI, S.,
Nuovo scenario da Lorenzaccio [partition], p.2.
122
84
plus évocateur, qui permet au compositeur d’aller le plus loin dans sa création, dans sa folie
pyrotechnique, dans son monumental anti-opéra. Dans ce contexte où prime l’élément
musical, les transformations que Bussotti fait subir au texte ont pour but de le faire servir la
musique.
Bussotti se sert d’un processus de mise en abîme (les écrivains Musset et Sand
apparaissent sur scène et récitent le texte de Lorenzo) pour promouvoir une discussion
autour du rôle de l’œuvre d’art123. Si le texte de Musset nous fait découvrir un personnage
principal – Lorenzo de Médicis – à la personnalité ambivalente (tantôt un idéaliste voulant
combattre la corruption politique, tantôt un assassin corrompu), nous verrons que Bussotti
profite de cette dualité pour discuter des questions relatives à l’art et au théâtre.
En même temps, Bussotti veut affirmer l’efficacité d’une musique qui prend le
relais de la trame pour mener le discours loin d’une narrativité, et pour faire jaillir une
théâtralité et une expression nouvelles. C’est ainsi que, dans Lorenzaccio, Bussotti cherche
et veut prouver la valeur artistique de la théâtralité pure, de la musique pure et de
l’expression pure.
« pour un écrivain (de) musique, ce n’est plus tellement la fin du personnage (même si
vous mettez en scène quelques textes, quelque chose, quelques actions) qui compte (qui
est la chose principale), mais la page musicale en soi, la fin d’une phrase, la fin d’un
accord »124.
Cela conduit à une temporalité multiple et non linéaire, où perdent leur effet tous
les outils de rhétorique et d’articulation musicale, présents dans le discours musical
traditionnel (le motif, les thèmes, leur développement), ainsi que les outils de construction
dramatique (comme l’intrigue et les rôles déterminés). Bussotti sublime, dans un sens
proche de celui exposé par Freud, la tension du drame de Lorenzaccio et le transforme en
une réflexion purement esthétique, comme on le voit dans « The Rara Requiem ». Visant à
toucher la sensibilité musical de l’auditeur, Bussotti abandonne le discours politique, le
destin des personnages et la fin des trames du scenario de Lorenzaccio.
Les versions musicales de Bussotti – et le Nuovo scenario da Lorenzaccio de
forme encore plus prononcée – dépassent les formes classiques de l’opéra et du théâtre. La
123
Alfred de Musset et Georges Sand sont les auteurs de deux œuvres littéraires qui inspirent Bussotti à écrire
son Lorenzaccio (voir p. 89).
124
BUSSOTTI, S., [Interview], Milan, 14/04/2010.
85
recherche tout à la fois d’une nouvelle théâtralité, avec une mise en scène basée sur un
dialogue non narratif entre le son musical et les composants de la scène, et en même temps
d’une musicalité autre, qui ne veut pas « servir » à un drame, caractérisent le nouveau
théâtre soutenu par Bussotti. Cette nouvelle musique, ce nouveau théâtre veulent se faire soimême expression gestuelle, théâtrale, dramatique.
La partie finale de « The Rara Requiem », correspondant à la lettre Y, donne un
exemple de cette nouvelle esthétique aux multiples composants. Cette partie présente sept
chanteurs, notés « 6 solistes et mezzo-soprano » seuls, qui chantent un texte basé sur les
mots-clés de « The Rara Requiem » :
1e soprano : « Rara rara rara rara n cora ra the requiem »
2e soprano : « respire rarara rancora e sempre spire spirale e sprit ancora o a m qui »
mezzo-soprano : « spirale ! spi razione rara respire ancora r se - pre rrr »
contre-ténor : « r l’enfant spirara rara ra ultima rara l’enfant ancora ra r’o rae sempre
requiem »
ténor : « esprit l’enfant spirale respira rancor e sempre ancora ror re sem rara ancor »
baryton : « l’en spira ti on r-a ra ra ra ra spirale r rara o rae sempre requ »
basse : « fantasia rara rara respire r-a-ra ancora ancora ra »
Le solo de guitare qui suit marque l’ultime retour à une écriture proche de la
musique « pure », pour conclure « The Rara Requiem ». Dans le fond, peu lui importe que
Lorenzaccio soit un opéra ou non, une forme contemporaine ou non. Lorenzaccio est certes
du théâtre musical, mais il possède un peu de tout, ce qui réjouit le compositeur et sans
aucun doute les spectateurs.
Exemple musical n. 7
« The Rara Requiem » [partition], p. 23 (Y) 125
© Editions Ricordi/Universal Music
II.2.3.1 L’« hyper art »
La recherche d’une théâtralité pure et d’une musicalité pure est en outre redevable
d’un amour profond du compositeur pour l’Art d’une manière générale. D’où la tendance
que les œuvres de Bussotti révèlent à parler d’opéra, d’art et de religion, à s’occuper de la
« forme » plus que du « fond », dans une esthétique qui est ici très stylisée, parfois intrépide
125
Voir p. 357.
86
et hyper théâtrale. L’opéra Lorenzaccio est, dans ce sens, illustrateur de cette esthétique
fantaisiste.
C’est ainsi que Bussotti finit par développer un goût pour une certaine exubérance
surnaturelle, parfois grotesque, une esthétique volontairement provocatrice destinée à
contester des valeurs établies, ce genre de démarche étant en fait, consubstantiel à sa
génération. Plusieurs de ses œuvres introduisent des objets, vêtements ou – encore plus
audacieux – des choix dans le texte et dans la mise en scène, qui font allusion à des
connotations sexuelles, ou à une esthétique homosexuelle. En autre, elles peuvent aussi
présenter des idées qui visent à briser une conception traditionnelle de l’art, de la musique et
du théâtre126.
Dans Lorenzaccio, Bussotti décline son goût pour la provocation à travers la création
des costumes, souvent en décidant d’exposer la demi-nudité de corps des interprètes : il
dessine ainsi des pièces telles que de simples cache-sexes, des gilets, demi-bustes, manchesbijoux et broderies qui couvrent une épaule ou une partie du buste de l’acteur, mais qui
laissent montrer la sensualité du corps
127
. Certains dessins et costumes de Lorenzaccio
intègrent toute sorte de fantaisie, allant même à inclure des chaînes, des bottes, des objets
qui rappellent un univers sado-masochiste.
En concevant ces costumes réduits à l’extrême, par la fragmentation de ce corps à
travers un costume découpé qui en révèle des parties isolées, Bussotti représente la chair et
sa mort, le rapport entre la sensualité et la fin tragique des personnages128.
126
Par exemple, dans le long-métrage Rara (1967-1969), sont représentés l’érotisme, la la libido,
l’homosexualité de Bussotti, ses amants, des corps nus, l’obsession du sexe masculin, l’androgynie
archétypique. Cette esthétique constitue le sujet même de l’œuvre, et quelque part se lie à un désir de parler de
soi, d’en faire une sorte d’autobiographie artistique. Un autre exemple se trouve dans La Passion selon Sade
(1965-1966), une de ses œuvres les plus connues. Il y a ici plusieurs épisodes singuliers, et notamment un
passage où le violoncelliste se sert de son instrument pour réaliser une scène mimée, totalement à part. Dans la
même pièce, la chanteuse Cathy Berberian fait scandale avec son vêtement osé, et lorsqu’au cours d’une scène
elle enlève un long gant en exclamant de manière suggestive le premier vers – qui commence par des lascifs
« oh ! » – d’un sonnet de Louise Labé (1524-1566), auteur du texte dont l’œuvre s’est inspiré. De la même
façon, dans Le Racine, piano-bar pour Phèdre, Bussotti part d’une pièce de Jean Racine (1639-1699), où
l’amour de Phèdre pour Hippolyte constitue déjà en soi une thématique subversive, mais remplace l’interdit de
l’inceste, contenu dans cet amour, par l’interdit de l’homosexualité.
127
L’exploration de la nudité de l’acteur est aussi présente dans les costumes pour des personnages tels que
Heliogabalus (dans Phaidra/Heliogabalus), Osiride (dans Oggetto amato), l’assassin (de Le rarità, potente),
Hippolyte (dans Le Racine) ou Corrado (dans Bergkristall).
128
Rocco Quaglia, danseur et compagnon de Bussotti, a souvent interprété des rôles dans les œuvres de
Bussotti habillé de cette façon. Dans ces rôles il y a fréquemment un goût volontaire pour le sordide, à travers
la recherche d’un « corps défiguré » : le corps des personnages est comme lacéré, et en cela consiste le
triomphe du corps chez Bussotti, que ses costumes aident à mettre en valeur.
87
« Bussotti, avec son exquise intuition, indique sur son bloc-notes : ‘ce corps devant être
démembré, il faut un collier, une manche, des gants, une résille, bref, tout ce qui peut se
détacher du tronc en suggérant la lacération, les différentes parties éparpillées étant très
précieuses…’ »129.
Chez Bussotti, les costumes, la nudité du corps humain, les décors, tout participe à
une sorte de transgression générale et à la création d’un univers fantastique. Ces « choses »
et « objets », traités de façon majoritairement « artificielle », participent activement, à côté
de la musique, à la composition d’un spectacle qui a des ambitions clairement mythiques. La
grande importance que Sylvano Bussotti accorde au rôle du metteur en scène est intimement
liée à sa vision d’un théâtre non-réaliste, mais plutôt plein de fantaisie. L’artifice est dans ce
sens un objet de culte dans le théâtre de Sylvano Bussotti, dont le but est celui de créer une
esthétique « fantastique ».
« Créer un opéra, pour Bussotti, signifie avant tout traduire en images la musique d’un conte
de fées. »130
II.2.4 Etude du traitement donné au texte
II.2.4.A Les sources littéraires et historiques de l’œuvre
Pour composer ses œuvres, Bussotti aussi se sert de sources littéraires nombreuses,
d’auteurs d’époques diverses, d’histoires plus ou moins célèbres, ainsi que de son journal
personnel, qu’il rédige régulièrement depuis très longtemps et qui lui sert de petit catalogue
d’inspirations.
Bussotti s’intéresse particulièrement à la tragédie, et à la Commedia dell’Arte, dont
son oncle artiste, Tono Zancanaro, lui fait découvrir l’univers et les personnages
129
PREMOLI, A., Mode et musique dans les costumes de Sylvano Bussotti, Paris, Dessain et Tolra, 1986,
p.111.
130
Idem, p. 5.
88
emblématiques tels qu’Arlequin et le concept d’un théâtre de masque. Notons en passant que
cette Commedia dell’Arte qui attira notamment les Futuristes pour ses qualités
d’improvisation et de liberté scénique.
L’objet principal sur lequel se base le scénario de l’opéra Lorenzaccio (1968-1972)
suit une tendance du théâtre musical italien131, qui est l’intérêt pour des aspects
biographiques de personnages historiques, figures mythiques ou des héros de textes
littéraires. Ainsi, Lorenzaccio tire son inspiration, son questionnement esthétique et sociopolitique, sa trame et la plus grande partie de son contenu en texte chanté et parlé, de
l’œuvre d’Alfred de Musset (1810-1857), Lorenzaccio (1833).
Cette pièce de Musset est elle-même inspirée par un texte qui lui précède de
seulement deux ans, Une conspiration en 1537 (1831) de George Sand (1804-1876)-de son
vrai nom Amantine Aurore Lucile Dupin, qui avait été pendant quelques années amante de
Musset.
De plus, la trame de Lorenzaccio trouve son origine dans un événement historique
réel : l’assassinat d’Alexandre de Médicis, duc de Florence, par son cousin Lorenzo de
Médicis en 1537. Cette page de l’histoire de Florence est déjà commentée au XVIe siècle
par l’historien et poète florentin Benedetto Varchi (1502-1565) dans son ouvrage Storia
Fiorentina. Dans ce livre, traduit en français en 1754, et utilisé par George Sand pour
dresser la trame de son texte, les motivations réelles qui ont mené Lorenzo à réaliser ce
crime ne sont pas clairement identifiées.
Musset saisit ce fait dans son œuvre, et donne à son personnage principal plusieurs
dimensions : Lorenzo, par un phénomène de dédoublement de sa personnalité, est en même
temps un héros, un pervers, un idéaliste et un orgueilleux. Le drame de Musset est
entièrement traversé par un pessimisme politique profond : l’homicide du duc de Florence
ne permet en aucune manière d’améliorer une situation politique extrêmement corrompue,
cette corruption que Lorenzo voulait précisément combattre par son geste. Dans la lecture
que nous propose Musset, Lorenzo de Médicis est ainsi tantôt un symbole de l’utopie
humaniste – puisqu’il a un objectif existentiel de « tuer un tyran » - tantôt un virulent
131
Les musicologues Tortora et Maehder constatent la prédilection du théâtre musical expérimental italien pour
le texte littéraire, particulièrement dans les œuvres de Berio et Bussotti, Cf. TORTORA, D. M., « Vers un
théâtre musical et d’art : Spazio-Tempo (1967-1969) de Mario Bertoncini », dans : FERRARI, G., La parole
sur scène, p.184.
89
courtisan corrompu : ses deux facettes s’intègrent dans un personnage idéalisé
historiquement.
Bussotti ne se restreint pas au texte de Lorenzaccio, et introduit dans son opéra des
citations d’autres auteurs, ainsi que des auto-citations. Ainsi, l’opéra compte plus de trente
sources littéraires, qui vont de Tasso à Verdi en passant par Joyce, Rilke, Adorno, Leonardo
Da Vinci et Michelangelo132. Ces extraits littéraires interviennent sans arrêt dans la narration
principale, et finissent par la remplacer complètement dans la troisième partie (« The Rara
Requiem »).
II.2.4.B Procédure de construction formelle de Lorenzaccio et Nuovo scenario da
Lorenzaccio
L’opéra de Bussotti est divisé en trois parties, chacune sous-divisée en un ou deux
actes :
Partie I « L’Opera » : acte I « Romanticismo » ; acte II « Lorenzaccio »
Partie II « Italia mia » : acte III « La Repubblica »
Partie III. « The Rara Requiem » : acte IV « Rinascimento » ; acte V « Eros »
Cette répartition révèle une importante complexité structurelle, qui induit, lors de
la lecture de la partition, plusieurs incompréhensions133. Notamment dans la fin de la
132
133
MORELLI, G., Dopo il melodrama, Pisa, Edizioni ETS, 2009, p.39.
Voici un tableau explicatif de la structure de Lorenzaccio :
90
deuxième partie, quand la trame principale devrait se conclure, nous ressentons un certain
manque de clarté dans la réalisation. Cela est dû, notamment, au fait que la réalisation et la
structure même des parties se sont décidées lors de la création. Ainsi, l’ensemble des scènes
« Cinematografo per delitto di sangue » et « Arazzo » est structuré de manière très
particulière : tout d’abord, « Arazzo » est la « scène 12 », mais précède la « scène 11 ». Puis,
la première page d’ « Arazzo » est numérotée deux fois : 16 et 22. En suivant l’ordre des
pages du troisième acte, elle est en effet placée à la page 16. Pourtant, elle reviendra à
I. Parte prima – « l’Opera »
a) Atto primo – Romanticismo
1 – SCENA PRIMA – Un soneto del Tasso
2 –SCENA SECONDA – La mezzanotte
3 – SCENA TERZA – Romanza e ratto
4 – SCENA QUARTA – Popolo fiorentino
b) Atto secondo – Lorenzaccio
1 – SCENA QUINTA – L’amore come in sogno
1.1. svani
1.2. s’illuse
1.3. apparve
2 – SCENA SESTA – La vita è solo sonno
3 – SCENA SETTIMA – Dove la morte è un sogno
II. Parte seconda – « Italia mia »
c) Atto terzo – la Reppublica
1 –SCENA OTTAVA – Sipario storico
2 – SCENA NONA – Minnelied
2.1. Meridiano
2.2. Tramontana
2.3. Notturno
3 – SCENA DECIMA – Monodramma (mouvement instrumental composé de « immoto », « immoto
ancora », « libero e danzante », « lentissimo »)
4 – SCENA DODICESIMA – Arazzo
5 – SCENA UNDICESIMA – Cinematografo per delitto di sangue
III. Parte terza – « The Rara requiem »
d) Atto quarto – Rinascimento
e) Atto quinto – Eros
Les deux actes se suivent, divisé en lettres de C à Y.
91
l’identique dès la fin de la « scène 11 » . De même, la page 17 – ainsi que la page 16, une
section purement instrumentale – possède, en coin de page, trois numérotations : 17, 19 et
24. Cela montre que cette partie de l’ « Arazzo » a un rôle structurel, puisqu’elle revient à
plusieurs reprises134. Après un début de scène qui demande donc la reprise de cette page 17,
succède « Cinematografo per delitto di sangue », où il y a une « banda » (fanfarre) sur scène.
Ce mouvement n’est pas trouvable dans la version conservée par les éditions Ricordi.
La troisième partie, constitué de « The Rara Requiem », en plus d’être en fait une
partie composée à part et rajoutée à l’opéra, en donne d’autres exemples qui montrent
comme la partition telle qu’elle est présentée n’éclaire pas toujours sa réalisation. Pour en
citer un, Giovanna Morelli explique dans son ouvrage que Bussotti aurait mis à l’intérieur de
l’acte V certains textes et références absents de la partition manuscrite de Lorenzaccio que
l’on retrouve chez la maison d’édition Ricordi
135
. De plus, les parties de « The Rara
Requiem » ne sont pas indiquées comme « scènes », mais sont séquencées en lettres. Ici
aussi, Bussotti établit une section (une page nommée R/T, et une autre nommée S/U, qui suit
R/T) qui est photocopiée et insérée à deux endroits différents de la partition, afin de servir
comme agent d’un autre « retour cyclique ».
A son tour, Nuovo scenario da Lorenzaccio est composé de onze mouvements (en
général, ces mouvements correspondent à des scènes ou à des sous-scènes extraites de
l’opéra). Chaque mouvement ou groupe de deux mouvements correspond à une couleur136.
134
Pour illustrer ce fait, « Arazzo » et la page 16 reviennent ensuite en tant que page 22, mais littéralement
photocopiée à l’identique. Ce rôle structural, nous le verrons, peut être comparé à l’idée de retour cyclique, et
mis côté à côte avec la structure en miroir que nous avons attribuée à l’œuvre d’Aperghis.
135
MORELLI, G., op. cit., p.42.
136
Voici le tableau qui schématise la structure de Nuovo scenario da Lorenzaccio :
COULEUR
MOUVEMENT
Grigioverde
1 – Sipario storico
Roseo
2 – Un sonetto del Tasso
3 – La Mezzanotte
Grigioverde
4 – Minnelied
5 – Libero
Verdastro
6 – Aria di Mara
7 – Dove la morte è un sogno
Aureo
8 – « Rara »
92
II.2.4.C Comparaison de la structure de l’opéra Lorenzaccio avec le Nuovo scenario da
Lorenzaccio
D’emblée, le Nuovo scenario présente un assez grand nombre de caractéristiques
structurelles qui le différentient de l’opéra Lorenzaccio :
a) est présent un comédien qui récite pratiquement à chaque mouvement des textes en
langue française directement extraits du drame d’Alfred de Musset. Ces extraits du
texte sont d’autant plus visibles au sein de la partition qu’ils y ont été littéralement
photocopiés/coupés/collés. Comparé à l’opéra, Nuovo scenario condense plus
d’éléments dramatiques purement théâtraux, et cela par la simple présence de cet
acteur qui représente matériellement le personnage principal (Lorenzo) et qui récite
des extraits importants du texte théâtral de Musset, non présents dans l’opéra.
La théâtralité engendrée par la présence de ce comédien se répand davantage au
niveau des instrumentistes dans Nuovo scenario da Lorenzaccio, et l’on découvre des élans
rhétoriques, gestuels et théâtraux dans le pur discours musical lui-même. Un exemple se
trouve dans le monologue du comédien seul, inséré en plein milieu de « Di Petto » dans
Nuovo scenario. Si dans l’opéra, l’intervention parlée n’existait pas, ici la partie parlée
coupe de manière nette la partie musicale. Les autres lignes correspondent, dans les deux
versions, à des véritables unités de signification : Bussotti met des longs points d’orgue entre
la fin d’une ligne et le début de la suivante, qui marquent des coupures et séparations claires
entre les idées transmises dans le texte, et surtout dans les gestes musicaux de chaque
phrase, porteuse d’un élan propre. Nous pouvons donc lancer l’hypothèse que l’insertion du
monologue du comédien n’a fait que rehausser le potentiel rhétorique qui existait déjà,
latent, dans les gestes musicaux séparés par coupures dans « Di Petto ».
b) comme conséquence de la présence du comédien, la langue française y est plus
présente ;
c) l’œuvre est divisée, non plus en parties, actes, scènes et sous-scènes, mais en
Biondo
9 – Di petto
Verdino
10 – Immoto
Roseo
11 – Arazzo
93
mouvements regroupés en sections du nom d’une couleur. Chaque section de Nuovo
scenario est alors nommée selon une couleur : Verdino, Verdastro, Grigioverde,
Aureo, Roseo, Biondo137.
d) l’ordre
des
scènes
ou
mouvements
change :
par
exemple,
le
Nuovo
Scenario commence par « Sipario storico », un mouvement qui est présent dans
l’opéra au début du troisième acte ; l’opéra débute par la scène intitulée « Un soneto
del Tasso », scène qui apparaît en tant que deuxième mouvement dans le Nuovo
Scenario. Ainsi, dans Lorenzaccio, « Sipario storico » fonctionne comme un
interlude, tandis que dans le Nuovo scenario, en tant qu’ouverture : son rôle
structurel est plus fort.
e) il n’y a plus de chœur dans Nuovo scenario da Lorenzaccio : cela fait que certains
mouvements
et
parties,
notamment
« Siparo
storico »,
soient
purement
instrumentaux, tandis que dans l’opéra ils avaient un texte par dessus. Si dans l’opéra
ce texte et la mise en scène faisaient, comme nous l’avons vu, que la fonction
conclusive de « Sipario storico » soit évidente (en mentionnant et évoquant les idées
de « mort », de « peste », de la malédiction historique qui règnait sur Florence), ce
rôle structurel de la scène reste moins prononcé par l’absence du texte, mais est
transmis sous une forme purement sonore.
Il faut enfin observer que certaines indications de structure de la partition du Nuovo
Scenario ne sont pas très précises – notamment le placement des textes récités par l’acteur
entre les passages musicaux. Comme dans l’opéra, bien des choix structurels et de mise en
scène ne sont pas spécifiés dans la partition. Bussotti laisse-t-il définitivement aux
interprètes le choix de décider, ou bien les nouvelles versions doivent-elles se référer à la
version enregistrée par le B.O.B.138 et dirigée par Bussotti, promue version de référence et
« modèle de réalisation » ? Il est clair, en tous cas, que plusieurs détails de mise en scène, de
production et même de réalisation musicale et structurelle ont été faits et décidés
directement pendant la réalisation et l’enregistrement.
137
138
vert pâle, vert, gris-vert, or, rose, blonde.
« Bussottioperaballett ».
94
II.2.5 Les personnages
Dans l’opéra, la plupart des personnages principaux présents dans la pièce théâtrale
d’Alfred de Musset sont représentés par une voix chantée, certains personnages secondaires
sont représentés par des comédiens, et certains personnages rajoutés, de connotation
métalinguistique (les auteurs littéraires de l’œuvre de référence), sont joués par des
comédiens.
La version de chambre, Nuovo scenario da Lorenzaccio, réduit drastiquement la
représentativité vocale des personnages, puisqu’il n’y a pas autant de chanteurs dans
l’effectif d’interprètes. L’histoire étant plus « racontée » que « représentée », les
personnages de Lorenzaccio sont parfois cités ou évoqués sans être véritablement
personnifiés139. Parfois ils peuvent se mélanger indistinctement.
Mara, la mère de Lorenzo, est le seul personnage féminin dans les deux versions de
Bussotti. La soprano n’interprète que ce personnage, alors que le ténor interprète les rôles du
duc et l’évêque, représentant l’État et l’Église. C’est peut-être pour cette raison que, dans la
partition de Nuovo scenario…, si Bussotti désigne la partie du ténor par « ténor », il écrit
directement « Mara » pour la partie de soprano.
II.2.5.A La distribution des rôles parmi les interprètes
Voici l’effectif et le rôle des chanteurs et comédiens dans l’opéra Lorenzaccio :
1) un baryton : joue Maffio Salviati, un bourgeois, ensuite un courtisan ;
2) un ténor : joue « Stato e Chiesa » – « l’État et l’Église » (qui représente en même
temps le duc, un cardinal et l’évêque) ;
3) une mezzo-soprano, qui fait la voix de George Sand ;
4) une soprano, qui joue Mara – Maria Soderini, la mère de Lorenzo ;
5) un ténor, qui joue Giomo, l’allemand, barde et garde du corps du duc de Florence,
Alessandro de Medici ;
6) une danseuse, qui joue Olive, sœur de Maffio, ensuite Luisa Strozzi, ensuite la Mort ;
7) un danseur, qui joue le côté légendaire de Lorenzo ;
8) un comédien, qui joue George Sand, puis Caterina Ginori ;
139
Dans la version réduite en effectif qui constitue Nuovo scenario da Lorenzaccio, Bussotti décide de
représenter seulement ce qu’il considère le « noyau dramatique principal » de la trame, c’est-à-dire les
personnages de Lorenzo, Mara Soderini et le duc Alexandre de Médicis. Paradoxalement, la théâtralité de
Nuovo scenario est accrue par rapport à celle de l’opéra, même si l’œuvre abandonne pratiquement l’idée de
« représentation ». Il s’agit ainsi d’une théâtralité non-fondée sur la primauté du personnage.
95
9) un comédien, qui joue Alfred de Musset ;
10) un mime, qui joue Lorenzo de' Medici – Lorenzaccio ;
11) un comédien, qui joue le page Cirilli (Ciri), ensuite Eros ;
12) un comédien, qui joue un jeune florentin nommé Remo ;
13) un comédien, qui joue Palle, l'Andalous ;
14) un comédien, qui joue le Hongrois ;
15) un comédien qui joue Scoronconcolo ;
16) un comédien qui joue Agnolo, Ascanio et Biondello ;
17) un comédien qui joue Freccia ;
18) un comédien qui joue Pietro Strozzi
19) un sextuor vocal mixte, qui joue des personnes appartenant au peuple de Florence :
Motocyclistes, pages, lieutenants, capitaines, soldats, femmes de chambre, enfants,
…
20) deux chœurs, qui jouent des personnes du peuple140.
En analysant attentivement la distribution des rôles ci-dessus, deviennent flagrants
deux aspects fondamentaux de la structure dramatique créée par Bussotti dans son opéra :
1. le même interprète représente, en général, plusieurs rôles.
2. on peut également relever le phénomène inverse : plusieurs interprètes qui
se chargent du même rôle. Cela est en soi déjà une manière de questionner
l’essence du théâtre, une forme de distanciation et de mise en abîme.
II.2.5.B Le doublement des personnages
Concernant la technique de doublement des personnages, Lorenzaccio présente dès
« Mezzanotte » plusieurs exemples où, pour un même personnage, un acteur dit ou chante
son texte, alors que des figurants miment son rôle sur scène.
Dans l’opéra141, le personnage de Lorenzo de Medici est interprété – ou plutôt
évoqué – par trois artistes, selon le point de vue que Bussotti veut aborder : un mime (qui
représente l’incarnation « réelle » de Lorenzo), un danseur (qui représente son incarnation
« légendaire ») et un comédien (« voce recitante »). Le comédien joue, dans l’opéra,
« Musset, qui lit la partie de Lorenzo » (c’est-à-dire que, de plus, il y a un phénomène de
140
Les artistes qui ont participé à la création de Lorenzaccio sont : Mario Basiola J. (Maffio Salviati), Mirto
Picchi (Stato e Chiesa), Liliana Poli (Mara Soderini), Horst Hornung (Giomo), Elisabetta Terabust (Olive,
Luisa Strozzi), Giancarlo Vantaggio (Lorenzo légendaire), Rocco Quaglia (Ciri), Romano Amidei (George
Sand et Caterina Ginori), Sylvano Bussotti (Alfred de Musset), Luigi Mezzanotte (Lorenzaccio).
141
Dans Nuovo scenario…, les rôles de danseurs et mimes sont supprimés, et en même temps, il n’y a plus une
référence directe à Musset.
96
mise en abîme, l’auteur de l’œuvre étant représenté et représentant un autre personnage :
Musset, ici, représente l’alter ego de Lorenzo, sa conscience critique et, en dernière instance,
Bussotti lui-même).
“«Musset, leggendo la parte di Lorenzo», in dialogo con gli altri personaggi sottrae
all’opera, sin dalla seconda scena, il protagonista, lo sostituisce fisicamente e ne sancisce
l’assenza. Per quanto lo si attenda poi, nel corso delle due prime parti dell’opera,
Lorenzaccio come tale non ci sarà, se non in momenti di pantomima e danza: manifestazioni
parziali che semplicemente si riferiscono a lui. Tracce sparse del personaggio, la cui unità
non è data in scena ma affidata ad una saldatura ideale da parte dello spettatore.”142
Le personnage d’Alessandro de Medici est également interprété par plusieurs
artistes : une figure sur scène « qui ne parle pas » ; la voix du duc, soit une des deux
identités alternées du personnage « Stato e Chiesa » (Etat et Eglise), tenue par le ténor ; et la
voix parlée de l’auteur – Musset-Bussotti qui parfois lit sa partie143. Le personnage de
George Sand est également partagé entre deux interprètes : un comédien et une mezzosoprano144.
II.2.5.C Les personnages à double face
L’invention de personnages à double face est une des techniques qui favorisent la
mise et abîme et la distanciation au sein de l’opéra. C’est à cette fin que Bussotti crée un
personnage hybride pour son œuvre : « Stato e Chiesa », qui représente les deux pouvoirs de
la société florentine de l’époque, l’État et l’Église. Ce personnage, tel un héros ou un dieu de
la mythologie gréco-romaine – on pense à Janus –, possède une remarquable scène (« la vita
è solo sonno »), où ses deux visages semblent subitement se scinder, puisque le même
chanteur qui joue ce personnage fait un dialogue entre ses deux « faces », changeant de
position au fur et à mesure par rapport au public.
142
« “Musset, en lisant la part de Lorenzo”, en dialogue avec les autres personnages, soustrait de l’opéra,
depuis la deuxième scène, le protagoniste, le remplace physiquement et comble son absence. Pendant que nous
l’attendons ainsi, pendant les deux premières parties de l'opéra, Lorenzaccio en tant que tel n’apparaît pas, sauf
dans les moments de pantomime et de danse : des manifestations incomplètes qui font simplement référence à
lui. Des traces éparses du personnage, dont l'unité n'est pas donnée sur scène mais confiée à un assemblage
idéal de la part du spectateur », dans : MORELLI, G., op. cit., p.36.
143
Le comédien interprète, sinon et pour la plupart du temps, le binôme Musset – Lorenzo.
144
Il est curieux d’observer que Bussotti lui-même fait partie de la distribution lors de la création de l’œuvre,
en tant que comédien (jouant, comme une mise en abîme, le rôle d’Alfred de Musset). Parmi les autres
interprètes, figurent aussi certains artistes qui le suivent depuis longtemps, notamment son compagnon, le
danseur Rocco Quaglia (souvent mentionné seulement comme « Rocco ») et le comédien Romano Amidei.
97
Ce genre de personnage à deux faces va s’avérer récurrent dans l’œuvre de
Bussotti145. Bussotti veut, selon Morelli, théâtraliser les aspects binaires de ses personnages :
Personaggio bifronte che cambiando identità col mutare di paramenti allude all’ambiguità di
individui e istituzioni mentre esplicita la liturgia teatrale della maschera e del volto,
riportando il pubblico all’evidenza della finzione e di colui che la fa vivere.”146
Le compositeur recommande que le personnage « Stato e Chiesa » soit joué par un
chanteur noir ; d’ailleurs, selon ses propres dires, ce rôle a été interprété notamment par le
baryton William Pearson, qui participa à certaines œuvres majeures de Hans Werner
Henze147.
II.2.6 La guitare dans Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio
Dans l’opéra Lorenzaccio, Bussotti donne à la guitare une dimension particulière,
notamment par le biais du personnage Giomo qui en joue sur scène : le rôle de l’instrument
devient celui d’un pilier musical (en tant que soliste où comme membre d’un ensemble de
musique de chambre) et théâtral de l’œuvre.
Cette importance grandit encore dans le Nuovo Scenario da Lorenzaccio, où la
guitare acquiert un véritable rôle soliste. Le guitariste soliste est alors placé à l’avant de la
scène, à côté du comédien qui récite les textes les plus importants de la trame. Cette guitare
soliste est en même temps en relation permanente avec une deuxième guitare présente dans
l’orchestre.
C’est grâce à son rôle soliste que la guitare, à la fin de presque chaque mouvement
de Nuovo scenario…, accompagne les monologues du comédien par un passage soliste
souvent non accompagné, en guise de conclusion. C’est comme si l’instrument adoptait à
côté de l’acteur la fonction de narrateur ou chœur antique, achevant les épisodes par un petit
commentaire.
145
Dans Nottetempo, œuvre que Bussotti écrit peu après Lorenzaccio, il introduit aussi un personnage à deux
faces.
146
« Personnage à double-face qui change d'identité en changeant les vêtements, fait allusion à l'ambiguïté des
individus et des institutions, tout en révélant la liturgie théâtrale du masque et du visage, apportant au public la
preuve de la fiction et de celui qui lui donne vie. », dans : MORELLI, G., op. cit., p.38.
147
Pearson est notamment le protagoniste de El Cimarron dans sa première version.
98
Dans cette œuvre, la guitare possède aussi un rôle moteur au sein des ensembles
instrumentaux de petite échelle. Prenons comme exemple la partie de guitare dans la 1e
partie d’ « Arazzo » : elle illustre parfaitement à quel point la sonorité de cet instrument
devient ici un repère thématique, harmonique et rythmique de ces deux œuvres de Sylvano
Bussotti. Le rôle de la guitare s’avère ici très important : elle constitue à la fois la synthèse
harmonique de tout ce qui se passe et la pulsation qui guide et oriente les autres instruments.
C’est à travers cette pulsation que la guitare donne à l’ensemble d’instrumentistes une sorte
de repère temporel, une ligne du temps qui contient l’ensemble des ingrédients principaux
du passage, et cela prenant en compte toutes les parties148.
Dans ce passage, la guitare insiste sur les notes ré et la, à l’instar d’un gong qui
sonne régulièrement dans notre mémoire. De plus, elle introduit quelques chromatismes
récurrents sous la forme d’ornements, ainsi que deux sensibles individuelles de notes à vide
(do dièse – ré et fa dièse – sol). Ces secondes mineures suggèrent les séquences de clusters
données par les autres instruments. À travers ces notes, ainsi que les intervalles de quarte des
cordes de la guitare, les principaux « ingrédients harmoniques » du passage sont présents
dans la partie de guitare. Surtout, Bussotti fait d’un élément idiomatique149 de l’instrument
de la guitare (cordes à vides, multiples combinaisons de quartes qui en découlent) un des
piliers harmoniques du passage.
Exemple musical n. 8
Lorenzaccio [partition], Arazzo, p. 16/22, partie de guitare.
© Editions Ricordi/Universal Music
148
Nous verrons que dans la partition de Das Mädchen mit den Schweffelhölzern, Helmut Lachenmann aussi
aime se servir d’une sorte de ligne de temps.
149
Le mot « idiomatique » correspond ici à la forme, au langage, la technique, les ressources mais aussi la
manière d’écrire et de jouer, qui se rattachent à un instrument de musique ou la voix, et tels que l’on retrouve
de manière naturellement fréquente dans le répertoire qui lui est propre.
99
Ce passage d’ « Arazzo » est très proche, dans sa structure temporelle et
harmonique, mais aussi dans le rôle soliste et meneur de la guitare, de la fin de « The Rara
Requiem », soit la fin de l’opéra. En effet, « The Rara Requiem » s’achève avec un solo de
guitare accompagné par les voix. Dans ce solo, il y a à nouveau une idée fixe, la quinte réla, qui revient et revient encore, parfois agrémenté d’ornements et dissonances, et résonne
encore après les dernières notes de « The Rara Requiem » à la manière d’un chant grégorien.
Cette polarisation tonale – modale (fondée sur l’intervalle ré-la) fonctionne comme un
marqueur temporel, tel une cloche qui retentirait à intervalles réguliers, mais ici les coups
s’accélèrent ou ralentissent d’une mesure à l’autre.
Le solo de guitare à la fin de « The Rara Requiem » commence en même temps
que les voix : « suona insieme all’ultima ripresa – 4o ritorn. - delle voci »150. Quand les voix
se taisent, et que la guitare reste seule, celle-ci prend une expressivité nouvelle, pleine de
gestualité mélodique, où les intervalles semblent former un « discours rhétorique », comme
dans une sorte de style « baroque ». Les notes « ré », « la » et maintenant de manière
assumée aussi le « fa », continuent à servir de pôles centralisateurs. C’est en fonction de ces
« pôles » que les gestes et phrases mélodiques se créent et permettent l’esquisse d’un vrai
discours.
Ainsi, dans ses innombrables passages en soliste, l’écriture de la guitare est
constituée de façon à répondre à l’intensification sonore et émotionnelle donnée par les voix,
au moyen d’une partie très emphatique aux indications très précises de nuances, avec
beaucoup d’accords, de rythmes altérés, d’arpèges, d’intervalles dissonants, de notes
rapides, et d’ornements. Structurellement, ces passages sont souvent placés en évidence (la
guitare est laissée seule, ou presque), particulièrement dans les transitions entre les
mouvements, scènes et parties. C’est le cas des transitions entre les scènes de Nuovo
scenario da Lorenzaccio, ainsi que des transitions entre les diverses parties de « The Rara
Requiem », comme la transition suivante (parties P – Q), ou la transition à la fin de Q. A
chaque fois, la guitare, très expressive, réassume son rôle conducteur, faisant le lien entre les
différentes parties.
150
BUSSOTTI, S., Lorenzaccio [partition], « The Rara Requiem », p. 2.
100
Exemple musical n. 9
« The Rara Requiem » [partition], p. 16 (P), partie de guitare. © Editions Ricordi/Universal Music
II.2.6.A Intimité et individualisme
Le fait que la guitare soit employée par Bussotti en tant que soliste, et pas
réellement comme partie de l’orchestre, est en rapport avec une caractéristique intrinsèque
de l’instrument, qui est sa « personnalité » intimiste, de petite échelle. Encore plus qu’à
l’opéra, Nuovo scenario… est d’une telle façon structuré, que la guitare s’approche
davantage du comédien, et constitue avec lui un petit noyau de narrateurs solistes qui, dans
l’intimité de leurs courts dialogues, déploient plus que les autres interprètes leurs
individualités.
En effet, à chaque fin de scène, le comédien possède un monologue parlé, qui
fonctionne quelque part comme une transition – épilogue, commentant comme un chœur
antique les événements vécus dans la scène qui vient de se conclure, préparant le public à la
scène suivante. Or, la guitare est, parmi ces transitions de scènes, souvent présente à côté du
comédien :
•
à la fin de « La Mezzanotte », elle accompagne seule le monologue du comédien ;
•
entre « Aria di Mara » et « Dove la morte è un sogno », le comédien récite un
monologue scandé par trois petites parties instrumentales : un premier solo de
guitare, un deuxième solo de guitare et un solo de violon151.
•
dans la plupart des transitions de « The Rara Requiem » la guitare réalise un petit
passage en solo ;
•
à la fin de « The Rara Requiem » la guitare accompagne les chanteurs solistes.
Justement dans cette fin de « The Rara Requiem », la personnalité de la guitare et
son expressivité contenue déterminent une conclusion à l’opéra marquée par une certaine
individualité et liberté, à travers un rythme subjectif et des motifs à caractère gestuel. En
effet, dans la partie X, il y a un duo entre la guitare et la harpe qui n’est pas vraiment
151
Voir l’exemple musical n. 12, p. 104.
101
mesuré. Même à l’intérieur de cette liberté rythmique, Bussotti fait en sorte que les deux
instruments soient tout de même synchrones. Les multiples ornements présents dans les
deux parties donnent aux musiciens une très grande liberté d’interprétation, surtout au
niveau rythmique et agogique, à ceci près qu’ils doivent s’écouter et se repérer l’un l’autre
en respectant une lecture verticale de la partition.
II.2.6.B La guitare en tant que membre de l’orchestre
La scène « Dove la morte è un sogno » à l’intérieur de l’opéra fait un usage
pratiquement unique dans les deux œuvres de Bussotti, qui est celui de faire participer les
guitares à une texture collective, à l’intérieur d’un ensemble assez grand où elles perdent,
quelque part, leur individualité soliste. Ici les deux guitares participent à l’ensemble
orchestral, mais très en retrait, pour renforcer un geste dramatico-musical très accentué
(sfffff) réalisé simultanément par deux harpes, le piano et les percussions à la deuxième page
du mouvement.
Exemple musical n. 10
Lorenzaccio [partition], “Dove la morte è un sogno”, p. 22, partie des guitares.
© Editions Ricordi/Universal Music
Aussi dans « The Rara Requiem », parties G et H, la guitare reste discrète, son
importance étant seulement orchestrale. Elle intègre en parfait synchronisme, homogénéité
et réciprocité, le groupe des cordes – pincées ou martelées (guitare, harpe et piano). On dirait
qu’elle remplit et renforce les grands gestes musicaux de son groupe, les trois instruments
agissant comme un seul organisme.
Enfin, l’implication non soliste du guitariste dans un ensemble pluriel et
relativement homogène passe, tout comme chez Kagel et Henze, par une participation en
dehors de la guitare152. Comme exemple, la guitare dans la partie Q de « The Rara
Requiem » participe à une structure typique de ce mouvement, où un système musical (ici, le
152
Chez ces autres compositeurs, cette actuation « en dehors de la guitare » sera menée, par exemple, dans le
jeu d’instruments exotiques, dans l’intervention vocale, dans la manipulation d’objets, dans les gestes
scéniques…
102
premier) est répété et varié plusieurs fois. Tout comme les trois chanteurs dits « solistes »
(soprano, contre-ténor et basse), le guitariste possède un discours musical rythmé en rondes
ornementées. Mais le point particulier se trouve au moment où le guitariste doit réaliser des
respirations rythmiquement notées. À ce moment (à la fin du premier système), il arrête de
jouer la guitare et émet des sons aspirés.
Exemple musical n. 11
« The Rara Requiem » [partition], p. 17 (Q), parties de deux voix de basse solistes et guitare.
© Editions Ricordi/Universal Music
II.2.7 Le langage musical de Bussotti, un « pastiche » extravagant et fantaisiste
Le matériau musical des deux œuvres étudiées de Sylvano Bussotti relève d’un
style véritablement personnalisé. Ce style hybride conjugue des éléments véritablement
antagoniques, comme certaines esthétiques d’avant-garde (notamment l’esthétique
dodécaphonique), avec certaines formes anciennes et classiques. Parmi les formes musicales
issues de la tradition prébaroque, Lorenzaccio s’approche clairement des formes
madrigalistes et, en particulier, du mélodrame.
Le discours n’est pas cadencé par des rythmes définis et récurrents, mais se
configure comme un flot incessant, où s’enchaînent des segments qui se répètent et varient
continuellement en instrumentation, dans une perpétuelle recherche timbrique. Le discours
sonore de Lorenzaccio, surtout dans sa dernière partie (« The Rara Requiem »), possède
ainsi, pour reprendre les termes d’Ivanka Stoianova, un aspect « magmatique ». Ce terme est
à ressentir dans le sens d’un langage musical « sans forme », « liquide », « coulant »,
« imprégnant », mais aussi « impétueux » et « ardent ».
« (…) langage musical traité de façon plus informelle, plus magmatique, plus rationnelle et
plus complexe »153.
C’est ainsi que le langage musical qu’adopte Bussotti oscille entre plusieurs
techniques et styles, sans qu’aucun d’eux ne soient retenus, sans qu’aucune convention ne
153
STOIANOVA, I., Entre détermination et aventure, Paris, l’Harmattan, 2004, p.230.
103
soit fixée. Il transite à la fois par les langages tonal, atonal, modal ou dodécaphonique.
Sylvano Bussotti a inventé un style sui generis, qu’on pourrait appeler de « pastiche », qui
cultive le hasard, l’indéterminé et développe des assemblages naïfs (caractéristiques de
l’enfance) jusqu’au syncrétisme stylistique, avec des rappels à ses compositeurs romantiques
préférés, dont Puccini et Mahler.
Comme l’observe Morelli, le style de Bussotti est à l’image de sa « vie
théâtralisée », se situant entre l’ « hyper art » et l’ « hyper réalité » :
“Nel suo sincretismo faustiano Bussotti è fedele a se stesso e al tempo stesso infedelissimo,
esibisce la differenza dei suoi stili in un contesto il più «eroticamente ed intimamente
inglobatorio», estremizza e distanzia ogni sua attitudine prediletta, per permettersi
l’autoprovocazione di un’altra esperienza ancora.”154
Ainsi, l’art de Bussotti est construit d’éléments en principe antithétiques, comme le
mélodrame et le happening, le tonalisme et l’atonalité, la peinture et le collage. Le résultat
sonore de ce « pastiche » est très dissonant dans son ensemble.
II.2.7.A Les caractéristiques mélodiques
Dans les deux œuvres analysées de Sylvano Bussotti, rares sont les mélodies à
caractère thématique, et qui sont employées selon une pensée thématique. Pourtant, dans un
duo de violons à la fin de « Dove la morte è un sogno », Nuovo scenario155, un thème se
dessine rapidement dans le solo du premier violon, constitué d’une sensible, de sa
résolution, et d’un saut de triton. Ce thème se développera et guidera le mouvement des
cordes jusqu’à la prochaine intervention du comédien.
Exemple musical n. 12
Nuovo scenario da Lorenzaccio [partition], « Dove la morte è une sogno », p.16, partie de violon.
© Editions Ricordi/Universal Music
154
« Dans son syncrétisme faustien Bussotti est fidèle à lui-même et en même temps très infidèle. Il expose la
différence de ses styles dans un contexte le plus “érotiquement et intimement corporel”, va à l’extrême et en
même temps éloigne chacune de ses attitudes favorites, afin de se permettre l’auto-provocation », dans :
MORELLI, G., Dopo il melodrama, Pisa, Edizioni ETS, 2009, p. 23.
155
La version de cette scène dans l’opéra Lorenzaccio n’inclut pas ce duo de violons, qui apparaît par contre
partiellement dans le deuxième acte.
104
Les lignes mélodiques de Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio se
structurent, très souvent, sur l’idée d’une succession de longues notes tenues, parfois
ornementées, alternées avec des mouvements mélodiques rapides semblables à des
arabesques (éventuellement chromatiques) et avec des ornements écrits et très élaborés. Ce
genre de comportement mélodique se trouve également avec abondance dans La tragique
histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir de Georges Aperghis. C’est ainsi que
la ligne vocale impose des intonations particulièrement difficiles à reproduire, comme dans
l’exemple extrait d’ « Aria di Mara ».
Exemple musical n. 13
Nuovo scenario da Lorenzaccio [partition], « Aria di Mara », p.13, partie de mezzo-soprano.
© Editions Ricordi/Universal Music
Dans « Arazzo », ce procédé est apliqué pour plusieurs instruments en même
temps, de façon à que les notes à longue tenue s’amalgament au maximum et constituent
autant de notes communes à plusieurs accords qui se suivent. L’expressivité qui découle de
ce comportement mélodique « spasmodique » caractérisent une musique dont les mélodies
sont fortement « gestuelles ». Cette gestualité mélodique renforce un type de théâtralité
musicale où les instruments individuels, et la guitare en particulier, ont droit à leur « mot ».
II.2.7.B L’architecture sonore de Lorenzaccio
Comme nous l’avons affirmé, il existe dans Lorenzaccio plusieurs éléments
identifiables qui caractérisent un genre hybride, apparenté à l’opéra, tout en le questionnant.
L’un de ces éléments est son aspect structurel, qui se construit ainsi : Au début de l’opéra, se
trouvent plutôt des monologues chantés (arias), tandis que dans sa deuxième moitié la
tendance se déséquilibre dans l’autre sens. Il y a, alors, prioritairement des chœurs. La
cohérence structurelle qui voudrait une répartition équilibrée tout au long de l’œuvre, ainsi
qu’une présence principale de parties chantées solistes, se voit ainsi remise en question.
Une caractéristique fondamentale du traitement de la parole dans l’opéra,
spécialement dans les scènes de la première partie, réside dans le fait qu’elle se manifeste
105
principalement en monologues. Bussotti introduit de plus en plus de textes superposés et
fragmentés et, progressivement, les monologues deviennent minoritaires, et de plus en plus
le chœur gagne en importance.
Dans « Popolo fiorentino », le peuple florentin est justement représenté par un
chœur. Dans cette perspective collective, où la masse représente une entité sociale et non
une réunion d’individualités, Bussotti découpe le texte en syllabes, fragments de syllabes ou
mots, et le partage parmi les 16 chanteurs.
Cet apparent « désordre » du texte a une explication fondamentalement musicale :
Bussotti veut laisser l’élément musical prendre le dessus sur la simple compréhension du
texte, qui devient secondaire. En effet, l’impact théâtral de la masse chorale réalisée (seize
chanteurs qui se partagent un texte hautement fragmenté) est celui d’une grande masse
chaotique et sociale (le peuple florentin). En même temps, c’est le plaisir esthétique du son
pur qui prend le dessus, sans que la signification littérale de ce que chante le chœur soit
nécessairement spécifiée.
La présence croissante des mouvements choral au sein de Lorenzaccio – au point
de devenir le fondement de « The Rara Requiem », est en lien avec une recherche timbrique
et texturale de plus en plus prononcée. Bussotti aborde de plus en plus la guitare ainsi que
les autres instruments en tant qu’ingrédient d’une composition de sons, couleurs, densités
sonores où prévaut l’expression du son pour lui-même.
106
II.3 We come to the river de H.W. Henze : la transposition sonore d’une idée politique
We come to the river, une œuvre référencée en tant qu’ « actions pour musique »
dont la thématique première est l’oppression du peuple, est l’œuvre la plus ouvertement
politique, la plus engagée et la plus violente de Hans Werner Henze, selon ses propres
propos.
“My solidarity with the oppressed is thus not a solidarity that comes via the intellect – say as
a result of reading Fanon – it is rooted in the awareness that you and I, my brother here and
my comrade there, are products of social structures.”156
We come to the river correspond à une période historique où les arts, et la musique en
particulier, revêtaient un rôle militant : We come to the river est une œuvre composée entre
1973 et 1975 à un moment où Henze s’engage très à gauche et fait intervenir directement
dans ses compositions des sujets sociaux et politiques.
La critique socio-politique se manifeste dans We come to the river de manière
particulièrement similaire au Satyricon de Bruno Maderna, par « l’acte même de représenter,
à travers la mise en scène d’une société (…) corrompue, le déclin de la société
contemporaine »157. Henze, comme Maderna, se rapproche grâce à un réalisme linguistique
du monde « fictif » représenté, jusqu’à ce qu’il paraisse réel. Ce réalisme linguistique veut
créer les conditions propices à l’évocation réaliste de la société, que Henze dépeint grâce à
l’opposition dramaturgique, visuelle, spatiale et musicale entre ceux qui détiennent le
pouvoir et ceux qui le subissent.
Henze considère We come to the river comme l’œuvre qui synthétise le mieux
l’ensemble des expériences qu’il aura réalisées auparavant dans le domaine de la musique
scénique et de la composition musicale pure, en empruntant des influences de El Cimarron,
La Cubana, Natascha Ungeheuer, mais aussi de sa Sixième Symphonie et de son Deuxième
156
« Ma solidarité avec les opprimés n’est donc pas une solidarité qui vient par l’intermédiaire de l'intellect –
c’est à dire à la suite de la lecture de Fanon - elle est enracinée dans la conscience que vous et moi, mon frère
et mon camarade ici là, nous sommes des produits de structures sociales », HENZE, H. W., Music and Politics,
London, Faber and Faber, 1982, p. 180.
157
Claudia Vincis, « À propos de la nature modulable du Satyricon de Bruno Maderna: quelques notes sur la
genèse du livret », dans : FERRARI, G., L’opéra éclaté, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 39.
107
Concerto pour violon158. Pour cette raison, le processus de composition fut pour lui très
naturel et fluide.
Dans We come to the river, le compositeur s’éloigne plus que jamais d’une forme
conventionnelle d’opéra, grâce à l’emploi de trois plateaux séparés, trois orchestres séparés,
et un percussionniste déambulant et virtuose, qui incarne le principe du théâtre instrumental
à l’intérieur de l’opéra.
La partition de We come to the river implique une pensée en même temps linéaire
(emploi de la notion de « phrase » et d’un discours horizontal) en même temps
polyphonique, poly-textuelle et poly-visuelle (résultant de la co-existence des trois plateaux
et orchestres). La plupart du temps, l’on observe une pluralité de textes superposés, avec des
scènes différentes jouées simultanément sur les différents plateaux. De plus, l’écriture
polyphonique est totalement imbriquée avec l’action :
« La scène et les orchestres devraient former une seule entité d’un type jamais connu avant.
Les instrumentistes devraient porter leurs uniformes habituels – cravate blanche et habit en
queue de pie – au milieu des champs de bataille, à la place des exécutions, au pique-nique de
l’empereur, (…) Je voulais que ma musique soit le plus humaine et réelle possible (…)
l’improvisation, aussi, est utilisée à des fins fonctionnelles et dramaturgiques (…) »159.
L’écriture et l’agencement du texte ne sont pas réalisés par Henze seul, mais sont le
fruit d’une collaboration avec l’écrivain anglais Edward Bond (1934). Là réside une
différence fondamentale par rapport aux autres compositeurs de notre travail qui ont exprès
recherché une large autonomie, en écrivant ou adaptant eux-mêmes le livret ou la séquence
d’actions de leurs œuvres théâtrales160.
Au contraire, Henze a toujours pris goût à travailler en duo avec des écrivains, pour
la plupart renommés. Si, dans les œuvres nées de la collaboration avec Hans Magnus
Enzensberger161, l’esthétique fonctionnelle d’Enzensberger se traduit par un emploi
« réaliste » de la musique par Henze, les musiques composées pour les textes d’Edward
Bond sont devenues « violentes » comme une réponse à la violence du texte. Musique et
158
HENZE, H.W., Bohemian Fifths, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1996, p. 330.
Ibid.
160
Même si les livrets écrits pour les œuvres que nous analysons ici d’Aperghis, Bussotti et Lachenmann
s’inspirent et citent de textes d’autres auteurs, ils sont agencés et transcrits par les compositeurs eux-mêmes.
161
Comme El Cimarron et La Cubana.
159
108
texte sont profondément liés, Henze parvenant à transformer cette violence en élément
esthétique et structurel du langage musical :
“Just as Bond throughout his dramatic career explores the paradoxes of human nature, man’s
double capacity for brutality and for kindness, he also tries to fathom the paradox of music,
its powers, and its dangers.”162
L’usage de scènes simultanées et de masse, largement exploré dans We come to the
river, est un procédé cher à Edward Bond dans ses œuvres théâtrales. Au sein des
collaborations avec Henze, le procédé est amplifié dans une polyphonie monumentale.
II.3.1 Les ingrédients dramaturgiques de We come to the river
II.3.1.A Le scénario de We come to the river : un véritable drame
Le scénario de We come to the river traite d’un empire imaginaire, dirigé par une
dictature froide et sanguinaire, où le peuple, opprimé, est sur le point de provoquer une
rébellion. Cet empire imaginaire, Henze le situe dans une période volontairement indéfinie.
La trame née de la collaboration du scénariste Edward Bond avec Hans Werner
Henze choisit de mettre en avant une certaine réalité politique et sociale, en opposant les
thèmes de la répression et de la liberté, des sujets récurrents dans l’œuvre littéraire et
théâtrale de Bond à cette période163.
Structurellement, l’opéra est divisé en deux parties, parmi lesquelles sont repartis
onze scènes et seize « tableaux ». Chaque « scène » comprend d’un à trois tableaux
superposés (c’est-à-dire, joués simultanément).
162
« Tout comme Bond au long de sa carrière dramatique explore les paradoxes de la nature humaine, sa
double la capacité de l'homme à la brutalité et à la bonté, il essaie également de comprendre le paradoxe de la
musique, ses pouvoirs et ses dangers », dans : WINKLER, E. H., The Function of Song in Contemporary
British Dramas, Newark, Université de Delaware, 1990, p.136.
163
A l’exemple de Stone.
109
Première partie :
SCÈNE 1 (tableaux 1 et 2 superposés)
Tableau 1 : Headquarter
Tableau 2 : Canteen
SCÈNE 2
Tableau 3 : Courtmartial
SCÈNE 3 (tableaux 4, 5 et 6 superposés)
Tableau 4 : Assembly rooms
Tableau 5 : Guard room
Tableau 6 : Doctor
SCÈNE 4 (tableaux 7, 8 et 9 superposés)
Tableau 7 : Execution
Tableau 8 : Fatigue
Tableau 9 : Battlefield
SCÈNE 5
Tableau 10 : Governor
SCÈNE 6
Tableau 11 : Battlefied
SCÈNE 7
Tableau 12 : River
Deuxième partie :
SCÈNE 8
Tableau 13 : Garden
SCÈNE 9
Tableau 14 – Assassination (trois parties), en même temps :
Government room
Gate outside the meeting
Slum room
SCÈNE 10
Tableau 15 : Court
SCÈNE 11
Tableau 16 : Madhouse
110
Le scénario d’Edward Bond est constitué de quatre noyaux dramatiques, autour
desquels tourne le personnage central du Général. Ces noyaux sont liés aux principaux
personnages opprimés : les événements liés au sort du soldat déserteur (scènes 2, 3 et 4), de
sa famille – la jeune et la vieille femme (scènes 4, 6 et 7), aux monologues et chœurs des
fous (scènes 8 et 11) et à l’histoire du soldat 2 (scènes 8 et 9). Toutes ces « victimes » ont,
dans le scénario, un sort « tragique ».
Dans la première partie de l’opéra, les scènes dominées par les « personnages
opprimés » sont, en général, violentes, arides et tragiques, tandis que les scènes où l’on voit
la classe dominante (les oppresseurs) sont gaies et festives. La seule scène où apparaît
l’Empereur, le grand homme politique, le grand « responsable » de l'état de la société, est
cyniquement, un moment suspendu, agréable, confortable et doux, où il est en compagnie de
beaux personnages insoucieux de ce qui se passe ailleurs – l’on pense à des Dieux isolés et
étrangers au reste du monde. Dans la deuxième partie de l’opéra par contre, les « fous » sont
associés aux moments les plus poétiques et irréels.
Dans l’agencement musical du scénario, Henze respecte à la lettre la structure
dramatique du livret d’Edward Bond. Il ajoute seulement deux interludes instrumentaux, le
premier entre les scènes 6 et 7, le second entre les scènes 8 et 9. Le chef d’orchestre Erik
Nielsen, qui a fait la direction musicale de la dernière mise en scène en date (Dresden,
septembre 2012), signale l’importance du premier interlude, qu’il considère comme un
moment musical nécessaire entre deux scènes violentes d’exécution : celle de la jeune
femme, et celle de la vieille164. Il s’agit d’un beau moment de musique instrumentale, surtout
à l’orchestre III, enrichi par la présence du percussionniste sur scène.
La scène finale, où l’on voit le retour de toutes les victimes, serait dans ce contexte le
moment de l’apothéose. Elisabeth Stöppler, metteur en scène de la dernière représentation de
Wir erreichen den Fluss en date, donnée à Dresde en septembre 2012, commente que le
chœur final ne veut pas provoquer ou menacer le public. La provocation se trouve
formellement dans la construction musicale et dramatique elle-même.
164
NIELSEN, Erik, Einführungsmatinee zu Wir erreichen den Fluss [conférence].
111
II.3.1.B Les personnages et rôles
We come to the river suit un procédé de distribution de rôles traditionnel : chaque
personnage est interprété par un seul chanteur (ou, dans le cas de quelques personnages
secondaires, par des comédiens « avec connaissances musicales »165). En même temps, la
plupart des chanteurs interprétant les rôles principaux n’ont qu’un seul personnage à
interpréter, tandis qu’une bonne moitié des interprètes se chargent de deux à trois
personnages.
Le Général est le personnage principal de l’opéra, interprété par un baryton. Les
autres personnages principaux incluent, d’un côté, des membres défavorisés de la société,
ceux qui seront regroupés en tant que « victimes » ou « opprimés », comme les soldats 1 à 4,
dont le soldat 2 possède un rôle dramatique fondamental, le déserteur, la jeune et la vieille
femme, les fous et folles de l’asile et la femme du soldat 2. De l’autre côté, il y a le groupe
des « oppresseurs », où sont inclus les dirigeants militaires et politiques comme les membres
favorisés ou riches de la société : le Gouverneur, l’Empereur, l’adjudant, les ministres, le
docteur (médecin), le sergent major, le sergent et Rachel.
“Es gibt diesen 2. Soldaten, der am Anfang schon sagt, ich möchte einfach ein Leben führen,
was ich nicht dann wieder zestören muss, ich möchte lieben und leben, und am Ende möchte
ich nicht wieder begraben, was ich gesält habe.” 166
Parmi les rôles secondaires, se trouvent d’autres personnages de la société
bourgeoise, d’autres soldats et officiers, d’autres ministres, des fonctionnaires, des victimes
et des fous, deux infirmiers et deux assassins. Il s’agit de plus de 81 personnages en tout
pour 52 interprètes, sans compter les rôles de figuration.
Les rôles principaux et secondaires couvrent un large spectre de registres vocaux,
avec une concentration importante sur les registres de baryton. Alors qu’il n’y a pas de
contralto parmi les chanteuses, il y a seulement une basse et un basse-baryton parmi les
chanteurs. Le casting inclut encore trois enfants chanteurs (des garçons soprano) et un
percussionniste, qui n’a aucun texte – ni parlé ni chanté – mais incarne le rôle du fou n. 1.
165
HENZE, H. W., We come to the river [partition], p. VII.
« Il y a le soldat 2, qui dit déjà au début, "je voudrais seulement mener ma vie, et ne pas détruire à nouveau,
je voudrais aimer et vivre, et à la fin je ne voudrais pas à nouveau enterrer ce que que j’ai semé », dans :
STÖPPLER, E., Einführungsmatinee zu Wir erreichen den Fluss [conférence].
166
112
II.3.2 L’agencement musical du scénario
L’œuvre de Bond révèle une aptitude pour la musique, grâce à l’usage consciencieux
d’effets acoustiques et sonores, qu’il applique directement sur le texte. Dans sa conception,
le langage théâtral est automatiquement poétique et musical. De plus, Bond utilise beaucoup
le pouvoir satirique de la musique, prenant souvent comme référence des chansons
traditionnelles.
Le texte possède ainsi des passages qui sont conçus pour être parlés, et d’autres qui
se révèlent, par leur forme, être des chansons. Certaines d’entre elles sont des chansons de
groupe au fort potentiel cathartique, comme le chant des soldats à la première scène167.
Aussi, les scènes superposées génèrent inévitablement une sorte de « tumulte » visuel
et sonore sur scène, et rappellent un certain théâtre de Brecht de la fin des années quarante.
Les scènes qui ne se superposent pas, au contraire, sont mises immédiatement en valeur :
leur contenu dramatique est souligné. Tel est le cas de la scène 3, où un déserteur est
présenté devant le Général, et condamné à mort.
Le texte de Bond offre matière à un théâtre sonore grâce aussi aux multiples
consignes scéniques et descriptions d’actions. A la page 87, des indications comme
« Les messieurs remplissent les verres. Ils trinquent ».
« Le Capitaine siffle. Trois prostituées arrivent ».
« Les officiers rient »168.
contribuent à créer des ambiances et des images sonores évocatrices, remplissant
l’espace sonore avec des sons dramaturgiques, qui se rajoutent aux sons musicaux. Le
scénario de Bond fournit à l’opéra de Henze, ainsi, un univers sonore de théâtre pur, qui
l’enrichit davantage.
167
168
Voir à ce sujet les pages 527 - 529.
BOND, E., The fool & We come to the river, London, Eyre Methuen, 1976, p. 87.
113
II.3.2.A La pensée polyphonique et la superposition de scènes dans les trois plateaux
Selon Bond, la musique, puisqu’elle est « de toute façon contrapuntique » favorise la
simultanéité des scènes.
“The technique of simultaneous staging is used to highlight a concern that is particularly
vital to Bond’s artistic work: the demonstration of political causes and effects. Above all,
two major aspects of the opera are especially relevant: the theme of the corruptibility of
music under a reactionary government and the idea of a new music for a new society.”169
We come to the river demande ainsi la mise en scène simultanée de trois plateaux,
chacun avec son propre orchestre, qui reste totalement visible du public. Ce dispositif
s’agence ainsi :
“Le plateau de la scène devrait avancer le maximum possible dans la salle. Le fossé de
l’orchestre doit être couvert. Ceci constitue le podium 1. A droite de la salle et sur le côté du
podium I, il y a l’orchestre I.
Podium II, qui pourrait peut-être être surélevée ou en pente, se trouve vers le devant du
plateau principal. A gauche de la salle sur le côté, monté sur un podium d'environ 80 cm
d’hauteur, est l’orchestre 2.
Le podium III, qui est plus élevé que le podium II, doit être construit à l'arrière de la scène
principale. L’Orchestre III est situé sur le côté droit de la salle, monté sur un podium
d’environ 2 metres d’hauteur.
Le chef d’orchestre doit se tenir en face de l'orchestre I, d’où il dirige aussi les orchestres II
et III.”170
Le placement des musiciens sur scène doit être ainsi rigoureusement respecté. Ceci
atteste d’une préoccupation croissante du compositeur quant à la question de la spatialisation
169
« La technique de mise en scène simultanée sert à mettre en évidence une préoccupation qui est
particulièrement vitale dans l'œuvre artistique de Bond: la démonstration du rapport cause - effet en politique.
Surtout, deux aspects majeurs de l'opéra sont spécialement relevants: le thème de la corruptibilité de la
musique sous un gouvernement réactionnaire, et l'idée d'une nouvelle musique pour une nouvelle société »,
dans : WINKLER, E. H., op.cit., 1990, p.171.
170
“The stage should extend as deeply as possible into the auditorium. The orchestra pit is to be covered. This
constitutes stage 1. To the right of the auditorium and at the side of stage 1, there is orchestra 1.
Stage 2, which could perhaps be elevated or sloping, is on the first part of the main stage. To the left of the
auditorium at the side, mounted on a plateau of about 2ft 6ins high is orchestra 2.
Stage 3, which is higher than stage 2, is to be constructed at the back of the main stage. Orchestra 3 is situated
on the right hand side of the auditorium, mounted on a podium about 6ft high.
The conductor should stand in front of orchestra 1 and conducts both orchestras 2 and 3 from his point.”,
extrait de : HENZE, H.W., “Instructions for Production”, traduction de l’allemand de David Stevens, dans : We
come to the river [partition], p. XIX.
114
du son171. Avec cette disposition spatiale, Henze, comme son collègue et ami Luigi Nono,
veut rompre avec le modèle traditionnel frontal du théâtre, qui est le même modèle univoque
présent dans une église, où l’espace est organisé pour orienter l’audition en fonction du
visuel172. Henze parvient à déboussoler la perception spatiale et temporelle du spectateur par
un processus de démultiplication, tandis que Bond voit dans cette démultiplication une
tentative de créer une nouvelle forme théâtrale épique, où le spectateur est mené à réfléchir
et à chercher les rapports entre des scènes simultanées apparemment contrastantes173.
Le compositeur détermine également la composition instrumentale de chacun des
trois orchestres de We come to the River174. Ces orchestres jouent seulement quand l’action
se passe sur « leur » podium. L’orchestre du podium I est constitué de « vieux » instruments,
comme le définit Henze (une viola d’amore, une viola de gambe, une guitare, ainsi que
quelques instruments à vent modernes et un piano). Entre les podiums I et II, se situe un
petit orgue portable. L’orchestre du podium II se compose d’un quintette à cordes, un
célesta, quelques cuivres et instruments à vent. Dans le troisème ensemble Henze insère trois
instruments à vent, des cuivres profonds, et quatre instruments à cordes amplifiés,
constituant l’orchestre le plus puissant. Les musiciens des trois orchestres sont amenés à
jouer aussi sur des petits instruments de percussion.
Les instruments de percussion placés sur les murs du côté gauche, du centre et sous
le plateau de l’orchestre 3, tels que (parmi d’autres) les gongs chinois, les tom-toms, les
larges plaques de bronze pendues, ont autant un rôle sonore que décoratif. Ils apportent une
composante « métallique » à un décor dominé par le bois175.
Sans établir de cadre rigide, il y a une tendance à ce que les scènes liées aux
violences exercées par le groupe des oppresseurs se passent sur le podium III, et que la plus
grande partie de la musique attachée au pouvoir (cruelle, monstrueuse et grossière ) soit
171
Toutefois, Henze raconte que cette disposition s’est avérée acoustiquement mauvaise pendant les
répétitions, puisque le son de l’orchestre 2 disparaissait dans les coulisses, mais l’ensemble ne subit pas de
modification, faute de temps. Voir : HENZE, H.W., Bohemian Fifths, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag,
1996, p. 354.
172
Nono invente, à l’époque de son Prometeo, un espace scénique constitué d’une structure en bois surnommée
« l’arche ». La structure est construite par l’architecte Renzo Piano d’après son étude de l’espace musical pour
les créations à Venise et à Milan (1984 et 1985).
173
WINKLER, E. H., op.cit., 1990, p174.
174
HENZE, H.W., Music and Politics, London, Faber and Faber, 1982, p. 237.
175
HENZE, H. W., “Instructions for Production”, dans : We come to the river [partition], p. XIX.
115
jouée par l’orchestre III176. Tel est le cas des deux exécutions représentées sur scène (celle
du « déserteur » et celle de son épouse, la « jeune femme »).
« In this way the composer wishes to indicate that the world of the oppressors is oldfashioned, indeed already dying, although its representatives do not realize this.
The music of the victims, on the other hand, is played by instruments not traditional in opera
or concert hall, but that have long been associated with popular and folk music »177.
Quant à l’orchestre I178, à la sonorité plus douce et tendre, il prend en charge la
plupart de la musique « des victimes », ainsi que les soliloques les plus intimes et chargés en
émotion. Ces monologues des personnages opprimés se passent, de manière générale, sur le
plateau I.
„Bühne I gehört den intimen Dialogen, inneren Monologen, den Unterdrückten und
Leidenden.“179
Enfin, la majorité des événements scéniques impliquant du mouvement se passent
sur le plateau II – le plateau des « actions », par conséquent – , et sont accompagnés de
l’orchestre II. Il y a enfin une distribution du texte selon la fonction dramatique de chaque
partie, comme l’observe Petersen :
„Die Handlungen bzw. die Gesangsdarbietungen werden gemäss ihrem Charakter auf die
Bühnen verteilt: im Vordergrund die verhaltenen Monologe und Dialoge, im Mittelgrund die
grossen Hauptbilder und –handlungen, im Hintergrund die Exekutionen und das Treiben der
Soldaten, Huren und feinen Leute.“180
La première partie de l’opéra, qui contient les passages les plus violents de l’opéra,
est celle où il y a le plus grand nombre de véritables superpositions de tableaux (scènes 1, 3
et 4), c’est-à-dire d’événements scéniques totalement indépendants qui sont joués
176
Constitué d’instruments à cordes, amplifiés par des microphones, cuivres et bois.
« C’est ainsi que le compositeur veut indiquer que le monde des oppresseurs est démodé et mourant, même
s’il ne s’en rend pas compte. De l’autre côté, la musique des victimes est jouée par des instruments inhabituels
à l’opéra ou en concert, et sont associés à la musique populaire », dans : WINKLER, E. H., op.cit., p173.
178
Constitué de viola da gamba, viola d’amore, une guitare, un harmonica, un piano, une flûte alto, un oboe
d’amore, un cor de basse et des percussions.
179
« Le podium I appartient aux dialogues intimes, monologues intérieurs des oppressés et soufrants »,
SPINOLA, J., „Das Schöne ist nichts als des Schrecklichen Anfang“, dans : JUNGHEINRICH, H. K., Im
Laufe der Zeit, Frankfurt am Main, Schott Musik, 2002, p. 84.
180
« Les actions et les performances vocales sont réparties en fonction de leur caractère sur scène : sur le
premier plateau, des monologues et des dialogues sobres, dans le deuxième plateau, les grandes images et les
actions principales, en arrière-plan les exécutions et les pitreries de soldats, des prostituées et des personnes de
la noblesse », dans : PETERSEN, P., Hans Werner Henze, Hambourg, Argument Verlag, 1998, p. 77.
177
116
littéralement en même temps, avec des actions et textes chantés, ce qui inclut en outre la
superposition sonore de différents orchestres indépendants181. Dans ces exemples, les
musiques des trois orchestres se superposent et se chevauchent, de façon à créer la
possibilité d’une lecture dialectique. C’est le cas des fragments de la valse du tableau 4, qui
se poursuivent pendant la scène 4, où le déserteur est tué. Cela fait une référence à
Auschwitz et à l’emploi pervers de la musique dans le régime fasciste allemand. Dans cet
exemple, Henze profite du potentiel contrapuntique de la musique pour mieux révéler les
contrastes du scénario. Il peut de la sorte traiter de la question de la « corruptibilité de la
musique », un des sujets préférés de Bond, puisque cette musique est entendue dans des
contextes totalement « inappropriés ».
Les scènes 2 et 10 sont les seules à ne pas superposer deux ou plusieurs tableaux, et à
rester sur un seul plateau ou emplacement dans la scène. La scène 2, assez courte, a lieu
entre les plateaux I et II, accompagnée par un petit orgue portatif : il s’agit du moment où la
sentence de mort est proférée au déserteur. La 10e scène se passe, à son tour, sur le plateau
II. Il s’agit d’une scène sans beaucoup d’action, mais une sorte de portrait exotique et
voluptueux de l’Empereur entouré de sa cour.
L’opéra possède encore deux scènes jouées seules, mais qui se déplacent d’un
plateau à l’autre. La première est la scène 5, « Gouverneur », qui commence sur le plateau
III, et se transfère par la suite au plateau I. La scène 6, « Champ de bataille », se passe au
départ sur le plateau II, accompagnée des orchestres II et III. Elle passe en suite au plateau
III, où la jeune femme est exécutée. Puis, le Général se déplace au plateau I. Vers la fin de la
scène, sur le plateau II, réapparaît le gouverneur, qui ordonne d’emprisonner le Général,
accompagné des trois orchestres. Les scènes restantes sont jouées seules occupant
pratiquement toute la scène182.
181
Ainsi, la scène 1 occupe les plateaux III et II, où sont joués simultanément et respectivement les tableaux
« Cantine » et« Siège ». La scène 3 commence sur le Podium I (« salle de garde »), puis s’élargit vers le
podium III (« Salles de réunion »). A ce début, les textes des deux tableaux restent intelligibles (ils ne se
superposent pas encore). Peu après, un tableau se rajoute sur le podium II. Pour finir, la scène 4 superpose les
tableaux « Fatigue », « Exécution » et « Champ de bataille ». Le public entend en même temps les cris
désespérés des soldats blessés sur le champ de bataille et une musique de fanfare militaire, ce qui crée un
intense effet dramatique.
182
La scène 7 « River », par exemple, montre un moment très dramatique, où une personnage principal, « la
vieille femme » se fait violemment tuer dans le fleuve. Le noyau de la scène se passe sur le plateau II, où est
représenté le fleuve. Toutefois, le gouverneur, les soldats et militaires qui tirent sur la femme se distribuent sur
les plateaux I et III, dans une scène très mouvementée. Alors, dans sa tentative de fuite, la vieille femme
déambule sur les rochers le long du fleuve, toujours sur le plateau II. Selon le chef d’orchestre Nielsen, cette
117
Il est aussi intéressant de voir que l’interlude de la première partie, même s’il n’a pas
de véritable action ni de texte, explore l’élément visuel et spatial, faisant transiter l’action
musicale par plusieurs plateaux. Cet interlude possède deux moments scéniques majeurs (au
début, le percussionniste qui déambule sur le plateau III, plus tard, l’on voit des blessés et
des soldats marcher sur le plateau II).
II.3.2.B Le rapport entre le texte, la mise en scène et la mise en musique
La partition de We come to the river est d’une fluidité exceptionnelle, tant au niveau
musical que scénique. Le tout est pensé en fonction de la mise en scène ; c’est elle qui
conditionne le déroulement musical et dramatique. Les transitions entre les scènes ainsi que
la hiérarchie visuelle entre les tableaux d’une même scène se font de manière fluide. Henze
arrive à porter la concentration du spectateur vers le plateau où se passe, à chaque instant, le
tableau « principal », par une densification ou une raréfaction progressive de la masse
sonore et du contenu musical entre les orchestres. La présence scénique et vocale sur les
trois plateaux varie aussi, aidant ces transitions183.
Dans We come to the river l’on peut distinguer, sur le plan structurel, une première
partie d’une plus grande « épaisseur » au niveau contrapuntique, et une deuxième partie,
plus marquée émotionnellement par la prédominance des chants des victimes, plus tonale et
mélodique. Du fait d’une concentration de scènes polyphoniques beaucoup plus intense dans
la première partie que dans la deuxième, l’opéra possède une structure asymétrique. Une
première moitié présente un montage du type cinématographique très dynamique de scènes
souvent violentes dont la perception, choquante, est immédiate. Tandis que la deuxième
moitié de l’opéra présente un ensemble de vastes tableaux lyriques.
scène est le premier moment dans l’opéra où il y a une alternance dynamique entre les trois orchestres, voir :
NIELSEN, E., Einführungsmatinee zu Wir erreichen den Fluss [conférence].
183
C’est ainsi que, pour marquer le début du monologue du général au 4e tableau, alors que le déserteur va être
exécuté, Henze suspend la scène du podium I (il « gèle » la scène du déserteur attaché, avant l’exécution. Ce
gel d’image, nous le verrons plus loin, rappele la même technique, employée par Kagel dans sa Sérénade). En
même temps, la scène se déplace au monologue du général sur le podium II. Aussi la fin de la scène 4 se
chevauche avec le début de la scène 5, avec l’arrivée du gouverneur, puis des civils bien habillés et des
musiciens de la bande militaire sur le podium II. Les nouveaux personnages provoquent une transformation
complète du climat émotionnel de la scène.
118
Remarquons enfin que dans la première partie, en raison du grand nombre de chants
et de scènes appartenant au groupe des oppresseurs (situés majoritairement sur le plateau
III), la scène est située loin du public, à l’arrière. Quand les chansons des opprimés gagnent
en nombre et en force, les artistes s’approchent du public vers l’avant-scène. Ce dispositif
scénique permet très efficacement de renforcer le message d’humanité que l’opéra veut
transmettre.
Henze oppose, dans la caractérisation de sa musique et dans la création d’une tension
dramatique, le monde des « oppresseurs » et du monde des « opprimés », inventant ce qui de
façon schématique pourrait être appelé « la musique du pouvoir » et « la musique des
victimes ».
Les personnages opprimés sont montrés généralement dans l’intimité de leur
souffrance, sur le plateau le plus proche du public ; la musique se fait particulièrement
lyrique et développe des mélodies plus abouties, des harmonies denses et complexes, avec
une instrumentation moins traditionnelle (en présence d'instruments anciens, de la guitare et
d’un percussionniste) qui crée des effets agogiques et de timbre très expressifs. Mais ils
chantent aussi des mélodies libres (improvisées), ou, joyeusement rythmiques, quand il s'agit
de faire la fête.
Les personnages oppresseurs n’ont pas véritablement de moments pour s’exprimer, à
l’exception du Général qui se transforme peu à peu et passe du côté des opprimés. Ils
apparaissent toujours en groupe, en réunion, lors de festivités, sur un champ de bataille, dans
un palais, pour réaliser une exécution ou une cérémonie. Ils sont alors victimes de leurs
conventions et de leur frivolité. La musique qui est jouée est en général de la parodie de
genres musicaux qui, dans la société bourgeoise, sont associés à des événements sociaux
précis, des conventions bourgeoises, des stéréotypes sociaux enfin : rythmes militaires,
styles de danse, … Comme exemple, nous assistons pendant la scène 3, à une chanson
patriotique en l’honneur du Général, « Hail », chantée par les dames de la haute société sur
le plateau central, un couloir qui représente un « fleuve »184. Juste après, dans le même
tableau, l’on entend une barcarolle en hommage à Maggie May, la serveuse du bar des
soldats, puis des valses et mazurkas185.
184
185
STÖPPLER, E., Wir erreichen den Fluss [mise en scène].
Voir les pages 578-581 pour les parodies littéraires et musicales au sein de l’œuvre.
119
Néanmoins, la dichotomie « musique des opprimés – musique des oppresseurs » ne
tient pas totalement. Dans plusieurs passages, Henze se plaît à casser ce rapport manichéen
en montrant toute l’ambiguïté des rapports de domination : les opprimés peuvent se révéler
oppresseurs (à l'exemple des soldats, qui font socialement partie du peuple mais qui
l’oppriment pourtant du fait d'un ordre supérieur qui leur est imposé) quand l’oppresseur
principal, le Général, change totalement de vision et de comportement.
Un exemple important et point culminant de l’œuvre se trouve pendant la scène 7
« Fleuve », qui clôture la première partie de l’opéra. Il s’agit d’un moment tragique et
violent du scénario, où les soldats sous l’ordre du gouverneur mitraillent le personnage de la
vieille dame avec un enfant, qui sont noyés dans le fleuve. Il y a alors un dialogue entre les
soldats (plateau I) et la vieille (plateau II), tous en Sprechgesang. Le rapport entre les
éléments scéniques et dramatiques et leur appartenance à l’univers « opprimé » ou
« oppresseur » est moins manichéen : la vieille, un des plus grandes icônes du groupe des
opprimés, est sur le plateau II, souvent employé jusqu’à maintenant pour représenter le
champ de bataille, tandis que les soldats, qui appartiennent eux aussi au groupe des
opprimés mais réalisent toutes les atrocités dictées par les oppresseurs, sont sur le plateau I.
L’on sait dès le début du dialogue qu’il existe une possibilité que les soldats tuent ou
épargnent la vieille dame. Toutefois, la réponse du soldat laisse entendre que, quelque part,
ils n’ont pas le choix, qu’ils ne sont pas responsables de leurs actions :
« vieille dame : Let us go. No one knows you’ve found us.
Soldat 4 : They make you do things no one should even have to dream of and cheer you
when you’ve done it.
Soldat 2 : There’s no way out, once the order’s given »186.
La vieille avoue, de son côté, que « c’est de sa faute si elle s’est faite retrouver par
eux »187, ce qui montre aussi l’ambiguïté de la situation : qu’est-ce que chacun de nous
aurait pu faire pour éviter la fin atroce qu’auront cette vieille et ce bébé ? Qu’est-ce qu’elle
aurait pu faire ? La fatalité est, par conséquent, un choix social, mais qui peut être réparé : la
vieille essayant de s’enfuir avec son petit-fils est symbole d’une tentative (quoique trop
186
« Laisse-nous partir. Personne ne sait que vous nous avez trouvé », « Ils vous font faire des choses que
personne ne devrait même pas imaginer, et vous cheer quand vous l'avez fait. », « Il n’y a pas d'issue, une fois
que l'ordre st donnée », dans : HENZE, H.W., We come to the river [partition], p. 250-252.
187
HENZE, H.W., We come to the river [partition], p. 253.
120
tardive) ; les soldats qui la laissent presque s’enfuir, une envie de leur part d’éviter le drame.
Mais le fait que les oppresseurs arrivent (le gouverneur et ses hommes, icônes du pouvoir) et
que la scène finisse en drame, la vieille dame et le bébé tués par les soldats mêmes que nous
venions de ressentir comme humains, malgré tout, est aussi significatif : la terrible fatalité
est, quand même, le choix social qui prédomine dans cette société. L’adjudant conclut la
scène avec une phrase froide et inhumaine, qui donne presque l’impression que le
monstrueux assassinat de la vieille dame et de l’enfant ont été une sorte d’amusement non
nécessaire.
« The soldiers fire several volleys straight down into the water. The water hisses and
splashes.
Adjudant : Enough. Conserve your ammunition. It has to be payed for »188.
Dans la mise en scène d’Elisabeth Stöppler189, les tirs dans l’eau sont représentés par
des effets de lumière.
II.3.2.C L’instrumentarium
Henze recherche à développer la palette sonore des instruments dans ses œuvres,
en lien avec des conceptions esthétiques qui peuvent trouver racine chez Artaud :
« Il y a en outre une idée concrète de la musique où les sons interviennent comme des
personnages, où des harmonies sont coupées en deux et se perdent dans les interventions
précises des mots... »
« De plus la nécessité d’agir directement et profondément sur la sensibilité par les organes
invite, du point de vue sonore, à rechercher des qualités et des vibrations de sons absolument
inaccoutumées, qualités que les instruments de musique actuels ne possèdent pas, et qui
poussent à remettre en usage des instruments anciens et oubliés, ou à créer des instruments
nouveaux »190.
Dans le riche paysage sonore et timbrique de We come to the river, chaque
instrument présente un ambitus sonore déterminé et apporte une couleur propre, liée à son
histoire. Ces éléments de caractérisation sonore sont liés dans l’œuvre aux éléments
188
« Les soldats donnent plusieurs tirs directement dans l'eau. L'eau hisssses et s'écrabouille.
‘Assez. Vous devez économiser votre munition. Elle doit être rentable’ ».
189
STÖPPLER, E., Wir erreichen den Fluss [mise en scène].
190
ARTAUD, A., Le théâtre et son double, Paris, Quarto Gallimard, 2004, p.562.
121
scéniques, dans une superposition et une intégration incessantes entre les langages verbal,
sonore et gestuel.
Les instrumentistes sont vus en tant que solistes191. Henze, à partir de son 2e
Concerto pour piano (1967), dépasse la division classique entre solistes et musiciens de
l’orchestre, le tout devenant une masse non différenciable. Considérant les dimensions de
l’oeuvre, il est alors remarquable que le compositeur ait conservé une pensée instrumentale
soliste pour autant de musiciens jouant ensemble. Le résultat sonore de cette polyphonie
généreuse en est d’autant plus frappant.
Comme nous l’avons vu, trois orchestres sont placés sur scène, comptant 8
instrumentistes pour le premier, 12 pour le deuxième et 11 pour le troisième. À part le
percussionniste virtuose qui déambule sur scène à certains moments de la partition, il y a
encore un accordéon, une petite harpe, deux trompettes en ut (qui se placent derrière la
scène) ainsi qu’une bande militaire composée de
25 musiciens. Chaque ensemble
instrumental porte en lui un caractère particulier qui s'épanouit pleinement, dans une relation
sémantique, timbrique et motivique, lors des passages, thèmes et personnages qui se
développent dans le plateau scénique auquel il appartient.
“I have tried to give the three instrumental groups something of a speaking quality,
something that draws them more intensively into the dramatic action than is normally the
case with orchestral music in the pit. The music is not at a distance from the events on the
stage; it does not comment, except on a few brief occasions, when each time there is the
impression that the wordlessness of instrumental music is driving it to despair, to silence or
to stepping over its boundaries, and then it looks as though it really is trying to see itself as
language.”192
Henze a placé à l’arrière les instruments les plus puissants ou amplifiés, et à l'avant
ceux à la sonorité plus faible (comme la guitare ou les instruments anciens). Mais, comme
nous l’avons vu, la disposition spatiale des artistes n’est pas fortuite, et ne correspond pas
seulement à cette logique acoustique traditionnelle.
191
HENZE, H.W., Music and Politics, London, Faber and Faber, 1982, p. 181.
« J'ai essayé de donner aux trois groupes instrumentaux une certaine qualité du parlé, quelque chose qui les
insère plus intensément à l'intérieur de l'açtion dramatique, comparé à ce qui arrive à l'orchestre normalement
lorsqu'elle est placée dans la fosse. La musique n'est pas éloignée des événements scéniques; elle ne fait pas de
commentaires, à l'exception de quelques rares occasions, à chaque fois qu'on a l'impression que le manque de
langage de la musique instrumentale la mène au desespoir, au silence ou à dépasser ses limites. Alors elle
semble réellement essayer d'être vue comme un langage », dans : HENZE, H.W., op. cit., p. 238.
192
122
“The sound of Orchestra III has something altogether vulgar, belching, repellent and
sarcastic about it, which it loses only after the General has been blinded. The sound of
Orchestra II is flexible, and can be applied to the most varied expressions, while the
instruments of Orchestra I have a strained, helpless quality, but also something tender and
fragile, as if in them was preserved the precious lives of children, whose voices carry the
optimistic sounds of the final song.”193
Quant à la partie de guitare, elle développe des effets et des sonorités à la fois doux,
mélancoliques, intimistes (d’où son intégration au groupe des instruments « anciens »), et à
la fois rugueux, acides, enjoués propres à son héritage d’instrument populaire et festif (d’où,
aussi, l’ajout d’instruments comme le banjo ténor).
II.3.2.D Percussions, instruments exotiques et bruitages
Comme nous venons de le voir, We come to the river emploie une quantité imposante
d’instruments de percussion et d’instruments « exotiques », joués par les musiciens des trois
orchestres et par le percussionniste. L’intérêt pour des instruments venant d’autres pays est,
de fait, une tendance de la musique du XXe siècle, à l’instar d’Exotica de Mauricio Kagel,
une des œuvres les plus marquantes dans ce genre. Dans le cas de Henze, ces instruments
non – européens, « exotiques », proviennent principalement d’Amérique latine et d’Asie, et
apparaissent dans d’autres œuvres telles que El Cimarron et La Cubana.
Citons, dans les parties d’orchestre, les instruments secondaires qui nous paraissent
les plus représentatifs :
- les instruments provenant d’Amérique latine : la « cabaça » brésilienne, les
« cencerros » cubains (qui ressemblent à des cloches de vache), la « pandereta » des
Caraïbes et les « maracas » cubaines.
- les instruments traditionnels d’autres pays : l’ocarina (Afrique, Asie), les
« sarténes » (une « poêle », en espagnol, instrument qui apparaît souvent dans les œuvres de
193
« Le son de l'orchestre III possède quelque chose de vulgaire, strident, répulsif et sarcastique, qui disparaît
seulement après que le général devient aveugle. Le son de l'orchestre II est flexible, et peut s'associer aux
expressions les plus variées, tandis que les instruments de l'orchestre I possèdent une qualité strained et
helpless, mais aussi quelque chose de tendre et fragile, comme si elle contenait la precieuse vie des enfants,
dont les voix portent les sons optimises de la chanson finale », dans : HENZE, H.W., op. cit., p.239.
123
Henze),
le « boo-bam » (Amérique du nord), le « hyoshigi » (Japon), le « sistrum »
(Moyen-Orient) et le « lithophone » (Inde et Chine) ;
- les instruments internationaux, mais de caractère « populaire » : l’harmonica et
l’accordéon ;
- les percussions : les tam-tams et tom-toms, le métallophone, les cymbales
suspendues, les tymbales, les blocs de métal, le triangle, le tambourin, le hochet, les cloches
à main, les cloches de vache et le gong.
Puis se manifeste la figure « soliste » du percussionniste, dont l’ensemble
d’instruments dépasse la cinquantaine et qui inclut, entre les instruments accrochés aux murs
des podiums II et III, ceux qui sont attachés au podium de l’orchestre III, et ceux que le
percussionniste apporte lors de son apparition aux scènes 8, 10 et 11, une liste très variée
d’instruments exotiques et européens.
Parmi les instruments non-européens joués par le percussionniste, citons quelques
exemples remarquables :
- le tambour en acier de Trinidad ;
- l’ « O-daiko » et le « Taiko » (tambours japonais) ;
- les « chocalhos » brésiliens ;
- le tambour tibétain ;
- l’ « Anklung » d’Asie du sud.
« J’ai crée le rôle du percussionniste spécialement pour l’œuvre (surtout pour pouvoir
utiliser le spectaculaire Stomu Yamash’ta dans ma production) : comme un bouffon ou un
joker, il n’arrête pas de jouer de nouveaux rôles et instruments »194.
De surcroît, l’instrumentarium de We come to the river comporte des instruments
extraordinaires qui ne figurent pas sur la liste en début de partition. C’est le cas des 12 flûtes
à bec ou « flûtes jouets » jouées par les aliénés de l’asile sur le podium III qui, à côté du
piano de l’orchestre I, accompagnent le monologue du général aux pages 355-357 de la
partition.
194
HENZE, H.W., Bohemian Fifths, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1996, p. 339.
124
II.3.2.E Les chansons et « Songs »
Dans le scénario de We come to the river, Edward Bond insère des chansons
explicitement désignées comme telles dans le texte, et qui constituent, comme dans le
théâtre de Brecht, des moments suspendus où l’action est interrompue. Cette coupure est ici
moins nette que chez Brecht, car la transition est réalisée dans un flux continuellement
musical, à l'instar de sections lyriques d’un opéra (aria, duetto, chœur). C'est au niveau du
texte que le changement formel est net, lorsque des phrases plus lyriques et cadencées
remplacent la prose.
Les chansons dans We come to the River, parce qu’elles n’intègrent presque pas de
rime, se distinguent des chansons écrites par Bond pour ses œuvres précédentes, et se
rapprochent de la musique populaire. Elles sont plus rythmiques et utilisent plutôt des
paroles simples et répétitives. Henze a d’ailleurs parfaitement exploité ce potentiel
rythmique : ce sont sans doute les chansons qui constituent les moments les plus rythmiques
de sa partition, à l’exception des monologues des aliénés.
Les chansons de We come to the River possèdent alternativement les fonctions de
commentaire, de métaphore et de réflexion didactique.
”The placing of such tunes at the end of scenes and their detachment from the dramatic
action emphasizes their role as commentary or public soliloquy. Typical are also the parable
songs; these combine a fictitious story with a moral lesson.”195
Le scénario d’Edward Bond comprend en tout cinq chansons collectives, six
monologues chantés et deux chansons individuelles, adressées toutes les deux à un enfant.
Passons-les en revue dans l’ordre de leur apparition :
195
•
un chant collectif des soldats buvant de la bière (« Maggie May ») ;
•
un chant collectif chanté par les dames de la haute société en hommage au
Général ;
•
six monologues parlés/chantés, prononcés simultanément par les personnages
fous de l’asile : ces monologues ont une structure libre, ne sont pas
rythmiquement déterminés, et emploient toutes sortes d'émissions vocales,
notamment le parlato, du Sprechgesang pour la plupart des dialogues et du
chant pur pour les arias. Toutefois, ces chants sont très mélodiques, d’une
WINKLER, E. H., op. cit., p.206.
125
mélodie proche d’un parlé affecté, “Speech always tending to break into
songs.”196
•
la troisième chanson collective : le « chœur des fous » de l’asile, qui parle d’un
bateau et d’une île vers laquelle ils désirent naviguer. Cette chanson fait partie
des musiques liées aux opprimés, sinueuses et fragiles.
•
la première chanson soliste de l’opéra, qui apparaît au tout début de la scène 6,
quand une jeune femme berce son enfant avec les mots « Five sticks and an
apple ; One head, two arms, two legs ; Stick them in : a man ; Throw him,
catch him play ; When you’re hungry : eat him »197. Avec cette dernière phrase,
Bond transforme cette berceuse en une allégorie morbide et cannibale, « à la
Brecht ».
•
la deuxième chanson soliste, la « Chanson de la vieille femme », une chanson
au contenu idéaliste, où la vieille femme dit à l'enfant qu’il peut changer le
cours de l’Histoire. Il s’agit d’une chanson métaphorique, porteuse d’un
« message », une « déclaration puissante de foi dans l'avenir, qui proclame la
confiance dans le pouvoir réel de la plus faible des victimes »198, qui est
l’enfant, symbole de l’innocence.
« Shall I tell you who is weak ? The weak buy men for riches and sell them for famine. They
paint flowers on the desert and call it a garden. They smile like the torturer and bow like the
judge. They lead armies to hell so that they shall avea kingdom to rule in. Shall I tell you
who is strong ? Child, you are strong. You have nothing and your hands are small. But the
world spins like clay on the potter’s whell and you will shape it with your hands. »199
Henze compose une longue et belle ligne mélodique pour cette chanson, qui
deviendra thématique et sera repris plusieurs fois et qui bénéficiera d’un long
développement thématique et instrumental.
Exemple musical n. 14
We come to the river [partition], p.524.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
196
HENZE, Hans Werner, Orpheus behind the wire [enregistrement vidéo],1990.
BOND, E., op. cit., p. 99.
198
WINKLER, E. H., op. cit., p. 179.
199
« Dois-je te dire qui est faible? Les faibles achètent des hommes pour les riches?? Et les vendent pour
famine?? Ils peignent des fleurs dans le désert et l'appellent un jardin. Ils sourient comme un bourreau et se
penchent comme le juge. Ils amènent des armées entières en enfer de façon à avoir un royaume pour pouvoir
commander??? Dois-je te dire qui est fort? Enfant, tu est fort. Tu n'as rien et tes mains sont petites. Mais le
monde tourne comme de l'argile dans le whell du potier et tu vas le mouler avec tes mains », dans : BOND, E.,
op. cit., p. 119.
197
126
•
le chœur final, qui est constitué des deux dernières chansons collectives (la 4e
et la 5e de l’opéra). Les deux chansons (« Chanson des victimes » et « Chanson
de trois enfants morts »200) s’alternent pour clôturer l’opéra dans une sorte de
musique prophétique et rituelle, une « chanson épilogue » directement adressée
au public, où Bond et Henze font passer leur message utopique201.
II.3.2.F La construction du discours musical : thèmes mélodiques et rythmiques ;
caractérisation sonore (couleurs instrumentales et harmoniques)
À partir des ingrédients dramaturgiques décrits ci-haut, Henze élabore sa musique
dans des dimensions (l’on pourrait dire) « pharaoniques », encore accrues par sa pensée
polyphonique et polyvisuelle. Quels sont les repères employés par Henze pour orienter
l’écoute de cet opéra ? Est-il un grand inventeur mélodiste ? Conçoit-il des motifs, des
développements thématiques qui guident l’auditeur, qui mènent le « drame », comme dans
une œuvre dramatique classique ? Est-il concerné par le timbre des instruments comme
moyen de caractérisation de personnages ou situations ?
Si d’un côté Henze n’a pas conçu une architecture mélodique fondée sur un idéal
motivique, d’un autre, il a élaboré quelques repères mélodiques et rythmiques, qui
s’associent et s’amalgament de façon imbriquée, voluptueuse et non manichéenne à
certaines sonorités, à certains instruments, à certains personnages, principalement ceux du
peuple, qui sont les véritables victimes et héros de son épopée. Et c’est là que le rôle qu’il
accorde à la guitare se fait clair, imbriqué dans une composition sonore plastique, coloriée, à
moitié thématique mais surtout concerné par la création d’environnements et impressions
sonores.
„Das Stück ist nicht von Wagner geschrieben, es ist nicht Leitmotiv so zu sagen, aber wir
haben viele Materialen.“202
Ainsi, dans We come to the river, la notion de leitmotiv n’existe pas véritablement,
mais peut se greffer aux moments où Henze fait exister un personnage avec des moyens qui
ne sont pas seulement théâtraux mais également musicaux : ce peut être un instrument
200
BOND, E., op. cit., p.120- 122.
La fin de We come to the river l’approche d’ Orpheus : là aussi, les idées de mort et de résurrection sont
associées à la vision d’un monde meilleur.
202
« Le morceau n’est pas écrit par Wagner, il n’y a pas de ce qu’on appelle Leitmotiv, mais il y a beaucoup de
matériel », dans : NIELSEN, E., Einführungsmatinee zu Wir erreichen den Fluss [conférence].
201
127
particulier, une texture, un intervalle caractéristique et même aussi un court motif mélodique
qui s'apparente à un thème. Parmi ces matériaux thématiques, voici quelques-uns des plus
représentatifs, puisqu’ils sont repris plusieurs fois dans l’opéra :
- le thème très marqué de la percussion lorsque le Général apprend qu’il deviendra aveugle à
la scène 3203 ;
- le matériau thématique de la percussion au début de la scène 4 ;
- le thème du soldat 2, que nous verrons par la suite dans le traitement de la guitare au sein
de l’œuvre.
De plus, certaines caractéristiques mélodiques deviennent thématiques et s'inscrivent
pleinement soit dans le registre musical de la violence (« Musik der Gewalt »), celle des
oppresseurs, soit dans celui des opprimés et des victimes.
Certains thèmes associés aux personnages et situations dramatiques dans We come to
the river s’appuient moins sur des mélodies chantées que sur le timbre d’un instrument
musical, une texture, un geste musical, une dynamique sonore ou même un intervalle
caractéristique.
Ainsi, même si Henze n’a pas conçu sa musique et le scénario de l’œuvre de façon si
manichéenne, les oppositions « détaché versus lié » ainsi que « binaire versus ternaire » ou
« accentué sur mélodie statique versus mélodie à courbes sinueuses » aident à caractériser
les deux groupes sociaux qu’il veut dépeindre, en créant différents leitmotivs de texture, de
couleur et agogiques. Les esquisses de travail du compositeur montreraient, selon lui, le
processus de composition et de dérivation de ce matériau thématique :
“There are short motifs that, in my sketches, bear titles like ‘military honours’ or ‘the
general becomes human’ or ‘blinding’”.204
La musique de la violence apparaît par exemple lors de la première visite du
gouverneur à la scène 5 : cette musique des oppresseurs est plutôt binaire, virile,
203
Pour la metteur en scène Elisabeth Stöppler, la figure du percussionniste représente l'éveil de la conscience
du général dès sa première apparition et clairement dans la scène 4. Son thème sonnerait quelque part comme
le battement cardiaque du général, son alter ego. Dans : STÖPPLER, E., Einführungsmatinee zu Wir erreichen
den Fluss [conférence].
204
HENZE, H.W., Music and Politics, London, Faber and Faber, 1982, p.241.
128
d’accentuation masculine, avec des contretemps et une articulation souvent détachée,
comme on le remarque dans l’accompagnement de la harpe et du piano.
Exemple musical n. 15
We come to the river [partition], p. 176 (orchestre I, extrait).
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
“The music of violence has several parameters. It has signal-like calls,
which are seen as typical of military music. But beyond these there are
motivic nuclei, arrangements of intervals, and also twelve-note series
(which slowly emerge in the course of the work; for instance for the
Governor and the General not until the closing scenes, when their fate is
sealed) which are intended to be characteristic of suavity, hypocrisy,
indifference.”205
La « bonne société » est représentée par Henze par des intervalles de 7e et 9e,
toutefois liés à des mélodies banales, donnant une impression de frivolité et corruption206.
La musique des victimes, opprimés et gens du peuple, fait sa première grande
apparition au tableau « guard room » (Scène 3). Les lignes jouées et chantées sont des
courbes mélodiques sinueuses, dont le caractère de douleur s'accentue grâce aux séquences
de « crescendo – decrescendo » qui se succèdent à chaque phrasé. Dans cette scène, la
mélodie chantée par le déserteur, et les contrepoints qu’elle génère, sont fondés sur une
figure en triolets, qui sera déployée sous la forme d’un thème par le guitariste :
205
« La musique de la violence possède plusieurs paramètres. Elle possède des appels, ressentis comme
typiques de la musique militaire. Mais au delà de ça il y a des noyaux motiviques, des arrangements
intervallaires, et aussi des séries de douze sons(qui apparaissent lentement au cours de l'œuvre; en occurrence
pour le gouverneur et pour le général non avant les dernières scènes,quand le destin est sealed), qui veulent
caractériser la suavité, hypocrisie et violence », dans : HENZE, H.W., op. cit., p. 240-241.
206
HENZE, H.W., op. cit., p.241.
129
Exemple musical n. 16
We come to the river [partition], p. 58, parties de chant, guitare, viola d’amore, viole de gambe.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Il s’agit, selon le compositeur, d’une des « cinq formes mélodiques inventées pour le
déserteur ». La vieille femme possède aussi son embryon de leitmotiv : selon Henze luimême, il s’agit d’un accord à seize notes. A son tour, les lignes mélodiques de la jeune
femme sont sinueuses et, selon les mots du compositeur, constituées de tierces, quartes et
quintes diminuées207.
Un très beau thème chanté par les personnages de la vieille femme et du Général, à la
scène 7, est une sorte de conjuration contre les oppresseurs : « je vous maudis avec la voix
des enfants, avec la douleur des enfants, avec la mort des enfants. Vous ne devrez pas avoir
des enfants. Ils naîtront vieux et blancs et morts »208.
Exemple musical n. 17
We come to the river [partition], p. 262-264, parties de la vieille femme et du Général.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Dans le tableau « Chambre d’un taudis » de la scène 9, l’épouse du soldat 2 chante
une mélodie tonale « he watches the children play » Le monologue de cette femme, assez
207
208
HENZE, H.W., op. cit., p.241.
HENZE, H.W., We come to the river [partition], p. 263.
130
contemplatif et pourtant très intime, décrit son mari dans les rapports qu’il a avec ses
enfants. Peu après, le soldat sur l’autre podium chante un monologue tonal constitué de
questions que les enfants posent aux adultes. Les questions, probablement posées par son
enfant à lui, font un clin d’œil à ce que sa femme venait de dire :
« What do children ask ? Mother, where do the birds fly ? Father, why is the grass green ?
Why does the sea play all day ? Why are the mountains so far ? No, our children ask :
Father, why are we cold ? Mother, why are we hungry ? Father, why are the streets so quet
except when the bands march by ? Father, why are the houses so grey, except when they
hang them with flags ? Father, what are you afraid of ? Father, why do they pile up bombs
on the corner of the street ? Father, why are the soldiers wiping their knives again ? Father,
why do you get up in the night and stare out of the window at the empty street ? Father
answer ! »
Exemple musical n. 18
(soldat II, sur le podium II ; en même temps :)
(la femme du soldat II, sur le podium I)
We come to the river [partition], p. 393-394.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Selon le compositeur, le couple utilise un même matériau mélodique composé de
petits intervalles délicats, présents déjà dans la première scène, à la cantine, où le soldat 2
était présent. Leur harmonie très diatonique et la forte présence de la guitare apparaissent
aussi quand le soldat 2 rend visite à l’asile209.
Exemple musical n. 19
We come to the river [partition], p. 402-403, parties de guitare et soldat II.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
209
HENZE, H.W., Music and Politics, London, Faber and Faber, 1982, p. 241.
131
Ce dernier motif ternaire du soldat 2 apparaît dans d’autres passages ; il est
également repris par des instruments comme la viole d'amour et le piano.
Quant à l’interlude de la première partie de l’opéra, il peut, à notre avis, éclairer les
principaux aspects formels de l’œuvre. Cet interlude répond à la fois à une structure logique,
basée sur la réitération et le retour de thèmes, et à une structure spontanée, où les idées se
développent librement.
La forme de l’interlude est ainsi assez libre, ne développe pas un seul thème ou idée,
mais ressemble plutôt à un « pot-pourri » de thèmes et textures, les trois orchestres se
« promenant » en divers lieux sans trop s’attarder. Le seul thème qui revient un certain
nombre de fois pendant l’interlude est le « charleston » du piano. Certains thèmes ou motifs
peuvent, par contre, être retrouvés dans d’autres parties et scènes de l’opéra.
Parmi les thèmes présents dans l’interlude, le premier qui apparaît est celui joué à
l’unisson par la viole de gambe (orchestre I), le violoncelle et la contrebasse de l’orchestre
II, un thème constituée, à deux reprises, par une cellule ascendante, très rythmique et
doublement pointée, et une descendante, également rythmique et gestuelle, dans sa séquence
de deux triples croches.
Exemple musical n. 20
We come to the river [partition], p. 230.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz – Germany
Cette cellule est reprise, inversée, légèrement modifiée au niveau rythmique et variée
par la contrebasse de l’orchestre II au tout début de la scène 7, qui suit l’interlude :
Exemple musical n. 21
We come to the river [partition], p. 247.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Ensuite, l’interlude reprend un motif rythmique martial :
132
Exemple musical n. 22
We come to the river [partition], p. 240. (orchestre III, trompette basse)
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Il apparaît dans la première partie, toujours quand la musique des « oppresseurs » est
entendue. Ainsi, dans le monologue de Rachel pendant la deuxième chanson collective de
l’opéra, qui loue les prouesses de la guerre :
Exemple musical n. 23
We come to the river [partition], p.46 (orchestre III: Rachel et vents).
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Ou encore réduit et développé par la trompette de l’orchestre III, ce qui devient, par
la suite, un véritable thème :
Exemple musical n. 24
We come to the river [partition], p.56 (orchestre III: trompette).
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Exemple musical n. 25
We come to the river [partition], p.59 (orchestre III: trompette).
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Enfin, ce premier interlude reprend un facteur thématique non mélodique, mais plutôt
textural. Il s’agit ainsi d’une caractéristique structurelle de la première partie, qui consiste à
faire jouer la viole d’amour et la viole da gambe souvent en binôme, fonctionnant comme un
duo où les timbres proches des deux instruments se marient bien. Certains passages sont
particulièrement expressifs, et par conséquent, peuvent avoir le statut de « thème », où ces
deux instruments se mettent en relation de façon polyphonique. Ces moments possèdent une
qualité expressive particulière, grâce à une richesse rythmique (emploi de différentes
figures, allant du triolet aux rythmes pointés et syncopés), mélodique (emploi de grands
sauts à côté d’intervalles voisins), harmonique (résultant de la rencontre presque hasardeuse
133
de deux voix indépendantes, (engendrant certaines consonances et dissonances) et agogique
(les coups d’archet et les articulations nécessaires à la réalisation de ces mélodies entraînant
naturellement un effet rhétorique, lié à la « diction » de chaque « texte »). Il y a toutefois
aussi d’autres moments dans l’opéra où les deux instruments réalisent d’autres textures, non
polyphoniques210, mais c’est la texture contrapuntique, que nous retrouvons partout dans les
scènes de la première partie de l’opéra (pages 38-39, 53-54, 56-57, 62, 84-86, 109-111, 176177 et 213) et qui reviennent à l’interlude (pages 232-234, 240-241 et 243) qui possède une
valeur thématique.
Exemple musical n. 26
We come to the river [partition], p.38-39. © 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Les parties instrumentales de We come to the river possèdent aussi du matériau
thématique. Cela permet de générer entre les trois orchestres des mouvements d’imitation,
de dialogue, d’échanges de motifs mélodiques, de séquences dynamiques ou modes
d’articulation. Ainsi, la scène 7 (« Fleuve ») contient un grand ensemble de motifs
mélodiques qui servent de matériau thématique pour la construction musicale de la scène. Le
thème de la clarinette est composé de motifs qui reviennent chez les autres instruments, et
même dans un autre orchestre.
Exemple musical n. 27
We come to the river, p. 247, thème de la clarinette. © 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz – Germany
Exemple musical n. 28
We come to the river, p. 248, parties de flûte et clarinette. © 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
210
Le compositeur emploie souvent dans les parties de la viole d'amour et de la viole da gambe des textures
plus homogènes, non contrapuntiques, comme les passages où les deux instruments s’alternent et ne se
superposent pas, les passages homophones, les passages à rythmes réguliers, les textures uniformes (arpèges,
notes répétées ou tenues), les improvisations et les textures en accords ou blocs de notes superposées.
134
Dans la partie de guitare électrique, le motif de l’ornement initial de la clarinette est
développé et transformé en discours polyphonique à deux voix.
II.3.3 La guitare dans We come to the river
A l’image de celle des autres musiciens de l’orchestre, la partie du guitariste de We
come to the river possède un caractère « soliste » : son écriture ne se réduit pas à du simple
accompagnement, mais développe des véritables thèmes qui dialoguent avec ceux des autres
musiciens. Toutefois, et surtout dans les passages à grand effectif, la guitare finit par se
« noyer » un peu dans l’orchestre. Pour cette raison, comme l’observe la guitariste Gabrielle
Werner, les indications de dynamique faible de la partition (piano ou pianissimo) ne peuvent
généralement pas être interprétées littéralement par le guitariste211. Malgré cela, Gabrielle
Werner observe que la guitare s’intègre vraiment dans la masse orchestrale, en lui apportant
une couleur particulière. Les mélodies jouées dans ces passages restent pratiquement
inaudibles, mais participent à la composition timbrique et texturale de l’ensemble.
L’on observera que la partie du guitariste dans We come to the river est souvent très
mélodique, avec une écriture proche d’une écriture vocale. Cette écriture pleine de vibratos
et rubatos renforce l’image de la guitare en tant qu’instrument « romantique » par
excellence. De plus, l’instrument explore des ressources très idiomatiques à l’instar des
autres compositeurs analysés ici, telles que la sonorité résonante de ses cordes à vide, ainsi
que d’innombrables possibilités d’ostinato.
En considérant les autres œuvres de Henze pour guitare de la même période, ce point
est déjà en soi étonnant : Henze explore un registre plutôt « traditionnel » du langage de
l’instrument (presque, mais pas tout à fait romantique), à côté d’autres passages plus
bruitistes et expérimentaux. En même temps, et comparé à d’autres œuvres guitaristiques du
compositeur, il n’y a dans la partie spécifique de guitare de We come to the river que peu de
polyphonie. Nous le verrons, si l’on ne prend pas en compte l’accompagnement des solos du
soldat 2 (qui explorent, par exemple, des vraies basses de la guitare), prédomine dans la
partie de guitare l’usage d’un registre plutôt aigu de l'instrument. Il faut remarquer que,
d’une manière générale, dans We come to the river, Henze préfère utiliser ce registre aigu
211
WERNER, G., [Interview], Dresde (Allemagne), 10 septembre 2012.
135
pour la guitare ainsi que pour les instruments de sa famille. Il fait ainsi peu d’incursions dans
les sonorités plus graves que peuvent apporter les trois dernières cordes de l’instrument,
connues pour leur timbre velouté et profond proche de celui d’un violoncelle212.
Il faut ainsi prendre en compte le fait que la guitare s’insère dans cette œuvre de
Henze pour lui apporter tout son background historique, ce qui inclut notamment son aspect
populaire et d’instrument principal d’accompagnement de chanson213. Outre cet aspect,
Henze attribue aussi à l’instrument d’autres connotations, comme lorsqu’il associe sa
sonorité a une idée du « fantastique » en musique. Ainsi, dans We come to the river, la
guitare développe même des couleurs exotiques et chaleureuses qui tranchent dans l’univers
timbrique traditionnel d'un orchestre d’opéra. Cette association du timbre de la guitare à un
univers « fantastique », « dionysiaque » se retrouve dans l’opéra Les Bassarides.
De même, dans Der König Hirsch, la guitare et la mandoline apportent au sein d’une
architecture instrumentale grandiose et spectaculaire des sonorités voluptueuses et des
timbres exotiques et « magiques ». La musicologue Julia Spinosa évalue comment Henze
associe le timbre de la guitare à l’idée du fantastique dans König Hirsch 214.
Pour créer ces sonorités à la fois « fantastiques » et « réalistes » à la guitare dans We
come to the river, Henze emploie une pluralité de techniques instrumentales, qui incluent
des effets de timbre (Les harmoniques, pizzicati, sons « métalliques », « doux »…),
l’exploration des couleurs innées de l’instrument (les sons résonants et la sonorité de ses
cordes à vide), ses textures idiomatiques (arpèges et rasgueados), les textures répétitives,
minimalistes et ostinatos, et les motifs que nous avons appelés « ornementaux ».
212
Selon l’imaginaire courant des guitaristes, qui travaillent les diverses sonorités de leur instrument selon un
principe « orchestrant ».
213
De la même façon que dans la plupart de We come to the river, La Cubana et Elegie für Junge Lebende
explorent aussi et davantage l’aspect de la guitare en tant qu’instrument d’accompagnement (notamment dans
la réalisation d’accords, dans les formulas typées comme l’alternance basse-accord, etc).
214
SPINOLA, J., dans : JUNGHEINRICH, H. K., Im Laufe der Zeit, Frankfurt am Main, Schott Musik, 2002,
p. 79.
136
II.3.3.A La maîtrise de l’instrument et l’importance de l’interprète
La partie de guitare de We come to the river ne se restreint pas à fournir au guitariste
un ensemble de notes et accords, plus ou moins semblables à celle des autres instruments, et
dont la réalisation lui demanderait simplement de se « débrouiller techniquement », afin de
se tenir au plus proche possible de la partition. Au contraire, l’ensemble de textures, d'effets
et de mélodies révèle une connaissance fine du fonctionnement de l’instrument, quant à son
potentiel et ses limitations.
Venant d’un compositeur non – guitariste, la qualité « guitaristique » de ce texte est
remarquable : pratiquement sans exception, il n’existe aucun passage « irréalisable ». En
même temps, cette connaissance des possibilités instrumentales de la guitare passe, chez
Henze, par la maîtrise de l’efficacité des divers effets sonores ; elle vient d’un intérêt
spécifique que le compositeur a toujours porté à ses interprètes, du dialogue et des échanges
qu’il a pu établir avec eux. Selon lui, la construction sonore naît aussi d'un rapport de travail
et de complicité entre le compositeur et l’interprète, car « le compositeur doit s'assurer que
ses idées musicales font plaisir aux musiciens »215.
El Cimarron pour quatre musiciens, daté de 1971, est l’œuvre de Hans Werner
Henze la plus représentative de ce processus de création, dont la forme définitive s’est mise
en place grâce à un travail systématique de Henze auprès des interprètes, et qui a permis au
compositeur d’approfondir ses connaissances des possibilités instrumentales de la guitare.
Henze reconnaît qu’El Cimarron est « une pièce pour des instrumentistes travaillant dans
des conditions inhabituelles »216, un travail lent et inventif. Les interprètes contribuent à la
composition de l’œuvre en lui apportant un matériau créatif, en complétant notamment les
parties notées graphiquement.
La partie de guitare de We come to the river hérite ainsi d’une influence directe des
recherches que Henze fit avec le guitariste cubain Leo Brouwer, lors des très nombreuses
répétitions d’El Cimarron. Dans ces séances de travail, Leo Brouwer avait pleinement
collaboré à la composition du matériau d’El Cimarron en lui montrant de nouvelles
techniques de production des sons sur l’instrument.
215
„Der Komponist muss dafür sorgen, dass seine Klangvorstellungen den Musikern Spass machen“, dans :
HENZE, H.W., Die Englische Katze, Frankfurt am Main, Fischer, 1983, p. 295.
216
“This, then, is a piece for instrumentalists, working under unusual conditions”, dans : HENZE, H.W., Music
and Politics, London, Faber and Faber, 1982, p.173.
137
Au début des années 1970, l’amitié entre les deux musiciens217 se renforce. Henze
prend connaissance avec les œuvres Sonograma II et Exaedros II du jeune compositeur
cubain, qu’il écoute et dirige une fois à Cuba218, une fois en Allemagne.
Les Exaedros sont décrits par Henze comme une « poignée de pages couvertes de
notation graphique ». Cette œuvre emploie un orchestre complet, deux chefs d’orchestre (en
l’occurrence, Henze et Brouwer) et un percussionniste soliste (à l’époque de la
représentation allemande, c’est le même percussionniste qui joue aux créations de El
Cimarron et de We come to the river, Stomu Yamash’ta). Cette œuvre et notamment ce type
de notation pour la guitare, a sûrement influencé Henze lors de la composition de ses œuvres
pour guitare à l’époque : la liberté donnée aux musiciens, la composition comme acte créatif
communautaire sont des idées que les deux musiciens partageaient à l’époque.
L’amitié des deux hommes a perduré longtemps, mais – Henze l’explique dans son
autobiographie – Brouwer interrompt subitement toute communication avec le compositeur
en 1972219 – la même année où Henze commence à travailler sur We come to the river –,
probablement contraint par les autorités de la dictature cubaine220.
« A part les fréquentes micro-notes, obtenues en poussant la corde de la comme un
glissando à partir du ‘son normal’ soit vers le haut, soit vers le bas, nous avons aussi les
effets d’étouffement (‘apagados’), tremolos d’accords entiers, effets de ponticello, des
harmoniques naturelles et artificielles, séries de glissando en doubles octaves, ‘laissezvibrer’ combiné à des staccatos, bruits de percussion sur les cordes et sur le bois, et
notes longues produites avec l’archet »221.
217
Henze entend Leo Brouwer jouer la guitare en 1969 ; l’impression que cela cause le mène à intégrer cet
instrument dans l’ensemble d’El Cimarron, afin d’élargir sa sonorité et son harmonie.
218
La première de Exaedros se donne le 24 novembre 1969 à Cuba, en même temps que celle de la Sixième
Symphonie de Henze.
219
HENZE, H.W., Bohemian Fifths, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1996, p. 301-2.
220
Selon l’auteur, le ministère cubain avait décidé d’interdire à Henze et d’autres intellectuels d’entrer à Cuba
et d’avoir tout rapport avec des citoyens cubains à cause de leur participation à une pétition organisé par Le
Monde à Paris (1971) pour la défense d’un écrivain cubain ( Heberto Padilla), qui avait été arrêté avec sa
femme par le régime le 20 mars 1971 pour sa critique du régime dans son livre de poésie Fuera del juego,
classé comme ‘contre-révolutionnaire’. « Il est un exemple classique de la confusion qui peut avoir lieu quand
les artistes et leurs travaux sont analysés par des standards politiques », commente Henze. Padilla a du quitter
son pays, Cuba, a été oublié par son public et s’est établi aux Etats-Unis depuis 1981, enseignant à Princeton.
La pétition avait été signée par des intellectuels et artistes tels que Jean Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Pier
Paolo Pasolini. Cet événement marque le déclin de l’enthousiasme de Henze pour le communisme. En
commentant ces événements un an plus tard, il affirme : « Une telle révolution n’était pas pour des gens
comme moi. Qu’est-ce qu’un rebelle fait quand il se voit forcé à se soumettre ?», Ibid., p. 269-70, 300, 309.
221
BROUWER, L. « Berichte über die Ausführung », dans : HENNEBERG, C. H., El Cimarrón : Ein
Werkbericht, Mainz, Schott, 1971, p. 50.
138
Dans We come to the river, nous pouvons retrouver à maints endroits les techniques
que Brouwer décrit ci-dessus. L’effet étouffé nommé apagados aura une répercussion
importante dans l’opéra, ayant sa première apparition à la fin de la 5e scène (page 178). Il
réapparaît pendant la scène finale, où le Général aperçoit les victimes qu’il avait directement
ou indirectement tuées. À ce moment, Henze a l’intention de faire une véritable reprise
« thématique » de l’emploi de la guitare, en « citant » en alternance presque tous les effets
timbriques et de texture utilisés dans la première partie de l’opéra à la guitare – tels que les
apagados222 –. En même temps, Henze réutilise d’autres sonorités associées aux
personnages « opprimés », comme les notes et accords « vibrés » et liés, qu’il apprend à
employer à la guitare grâce à Brouwer :
« (Leo Brouwer) Il joue tout ce que j’ai écrit pour son instrument, en essayant de rendre
possible l’impossible, pour que je n’aie pas trop à changer. Il connaît quelques effets
merveilleux de ponticello et legato et une variété exceptionnelle de vibratos »223.
Le travail de composition en partenariat avec un guitariste a été récurrent dans
l’oeuvre de Hans Werner Henze, surtout à partir d’El Cimarron. C’est ainsi que les deux
sonates qui composent Royal Winter Music pour guitare solo (1975-1976) sont dédiées à
Julian Bream, qui collabore à leur composition en investiguant les ressources expressives de
la guitare auprès du compositeur. Henze donne son témoignage au sujet de la collaboration
avec Bream :
« Notre désir était de contribuer substantiellement à élargir le répertoire de la guitare »224.
« Il voulait explorer l’essence la plus profonde de l’instrument avec moi et voir devenir
cette pièce la plus colorée et la plus fascinante de nos jours (…). A Marino nous avons
travaillé dur ensemble. Julian est un instrumentiste merveilleux, il chante et évoque des
centaines de sons, déchirant le cœur de sa vieille guitare italienne »225 .
L’écriture instrumentale de Henze est ainsi intimement liée au travail avec les
interprètes, sans qui il ne peut pas développer comme il le souhaite la dimension idiomatique
et les possibilités techniques de chaque instrument.
222
A la page 504 de la partition, l’on entend d’abord un passage où la guitare classique réalise des accords,
d’abord résonants, évoquant une guitare « romantisme », ensuite des apagados.
223
Journal de bord du compositeur (23 décembre 1969). dans : HENZE, Hans Werner, Bohemian Fifths,
Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1996, p. 282.
224
HENZE, H.W., op. cit., p. 343.
225
HENZE, H.W., op. cit., p. 344.
139
Réciproquement, la musique « idiomatique » des instruments dans We come to the
river se traduit par un traitement personnalisé, « soliste » et « théâtral » de chacun d’eux226.
« Comme je le fais presque toujours (ce qui explique pourquoi les instrumentistes aiment
aussi ma musique, même si dans aucun cas, je ne m’attends pas que ce soit tous), j’ai essayé
d’écrire une musique qui offre aux interprètes non pas de pièces, mais des Parties, des rôles
qui leur permettent de considérer leur jeu instrumental comme un élément important de
l'ensemble, au même niveau de la voix »227.
II.3.4 Les principaux thèmes et textures de la guitare
La partie du guitariste possède dix thèmes ou textures-clé qui orientent et structurent
ses interventions solistes principales. Nous regarderons quelques-un de ces thèmes de près,
et les lieux les plus représentatifs où ils apparaissent228.
II.3.4.A Le thème du déserteur joué à la guitare classique
Les scènes 3 et 4 sont des scènes-clé pour comprendre le rôle de la guitare dans
l’opéra, car c’est là que les sentiments, le vécu et le destin du déserteur nous sont décrits
pour la première fois. Réciproquement, la guitare est mise en valeur notamment dans ces
226
PETERSEN, P., op. cit., p77.
„Wie ich es eigentlich immer mache (weswegen die Instrumentalisten meine Musik auch mögen, wenn
auch beileibe nicht alle, das erwarte ich nicht), versuchte ich, Musik zu schreiben, die keine Parts, sondern
Partien für sie hat, Rollen, die ihnen erlauben, ihr Spiel als wichtigen Bestandteil des Ganzen, auf gleicher
Ebene mit den Singstimmen, zu betrachten.„, dans : HENZE, H.W., Die Englische Katze, Frankfurt am Main,
Fischer, 1983, p. 294.
228
À part les cinq thèmes analysés ci-dessous, voici la liste des cinq autres textures les plus representatives de
la partie de guitare:
1) Les textures en arpège sur des accords (arpèges d’extension, arpèges en position fixe et alternances basses accords arpégés) introduits à partir de la scène 4 liés au personnage du déserteur. Ce sont des ressources très
idiomatiques de la guitare classique.
2) Le motif « con molto vibrato » en Ré mineur (scène 4), très romantique, tonal, fort, et joué avec beaucoup de
vibrato. Le « plectre » apporte un ingrédient timbrique nouveau, et une sonorité proche de celle de la « guitare
jazz » (ici, joué à la guitare classique).
3) Le thème du général (scène 5), qui se construit dans le registre grave de la guitare classique à côté de
l’orchestre I pour accompagner le général à la scène 5, après l’arrivée du gouverneur. Dans un deuxième
moment, plus calme, il y a un grand solo de guitare en duo avec le personnage du général.
4) Les passages improvisés et joués au plectre de l’entracte, où la guitare classique réalise en nombre
d’improvisations dès la fin de la scène 7.
5) Les motifs minimalistes du banjo à la 10e scène créent des atmosphères sonores presque impressionnistes,
grâce au timbre perçant du banjo, au rythme récurrent et à la virtuosité instrumentale.
227
140
deux scènes par son rôle soliste, associée à ce personnage229. Pendant toute la scène 3, le
déserteur est accompagné par la guitare qui réalise deux motifs récurrents : un thème
mélodique en Mi mineur (mi, ré, sol, mi), constitué d’un triolet menant à une note longue, et
un accord mineur qui se transpose plusieurs fois jusqu’à se fixer en Fa mineur.
Le thème mélodique apparaît pour la première fois à la page 57, quand le déserteur
essaie d’expliquer au soldat 2 pourquoi il avait déserté. Ce thème est, ensuite, repris et
développé par la guitare pendant toute la partie centrale de la scène, et sera encore entendu
une dernière fois à la page 74.
Exemple musical n. 29
We come to the river [partition], p. 74, partie de guitare.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Selon Nielsen, ce motif est typique d’un aspect clé de l’écriture guitaristique de We
come to the river. Tout en étant clairement soliste dans ce passage, la guitare ne fonctionne
pas comme une voix principale, puisqu’elle s’insère dans un ensemble très dense. Si d’un
côté la mélodie elle-même finit par échapper à l’audition, son rôle polyphonique (vertical,
horizontal et textural) est indéniable : il suffit d’observer que l’écoute du passage avec ou
sans la guitare n’est pas la même230.
L’accord mineur à son tour est modulé plusieurs fois jusqu’à se fixer sur un accord
de Fa mineur. Il est intéressant d’observer, par curiosité, que cet accord n’a pas été révisé
par un guitariste, car il est impossible de le jouer sur la guitare, les deux notes les plus
graves étant sur la même corde231.
229
Toutefois, la guitare ne se sent pas obligée de suivre pas à pas chaque étape de l’histoire de ce personnage.
A des moments où les événements du récit qui concernent le déserteur sont déterminés par les oppresseurs et
ne se rapportent pas à ses sentiments personnels, la guitare peut même s’arrêter, comme c’est le cas de l’action
à la page 119. Ici, sur le podium III les soldats préparent pour tuer le déserteur, accompagnés par les trois
orchestres en même temps.
230
NIELSEN, E., [Interview], Dresde (Allemagne), 12.09.2012.
231
Gabrielle indique qu’il y a 2 ou 3 lieux où le guitariste doit changer la partition, car ce que Henze a écrit est
impossible à réaliser. L'un de ces passages (p. 437), pour banjo, Henze demande des notes trop graves, en
dessous du do (la note la plus grave du banjo ténor). Comme l'accordage requis fait penser à celui de la guitare,
Gabrielle et le chef ont soulevé l'hypothèse que le guitariste de la création ait employé plutôt un banjo-guitare.
Pour leur performance, le chef modifie le passage. Aussi, Le harpiste possède une partie impossible à jouer
telle qu'elle est notée: alternance rapide de jeu au metalophone et à l'harpe, dans : WERNER, G., [Interview],
Dresde (Allemagne), 10 septembre 2012.
141
Exemple musical n. 30
We come to the river [partition], p. 85 partie de guitare.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Cet accord-leitmotiv associé au personnage du déserteur apparaît à d’autres moments
dans la partie de guitare, parfois dans un registre aigu, comme pendant la scène 9232.
L’accord de Fa mineur réapparaît encore une dernière fois pendant le chœur des victimes,
pratiquement à la fin de l’opéra.
Exemple musical n. 31
We come to the river [partition], p. 532 partie de guitare.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Dans la transition entre les scènes 3 et 4, le thème du déserteur est développé à la
guitare classique. Cet instrument possède un superbe passage soliste en texture arpégée et
timbre métallique (sul ponticello). Dans l’exemple, nous pouvons voir que Henze
connaissait et a voulu employer la variation des timbres principaux de la guitare, dont le
metallico est le plus caractéristique. Il s’agit d’un moment confidentiel, où le soldat
déserteur décrit son passé. À un certain moment, assez lyrique, les deux interprètes – le
guitariste et le chanteur – se retrouvent pratiquement seuls. C’est un véritable moment de
musique de chambre à l’intérieur de l’opéra :
Exemple musical n. 32
We come to the river [partition], p. 91, parties de guitare et déserteur.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
232
HENZE, H.W., We come to the river [partition], p. 401-402.
142
II.3.4.B La guitare électrique et la note répétée
À la fin de la scène 4, fait important pour le guitariste, celui-ci doit changer pour la
première fois d’instrument et jouer d’une guitare électrique, à l’aide d’un plectre. Restant
longtemps sur une note de si bémol, l’instrument au timbre plus métallique soutient un
registre fort (sff) et explore, ainsi, une sonorité plus agressive. Cette sonorité brute de la
guitare électrique est encore renforcée par les autres instruments de l’orchestre I233.
II.3.4.C Le thème de la vieille femme à la guitare électrique (scène 7)
Il y a là des nouvelles couleurs apportées par les harmoniques, les motifs répétitifs et
la sonorité de la guitare électrique, en accompagnement du beau monologue de la vieille
femme. En explorant un discours harmonique typique de la guitare électrique (notamment
un accord de puissance suspendu, sans tierce, do –fa –do), en réemployant l’usage du
plectre, le passage fait pleinement usage de l’univers sonore de cet instrument.
Exemple musical n. 33
We come to the river [partition], p. 249-250, partie de guitare électrique.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz – Germany
Dans la scène suivante, le retour de la guitare électrique, qui alterne sans cesse avec
d’autres instruments, va à nouveau insérer dans son discours cet accord dépourvu de tierce,
qui évoque un univers particulier, propre du rock progressif et du blues traditionnel. Par la
suite, l’instrument réalise des motifs mélodiques également idiomatiques de l’univers rock à
la saveur médiévale234.
233
Ici le harpiste utilise également un plectre pour jouer son instrument, qu’il alterne avec un métallophone
basse. Il y a aussi quelques instruments de percussion, un tambourin, une viola da gamba et des instruments à
vent (flûte, hautbois et clarinette basse).
234
Gabrielle Werner décrit ce passage très évocateur comme étant dans le style de Jimmy Hendrix, avec
l’emploi par la harpe et la guitare électrique de vibratos idiomatiques (« wimmern », en allemand), à travers un
mouvement vertical du doigt, qui déplace la corde de son axe, dans : WERNER, G., [Interview], Dresde
(Allemagne), 10 septembre 2012.
143
Exemple musical n. 34
We come to the river [partition], p. 325, partie de guitare électrique.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
II.3.4.D Le thème du soldat 2 à la guitare classique
Ce thème est basé sur deux phrases en séquences d’accords. Il est déjà esquissé dans
la scène 1, tableau 2 puis développé tout au long de l’opéra, surtout à la scène 8 quand le
soldat arrive à l’asile pour parler au Général. Il revient notamment encore dans le 2e
interlude, avant la scène où le soldat 2 tuera le gouverneur, et revenant aussi pour
accompagner le solo de sa femme à la 9e scène, ou leur retour dans la scène finale.
La scène 8 à l’intérieur de l’asile constitue un moment clé pour la guitare dans We
come…, car elle met en évidence le rôle mondain de la guitare et de son orchestre I. Elle est
associée à un groupe social populaire, et s’oppose à la musique martiale apparentée aux
oppresseurs, en donnant un léger aspect de simplicité et humanité.
En effet, la rencontre du soldat 2 avec le Général se donne au son de la guitare, un
moment intimiste, de vérité, de sincérité, à fleur de peau. La guitare accompagne le soldat à
chaque fois qu’il chante. Le duo voix-guitare est plutôt consonant et presque romantique,
avec un rythme à 5 temps, qui donne une cadence très régulière, même si elle surprend par
sa cadence impaire. La guitare réalise une ligne de basse alternée avec des accords. Dans
l’enchaînement avec les basses, les accords sonnent parfois dissonants. Ce solo de la guitare
finit par devenir une basse de passacaille, revenant identique à chaque tour du soldat, même
si sa mélodie n’est jamais la même, mais toujours variée235.
Exemple musical n. 35
We come to the river [partition], p.302, partie de guitare.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
235
Gabrielle Werner trouve des ressemblances entre duo entre la guitare et le soldat 2 avec la musique pour
guitare de Kurt Weill et Bertolt Brecht, dans : WERNER, G., [Interview], Dresde, 10.09.2012.
144
Lors de la troisième apparition de cette « basse de passacaille » à cinq temps et à cinq
mesures, les deux violes (la viola d’amore et la viola da gamba) se rajoutent au duo et
« brodent » des mélismes homophones entre elles. Par rapport aux harmonies suggérés par la
guitare, les diminutions proposées par les violes sonnent polytonales. La relecture de cette
musique « populaire » est stylisée, d’où l’insertion de ces deux instruments anciens. Selon
Petersen,
„Die Gegenmusik zu diesem kaputten Marziale findet sich in der Szene im Irrenhaus, wo der
Soldat 2 – ein Aufständischer – den General besucht und ihn zum Eingreifen in den Kampf
gegen die Unterdrücker zu bewegen sucht. Henze nimmt hier mit Gitarrenklang, simplen
Rhythmen und modalen Wendungen charakteristische Merkmale der musikalischen Kultur
der Widerstandsbewegungen‚ von unten’ auf.“236
Lors de la quatrième et cinquième phrases de la guitare, son thème souffre de
nouveaux réaménagements et agrandissements, jusqu’à constituer le thème entier (marque
18, p. 304-306) :
Exemple musical n. 36
236
« La musique opposée à cette marche cassée se trouve dans la scène dans l’asile, où le soldat 2 - un insurgé
- a visité le général et l’a incité à s'engager dans la lutte contre les oppresseurs. Henze illustre ici avec des sons
de guitare, des rythmes et des expressions simples modales les traits caractéristiques de la culture musicale des
mouvements de résistance du peuple », PETERSEN, P., Hans Werner Henze, ein politischer Musiker,
Hambourg, Argument Verlag, 1998, p. 85.
145
We come to the river [partition], p. 304-306 parties de chant et guitare.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Ce thème du « soldat 2 » à la guitare va réapparaître tel quel, sur une mélodie et un
texte chantés un peu différents, à la page 311 après toute une partie mené par un deuxième
thème du soldat (avec son 2e thème d’accompagnement à la guitare, violas et harpe). Quand,
plus tard dans la scène, le soldat constate que le Général est totalement inaccessible et
étranger à tout ce qu’il lui raconte, il essaie à nouveau de décrire la dure situation de dehors.
A ce moment, la guitare change de thème : sur son 2e thème (repère 20), elle joue sept fois
un motif d’accompagnement détaché et accentué sur deux accords (Am et D), puis module et
altère ce motif (encore 7 mesures, avec Cm et F#m/C#). De la rythmique qui se dégage de
ces accords articulés en staccato, Henze parvient à créer une ambiance sonore très
guitaristique, et en même temps, une expression agogique de la répétition, de la monotonie,
de la désolation et la grossièreté que le soldat ressent par rapport à la réalité qu’il décrit.
Exemple musical n. 37
We come to the river [partition], p. 307-308, partie de guitare.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Après les 7 mesures en La mineur et les 7 mesures en Do mineur, la guitare change
encore de cellule et de rythme,
146
Exemple musical n. 38
We come to the river [partition], p. 308, partie de guitare. © 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
qui se répète, elle aussi, 7 fois237, avant de s’arrêter en fin de section.
Enfin, s’agissant toujours du thème du soldat 2, la guitare est l’instrument
accompagnateur de l’air de l’épouse du soldat 2, au début de la scène 9. À nouveau associée
aux opprimés, la guitare fait un duo avec la chanteuse. Les accords assez tonaux de cet
accompagnement sont à jouer avec une sorte de « vibrato – tremolo – arpège » (noté pour le
compositeur en tant que vibratos rapides) qui, à la guitare, tendent à être interprétés comme
des rasgueados. Cette technique très idiomatique, qui correspond au mieux à ce genre
d’effet et que nous avons mentionnée pour l’exécution des arpèges de l’Interlude de la
première partie, les guitaristes l’héritent des techniques flamenco.
Exemple musical n. 39
We come to the river [partition], p. 391, parties de guitare et voix.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
II.3.4.E Les phrases cantabiles de la guitare classique à la fin de l’opéra
La dernière scène correspond, pour la guitare, au retour des belles mélodies
expressives. Deux beaux exemples correspondent à un moment douloureux du monologue
du Général, à la page 494 ou, associée aux personnages opprimés de la trame, lorsque la
guitare double les mélodies de trois voix du chœur des victimes à la page 550.
Exemple musical n. 40
We come to the river [partition], p. 494, partie de guitare.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz – Germany
237
avec une anacrouse, ce qui complète 8 mesures en tout.
147
Exemple musical n. 41
We come to the river [partition], p. 550, partie de guitare.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Aussi, lors du quintette vocal de la page 530, la guitare imite le thème des chanteurs,
ainsi que son expressivité. Sur la partie de guitare, Henze indique : « cant. », c’est-à-dire,
faire chanter l’instrument, justement en imitant le thème chanté.
Dans son souci d’atteindre une expressivité particulièrement poussée, en hommage
au retour des opprimés dans l’opéra, Henze n’hésite pas à faire prédominer dans la partie de
guitare de toute la onzième scène des belles mélodies sinueuses, ainsi que d’autres truquages
expressifs assez idiomatiques de l’instrument, comme les intervalles dissonants, qui
apparaissent également tout au long de l’opéra238.
A la Scène 9 (pages 395-397), lors du duo avec l’épouse du soldat, la guitare possède
un rôle structurel : elle joue un motif constitué de grandes gammes ascendantes (avec des
montées et descentes progressives) qui dialogue avec la mélodie chantée.
La fin de l’opéra est un véritable « feu d'artifice musical », le chœur est là, symbole
d'espoir, et la riche orchestration permet de produire des passages faits de grands legatos. La
guitare est « solidaire » et intensément « engagée » au sein de cette petite société constituée
des trois orchestres, déroulant ses belles lignes liées, expressives et ses vibratos, aux textures
contrapuntiques du passage.
238
Un exemple se trouve dans l’expressif intervalle de 9e mineure que la guitare joue déjà à la page 177, et
qu’elle réitère à la page 545.
148
II.4 Deux œuvres de Mauricio Kagel : pour un théâtre « présentationnel »
Mauricio Kagel a réalisé une œuvre singulière, très personnelle, marquée du sceau du
concept qu’il aura inventé, le « théâtre instrumental » : un nouveau genre musical et théâtral,
qui redéfinit radicalement la présence des musiciens et de leurs instruments sur scène.
Toutes les interactions sont désormais envisagées et questionnées : entre les musiciens, entre
ceux-ci et leurs instruments, leur place dans l'espace scénique, leur contenu ludique, leur
matérialité… Tout devient matière à produire un jeu scénique. Comme l’affirme le
compositeur,
« Le nouveau théâtre musical n’est pas une forme de théâtre parmi d’autres, stylistiquement
bien fixée, mais bien l’application de la pensée musicale à l’art théâtral »239.
Ce théâtre naît de ce postulat que l’acte de « faire de la musique » est
intrinsèquement chargé d’un potentiel dramatique. Cette nature théâtrale de la musique
découlerait des actions que les interprètes réalisent lors de l’exécution d’une œuvre
musicale.
„Kagel bezieht sich nicht auf das Theater in der Oper, auf ein Drama mit Musik, sondern auf
das Theater in sogenannter ‚absoluter Musik’, die, wie Berio gesagt hat, niemals ‚rein’
ist.“240
La musique de Kagel se fonde essentiellement sur l’action, sur le jeu, sur une
pluralité de gestes et de mouvements. Par l’éclatement des langages esthétiques établis,
l’absence volontaire de narrativité et de discours linéaire, le théâtre instrumental de Kagel
parvient à introduire le geste et le corps comme des éléments fondateurs d’une nouvelle
dramaturgie. C’est en ce sens que Mauricio Kagel prend une part très importante au sein du
renouveau du théâtre musical à partir de la deuxième moitié du XXe siècle.
L’œuvre de Kagel est en outre imprégnée de réflexions esthétiques et philosophiques
sur la nature de l’art et de la musique ; Kagel aura beaucoup écrit d’articles et d’ouvrages,
239
KAGEL, M., TAM-TAM : Monologues et dialogues sur la musique, Paris, Christian Bourgois Éd., 1983, p.
237.
240
« Kagel ne s’occupe pas du théâtre à l’intérieur de l’opéra, ou d’une pièce de théâtre avec de la musique,
mais du théâtre contenu dans ce qu’on appelle la «musique absolue», qui, comme l’a dit Berio, n’est jamais
pure », dans : SACHER, R.J., Musik als Theater, Regensburg, 1985, p.154-155.
149
non seulement sur sa musique mais sur la musique en général. Il est, probablement, le plus
prolifique des compositeurs que nous étudions ici, avec Helmut Lachenmann.
Les caractéristiques esthétiques du théâtre de Kagel sont proches du surréalisme, du
théâtre de l’absurde et de la pantomime. Citons Serenade qui est une oeuvre représentative
de la question de l’absurde dans le théâtre musical de Mauricio Kagel, particulièrement lors
de certaines scènes où les musiciens manipulent des fleurs et des bouquets de fleurs, pour
former une « chorégraphie gestuelle » muette, très poétique.
Comme les Surréalistes, Kagel emprunte à Freud ce goût pour l’association d’idées,
qui permet d’orienter son travail de composition vers des développements inopinés, sans
discours logique sous-jacent, avec un travail d’écriture qui laisse la pensée vagabonder, sans
causes ni conséquences, où les idées musicales fusent de manière ludique. Selon son propre
témoignage, Kagel ne cherchait pas à créer des histoires avec un début, un développement et
une fin.
La présence de l’absurde dans l’oeuvre de Kagel est également liée à une autre
caractéristique cruciale de son esthétique : l’humour. Ici, l’humour n’est pas mis en avant, de
manière directe : il est présent dans les détails, dans le sens logique, dans les idées qui sont
associées. De plus – et presque paradoxalement – , l’humour chez Kagel est pris au sérieux
et avec professionnalisme. Les interprètes qui ont travaillé avec lui en témoignent : c’est
joyeux, plaisant, et en même temps très rigoureux voire tyrannique241.
241
HAUCKE, G., „Reflexionen über einen Unwiderstehlichen“, dans : KLÜPPELHOLZ, W., Kagel…/1991,
Cologne, DuMont Schauberg Buchverlag, 1991, p.98-99.
150
II.4.1 Sonant et l’imprévisibilité du résultat sonore et visuel
Sonant est une des premières œuvres de « théâtre instrumental » de Mauricio Kagel :
suivant la lignée de Sur scène242, la partition se fonde sur une série de consignes gestuelles
données aux interprètes, plutôt que sur un discours sonore écrit sur la partition. Toutefois,
les approches des deux œuvres sont divergentes : alors que Sonant part du jeu instrumental
pour le transformer en événement théâtral, dans Sur scène la musique fait partie d’un
événement théâtral plus large.
Dans ce début des années 1960, le style de Kagel commence à prendre forme :
Sonant reflète les innovations des œuvres précédentes du compositeur, comme les
procédures « transitionnelles » et « hétérophoniques » inventées par Kagel dans Transicions
I et II, ainsi que dans Heterophonie. L’œuvre se situe ainsi à la croisée entre une œuvre
instrumentale (comme Heterophonie), et une pièce de théâtre-musique de chambre (comme
Sur scène) : de manière réciproque, les éléments théâtral et musical deviennent des fonctions
continuellement interchangeables : les actions théâtrales sont envisagées en tant que
musique et vice-versa. Ainsi, dans Sonant,
„die theatralische Aspekte des Instrumentalspiels fallen mit den Klängen des
‘instrumentalen’ Schauspielers zusammen.“243
Les inventions récentes du compositeur sont mises en œuvre de façon encore plus
poussée dans Sonant, qui intègre les réactions mêmes du public et le mouvement des chaises
de la salle comme parties de l’œuvre. L’avant-propos de Sonant nous offre une idée du
degré de participation demandée aux interprètes dans tous les aspects de l’œuvre, depuis sa
structure générale jusqu’aux moindres détails.
242
Œuvre de 1959-1960 avec laquelle Kagel introduit la notion de « théâtre instrumental ».
« Les aspects théâtraux du jeu instrumental correspondent aux sons des comédiens
‘instrumentaux’ », dans : SACHER, R.J., op.cit., p. 182.
243
151
Mauricio Kagel, Sonant [partition], Avant-propos, p. 24. © Copyright [1960] by [Peters]
Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
152
C’est ainsi que la partition de Sonant(1960), pour guitare, basse, harpe et
instruments à peau, divisée en plusieurs cahiers, mélange de la notation musicale classique,
des symboles représentant les différentes actions instrumentales, des graphiques et des
indications verbales diverses244. Elle prévoit en outre une sorte de carnet explicatif (appelé
« Nomenclature ») de tous les effets à réaliser sur ces sources sonores, ce qui est aussi un
héritage d’Heterophonie et Sur scène. Au contraire de certaines autres partitions de Kagel
très détaillées, des œuvres comme Sonant ou la célèbre Staatstheater245 proposent des
situations générales entre les musiciens, où seulement les points de départ et d’arrivée sont
précisés.
D’un autre côté, la partition de Sonant présente souvent seulement une situation
scénique et ludique, à laquelle les interprètes doivent simplement réagir de manière
conjointe. Le résultat sonore n’est donc pas prévu à l’avance par le compositeur, qui veut
ainsi intégrer une contribution aléatoire de la part des quatre interprètes246.
Parmi les innombrables descriptions verbales des gestes instrumentaux générateurs
de sons particuliers que la partition comporte, il y a notamment deux mouvements où la
partition, presque exclusivement verbale, donne comme « règle du jeu » une réalisation
instrumentale « virtuelle » : « Marquez le jeu (à trois) » et « Pièce touchée, pièce jouée ». Il
est indiqué au début de ces mouvements :
« Ce morceau peut être interprété soit de façon réelle, c’est-à-dire conventionnelle, soit
également de façon virtuelle : les musiciens miment alors le jeu instrumental de leur partie,
en reproduisant exactement tous les mouvements nécessaires à l’exécution du texte musical
(également, par exemple, pour la harpe, le changement des pédales). Tous les gestes devront
être accomplis le plus près possible des cordes ou des membranes des instruments. Si par
mégarde, ou bien sous l’effet de la fatigue causée par ces gestes, le musicien produit un son,
il doit jouer la note ou l’accord (avec sa durée inscrite) qui précède immédiatement le son
produit. Le temps ‘perdu’ doit être rattrapé par une accélération dans la lecture du texte
musical suivant. Pour éviter lors de l’exécution en salle une panique générale il faudra qu’au
moins un musicien (pas toujours le même, le mieux serait d’alterner constamment) joue sa
partie de façon réelle »247.
244
L’existence même de plusieurs cahiers supplémentaires à la partition montre comme Sonant serait
pratiquement impossible à interpréter sans des explications verbales, tout simplement parce qu’elle comporte
une importante parcelle d’actions physiques.
245
Staatstheater est l’œuvre la plus célèbre de Mauricio Kagel, où il bouleverse la structure même et toutes les
conventions d’une œuvre d’opéra.
246
Ainsi, trois des mouvements de Sonant n’ont pas de partition écrite.
247
KAGEL, M. Sonant [partition], Pièce touchée, pièce jouée, p.1 (instructions).
153
Par ces indications, on comprend que le résultat sonore n’est pas du tout prévisible,
et que le compositeur admet plusieurs solutions pour le même morceau, dans une échelle
pratiquement infinie. L’interprète est soumis à une espèce de jeu, et doit se tenir à respecter
les quelques règles qui orientent son extrême liberté de décision. La description montre
également l’extrême liaison psychique que l’œuvre requiert de ses interprètes entre eux,
pour qu’il y ait une alternance entre les interprètes du rôle moteur, pour que l’écoute de
chacun permette ce jeu symbiotique sur des sons, des silences et des gestes représentant des
sons inaudibles.
La partie de la percussion est également remarquable : Kagel demande aux deux
percussionnistes de s’imiter mutuellement. Cela donne des résultats toujours imprévus et
changeants, et permet l’approfondissement de l’interaction sonore, scénique, et des aspects
relationnel et ludique. Il y a, de plus, des commentaires assez abstraits et vagues qui doivent
être lus à haute voix par le percussionniste (avec des mots comme « Freiheit » ou « Geist »,
« liberté », « âme »), qui font penser à une influence du style de Cage.
II.4.1.A Sonant en tant que théâtre instrumental
En tant qu’une véritable œuvre de « théâtre instrumental », Sonant part de l’idée que
l’interprète-musicien est aussi une sorte de d’« acteur », même quand il s’agit d’un concert
de musique pure. Sa présence, sa gestuelle et ses actions sur scène sont déjà des signes
théâtraux. C’est ainsi que Sonant, à l’image de Sur scène, ressemble quelque part à une
« exécution de musique de chambre enrichie de gestes et actions scéniques ». Comme
l’observe Sacher,
„Wie kaum in einer anderen Komposition zuvor sind in Sonant Verhältnisse komponiert
worden. (…) In Sonant verhalten sich Instrumentalisten zueinander.“248
Dans Sonant, l’instrumentiste est obligé de repenser son rapport à l’instrument –
c’est-à-dire que les quatre musiciens de Sonant sont menés à réaliser des actions parfois
physiquement éprouvantes ou complexes. C’est le cas des actions physiques requises dans
certaines descriptions verbales de la partition. La partie de guitare, par exemple, indique :
248
« Comme pratiquement dans aucune autre composition préalable, ce sont des comportements et réactions
qui sont composés dans Sonant. (...) Dans Sonant les instrumentistes interagissent les uns avec les autres »,
dans : SACHER, R.J., op. cit., p. 190.
154
„die linke Hand auf dem ganzen Griffbrett schnell bewegen (glissandi vermeiden)“ et
„doppelt so viele Töne wie im vorigen Takt“. La notion d’effort physique et de corporalité
est, dans cet exemple, liée à une technique inhabituelle, très virtuose et très visuelle. En
même temps, ce genre de consigne possède un profil très ludique dans le sens où il donne un
défi avec un certain nombre de contraintes à l’interprète.
Un exemple typique d’une partition de théâtre instrumental se trouve vers la fin de
« Fin I », là où la partition demande à ce que tous les instrumentistes se rassemblent autour
des instruments de percussion (les instruments à cordes se taisent) et les jouent dans une
extrême densité sonore et dans une grande vitesse une très grande variété de notes, de types
d’articulation, nuances et timbres. Le groupe réalise des actions douces (pianissimo) sur les
peaux (timbales) et avec leurs voix (siffler, parler avec la bouche fermée, murmurer,...).
II.4.1.B Les actions gestuelles, les descriptions verbales et la composition comportementale
Comme dans Staatstheater, certains mouvements de Sonant ne possèdent pas de
partition d’ensemble : chaque interprète reçoit une partie séparée, où sont donnés plusieurs
stimuli visuels qui doivent être interprétés et articulés entre eux de manière subjective. La
forme et le sens naissent de cette articulation créée par chaque interprète. Ainsi, Sonant peut
être vue comme une sorte de composition des réactions, comportements et interactions des
instrumentistes.
“Los intérpretes aprenden a reaccionar el uno frente al otro conformando un juego a veces
relajado y elastico, a veces amontonado y tenso, pero siempre acaparando la maxima
atencion posible”249.
De plus, la partition de Sonant possède des consignes verbales, qui visent ou non la
production de son, disséminées partout, notamment dans deux cahiers séparés (« Avantpropos » et « Nomenclature »). En conséquence, la structure et le langage de Sonant ne
traitent pas seulement de ce qui sonne, mais aussi de la manière dont les interprètes se
comportent entre eux : la composition produit comme résultat sonore concret quelque chose
qui n’était pas nécessairement prévu à l’avance, qui n’était pas écrit dans la partition de
249
« Les artistes apprennent à réagir face à l’autre, formant un jeu parfois détendu et élastique, parfois serré et
tendu, mais toujours monopolisant le maximum possible de l’attention », dans : BARBER, L., Mauricio Kagel,
Madrid, Circulo de Bellas Artes, 1987, p. 31.
155
Kagel, mais qui vient du vécu de chacun : ce ne sont pas les prémisses, mais les
conséquences qui construisent le langage. Kagel joue ainsi avec la psychologie des
interprètes, dans leur relation entre eux.
„Im Text der Partitur wird direkt angesprochen, was im Werk selbst zu einem
strukturbildenden Faktor wird, nämlich die psychische Situation unter den Instrumentalisten,
wie auch ihre gemeinsame Klangproduktion. Musik wird reflektiert in ihrem
Prozess. Verhältnisse zwischen den Instrumentalisten werden in ‘Sonant’ nicht nur von der
Verfahrens- und Materialseite aus reflektiert, sondern auch von der Einstellung der
Instrumentalisten zu ihrem Instrument und zu ihren Mitspielern aus.“250
Ainsi, les indications d’exécution et les actions gestuelles décrites dans la partition
permettent des lectures et interprétations distinctes. À ce propos, Kagel commente :
« Certains symboles utilisés fréquemment dans la partition sont à interpréter de différentes
façons, par exemple en legato, en distance d’articulation apériodique, et en ‘expirant’- (et le
musicien, en fait, désespéré, à la fin, de trouver le sens de cette liberté)… »251.
II.4.1.C Instrumentation et virtualité
Le concept d’instrument est aussi élargi dans ce théâtre instrumental si bien
représenté par Sonant : il est, potentiellement, tout objet capable d’émettre du son. Comme
l’observe Stoianova, « il n’y a pas de différence entre instrument de musique et accessoire
théâtral »252, puisque Kagel se vaut de tout pour produire du son et, en même temps, il fait
de la musique sans sons, mais avec des images et des gestes. C’est ainsi que, dans Marquez
le jeu (à trois) et Pièce touchée, pièce jouée la partition donne la possibilité d’une
interprétation virtuelle.
250
« Dans le texte de la partition sont est directement indiqué ce qui dans l'œuvre elle-même constitue un
facteur structurant, à savoir la situation psychologique chez les instrumentistes, ainsi que leur production
conjointe de son. La musique est un réflexe de son processus. Les relations entre les instrumentistes dans
"Sonant" reflète non seulement le processus et le côté matériel, mais aussi l'attitude des musiciens avec leurs
instruments et leurs collègues. », dans : SACHER, R.J., op. cit., p. 186-187.
251
KAGEL, M., TAM-TAM : Monologues et dialogues sur la musique, Paris, Christian Bourgois Éd., 1983, p.
138-9.
252
STOIANOVA, I., « Multiplicité, non-directionnalité et jeu dans les pratiques contemporaines du spectacle
musico-théâtral », Musique en jeu n°27, Paris, ed. du Seuil, 1977, p. 45.
156
Dans la partition de Sonant, à aucun endroit n’est fait un « inventaire » des sources
sonores (instruments et objets) employés. Pour les identifier, il faut les chercher tout au long
de la partition, surtout dans les parties des deux percussionnistes). Ou bien, on repère une
compilation des objets et instruments nécessaires pour l’exécution dans l’ « explication des
signes », « camouflée » au milieu d’une liste détaillée de tous les modes de jeu et techniques
d’exécution. Ainsi, on se rend compte que :
1) Le guitariste a besoin, en plus de sa guitare acoustique, d’une guitare électrique, d’un
microphone et de trois instruments à peau (membranophones) 253 ;
2) Le harpiste a besoin de baguettes et de 3 instruments à peau, en plus de sa harpe ;
3) Le contrebassiste a besoin de trois instruments à peau, en plus de sa contrebasse ;
4) Les percussionnistes ont besoin de six instruments à peau chacun, au choix des
instrumentistes, de différentes sortes de baguettes (balais, baguettes à tête de feutre (molle et
dure), baguette à tête en bois, baguette de xylophone (en forme de cuillère) très légère,
baguette de triangle, baguette de tambour, baguette à tête de caoutchouc, pièce de monnaie
ou objet de métal similaire.
II.4.1.D La structure de l’œuvre
Sonant est composé de dix mouvements. Ces dix mouvements ne doivent pas
nécessairement être tous joués, les uns après les autres, puisque Sonant vit intimement de
son incomplétude (le temps verbal du titre – « Sonant » – suggère le fait d’une action qui
n’a pas encore fini, une œuvre inachevée). À l’image de Staatstheater, Sonant laisse libre
aux interprètes le choix de jouer ses parties séparément, de changer leur ordre, d’en choisir
quelques mouvements, de les superposer… La règle toujours soulignée est d’enchaîner
continuellement les parties, de façon à ne pas laisser apercevoir le passage d’un mouvement
à l’autre.
Sonant est ainsi conçu « in statu nascendi » : il est impossible d’en faire une
exécution complète, mais seulement des versions individuelles. C’est aussi pour cette raison
que Kagel a composé, ou plutôt suggéré plusieurs fins pour cette pièce. En effet, les fins III
et IV n’ont pas de partition, car Kagel veut laisser leur composition à charge des interprètes
253
Voir la copie de l’ « avant-propos » à la p. 152.
157
(il leur donne seulement certaines consignes pour le faire). Les plusieurs finales peuvent
éventuellement être joués les uns après les autres, ou superposés.
Voici un tableau qui résume les principales caractéristiques de chaque mouvement de
Sonant :
MOUVEMENT
PRÉSENTATION DE NOTATION
PRÉSENCE
ACTIONS
LA PARTITION
VOCALE
RESSOURCES
ET
THÉÂTRALES
Faites votre jeu I
Parties séparées
Notation musicale
(pas
de
partition pure (guitare, harpe
et contrebasse);
d’ensemble :
la
graphique
synchronisation des (percussions, harpe
et contrebasse);
instruments n’est pas
consignes écrites
verbalement
requise)
(contrebasse et
percussion).
254
Percussionnistes
Percussionniste II :
(seuls à avoir une présence d’objets
partie vocale) :
(Barres de Triangle,
„husten, einzelne
petites balles de
Worte (die sich auf caoutchouc, des
das Spiel beziehen) pièces de monnaie)
mit normaler
Lautstärke sprechen,
ab und zu einzelne
Worte – an die
anderen
Mitwirkenden
gerichtet –
flüstern”254.
« tousser, dire des mots individuels (en référence au jeu) à un volume normal, de temps en temps chuchoter
des mots aux autres interprètes », dans : KAGEL, M. Sonant [partition], Faites votre jeu I.
158
Faites votre jeu II
Parties séparées et
Indications
néant
partition d’ensemble
générales au début ;
notation
Guitare : poser
guitare sur les
genoux
musicale
Harpe : indications
psychologiques :
(„nervös, unklar“,
« nerveux,
incertain ») ;
utilisation d’objets
(baguettes)
avec beaucoup de
symboles
et
graphiques ;
Partie de guitare sur
deux portées (une
par main) ;
percussion 1 :
notation musicale et
graphique, puis
indications verbales
Pièce de résistance Partition d’ensemble notation musical et Guitare (bocca
Premier
chiusa):
indications verbales
percussionniste
:
Glotisschläge,
pfeifen ;
Objets
Harfe (bc): sprechen
(„Gummibälle,
mit geschlossenem
Munde, pfeifen;
Metall
und
Guitare, Harfe et
contrebasse:
flüstern, fast
schreien 255
Holzkügeln“, balles
de cautchouc, perles
en bois et métal)
Tous, à la fin: parler
ad libitum
Marquez le jeu (à Partition d’ensemble Longue introduction néant
(texte verbal) ;
trois)
Notation musicale
avec beaucoup de
symboles, quelques
textes
255
Interprétation
«virtuelle »
Guitariste: des coups de glotte, siffler ; harpiste : parler avec la bouche fermée et siffler ; les trois
instrumentistes : chuchoter, presque crier.
159
Pièce touchée,
pièce jouée
Partition d’ensemble Paragraphe
de Le guitariste, le
Interprétation
harpiste et le
consignes verbales;
«virtuelle »
contrebassiste
Notation musicale, entonnent puis
sifflent des notes
graphique et verbale
définies en bocca
chiusa ;
Enfin, une sorte de
Sprechgesang, entre
le parlé et le chanté
(parties de harpe et
contrebasse)
Fin I
Partition d’ensemble Totalement
graphique
Guitare : „sehr hoch « écrire » (guitariste
pfeifen“ ;
et percussionniste)
harpe : „sprechen
mit geschlossenem
Munde“;
contrebasse : „sehr
tiefe ‘pizzicato’
Töne mit
geschlossenem
Munde“;
percussionnistes:
„flüstern,
murmeln“256
Fin II (Invitation au Parties séparées
jeu, voix)
Kagel
Fin III (Plein)
Néant
Néant
A improviser, à
partir des autres
parties de Sonant
A improviser, à
partir des autres
parties de Sonant
Fin IV (demiplein) Néant
Néant
À improviser
À improviser
(Rien) ne va plus
Néant
À improviser
À improviser
Néant
un Des longues parties Plusieurs actions
physiques (la
texte
verbal
à parlées à haute voix
plupart sur
l’instrument)
chaque
interprète
décrites en détail
individuellement
adresse
Comme nous pouvons l’observer, « (Rien) ne va plus », « Fin III » et « Fin IV » sont
des mouvements conceptuels, une proposition ludique plus qu’une partition formalisée. Ces
mouvements ouvrent la porte pour que Sonant soit, pour toujours, une œuvre inachevée :
256
Guitariste : siffler dans un registre très aigu ; harpiste : parler avec la bouche fermée ; bassiste : pizzicato
très grave avec la bouche fermée ; percussionniste : chuchoter, murmurer.
160
Kagel suggère, dans ce même « avant-propos », que d’autres mouvements puissent être
ajoutés257.
II.4.1.E L’utilisation du texte et de la voix
Exemple musical n. 42
Sonant [partition], Avant-propos, p.30.
© Copyright [1960] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Kagel emploie la voix des quatre instrumentistes dans Sonant de deux manières
différentes : dans certains passages, ils doivent lire à haute voix les descriptions verbales que
la partition leur donne. À d’autres moments, la voix est employée dans une perspective plus
« instrumentale », en faisant des sons continus précisément indiqués.
Les moments où les interprètes lisent à haute voix les textes descriptifs de leurs
actions gestuelles sont un étonnant artifice de mise en abîme et distanciation258. Dans ces
cas, les caractéristiques sonores des textes lus ne sont pas, en soi, ce que Kagel veut
explorer, ils n’intéressent pas forcément à la composition en tant qu’un son spécifique. De
plus, dans certains cas, la langue avec laquelle le texte sera déclamé est au choix de
l’interprète, ce qui fait varier encore davantage le résultat sonore lui-même. Par exemple,
dans Fin II/Invitation au jeu, chaque musicien doit déclamer le texte dans sa langue
maternelle.
« Kagel lleva al extremo en esta pieza la técnica distanciadora que Satie utilizara en algunas
de sus piezas: el intercalamiento de textos entre los pentagramas, solo que aqui no solo son
leidos en voz alta por el intérprete, sino que la propia lectura (con regulaciones temporales
en minutos y segundos acotados al margen) genera y coordina la actividad a realizar: Con
257
« Pour tous les morceaux de SONANT qui seront publiés à l’avenir, les indications données ci-dessus
restent valables. », dans : KAGEL, M., Sonant [partition], Avant-propos, p. 25.
258
Voir page 588.
161
todo, el musico no lee todo el texto en voz alta, sino tan solo ciertas frases escogidas de
antemano. Los acelerandos y ralentandos irregulares, los distintos grados intermedios del
habla (desde el susurro al grito), etc., demandan la ayuda (solo para los ensayos) de un
director de escena que controle el total ».259
D’autres passages vocaux de Sonant explorent les possibilités « instrumentales » de
la voix, soit à travers des sons non-articulés comme le « mm », bouche fermée, sons sifflés,
sons chuintés, etc., soit avec des sons articulés. Dans les indications pour l’exécutant, Kagel
spécifie :
« La hauteur de la voix pendant la lecture doit varier de l’intonation normale jusqu’à la
limite du fausset »260.
Ainsi, Sonant combine la parole parlée (avec sa signification sémantique mise en
évidence) et la voix abordée en tant que son pur, dépourvu de valeur sémantique.
II.4.1.F La guitare dans Sonant
Dans Sonant, la guitare est choisie comme « personnage principal » : c’est elle qui
détermine le niveau sonore du morceau, très piano pour la plupart du temps. D’autant plus
que la partition demande à que la guitare classique soit l’instrument le plus audible de
l’ensemble – et comme cet instrument est, en soi, le plus limité en volume, le niveau sonore
moyen se voit subitement diminué. De cette réduction découle un caractère plus fouillé dans
le détail et intimiste.
C’est aussi le timbre de la guitare que guide la sonorité générale recherchée par tous
les instruments. Le choix même des instruments, formant un ensemble assez particulier,
montre une recherche de l’expressivité dans un ambitus plus intime, dans le détail de la
production du son. Ces instruments ont un point commun qui permet à Kagel d’explorer la
question du geste de l’instrumentiste, de la production du son, de la technique instrumentale
259
« Kagel pousse à l’extrême dans cette pièce la technique de distanciation utilisée par Satie dans certaines de
ses œuvres : l’insertion de texte entre les portées, sauf que là ces textes ne sont pas seulement lus à haute voix
par l’interprète, mais la lecture elle-même (notée avec des repères temporaires en minutes et secondes) génère
et coordonne les gestes à effectuer : dans l’ensemble, le musicien ne lit pas tout le texte à haute voix, mais
seulement certaines phrases qu’il choisit à l’avance. Les accelerandos et rallentandos irréguliers, les différents
grades intermédiaires de la parole (qui vont du chuchotement au cri), etc., demandent l’aide (uniquement pour
les répétitions) d’un metteur en scène qui contrôle le tout », dans : BARBER, L., op. cit., p. 32.
260
KAGEL, M., Sonant [partition], indications pour l’éxecution.
162
vue comme un objet artistique en soi. Selon Wilhelm Bruck, chez ces instruments, „man
sieht deutlich, wie der Ton auf dem Instrument produziert und behandelt wird.“261
Ainsi, Kagel écrit Sonant pour établir un dialogue et une réflexion sur et avec la
guitare : dans son interprétation, la « recette » pour parler du timbre et des caractéristiques
agogiques intrinsèques de cet instrument, c’est de combiner une contrebasse, une harpe, des
percussions et… la guitare elle-même. La contrebasse, caractérisant le registre grave, une
certaine expressivité des cordes qui vibrent, mais aussi quelque chose de « lourd » dans ce
jeu, la harpe représentant la résonance des cordes, la percussion représentant l’attaque
accentué, caractéristique de la courbe sonore de la guitare. La large palette d’articulations
données à chacun des instruments fait aussi hommage à la guitare et ses possibilités infinies
de modes de jeu et de sons contrastés.
„Dies erfordert eine außerordentliche Rücksichtnahme der Spieler, die dem Gitarristen selbst
in denjenigen Sätzen, die auf der elektrischen Gitarre gespielt werden, seinen Mitwirkenden
gegenüber abverlangt wird. Alle Instrumente verstärken spezifische Charakteristika des
Gitarrenspiels; die Harfe als riesige Leersaitengitarre ebenso wie der Kontrabass, der
ausgiebigste in der Pizzicatotechnik traktiert, die tiefen Regionen arrondiert; die
Fellinstrumente heben die ohnehin deutlich ausgeprägten geräuschhaften und perkussiven
Komponenten des Gitarrenspiels hervor. Weiter ist den Instrumenten gemeinsam der
charakteristische Lautstärkeverlauf des Einzeltons: das Decrescendo.“262
Ainsi, la composition de Kagel est écrite en sorte que chaque note, jouée par chacun
des instruments, soit « entretenue » de façon guitaristique : soit en accelerando, soit en
staccato ou pizzicato, mais jamais dans un long tenuto ou crescendo. La seule exception
reste, dans deux cas, le jeu en archet de la contrebasse. En plus de cela, Bruck observe
l’usage du vibrato dans Sonant :
„Zusammen mit den Umstand, dass hier das Vibrato – wie zum Beispiel auch in manchen
altspanischen Tabulaturen – lediglich als eine besondere Artikulation des Klangs vorkommt,
261
« L’on voit clairement comment le son est produit et traité à l’instrument », dans : BRUCK, W.,
!Zupfmusik! : Marginalien zu ‚Sonant (1960/...)’ für Gitarre, Harfe, Kontrabass und Fellinstrumente von
Mauricio Kagel aus der Perspektive eines begeisterten Gitarristen, dans : KLÜPPELHOLZ, W., Kagel…/1991,
Cologne, DuMont Schauberg Buchverlag, 1991, p. 131.
262
« Cela nécessite une attention extraordinaire de la part des interprètes qui sont confrontés aux demandes du
guitariste lui-même dans les mouvements joués à la guitare électrique. Tous les instruments amplifient les
caractéristiques spécifiques de la guitare ; la harpe, en tant qu’une énorme guitare à cordes vides ainsi que la
contrebasse, qui explore plus largement dans la technique du pizzicato et arrondit les régions graves ; les
instruments à peau soulignent les composants déjà nettement bruyants et percussifs du son de la guitare. Enfin
les instruments suivent ensemble la courbe d’évolution du volume caractéristique pour chaque note : le
decrescendo », dans : BRUCK, W., dans : KLÜPPELHOLZ, W., op. cit., p.130.
163
gibt diese dynamische ‚Hüllkurve’ dem Tonmaterial einen Charakter des ‚non-espressivo’.
Dabei bleibt der Komposition alles Starre und Nüchterne fern.“263
Ce vibrato « non espressivo » accentue le contraste et l’agressivité donnée aux notes
accentuées dans un contexte qui, pour la plupart du temps, est pianissimo.
263
« Ensemble avec le fait qu’ici le vibrato – comme dans certaines vieilles tablature espagnole – se produit
simplement comme une articulation spécifique du son, cette courbe dynamique enveloppante donne un
caractère ‘non espressivo’ au matériel sonore. La composition devient ainsi rigide et sobre », dans : BRUCK,
W., Idem, p. 130.
164
II.4.2 Serenade : l’aspect ludique et la recherche de différentes sonorités
Serenade pour trois, composée entre 1994 et 1995, est une œuvre tardive de Mauricio
Kagel dans le genre du théâtre instrumental qu’il aura créé plus tôt. Serenade est écrit pour
trois instrumentistes (un flûtiste, un guitariste et un percussionniste), assez polyvalents,
capables de jouer non seulement leur instrument principal, mais d’autres instruments de la
même famille voire d’instruments préparés, fabriqués et réinterprétés.
À première vue, l’œuvre, au moins pendant son premier tiers, donne l’impression
d’être de la musique instrumentale pure, riche d’audaces techniques instrumentales, de
recherches de modes de jeu, sonorités, couleurs et de bruitages. Kagel en effet reconnaît que
son travail de composition brouille les pistes, entre une musique pure et une musique en
rapport à la scène et au théâtre264.
Ce début de Serenade révèle peu à peu l’humour qui caractérise l’œuvre (et qui est
aussi l’essence de la façon kagelienne de « théâtraliser » la musique) dans le choix des
instruments, dans la manipulation de leur timbre et dans le caractère gai du discours sonore.
Ensuite, Kagel va de plus en plus « théâtraliser » l’œuvre au fur et à mesure qu’elle avance
dans le temps, à travers l’introduction et la manipulation d’objets du quotidien susceptibles
de produire des sons, à travers les descriptions verbales des actions que les trois
instrumentistes doivent réaliser (particulièrement en dehors des instruments), et à travers un
jeu qui s’établit entre les musiciens du simple fait de devoir synchroniser certaines actions.
Vers la fin du morceau, Kagel esquisse même un usage court et discret de la voix : tout en
jouant son instrument, le flûtiste est appelé à respirer de manière sonore et à « chantouiller »
des sons inarticulés. Toutes ces actions traduisent un état humoristique que les interprètes de
Serenade sont invités à adopter.
La situation de « jeu » dans Serenade naît avant tout de cette volonté chez Kagel de
révéler tout le potentiel sonore, y compris non conventionnel, des instruments de musique
utilisés ; l’aspect ludique vient aussi du fait que Kagel aime introduire des instruments de
264
Nous avons observé que cette manière d’aborder la « musique pure » – surtout dans une configuration de
musique de chambre –, en l’enrichissant d’actions et gestes au caractère théâtral, Kagel l’avait inventée dans
les années 1960 avec Sur scène et Sonant. Dans Serenade, comme dans L’art bruit écrit à la même période,
Kagel revient à ses expériences radicales de théâtre instrumental, mais les aborde de manière plus légère.
165
musique « bon marché », des jouets sonores265, des instruments de musique exotiques, mais
aussi des objets détournés de leur fonction primitive (scies). Selon Heile, l’œuvre permet de
redécouvrir cette joie enfantine de produire des sons266. Kagel utilise de manière ludique des
instruments primitifs (scies, tambours en acier) à côté d’instruments de musique consacrés
(comme le piccolo).
Cet aspect fait que Serenade apparaît proche d’autres œuvres de Kagel, comme Der
Schall, Acustica et Unter Strom. Seulement, la dimension contestataire de ces œuvres est
remplacée, dans Serenade, par une dimension profondément ludique, qui est finalement une
autre forme de contestation.
II.4.2.A Serenade en tant qu’œuvre « théâtrale »
La qualité théâtrale de Serenade naît des actions physiques que les interprètes
doivent réaliser : la plupart de ces actions sont expliquées verbalement dans la partition, et
parfois indiquées par un dessin. Certaines actions physiques sont intégrées au jeu
instrumental ou servent à la production sonore. Parmi celles-ci, une typologie peut être
établie :
•
•
•
Les actions qui impliquent l’usage et la manipulation d’objets qui altèrent ou
enrichissent l’identité sonore traditionnelle des instruments ;
Les actions qui mènent à la transformation d’objets du quotidien en objets sonores,
source de sons musicaux ;
Les actions qui recherchent des modes de jeu différents des instruments classiques.
Pour exemple, dans le dernier mouvement de Serenade, le percussionniste joue
avec des gourdes dans une bassine d’eau : ce jeu rythmique, visuel et sonore crée une partie
musicale extraordinaire. Kagel suggère deux possibilités au percussionniste pour l’aider à
réaliser ce passage :
265
Dans ce sens, le son de l’ukulélé aussi fait penser à une sonorité de jouet, tout comme dans Kantrimiusik,
œuvre antérieure de Kagel.
266
HEILE, B., The Music of Mauricio Kagel, Aldershot, Ashgate, 2006, p. 166.
166
« For this, one can either use a single tub with a partition in the middle (to restrict the free
movement of the jicaras de agua), or 2 tubs, placed right next to one another on a table. In
either case, the actions from bar 527 onwards should be clearly visible to the audience. »267
Dans le jeu du percussionniste avec les gourdes dans l’eau cité ci-dessus, l’aspect
visuel joue un rôle fondamental dans la constitution d’une théâtralité, mais aussi dans la
compréhension du rythme par le public, puisque le son qui en résulte n’a pas un grand
volume.
Certaines actions physiques sont au contraire séparées de la production sonore :
pratiquement toutes se concentrent sur le contenu de trois sacs à main, posés sur scène à côté
des interprètes, où sont rangées dans chacun d’eux trois compositions florales, certaines sont
emballées, et plus la composition florale se situe à la base du sac, plus elle sera riche et
garnie. Chaque sac est attribué à un des interprètes.
Les trois grands moments « dramaturgiques » de Serenade correspondent aux
passages où les trois interprètes, de manière successive ou – dans un seul cas – simultanée,
manipulent et jouent avec une de ses trois compositions florales.
„Künstliche Blumen spielen in diesem Musikstück eine erhebliche optische Rolle. Zu
Beginn der Aufführung werden sie in einer größeren Handtasche aufbewahrt, die bei Flöte
und Schlagzeug links, bei der Gitarre rechts vom Instrumentalisten auf dem Fußboden ruht.
Die 3 Taschen sollen identisch in Form und Farbe sein (am besten : schwarz) und bereits mit
dem Aufbau des Instrumentariums an der entsprechenden Stelle abgelegt werden.“268
Au cours de l’œuvre, les interprètes sortent ainsi les compositions florales des trois
sacs :
267
« Pour cela, on peut soit utiliser une seule baignoire avec une cloison au milieu (pour restreindre la libre
circulation des tasses d’eau), ou 2 baignoires, placées l’une juste à côté de l’autre sur une table. Dans les deux
cas, les actions à partir de la mesure 527 doivent être clairement visibles pour le public », dans : KAGEL, M.,
Serenade [partition], p. II (préface).
268
« Les fleurs artificielles jouent dans ce morceau un rôle optique important. Au début de la performance,
elles sont rangées dans un grand sac à main qui repose par terre à gauche de la flûte et de la percussion, et à
droite de la guitare.
Les trois sacs sont identiques dans la forme et la couleur (de préférence noir), et se trouvent déjà placés à leur
place lors de l’apparition des instruments. », dans : KAGEL, M., Serenade [partition], p. III (préface).
167
•
•
Dans un premier temps, ils prennent une fleur seule (première composition florale),
et jouent avec elle ;
Dans un second temps, ils manipulent ce que Kagel appelle un bouquet plus ou
moins garni.
Toutefois, et c’est là la richesse de la composition de Kagel, rien n’est symétrique
dans Serenade. Le bouquet « moyen » du percussionniste, par exemple, au contraire des
autres deux, n’est pas très beau à voir, (trop vert et il manque de fleurs), il communique déjà
visuellement une information différente de celle donnée par les autres bouquets.
„Das Bouquet besteht hauptsächlich aus Stielen und Grünzeug (sowie 2-3 müden, farblosen
Blümchen).“269
•
Dans un troisième temps, apparaît « le grand » bouquet, qui n’est pas semblable
entre les interprètes. Le flûtiste a un vrai bouquet de fleurs, le percussionniste, une
boule de tissu rouge, au départ invisible aux yeux du public (ou plutôt aperçue
seulement par sa couleur rouge) et entourée d’un peu de feuilles. Le guitariste, enfin,
a une poignée de fleurs non emballées.
À part la fleur seule, qui était plus ou moins pareille pour les trois interprètes, les
autres compositions florales avaient de plus en plus une « personnalité propre », selon
l’interprète qui la manipulait.
Il est intéressant d’observer qu’il y a une progression – ou même un
développement, dans le sens musical – du jeu théâtral des interprètes avec les fleurs : la
scène de la fleur seule, jouée individuellement par chaque musicien séparément, est plus
longue que la scène du bouquet moyen (joué en duo par le guitariste et par le flûtiste, puis en
solo par le percussionniste – qui a un bouquet plus « abîmé »). Cette accélération de l’action
et de la dramaturgie, apporte aux scènes « visuelles » un traitement musical, semblable aux
changements d’atmosphère, aux progressions musicales dans la musique classique. Il s’agit
d’un trait fort de la personnalité artistique de Kagel : il théâtralise sa musique de la même
manière qu’il musicalise son théâtre, il jongle en permanence avec les deux arts et leurs
langages.
269
« Le bouquet se compose principalement de tiges, de la verdure et de deux ou trois fleurs incolores et
fatiguées », dans : KAGEL, M., Serenade [partition], p. 40.
168
II.4.2.B L’instrumentation
Au tout début de la partition, Kagel annonce l’instrumentarium assez vaste de
l’œuvre. Les trois interprètes doivent maîtriser au moins quatre instruments.
Le flûtiste reste « dans son élément » pourrait-on dire, car il doit jouer sur quatre
flûtes différentes (un piccolo, une flûte traversière, une flûte alto en sol et une flûte basse en
do).
Ce n’est pas le cas du percussionniste qui, en quelque sorte, outrepasse ces
compétences, car il doit jouer, en plus des instruments de percussion270, un instrument à
clavier, dont les passages révèlent qu’il doit avoir une maîtrise technique assez élevée du
piano. Il joue aussi avec des « instruments-jouets » : un petit piano dont l’ambitus est de
deux octaves (de do à do), qui doit être recouvert d’un tissu, pour étouffer et réduire sa
sonorité et sa résonance (Kagel invente ici le principe de l’instrument-jouet préparé) ; un
petit tambour en étain sur un pupitre, en plus du Hi-Hat, dont les cymbales ont en principe
une sonorité « maigre et taquine »271. Il est intéressant de remarquer dans la partition que
Kagel rend possible que les deux jouets soient remplacés si l’interprète n’est pas satisfait du
son produit, pour le cas du petit piano par un célesta, joué en employant la pédale de façon
très modérée, pour le cas du petit tambour métallique par un artifice : le percussionniste
place une cymbale fine sur un tambour, et frappe sur la cymbale, faisant vibrer le tout.
De façon générale, ces instruments-jouets, qui apportent à l’œuvre un caractère
ludique et humoristique, n’ont pas beaucoup de volume sonore (ce qui les rapproche de
l’ambitus sonore de la guitare) ; ils ont un timbre pauvre en harmoniques, un son peu
« profond » ; ils produisent souvent des petits bruits parasites (comme par exemple le son
produit par les touches du piano-jouet qui fait souvent entendre un bruit martelé, du
plastique qui touche une autre surface plastique).
270
Deux timbales, une cymbale montée sur une planche, un Hi-hat avec des petites cymbales « à sonorité
enfantine », une cabaça (instrument d’origine afro-brésilienne), deux steel drums (avec deux accordages
différents, formant à chaque fois un accord diminué avec septième diminuée. Kagel souligne, toutefois, que
dans l’impossibilité de réaliser ces accords, et les changer si fréquemment que la partition demande,
l’important est « l’ordre ascendant des huit hauteurs »), un carillon à coquilles, trois gongs javanais graves,
deux demi coques de noix de coco, deux castagnettes, un tambourin, une scie musicale, une vielle à roue, un
sifflet imitant le chant d’un rossignol, deux gourdes tournées vers le bas sur la surface de l’eau à l’intérieur
d’un bac et, enfin, la percussion des mains sur l’eau.
271
Kagel suggère la « façon-jouet » avec un point d’interrogation dans la partition : « Hi-Hat, with small,
tinny-sounding (toy ?) cymbals »
169
Quant au guitariste, s’il reste dans un monde de cordes pincées, il doit jouer en plus
de sa guitare acoustique, un ukulélé, un banjo ténor et une mandoline, ce qui n’est pas
forcément évident techniquement pour tout guitariste. Il doit prendre le temps s’il souhaite
dominer le « swing » particulier de ces instruments dont la technique n’est pas la même, ni
la conception sonore ni la façon d’articuler un discours musical. Surtout, Kagel innove dans
le sens où, même en musique contemporaine, ni l’ukulélé, ni le banjo ténor, ni la mandoline
ne sont des instruments fréquemment utilisés. Ce sont essentiellement des instruments
populaires, joués avec d’autant plus de plaisir par des musiciens amateurs qu’ils en ont
appris la technique et la musicalité spontanément, en autodidacte. Ces aspects d’amusement
et de légèreté qui accompagnent ces instruments dans leur personnalité même nous paraît
fondamental pour comprendre le fait que Kagel ait voulu les inclure dans sa Serenade.
Un détail important concernant les instruments joués par le guitariste est l’accordage.
L’accordage de l’ukulélé est monté d’un ton par rapport à son accordage habituel (sol – do –
mi – la, qui devient la – ré – fa# – si).
Avec le nouvel accordage, Kagel obtient un autre accord tonal (ré majeur), avec une
sixte rajoutée (la note si). De l’intervalle de seconde majeure entre cette sixte et la quinte de
l’accord naît une petite dissonance omniprésente qui, tout au long du jeu de l’ukulélé, va
contribuer à « fausser » sa sonorité. Finalement, le guitariste ne joue pas seulement du
ukulélé mais avec le ukulélé, tel un jeu d’enfant, il créé des sons et des timbres nouveaux.
La mandoline conserve son accordage habituel dans Serenade : quatre double-cordes en
unisson, éloignées d’une quinte à chaque fois. Quant à l’accordage du banjo ténor, Kagel en
a choisi une des plus populaires, qui correspond aussi à l’accordage de la mandole et de
l’alto. Comme dans le cas de la mandoline, l’intervalle entre les cordes est toujours de
quinte.
Accordage de l’ukulélé dans Serenade
Accordage de la mandoline
170
Accordage du banjo ténor
Accordage de la guitare
Serenade © Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London.
Il faut bien noter que l’accordage de tous ces instruments à cordes pincées employés,
la guitare incluse, relève plus de la musique tonale, grâce à leur distribution intervallaire en
tierces, quartes et quintes.
II.4.2.C Analyse structurelle et musicale de la partition
L’œuvre est décomposée en plusieurs petites sections déterminées essentiellement
par des changements de vitesse, mouvement et caractère. En voici une description succinte
de celles qui, pour notre travail, sont les principales :
1) Moderato, joyeux et ludique (piccolo, piano-jouet et ukulélé).
D’emblée, l’ukulélé sonne comme un jouet, comme une sorte de petite guitare
désaccordée, dû à sa petite projection et sa qualité timbrique. Son timbre dialogue de façon
harmonieuse avec celui du piano-jouet. Les parties d’ukulélé et du piano-jouet sont
essentiellement organisées sur des accords tonaux composés d’une triade majeure ou
mineure et une sixte (majeure ou mineure) rajoutée.
Exemple musical n. 43
Serenade [partition], p. 1, parties de piano-jouet et ukulélé.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
A cette partie succèdent cinq changements de vitesse principaux (mesure 13 –
pochiss. piu mosso, mesure 25 – tempo primo, mesure 51 – Allegretto, mesure 72 –
Andantino subito et mesure 96 – Allegretto), tout en restant dans un esprit très ludique,
rapide et drôle. Ces parties apportent certaines nouveautés dans le matériau musical, telles
171
qu’un changement de centre tonal et surtout l’exploration de différentes sonorités de la part
du piano-jouet, qui passe d’un jeu sur les touches à un jeu percussif sur les parties en bois
de l’instrument, à l’aide d’un balai de jazz. Vers la fin de l’Andantino subito, le timbre du
piccolo se voit altéré, car l’instrumentiste commence à chanter en même temps qu’il joue (il
« fredonne » dans un registre grave)272. L’Allegretto, enfin, constitue une section où le
percussionniste dévoile une grande virtuosité technique et poly-instrumentale. Cett section
est ainsi divisé en trois parties différentes, ponctuées par les changements d’instrument du
percussionniste : jeu simultané du piano-jouet et du hi-hat ; jeu simultané des timbales et du
hi-hat ; retour au piano-jouet, avec des ponctuations de timbales et hi-hat.
2) Tranquillo (mesure 142), où le guitariste aura quitté son ukulélé pour la guitare.
Le piccolo joue des notes répétées en accelerando rythmique ou mélodique, ce qui
crée des effets de tremolo mélodique. L’ensemble fournit une musique très douce, enfantine
et naïvement jolie. Cela détermine un changement important d’ambiance, mais aussi de
matériau musical et de texture.
3) Andantino (mesure 158), mouvement au milieu duquel (cedendo…, mesure 180)
s’inaugure une grande section où l’aspect théâtral prend de plus en plus le dessus sur
l’aspect musical, en même temps que le langage musical devient franchement plus tonal.
Le mouvement s’accélère et le matériau sonore change, avec l’inauguration d’un
passage très textural : dans un premier temps, le piano-jouet se tait, le still drum réalise des
longs tremolos continus, qui restent dans un même registre dynamique. Le piccolo et la
guitare aussi réalisent des textures homogènes et continues.
Le Largo (mesure 182) constitue ainsi la première « scène théâtrale », composée
autour du rapport de l’interprète (ici, le percussionniste) avec une fleur. La scène est
accompagnée d’un duo tonal entre le piccolo et la guitare.
Après un début musicalement uniforme, homophonique et parallèle enntre les trois
instruments, Andante, entre les mesures 212 à 216 mène à pochissimo meno mosso, où c’est
au tour du guitariste de réaliser une scène gestuelle avec une fleur.
272
À part ce jeu simultanément instrumental et vocal du piccolo, il intègre d’autres prouesses techniques et
effets sonores, surtout lorsque la partition demande au joueur de piccolo de varier la distance entre ses lèvres et
l’ouverture de l’instrument, parfois presque sifflant, et alternativement s’éloignant ou s’approchant.
172
Senza misura expose la troisième et dernière scène d’un instrumentiste, (en
l’occurrence ici le flûtiste) avec une seule fleur. C’est avec colère que le flûtiste jette la fleur
dans le centre de la scène, sur le podium en tissu, après avoir tenté d’en sentir le nectar.
Ainsi, Kagel fait en sorte que chacun des trois interprète développe une réaction
différente vis-à-vis des fleurs (dans la première scène, la fleur est lancée avec un geste
élégant par le percussionniste ; dans la deuxième, le guitariste la pose, ici dans la troisième
scène, le flûtiste est clairement énervé et agité273).
4) Andantino, poco rubato, mouvement à caractère très mystérieux, drôle et plutôt calme,
possède quelques caractéristiques remarquables :
•
la flûte basse, qui remplace la flûte alto ;
•
le jeu haletant du flûtiste, auquel est demandé de « jouer comme il le fait
normalement en se chauffant, juste avant de jouer »274 ;
•
la partition indique précisément le placement des instruments de percussion
(un tambourin et une scie) ;
•
la « scie chantante », jouée par le percussionniste à l’aide d’un archet de
violoncelle275 ou de contrebasse ;
•
le flûtiste, qui joue son instrument tout en fredonnant la même mélodie jouée,
ou une note plus ou moins grave. Il le fait presque tout au long du mouvement.
Peu après, à sempre in tempo (mesure 307), le guitariste et le flûtiste entament la
deuxième série d’actions physiques autour de la manipulation du bouquet de fleurs plus ou
moins garni (« duo scénique »), accompagnés par le percussionniste seul276. Les deux
interprètes sont placés en face l’un de l’autre comme devant un miroir, et doivent s’imiter en
permanence de façon canonique : le guitariste exécute exactement les mêmes actions que le
flûtiste, mais environ deux secondes plus tard. Cette scène du bouquet, pourrait-on dire,
inclut de :
a) poser son instrument
b) placer la main dans le sac à fleurs
c) attraper le bouquet de fleurs et étirer le bras
273
KAGEL, M., Serenade [partition], p. 34.
Ibid.
275
La mélodie n’est pas précisément notée.
276
Le percussionniste a la charge de réaliser un grand nombre de sons (castagnettes, tambourin, fredonnement,
piano-jouet).
274
173
d) ouvrir l’emballage en papier
e) laisser tomber par terre l’emballage en papier
Ensuite, les deux interprètes réalisent en même temps les deux actions finales :
f) sentir le bouquet
g) jeter le bouquet sur le podium en tissu au centre de la scène
À Moderato et poco piu mosso, c’est au tour du percussionniste de faire sa scène
du bouquet plus ou moins garni277. Cette scène est accompagnée par les deux autres
instruments (flûte traversière et guitare) dans un passage véritablement tonal et basé sur une
logique thématique (il s’agit du thème le plus marquant de Serenade278).
5) Après deux mouvements en trio instrumental (Meno mosso et Andante, rubato), le Tempo
di marcia inaugure la troisième grande partie théâtrale de Serenade279, avec une section à
rythme très entraînante. Le son du hurdy-gurdy et les accords bien rythmés de la guitare
donnent au passage un caractère festif qui rappelle des danses de la Renaissance.
6) Le guitariste change d’instrument, et passe de la guitare au banjo. Encore dans l’élan de la
scène théâtrale du flûtiste avec le grand bouquet, trois mouvements (Moderato,
Allegretto et Andante) présentent un duo entre le piccolo et le banjo.
Dans Andante (mesures 502 à 522) la partition donne un nouveau « sketch
théâtral » réalisé par le percussionniste.
7) L’Allegretto final se donne au son de la flûte basse et des percussions sur d’objets du
quotidien, notamment des gourdes d’eau. Le guitariste jouera une dernière scène
théâtrale, en interaction avec le grand bouquet de fleurs. Il y joue aussi de la mandoline.
277
C’est-à-dire que, pour une fois, les deux scènes concernant le bouquet moyen se succèdent sans
interruption, sans une partie purement instrumentale qui les sépare.
278
Voir pages 180-181.
279
Pour la composante théâtrale, interprétée par le flûtiste, celui-ci aura à manipuler le dernier grand bouquet
de fleurs.
174
II.4.2.D L’écriture pour ukulélé
Comme ses deux collègues, le guitariste de Serenade est amené à réaliser une grande
quantité et variété d’actions gestuelles et instrumentales, et à jouer sur plusieurs instruments
à cordes pincées : ukulélé, puis guitare, puis banjo et enfin mandoline.
Le premier instrument dont il s’approprie est ainsi l’ukulélé (de la mesure 1 à la
mesure 137). Il y joue dans la première partie de Serenade, soit aux mouvements Moderato,
Allegretto, Andantino subito, Rubato et Allegretto.
Dans Moderato, l’ukulélé est joué avec plusieurs glissandos entre deux accords : le
ré avec sixte ajoutée (une octave au-dessus de l’accord des cordes à vide) et le si bémol avec
sixte ajoutée, exactement une tierce majeure en dessous280. C’est-à-dire que Kagel n’a pas
cherché à transformer le rapport intervallaire entre les cordes au moyen d’un doigté de main
gauche plus élaboré sur la touche de l’instrument. Il n’a pas cherché non plus à remettre en
question la technique habituelle de l’instrument, et fait plein usage de la facilité procurée par
les techniques du « barré » et du bottleneck281.
En fait, ce qui compte pour le discours de l’ukulélé dans ce début n’est pas tant le
caractère consonant ou dissonant de ces accords et de leurs intervalles, que les sauts plus ou
moins grands que ces accords font entre eux, et qui permettent des glissandos plus ou moins
longs.
Les glissandos de l’ukulélé deviennent, dans « Allegretto », pour la plupart
descendants. Pour corroborer au caractère plus théâtral et ludique de ce mouvement, ces
glissandos ont une durée à chaque fois différente (10 noires, 12 noires, 4 noires,16 noires).
La hauteur de départ du glissando est donnée (mesure 51 : environ à la 12e case ; mesure
56 : 11e case ; mesure 62 : 13e case ; mesure 64 : 5e case)282. Le glissando commencé à la 5e
case est le plus long, il introduit des glissandos ascendants alternés aux descendants, créant
un mouvement plus dense et chaotique.
280
Peu à peu d’autres accords symétriques sont intégrés dans le même jeu en glissando.
La partition demande à ce que le glissando entre les accords soit fait à l’aide d’un bottleneck en verre ou un
steel slide.
282
Kagel laisse ici une petite marge d’indétermination : chacun de ces quatre cycles commence son glissando
descendant « environ » à la case indiquée (« etwa in XII. Lage beginnen »).
281
175
À plusieurs reprises, Kagel indique la couleur souhaitée pour un geste glissé ou un
cycle de gestes glissés (quasi ponticello, ponticello, ordinario). Ces changements de timbre
impliquent un changement assez visible de position du bras droit de l’instrumentiste.
Combinés aux changements de timbre (de matériau, de lieu à frapper) des timbales, faits
plus ou moins en même temps, pas tout à fait ensemble, ni tout à fait décalés, le passage est
visuellement dynamique, presque chorégraphique.
L’Andantino subito explore encore d’autres pistes d’écriture qui permettent
d’obtenir des timbres multiples, de plus en plus éloignés du timbre caractéristique de
l’ukulélé. Ainsi, Kagel combine la sonorité métallique du bottleneck à une technique de la
main droite visant un son étouffé. Pour cela, il l’indique de trois manières différentes, sans
avoir peur d’être redondant :
“dämpfen/mute“
„pizz.“
„Handkante der r.H. in der Nähe des Steges auflegen, mit l.H. etwa in V. Lage beginnen/
Rest the edge of the r.h. near to the bridge; l.h. begin in about Vth position.“283
Dans Rubato, l’ukulélé alterne quatre ou cinq modes de jeu, basés sur des
changements d’articulation et de timbre, mais qui réitèrent toujours, ou font varier à peine,
un même motif diatonique fondé sur un accord ambigu, majeur et augmenté (a-c#-e-f) :
Exemple musical n. 44
Serenade [partition], p. 11, mesure 92, partie d’ukulélé.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Cet accord est, en quelque sorte, une variation et une inversion de l’accord de
l’instrument à vide (si on réarrange ces notes, on obtient une triade majeure avec sixte
ajoutée, cette fois-ci une sixte mineure).
Dans l’« Allegretto » qui s’enchaîne, le jeu de l’ukulélé sort de l’ordinaire, et
explore d’autres possibilités sonores. L’interprète doit jouer avec des plectres de doigt :
283
« étouffer/ arrêter le son ; Pizzicato ; placer le bord de la main droite à côté du chevalet, commencer avec la
main gauche dans environ la 5e position ; reposer au bord de la main droite à proximité du chevalet ; main
gauche commence à partir de la 5e position environ », dans : KAGEL, M., Serenade [partition], p. 9.
176
« with fingerpicks (finger plektrums) »284. Il y réalise des accords très idiomatiques pour les
instruments à cordes pincées, qui comprennent des accords majeur septième et des accords
majeurs avec seconde ajoutée.
Exemple musical n. 45
Serenade [partition], p. 12, mesure 99, partie de guitare.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
II.4.2.E L’écriture pour guitare
La partie jouée à la guitare est nettement la plus longue (mesures 142 à 456). Elle
comprend les mouvements Tranquillo, Andantino, Largo, Andante, Allegro, Vivace, sempre
in tempo, Andantino, poco rubato, Moderato, poco piu mosso, Andante, rubato, cedendo…
ma poco meno mosso et le début de Tempo di marcia, avant que l’interprète ne quitte cet
instrument pour le banjo.
Cette longue partie à la guitare est interrompue à deux reprises, lorsque le guitariste
réalise deux de ces scènes « théâtrales », en manipulant des fleurs et bouquets. Ces deux
« sketches » se donnent à :
• pochiss. meno mosso et senza misura (mesures 220 à 225) : première scène théâtrale, avec
une (seule) fleur ;
• sempre in tempo (mesures 306-321), deuxième scène théâtrale
Dans Tranquillo, la guitare explore, d’un côté, les couleurs de base de l’instrument
(« tasto » et « ordinario »), dans un registre très doux ( mp à pp). D’un autre côté, elle
alterne des intervalles de quarte comme un pendule, d’un registre medium à un registre plus
aigu. Il est intéressant de voir que l’intervalle de quarte est intimement associé à cet
instrument, grâce à son accord naturel ; toutefois, il y a peu de cordes à vide. Les quartes
s’alternent en majorité dans un champs harmonique naturel, renforçant un certain centre de
Do majeur, associé au piano-jouet. À partir de la mesure 148, les quartes dans le registre
aigu sont traitées en petites séquences chromatiques, ascendantes ou descendantes, ce qui
augmente considérablement la tension du passage.
284
KAGEL, M., Serenade [partition], p. 11.
177
La guitare dans Andantino utilise un matériau tonal à côté de matériaux non tonaux.
Pendant tout le mouvement, au caractère fortement minimaliste, les mélodies sont répétées
et variées.
Le matériau de la guitare dans Largo et Andante est tout à fait conventionnel. Ce
dernier introduit un petit motif qui sera, par la suite, répété, décalé rythmiquement et varié.
Ce motif est strictement mélodique (il n’y a pas de superposition de notes), mais il revêt en
lui un potentiel polyphonique. Tel que l’a pratiqué J.S.Bach dans ses suites, sonates et
partitas pour violoncelle ou violon solo, Kagel crée une mélodie composée de deux
branches : l’une formant une mélodie aigue ascendante, l’autre formant une mélodie grave
descendante.
Exemple musical n. 46
Serenade [partition], p. 25, Andante, mesures 194-195, partie de guitare.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Le jeu guitaristique reste très idiomatique et inclut des procédés polyphoniques
semblables, des accords, des positions de main gauche très immédiates et naturelles, et de
plus en plus de cordes à vide à la basse. Entre les mesures 216 et 219 Kagel réintroduit des
triades dans la partie de guitare : ici elles sont jouées plaquées, construisant un rythme assez
marqué et un enchaînement parfaitement harmonique, mais sans rapport causal entre les
accords. Le passage annonce déjà ce que Kagel explorera profondément quelques pages
après : le glissement chromatique ascendant ou descendant d’un accord – technique qui est,
par ailleurs, très idiomatique pour la guitare, considérant une position fixe de main gauche
qui se déplace de position en position.
Comme dans d’autres œuvres de théâtre instrumental de Mauricio Kagel, la guitare
possède des passages d’une difficulté technique ou musicale extrême, au point de susciter
parmi les guitaristes des discussions au sujet de leur faisabilité. Ces passages servent à
mettre l’interprète dans une situation à risque où, pour la résoudre, il ira puiser dans ses
ressources personnelles : de cette confrontation de l’interprète avec lui-même naît, de
manière simple et frappante, une situation théâtrale.
178
La partie de guitare de l’Allegro commence avec un défi de cette nature, d’autant
plus qu’elle est censée dialoguer avec la flûte. En plus d’une petite séquence chromatique,
les deux instruments doivent produire beaucoup de bruits parasites. A la flûte, le bruit
percussif des clés doit être plus prononcé que celui des notes. La guitare, qui doit sonner
légèrement plus fort que la flûte (le défi commence déjà par là), va devoir user du jeu
percussif des doigts de la main gauche, tandis que la main droite, à l’aide d’un plectre,
parfaitement synchrone avec la main gauche, doit jouer très doucement.
Exemple musical n. 47
Serenade [partition], Allegro, p. 30, mesures 226-230.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Mais les percussions très fortes des doigts de la main gauche, produisant la séquence
chromatique de note équivalente à celle de la flûte, doivent être parfaitement synchrones
avec le plectre, joué très doucement, à la main droite. Il s’agit, évidemment, d’un jeu
difficile, subtil, qui cherche un effet étonnant, une sonorité particulière.
Dans Vivace et sempre in tempo, la guitare réalise plusieurs séquences d’accords
plaqués, encore à l’aide du plectre. Chaque séquence d’accords se produit sur quelques
caractéristiques fondamentales :
•
chaque séquence est basée sur un accord ou position fixe.
•
l’accord ou position fixe apparaît une seule fois.
•
aucun des accords n’est véritablement atonal : ils sont tous basés sur
la superposition de tierces, quartes et quintes. Souvent, ce sont des accords
associés au jazz (accords de 13/7, 6/9, 5b/7/7, 7+, …). Il n’y pourtant
jamais un rapport tonal, syntaxique entre ces accords.
•
les séquences sont composées de mouvements chromatiques à partir
de ces accords de base. Ces mouvements chromatiques peuvent être
ascendants, descendants, ou combinés (ascendants et descendants).
•
chaque début d’une série chromatique, soit ascendante soit
descendante, caractérise un début d’intention musicale. Les changements de
direction ou de série marquent le début d’une autre série.
179
•
la plupart des séquences ont prioritairement des mouvements
ascendants.
•
à partir de « sempre in tempo », une même séquence peut changer de
direction, et cela plusieurs fois.
•
Kagel donne à l’interprète la liberté d’insérer des glissandi entre les
accords d’une même séquence285.
A partir de sempre in tempo, les accords ne sont plus simplement plaqués, mais joués
à des vitesses variables, ce qui suggère à l’interprète comme solution technique
l’introduction de rasgueados286, joués plus ou moins vite selon la demande de la partition.
Voici les positions des 13 accords fixes qui génèrent les séquences chromatiques de
ce mouvement :
Exemple musical n. 48
Serenade [partition], p. 31-34, partie de guitare.
Remarquons que, pour la majorité, ce sont des positions de main gauche
inhabituelles à la guitare, allant à la quête de sonorités amples et de contraintes techniques :
le tout permet, à nouveau, un dépassement du jeu conventionnel de la guitare.
Andantino, poco rubato attribue à la guitare des tâches purement musicales, si ce
n’est le fait d’interrompre, de manière expressive, son motto continuo de temps à autre,
créant des étranges coupures. Sa partie est basée sur une certaine formule répétée d’arpèges
et alternances à la basse, qui ressemble à une variation de la basse d’Alberti.
Dans Moderato et poco piu mosso, on retrouve à nouveau un jeu guitaristique
traditionnel. La guitare réalise une partie très simple, une seule ligne. Le trait particulier se
285
KAGEL, M., Serenade [partition], p. 31.
Technique de main droite associée à la guitare flamenco où le guitariste gratte les cordes en étendant les
doigts rapidement les uns après les autres. Cela fait que les cordes sont grattées par les ongles du côté du dos
de la main, dans un mouvement continu et très fort.
286
180
situe au niveau rythmique, puisque la ligne mélodique suggère des hémioles par rapport à la
division normale de la mesure (les arpèges de la guitare suggèrent à l’écoute un 3/4
superposé au 2/2, la mesure « officielle » du mouvement, qui est bien « représentée » par la
partie de la flûte et de la percussion). A poco piu mosso, les hémioles cessent, mais le
mouvement ternaire de la guitare poursuit, alors transformé en triolets.
Exemple musical n. 49
Serenade [partition], p. 43, mesures 369-371, partie de guitare.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Après un jeu très traditionnel dans Andante, rubato (mesure 419), la guitare revient
avec une technique instrumentale plus expérimentale : des percussions avec le pouce de la
main droite ou les deux pouces en même temps sur le corps de l’instrument (la caisse de
résonance), et de manière alternée sur la table de résonance et l’arrière de la caisse de
résonance.
II.4.2.F L’écriture pour banjo
La guitare cède place au banjo, qui est joué entre les mesures 462 et 521. Cet
instrument est introduit au milieu de Tempo di marcia, et est joué encore dans Moderato,
Andante, piu mosso et piu mosso ancora.
Le début de la partie de banjo consiste en de petites percussions faites avec les deux
mains : ainsi, elle est divisée en deux lignes : la main droite joue avec les ongles sur la
membrane de l’instrument, tandis que la main gauche possède une partie assez subtile, avec
une courbe d’hauteurs suggérée. La technique de main gauche en soi (les doigts provoquent
des notes en se percutant avec force sur les cordes, dans un registre grave) est d’une relative
difficulté – surtout si l’on considère que Kagel souhaite que le passage soit joué par le
guitariste en ff. En effet, cette technique peut être identifiée au « tapping », nom donné par
les anglo-saxons à cet effet obtenu par l'action unique des doigts de la main directement sur
la touche du manche. Comme la vibration est réduite, le son est naturellement plus faible, ce
181
qui devient un problème technique pour l’instrumentiste (surtout lorsque, comme dans
Serenade, il doit sonner plus fort qu’un piccolo et un hurdy-gurdy).
Exemple musical n. 50
Serenade [partition], p. 51, mesures 462-467, partie de banjo.
Dans Moderato, le banjo réalise une séquence d’accords tout à fait idiomatique et
facile à réaliser au banjo, à l’aide d’un plectre. Il s’agit d’une alternance basse-accords, où la
basse est une pédale ostinato (la quatrième corde à vide), et l’accord est très facile à
réaliser : il s’agit, dans un premier moment, soit de l’ensemble des trois cordes aigues à vide,
soit leur transposition.
Allegretto, Andante, Piu mosso, Piu mosso ancora et Piu mosso emploient le banjo
dans un usage purement instrumental et traditionnel, et lui attribuent une palette assez
grande de sons, couleurs et modes de jeu : avec ou sans plectre, dans des nuances allant du
ppp au mf, en pizz., quasi pizz. ou jeu ordinaire.
II.4.2.G L’écriture pour mandoline
La mandoline est le dernier instrument employé par le guitariste, à partir de la
mesure 547 (milieu du dernier Allegretto) et jusqu’à la fin de l’œuvre (sempre a tempo,
mesure 620). Cet instrument est jouée dans sa technique habituelle : des longs tremolos à
l’aide d’un plectre.
La mandoline aura une intervention relativement courte, consistant de six parties
distinctes, chacune ayant un motif mélodique de base, et étant souvent associées à une
articulation particulière. Pour la plupart, ces motifs sont variés de manière répétitive et
minimaliste, mais pour une courte période de temps287.
287
Dans un premier moment (mesures 547-556), la ligne mélodique se limite à peu de notes (surtout ré- ré
bémol – la – la bémol) ; ensuite un motif descendant est répété et varié (mesures 558 – 566) ; un troisième
motif est encore traité de manière similaire (mesures 570-585). A la mesure 587, Kagel introduit un grand
182
II.5 ...Zwei Gefühle... et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern de H. Lachenmann : une
musique visuelle centrée sur l’écoute
Zwei Gefühle et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern (en français, La petite fille
aux allumettes) sont deux œuvres de la maturité musicale de Helmut Lachenmann, dans
lesquelles le compositeur reprend un ingrédient qu’il avait longtemps mis de côté : le
langage verbal288.
D’un autre côté, l’œuvre musicale de Helmut Lachenmann se caractérise, dans son
ensemble, par une attention particulière portée à la notion d’écoute. De fait, les dimensions
structurelle et sensorielle de la musique sont considérées avec un même degré d’importance,
Helmut Lachenmann développant un travail de composition basé sur la production et
l’agencement du matériau sonore pur.
Or cette approche rappelle – notamment en ce qui concerne l’opéra Das Mädchen mit
den Schwefelhölzern, une œuvre conçue pour la scène – celle d’un certain « théâtre de
l’écoute »289, fondé sur l’idée de la non-représentation (ce qui, en soi, s’oppose à l’idée
d’une forme théâtrale classique).
Selon cette tendance, la « représentation » de l’histoire de la petite fille aux
allumettes dans Das Mädchen mit den Schweffelhölzern devient une expérience auditive
pure, libérée des aspects scéniques et visuels. Elle apparaît au niveau sonore et surtout
instrumental – il n’y a plus de représentation véritablement scénique, et le texte, très
déconstruit, trituré même, ne raconte plus non plus l’histoire. Comme l’observe Kaltenecker,
« En majeure partie, l’orchestre et les actions scéniques représentent ensemble ce qui se
passe dans la conscience de la petite fille, comme si la salle d’opéra était une sorte
vibrato, qui doit osciller d’un quart de ton vers le haut et vers le bas : c’est le début d’un quatrième motif, assez
chromatique, qui est, lui aussi, plusieurs fois varié. Le cinquième motif varié début à 596, et détermine une
section relativement plus courte que les antérieures ; il dialogue avec le motif joué par la flûte basse en même
temps (des notes répétées, détachées et en portamento). Enfin, à la mesure 602 commence une dernière section,
ne plus constituée d’un motif variée, mais présentant une longue courbe mélodique, apparentée à des arpèges
qui s’exténuent peu à peu sur des notes longues, jusqu’à se taire.
288
Salut für Caudwell (1977) avait été la dernière œuvre du compositeur à utiliser la voix. …Zwei Gefühle…
puis Das Mädchen mit den Schwefelhölzern reprennent le rapport à un texte presque une vingtaine d’années
plus tard.
289
Un théâtre et une musique qui refusent la distraction entraînée par le visuel, et s’approchent de la musique
acousmatique, désireuse de concentrer l’attention de l’auditeur sur les images de l’écoute. Ce « théâtre de
l’écoute » s’est configuré en tant qu’une forte tendance pendant années 1980 (Luigi Nono et son opéra
Prometeo ; Luciano Berio (Un re in ascolto) ; « l’action invisible » de Vanitas (1981) et Lohengrin (1983) de
Salvatore Sciarrino, les œuvres de Wolfgang Rihm, Pascal Dusapin et John Adams).
183
d’immense crâne imaginaire, à l’intérieur duquel évolueraient les sons et les images d’un
théâtre mental »290.
Toutefois, l’expérience sensorielle qu’offre le théâtre de Lachenmann ne se donne
pas seulement au niveau de l’écoute, mais aussi dans son orientation visuelle : …Zwei
Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern sont paradoxalement des « spectacles
sonores », dotées d’une qualité visuelle suggestive. Cette qualité visuelle, un élément clé de
la technique lachenmannienne, s’accentue grâce à la présence du texte, qui « permet
naturellement de se représenter intérieurement des spectacles naturels qui illustrent l’écoute
et peut-être la facilitent »291.
II.5.1 …Zwei Gefühle… et la méta-guitare
…Zwei Gefühle… (1992) ou « Deux sentiments », d’une durée de 20 minutes
environ, est composé sur la base de deux textes de Leonard Da Vinci, traduits de l’italien en
allemand et pourvus d’un sous-titre (« Verlangen nach Erkenntnis ») par Kurt Gerstenberg.
L’œuvre est écrite pour un, voire deux récitant (s) et un ensemble instrumental, comprenant
une guitare acoustique, quatre timbales, un ensemble à vent (flûte en sol, flûte basse,
clarinette contrebasse ….), un ensemble à cordes, un piano et une harpe. Comparé à
l’imposant effectif de l’opéra Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, cet effectif est plus
restreint, intimiste et tend vers une tessiture plus grave.
Le concept de « méta-guitare » ou « guitare imaginaire » inventé par Helmut
Lachenmann constitue le fondement structurel même de …Zwei Gefühle…, où un ensemble
orchestral essaie d’imiter, selon la sensibilité de Lachenmann, certaines caractéristiques de
la guitare– à savoir, son accordage (le rapport intervallaire entre ses cordes à vide), son
agogique naturelle (avec sa courbe sonore typiquement raccourcie d’ « attaque –
résonance ») et ses formes d’articulation, généralement détachées. Ainsi, Helmut
Lachenmann réitère avec insistance l’accord de base de la guitare (celui que l’on obtient en
jouant toutes ses cordes à vide), en le transposant dans tous les sens : cette « fixation », ce
290
KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, p. 238.
LACHENMANN, H., « La musique, une menace pour l’oreille : entretien avec Helmut Lachenmann de
David Ryan », Dissonance, mai 1999, n.60, p.18.
291
184
point de stagnation sur cette harmonie bloquée consitue une des marques du langage
guitaristique du compositeur.
C’est ainsi que l’objet-guitare, sa sonorité particulière, ses gestes caractéristiques
deviennent la matière et le matériau même de ses œuvres pour guitare.
II.5.1.A Le contenu littéraire de …Zwei Gefühle…
Le contenu littéraire de Zwei Gefühle est notamment extrait de deux fragments du
Codex Arundel de Léonard de Vinci, un recueil de 283 feuillets provenant de manuscrits
démembrés écrits entre 1478 et 1518 qui évoquent le rapport de l’homme à la nature et
traitent de sujets variés comme la physique, la mécanique, l’optique, la géométrie, l’étude de
poids et l’architecture. Dans les deux extraits choisis par Lachenmann pour son …Zwei
Gefühle…, « l’artiste médite sur les mystères effrayants de la nature et les sentiments
contradictoires qu’ils éveillent en lui ».
« Méditation métaphysique de Léonard de Vinci fasciné par l’inquiétante étrangeté d’une
caverne obscure qui éveille en lui deux sentiments contradictoires (zwei Gefühle), la peur de
la mort et le désir platonicien de percer l’obscurité pour comprendre le mystère »292.
La première partie de l’œuvre est descriptive et évoque la grandeur des éléments
naturels. Dans la deuxième partie, Lachenmann reprend un texte sur le désir d’apprendre de
l’Homme, un désir en même temps mêlé de craintes. Cet Homme, devant l’entrée d’une
grotte, est « obsédé par le désir brûlant de percevoir la nature »293, et d’en comprendre les
mécanismes cachés, comme l’explique Lachenmann294. Voici les deux fragments de
Leonard De Vinci utilisés par Lachenmann :
« Désir de connaissance : La mer en tempête ne fait pas un tel fracas avec ses eaux
tumultueuses entre Charybde et Scylla lorsque fouette l’aquilon venu du nord ; ni Stromboli,
ni Mongibello lorsque les sulfureuses flammes qu’ils renferment forcent et crèvent la haut
montagne, projetant dans l’air, en même temps que la flamme jaillissante qu’ils vomissent,
des pierres et de la terre ; ni Mongibello lorsque ses cavernes embrasées rendent les
292
CAULLIER, J., « La Petite fille aux allumettes de Helmut Lachenmann. Un ‘spectacle de la perception’ »,
Germanica [En ligne], URL : http://germanica.revues.org/479
293
L’idée de la peur pouvant engendrer la connaissance est donnée dans le désir que Da Vinci manifeste de
pénétrer dans la grotte obscure, désir qui lui permet de transcender l’obstacle de la peur et atteindre la
connaissance.
294
LACHENMANN, H., « Rendez-Vous avec Péter Eötvös et Helmut Lachenmann » [enregistrement].
185
éléments contenus à grand peine, lorsqu’elles les crachent et les vomissent rageusement
alentour, repoussant tout ce qui fait obstacle à leur élan impétueux […] Tiré de ma vaine
rêverie et désireux de voir le nombre immense des formes nombreuses et variées créées par
la féconde nature, j’atteignis, après avoir érré un moment parmi les rochers ombreux,
l’entrée d’une grande caverne devant laquelle je restais un moment, stupéfait et ignorant tout
de ce prodige. Je pliai mes reins en arc, ma main gauche posée sur un genou et, de ma main
droite, je fis de l’ombre à mes paupières baissées et closes, m’inclinant maintes fois d’un
côté et de l’autre pour voir si je pouvais distinguer quelque chose là-dedans : mais cela
m’était interdit par l’obscurité qui y régnait. Bientôt montèrent en moi deux choses, la peur
et le désir : peur de la grotte mystérieuse et sombre, désir de voir s’il y avait là rien de
mystérieux »295.
L’entrecroisement des deux récitants reflète la dualité des « deux sentiments » dont
parle le texte. Lachenmann s’en explique lui-même en ces termes :
« Mon travail sur ce morceau puise son origine dans la constatation du fait que justement
l’écoute ‘structurelle’, c’est-à-dire la perception attentive des sonorités immédiates et des
liens impliqués, est étroitement liée à des images intérieures et à des sensations qui ne
détournent aucunement de ce processus d’observation, mais en sont indissociables et lui
procurent même une intensité caractéristique et particulière »296.
II.5.1.B L’orchestre et l’accord de la guitare
En tant que « musique descriptive d’événements naturels » et « spectacle de la
perception »297, Zwei Gefühle s’apparente à l’idée de musique concrète instrumentale. De
fait, la guitare est utilisée dans Zwei Gefühle comme une sorte d’objet dont l’exploration et
la manipulation revêtent une qualité théâtrale. Lachenmann affirme que la guitare est le
« point de départ » de l’œuvre musicale, cet instrument étant selon lui l’instrument « le plus
proche de la nature » car « on peut la jouer dehors ». Puis, en gardant un focus sur
l’instrument-objet guitare, le compositeur fait imiter l’accordage de la guitare par l'ensemble
295
DA VINCI, L., dans : Lachenmann/Mozart [programme de concert], p. 14.
LACHENMANN, H., ZENDER, H., NUSSBAUM, W. [pochette du cd], p. 14.
297
Toutes les deux sont des définitions données par Lachenmann lui même, dans Rendez-Vous avec Péter
Eötvös et Helmut Lachenmann [Enregistrement: jeudi 27 janvier 2000, 19h30] Paris: Cité de la Musique, 2000
et Uli Aumüller, „Zwei Gefühle“ - von Helmut Lachenmann
Musik mit Leonardo für Sprecher und Instrumentalensemble (Film), Kammerensemble Neue Musik Berlin.
Ltg. Berlin: Inpetto Filmproduktion, Peter Rundel. Dokumentation für das Bayerische Fernsehen, 1998.
296
186
des musiciens dans un jeu où l’ensemble de l’orchestre devient une « méta-guitare »298, qui
systématise l’accord composé des cordes à vide de l’instrument299.
Afin de constituer cet orchestre métalinguistique, Lachenmann crée un système
complexe de scordatura, c’est-à-dire de changement de l’accordage habituel des instruments
à cordes. Comme ces modifications ne s’appliquent pas systématiquement à tous les
instruments d’une même famille, mais à une partie seulement, cette technique provoque des
chocs intervallaires et des clusters qui se créent naturellement.
Si l’on examine le cas de la scordatura des violons, on constate que les deux violons
sont accordés différemment, séparés d'un intervalle d’un demi-ton, ce qui génère un choc
harmonique constant. De plus, les deux violons sont accordés beaucoup plus bas que
l’accord habituel de cet instrument : le premier violon (mi – si –fa# -do#) est baissé d’un ton
et demi, tandis que le second est baissé de deux tons. Les deux altos ont également un demiton de différence entre eux, le premier ayant la scordatura suivante : do b – sol b – ré b – la
b (c’est-à-dire un demi ton en dessous de l’habituel) et le deuxième, si b –fa – do – sol (là
aussi un ton en dessous de l’habituel).
Les deux violoncelles ont eux aussi leurs accords modifiés, et séparés d’un demi-ton.
Leurs accordages sont exactement les mêmes que ceux des altos, mais d'une octave en
dessous : do b – sol b – ré b – la b, et si b –fa – do – sol (c’est-à-dire, respectivement un
demi-ton et un ton en dessous des hauteurs habituelles des cordes à vide du violoncelle ).
298
LACHENMANN, H. « Rendez-Vous avec Péter Eötvös et Helmut Lachenmann » [Enregistrement sonore].
Lachenmann avait déjà inventé et utilisé ce concept de la « méta-guitare », ainsi que la même scordatura
dans son deuxième quatuor à cordes Reigen seiliger Geister, où le compositeur cherche à atteindre une sonorité
de guitare par des moyens propres à la musique concrète instrumentale.
299
187
II.5.2 Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, une musique avec images
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern. Cette première et seule œuvre théâtrale300,
que Lachenmann hésite à appeler opéra en préférant le terme de Musik mit Bildern
(« Musique avec images »), est créée après un long processus de composition en 1997 à
l’opéra de Hambourg.
L’imposant effectif de Das Mädchen… compte des chanteurs et des instrumentistes.
Même s’il impressionne par ses dimensions, cet effectif joue très rarement au complet :
-
deux sopranos solistes ;
quatre ensembles vocaux, chacun constitué d'un quatuor double (deux sopranos,
deux altos, deux ténors et deux basses) ;
un immense orchestre composé de cordes, bois, cuivres, cinq percussionnistes, orgue
électrique, célesta, deux pianos, deux guitares électriques et deux harpes, un octuor à
cordes soliste en plus des cordes de l’orchestre ;
des instruments exotiques (un orgue à bouche japonais appelé « Shô ») ou des objets
et ustensiles sonores divers (plaques de polystyrène, brosses, balais, marteaux,
tissus…).
six bandes sonores enregistrées, manipulées pas six musiciens et comprenant des
extraits parlés, des extraits musicaux et des bruitages.
Les chanteurs jouent également des instruments pour la plupart exotiques : des flûtes
de pan, un temple gong japonais ("Rin") joués avec des coussins et des baguettes en bois,
des fouets, des « Peitschen » et des plaques de polystyrène frottées les unes contre les autres
(par ailleus, tous les instrumentistes appartenant à l’orchestra de l’opéra, à l’exception des
musiciens de « Zwei Gefühle », doivent produire ce même son, et la plupart jouent aussi des
flûtes de pan). Selon la partition,
„alle Styropor-reibenden Holzbläser, die übrigen tacent.“301
Le groupe des instruments à cordes frottées constitue un groupe-clé de l’opéra, que
Lachenmann utilise pour produire de nouveaux timbres et de nouvelles harmoniques,
notamment dans le tableau « Zwei Gefühle », où il profite de la technique de la scordatura.
L’œuvre tire son livret du conte éponyme de Hans Christian Andersen (1805-1875),
où une petite fille seule et mendiante erre dans les rues de Copenhague en essayant de
300
Dans le catalogue des œuvres du compositeur, l’opéra figure comme étant son seul œuvre pour théâtre
musical.
301
« Tous les instruments à vent frottent les plaques de polystyrène ; les autres tacent ».
188
vendre des allumettes pendant la nuit avant Noël. Elle voit de l’extérieur par les fenêtres des
maisons, comme si c’était des vitrines, ce qui serait une vraie « vie de famille » : la
préparation du repas de fêtes, les enfants heureux autour du sapin de Noël... Ces images
génèrent en elle des visions hallucinées. Parmi ses hallucinations, il y en a une qui possède
une grande importance dramatique : celle où la petite fille revoit sa grand-mère adorée,
pourtant décédée depuis quelque temps, et qui l’appelle du ciel. La fille finit par brûler une à
une toutes les allumettes qu’elle n’avait pas réussies à vendre, afin de se chauffer. Incapable
de rentrer chez elle, prise de la culpabilité de ne pas avoir vendu une seule de ses allumettes,
elle meurt de froid sur la neige après avoir brûlé toutes ses allumettes. Son cadavre gelé, le
lendemain de Noël, ne semble attirer l’attention ou l’apitoiement d’aucun des passants ; le
conte se clôt ainsi de façon tragique et moralisante.
« Je partirai de l’histoire touchante du conte d’Andersen sur la petite fille aux allumettes,
mais cela sera tout sauf touchant. Je considérerai ce projet comme une sorte d’aboutissement
de mon travail jusqu’ici, où ma musique devra se déployer de manière aussi populaire (!)
que possible, sans concessions bien sûr, pour exprimer quelque chose »302.
C’est ainsi que Lachenmann compose son opéra à partir de trois sources littéraires
(qu’il appelle ses trois « topoi »), dont le conte d’Andersen – conservé dans sa quasiintégralité – est la principale, et dans une structure en vingt-quatre tableaux qui s’enchaînent
sans interruption et qui se regroupent en deux parties :
-
La première partie situe l’opéra au coeur d’une nuit hivernale de la Saint Sylvestre,
montre un personnage (la petite fille), seul, qui traîne dans les rues, et offre une
« description sonore » des sensations physiques et des émotions vécues par elle (la
fatigue, le froid, la douleur des pieds nus marchant sur la neige, le claquement des
dents …).
-
La deuxième partie de l’opéra évoque plus la succession des hallucinations de la
petite fille à chaque fois qu'elle fait craquer une de ses allumettes. Cela débute avec
le tableau 11 (« le mur de la maison ») : la petite fille s’accroupit contre le mur d’une
maison, frigorifiée, se sentant coupable de n'avoir vendu aucune allumette. Elle brûle
une première allumette pour se réchauffer, qui déclenche sa première « vision ».
302
LACHENMANN, H., « Lettre à Rudolf Lück du 8 juillet 1975 », dans : KALTENECKER, M., Avec
Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, p. 226.
189
C’est en remplacement des hallucinations de la petite fille mourante du texte original
d’Andersen que Lachenmann introduit à l’intérieur du récit deux fragments de textes
étrangers : ceux cités de Leonardo de Vinci dans …Zwei Gefühle…303 et un essai de Gudrun
Ensslin, l’une des terroristes de la Fraction Armée rouge qui avait été sur les bancs de
l’école avec Lachenmann et qui se suicidera en prison en 1977304. L’essai d’Ensslin est
récité par le chœur dans le tableau de numéro 15 (Cadenza) de l’opéra et s’insère dans le
récit de la petite fille, comme pour mieux montrer la « violence de la nature sous la forme
d’un froid cruel, violence de la société, sous la forme de l’indifférence bourgeoise
faussement innocente face à la misère et au dénuement »305, tandis que …Zwei Gefühle…
constitue l’intégralité du tableau 18. Le retour à l’histoire de la petite fille (tableaux 19 à 24)
nous mène à la fin de l’opéra : la flamme d’une allumette amène l’image de sa grand-mère, à
qui la petite fille demande « emmène-moi », en finissant de brûler ses allumettes.
II.5.2.A Le texte de Gudrun Ensslin
Les tableaux 15a (Mur de la maison 3, Litanie -) et 15b (« Ecrivez sur notre peau »)
de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern sont ainsi composés sur un extrait d’une lettre de
Gudrun Ensslin de 1973306.
La participation d’Ensslin à la R.A.F. (Rote Armee Fraktion, Fraction Armée Rouge)
fut déterminante et fatale dans son parcours. Ses actions ont profondément marqué une
époque, ainsi que tout le travail et la pensée de Lachenmann dans les années 1970. L’histoire
personnelle de Gudrun Ensslin, résumée par Lachenmann lui-même, peut aussi nous donner
des clés pour comprendre sa pensée, et aussi l’affinité que le compositeur lui accorde :
303
L’œuvre musicale de 1992 est intégralement insérée dans l’opéra.
Selon Lachenmann, le parcours de son amie d’enfance Gudrun Ensslin montre la transformation d’une
jeune idéaliste, déçue par la violence du système politique mondial, en criminelle qui adopte la violence,
justement, comme mode d’expression.
305
LACHENMANN, H. [entretien], dans : Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [programme de concert],
Paris, 2001, p. 332.
306
« Le criminel, le fou ; le suicidaire, ils incarnent cette contradiction, ils en crèvent. Leur mort rend évidentes
l’absence d’issue et l’impuissance de l’homme dans le système : ou bien tu te détruis toi-même, ou bien tu en
detruis d’autres – tu es soit mort, soit égoïste. Dans leur mort n’apparaît pas seulement la perfection du
système. Ils ne sont pas assez criminels, ils ne sont pas assez meurtriers. Et cela veut dire : une mort plus
rapide causée par le système. Alors, leur mort montre en même temps la négation du système : leur criminalité,
leur folie, leur mort seront l’expression de la révolte d’un sujet détruit contre son écrasement, qui n’est plus un
objet, mais un homme », KALTENECKER, M., dans : FENEYROU, L., Résistances et utopies sonores, Paris,
Publication CDMC, 2005, p. 188.
304
190
« Nous faisions partie de la même paroisse, à Tuttlingen, mon père étant le supérieur du
sien. Nous avons probablement été imprégnés de la même religiosité. C’était une élève
extrêmement douée, aux conceptions idéalistes, et dont l’humanisme enthousiaste fut peu à
peu détruit par les événements politiques de cette époque-là- la remilitarisation de
l’Allemagne, les ingérences des Etats-Unis dans le tiers-monde, la guerre d’Algérie, la
guerre au Vietnam… Son énergie intellectuelle et idéaliste changea alors radicalement de
direction, pour se muer en une incroyable amertume, une haine du système politique qui alla
jusqu’à l’acceptation criminelle de la violence. En 1968, Gudrun Ensslin mit le feu à un
grand magasin de Francfort. Avec ses compagnons, elle voulut ainsi attirer l’attention sur
l’indifférence de la société de consommation en Allemagne face aux injustices commises
dans le tiers-monde , que l’on ignorait largement et que l’on exploitait même à son propre
avantage – la faim, la répression, l’exploitation des pauvres, l’agression militaire du
Vietnam et tout le mal fait à sa population civile à l’instigation du gouvernement américain,
avec l’aval de ses alliés occidentaux(…). L’exaltation de la brutalité dans la lutte avec les
forces de l’ordre, qui de leur côté n’y mettaient pas de gants, l’a elle-même peu à peu
déformée humainement. Il n’y a aucune excuse pour ses actions criminelles. Mais en les
condamnant, on ne règle pas la question de notre coresponsabilité »307.
Le texte d’Ensslin fournit une lecture marxiste et dialectique de la société
contemporaine, afin d’en montrer les incongruités. Quelques phrases de Jean-Paul Sartre y
sont citées au sujet du terrorisme, de la guerre d’Algérie et de l’homme colonisé pour
affirmer que l’homme, quand il prend conscience, de sa propre aliénation, soit reste
définitivement terrorisé, soit est pris de colère, pour devenir lui-même terroriste. Sur ce
constat, Ensslin critique aussi l’impérialisme, la politique consumériste et la société
bourgeoise, d’où un lien direct avec la problématique du conte d’Andersen : les vitrines
fastueuses des magasins que la petite fille admire sont les mêmes que la terroriste a voulu
détruire en mettant feu à un magasin en 1968.
Ainsi, avec cette lettre de Gudrun Esslin, Lachenmann apporte une dimension
politique contemporaine à l’histoire de la petite fille : cette comparaison entre la petite fille
et Gudrun Ensslin était pour lui une manière de mettre à mal l’empathie que le public
pourrait avoir envers la petite fille du conte d’Andersen, de le forcer à réfléchir et à prendre
une posture critique, à la manière de l’éloignement brechtien. C’est ainsi que la figure de la
terroriste introduit « tel un double noir de l’enfant mourant de froid, l’éveil de la résistance
armée : à la cruauté de la nature, répondent l’indifférence bourgeoise à la misère et au
dénouement, et la violence amère, criminelle, de la terroriste, contrariant l’identification
avec l’héroïne d’Andersen »308.
307
KALTENECKER, M., op. cit., p. 188.
FENEYROU, Laurent, « Griffhand, Introduction à Salut für Caudwell de Helmut Lachenmann », dans
L’inouï 2, p. 113.
308
191
Martin Kaltenecker décrypte d’autres parallèles entre le personnage de la petite fille
et la figure de la terroriste : « le feu (les allumettes et les bombes), le froid (la neige et
l’indifférence de la société), les vitrines (Noël et le grand magasin incendié, comme le lieu et
le moment où se fête la consommation) »309. Dans toutes ces images, le parallèle établi par
Lachenmann entre les deux personnages féminins joue avec des notions et sentiments
opposés dans la perception de l’auditeur, parmi lesquels c’est surtout l’élément de la
violence qui parvient à éveiller son sens critique.
« Je ressentais quant à moi le besoin de mettre en avant deux éléments latents qui sont moins
consensuels. L’un est celui de la violence : violence de la nature sous la forme d’un froid
cruel, violence de la société sous forme de l’indifférence bourgeoise faussement innocente
face à la misère et au dénuement, violence même du vol impudent de la pantoufle qui se
reflète au fond, de manière condensée, dans le tabou que brise la petite fille elle-même »310.
II.5.2.B L’insertion de …Zwei Gefühle… au sein de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern
De la même façon que le texte de Gudrun Esslin est inséré dans l’opéra, « Zwei
Gefühle » constitue son tableau de numéro 18, faisant partie des hallucinations de la petite
fille, et permettant de mettre en valeur une lecture politique du conte. Comme l’observe
Martin Kaltenecker, la grotte devant laquelle se tient Leonard, pétri
d'un désir de
connaissance mêlé de peur, est un prolongement philosophique du conte d’Andersen, et
l’écran obscur de l’entrée de la grotte peut être associé au mur devant lequel meurt la petite
fille. Au delà de ces deux « obstacles » s’ouvrirait alors une possibilité de connaissance (de
transcendance)311.
Comme nous l’avons vu, …Zwei Gefühle : Musik mit Leonardo est d’abord
composée en tant qu’œuvre musicale indépendante. C’est par la suite qu’elle sera incorporée
à l’opéra312, avec une légère adaptation dans la constitution du groupe instrumental, qui est
alors placé du côté gauche (côté cour) au sein de l’orchestre de Das Mädchen…. La
partition donne des indications précises quant au placement des instruments sur scène :
309
KALTENECKER, M., dans : FENEYROU, L., Résistances et utopies sonores, Paris, Publication CDMC,
2005, p. 188.
310
LACHENMANN, H., « Les sons représentent des événements naturels », dans Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern [programme de concert], Paris : 2001, p. 37.
311
KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, p. 245.
312
En fait, Lachenmann pensait dès le départ pouvoir inclure …Zwei Gefühle… (qu’il écrit dès 1990) dans
l’opéra. Toutefois, selon ses correspondances, en août 1992 il n’était pas encore sûr. Voir : KALTENECKER,
M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, p. 230.
192
„Die Musiker, die zur Hauptbesetzung der Nr. 18 (“Zwei Gefühle”) gehören, sollten trotz
der oben angegebenen prinzipiellen räumlichen Verteilung so geschlossen wie möglich
postiert sein. Sie sollten sich alle so oder so immer noch im vorderer Bühnen-, Portal- bzw.
Angehobenen Grabenbereich befinden.“313
Dans l’opéra, le tableau « Zwei Gefühle » admet la présence d’un ou même
éventuellement plusieurs narrateurs, de préférence un homme. Selon la partition, si l’on
choisit plus de deux narrateurs, il est possible d'inclure une narratrice dans le groupe. Les
narrateurs ne doivent pas appartenir aux groupes vocaux de l’opéra, mais doivent
véritablement constituer un groupe à part.
Après le 18e tableau, « Zwei Gefühle », qui apporte à l’opéra une couleur nouvelle
grâce à l’effectif différent, le retour à l’opéra se fait progressivement lors d’une cadence non
dirigée par le chef d’orchestre.
II.5.2.C Les œuvres antérieures de Helmut Lachenmann à l’origine de Zwei Gefühle et Das
Mädchen mit den Schwefelhölzern
Helmut Lachenmann lui-même dresse une liste de ses œuvres qui ont une influence
directe sur Zwei Gefühle et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern314. Il cite notamment
Salut für Caudwell pour deux guitares315, où il faisait déjà le parallèle entre une situation
politique extrême et la destruction du langage (représenté, dans l’œuvre, par la
fragmentation des mots). Il cite encore, parmi d’autres références :
•
Les Consolations I et II316 (1967-1968, 1977-1978) pour un chœur à seize voix,
un orchestre et six bandes magnétiques, qui sont données à Darmstadt en version
concertante : il s'agit déjà de l'histoire de la « petite fille aux allumettes » plus de
313
« Les musiciens appartenant au tableau n. 18 devraient se placer aussi proches que possible, en dépit de la
distribution spatiale des autres musiciens. Vous devriez tous être d’une telle manière situés de façon à être
placés en avant, ou dans une zone surélevée de la fosse d’orchestre », LACHENMANN, H., Das Mädchen mit
den Schwefelhölzern [partition], 1e cahier, p.IX.
314
LACHENMANN, « D’où – Où – Vers où ? (Autoportrait) », dans Das Mädchen mit den Schwefelhölzern
[programme de concert], Paris, 2001, p. 17-19.
315
Pour une description plus complète de cette œuvre, voir pages 214 à 219.
316
A part Les Consolations, nous pouvons citer temA, une œuvre de jeunesse de Lachenmann qui concerne le
rapport entre mots et musique. Après ces deux œuvres, le compositeur mettra plus de dix ans pour réutiliser un
texte dans ses œuvres, ce qu’il fera à nouveau seulement avec Zwei Gefühle et Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern.
193
trente ans avant que le compositeur n’écrive son opéra317. D'ailleurs, certains
thèmes de l’opéra, comme « le mur de la maison » et le ciel étoilé, sont déjà
présents dans ces œuvres318. Ces Consolations se construisent selon un principe
de mimétisme rythmique, sémantique et acoustique entre les instruments de
percussion et le texte chanté, qui garantit à l’œuvre une grande unité
compositionnelle. Le mimétisme rythmique entre les mots chantés et la
percussion est un trait du langage musical de Lachenmann qu’il reprend dans
...Zwei Gefühle....
•
Tanzsuite mit Deutschlandlied (1979-1980), où une gigue très rapide anticipe la
« chasse aux pantoufles volées de la petite fille » ;
•
Klangschatten – mein Saitenspiel (1972), qui montre un rythme de sarabande et
un mouvement legno des cordes, ancêtres de la fin de l’opéra et aussi présents
dans d’autres œuvres des années 1980 ;
•
Mouvement – vor der Erstarrung (1983), qui emploie des toy-pianos, jouets
associés aux Noëls des années 1980, qui renvoient, comme l’opéra, à un souvenir
d’hiver ;
•
Reigen seiliger Geister, son deuxième quatuor à cordes, qui utilise la même
scordatura reprise dans l’octuor de Das Mädchen…, « avec ses séquences
flautato qui se dissolvent dans des hoquets pour exprimer la chute des flocons de
neige, le poussé sforzato ‘aboyant’ pour l’Air du gel et les champs de glissando
crépitants, atténués en pianissimo, pour la dernière transition dans l’opéra, de la
musique ‘shô’ (‘Elles étaient auprès de Dieu !’) à l’épilogue (‘Mais dans l’heure
froide du matin’) »319.
D’autres œuvres antérieures de Lachenmann font mention du conte de la petite fille,
à sa thématique, au contenu politique que Lachenmann veut explorer et au contexte
historique et politique dans lequel ces œuvres sont écrites. Tel est le cas de Schwankungen
am Rand (1975).
317
Le texte de Hans Christian Andersen sert de base pour les trois parties de cette œuvre (Präludium,
Interludium, Postludium), où il subit de nombreuses permutations, superpositions et fragmentations de phrases,
mots, syllabes, phonèmes, consonnes et voyelles. Le texte des Consolations est parlé, chanté, scandé et
chuchoté.
318
LACHENMANN, « D’où – Où – Vers où ? (Autoportrait) », dans : Das Mädchen mit den Schwefelhölzern
[programme de concert], Paris, 2001, p. 17.
319
Idem, p. 19.
194
II.5.3 Deux récits instrumentaux
Il est fondamental d’essayer de comprendre de quelle manière Lachenmann parvient
à faire en sorte que ce soit la musique instrumentale, intrinsèquement associée aux
phonèmes décomposés des textes, qui raconte autant l’histoire de la petite fille dans Das
Mädchen mit den Schwefelhölzern que les divagations de Da Vinci dans …Zwei Gefühle…
Les instruments et les voix vont tâcher, dans ces œuvres, de produireune multiplicité de sons
qui, d’un côté, évoquent les sensations vécues et décrites dans le récit, et de l’autre réalisent
une sorte de « métaphore ou illustration sonore » du récit. Cela se produit, par exemple, là
où l’idée de la grotte appelle l’idée de « résonance », et se traduit subséquemment en
certaines formes d’articulation (« détaché », des « attaques vifs suivis de longues
résonances »). Ces formes d’articulation, à leur tour, font référence directe au langage de la
guitare. Afin de recréer cet univers sonore évocateur, Lachenmann créera par
« tâtonnements » du texte des deux œuvres un rapport réciproque et symbiotique entre les
parties instrumentales et vocales.
Le rapport entre le texte récité et le discours musical développé par l’ensemble
instrumental, prend des formes inédites avec …Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern. Lachenmann crée une inversion littérale entre le rôle des instruments et de
la voix, c’est-à-dire que les instruments se mettent à produire des sons qui veulent « imiter »
les phonèmes de la langue et du texte, tandis que les voix produisent des sons qui visent à
imiter des sonorités instrumentales.
Tel est le cas de …Zwei Gefühle…, où – pourrait-on dire – les instruments finissent
par « prononcer » le texte et les récitants sont pratiquement devenus des « instrumentistes ».
Tandis que le texte de Leonard de Vinci est fragmenté et traité comme de la percussion, les
figures musicales assignées aux instruments adoptent l’agogique, les contours mélodiques et
les dessins rythmiques qui suivent les inflexions du texte. Cela fait que le rapport entre texte
parlé et musique jouée est totalement inversé, chacun assumant la fonction de l’autre. Selon
Peter Eötvös,
« Lachenmann utilise les paroles comme un instrument, mais n’utilise pas les mots en entier
(juste des syllabes et des lettres des mots). Ça devient de plus en plus comme un instrument
195
de percussion, comme un pizzicato. En même temps, un vrai instrument assume la fonction
des paroles parlées »320.
Ainsi, il arrive qu’un instrument à cordes frottées produise une mélodie qui suit
l’intonation de la voix parlée. En établissant une relation inversée entre les rôles du récitant
et des instrumentistes, entre le texte parlé et la musique jouée, Lachenmann ouvre une
nouvelle perspective pour la musique en rapport à un texte, pour le théâtre musical,
instrumental et vocal.
Dans une démarche similaire et pourtant inverse, les deux œuvres de Lachenmann
présentent des moments où tantôt la voix comme les instruments se mettent à produire
ensemble des sonorités et bruits qui évoquent le contenu du texte sans qu'il soit prononcé
littéralement, mais en étant recréé de façon sensorielle. Tel est le cas de Das Mädchen mit
den Schwefelhölzern, où la voix et les instruments s’amalgament dans un même type de
traitement de l’objet sonore. Dans les deux cas, le rapport entre texte et musique suit le
même principe de musique concrète instrumentale et de l’expérience physique de
l’écoute321.
Dans La petite fille aux allumettes, avec un effectif plus important, le compositeur
met en relation des sons issus de modes de jeux et d’instruments très différents. Il obtient
ainsi des sonorités et des bruits capables d’évoquer certains éléments sensoriels du récit,
comme les motifs du « froid » et du « Ritsch »322. Ces ingrédients-clé de l’histoire racontée
sont évoqués tant par le son transformé de la parole que par les bruits instrumentaux. En
mettant ensemble ces objets sonores, qui au départ sont très différents, mais qui possèdent
un effet sensoriel similaire, Lachenmann parvient à créer une sonorité fantastique, très
évocatrice.
320
EÖTVÖS, Péter, « Rendez-Vous avec Péter Eötvös et Helmut Lachenmann » [enregistrement sonore].
Voir pages 463-464.
322
Onomatopée établie par Lachenmann pour représenter le bruit de l’allumette, quand allumée.
321
196
II.5.3.A …Zwei Gefühle… : le rapport entre les sonorités percussives et les consonnes
Dans l’ensemble qui joue …Zwei Gefühle…, Helmut Lachenmann inclut un ou deux
récitants, qu’il considère comme des instrumentistes, et qui jouent sur la diction du texte
allemand en explorant le potentiel sonore percussif des consonnes. Lachenmann n’hésite
pas, par exemple, à :
- attribuer à chaque syllabe et phonème une très grande précision rythmique et phonétique ;
- adopter une diction sans emphase ni neutralité affectée ;
- attribuer un son instrumental à chaque phonème, devenu indépendant ;
- découper sans cesse les mots, en provoquant la séparation entre voyelles et consonnes. Ces
séparations provoquent souvent, comme le décrit Pozmanter au sujet de Zwei Gefühle qu’il
compare à Tableau, un véritable démantèlement du sens des mots :
« Comme les accords parfaits de Tableau, chaque phonème est privé de sa relation directe
avec les autres phonèmes du même mot. Ici, le signifié, domaine de l’expérience du langage,
donc de l’aura, est brisé au profit de l’aspect acoustique »323.
En parallèle, la sonorité même du texte est imitée par les instruments, à l’exemple
des tam-tams, qui reproduisent le son des consonnes au moyen d’une émission en parlando.
Voici les consignes données par la partition aux percussionnistes :
„Die Tamtamsoli im Nr. 18 ("Zwei Gefühle") ab Takt 287ff. müssen von den Spielern
besonders beachtet werden: Durch kurze eckige, quasi zackig schreibende ReibeBewegungen mit Metallstab am Tamtam-Rand soll ein charakteristisches 'Parlando', d.h.
eine Art 'Sprechen' auf dem Tamtam imitiert werden. Damit diese Wirkung gelingt, muss
der Hall-Anteil des Tamtams teilweise weg-gedämpft werden. Die 'sprechenden' Figuren
gelingen am besten, wenn sich die Kontaktstelle des Metallstabs am Tamtam-Rand
zwischen Spitze und Schaft immer wieder auf andere Weise ändert.“324
De plus, les musiciens de …Zwei Gefühle… réalisent dans certains passages, des
actions purement vocales (ainsi, entre les mesures 38 et 41, quelques musiciens de
323
POZMANTER, M., Musique concrète instrumentale et musique concrète [mémoire de DEA], Paris :
Université Paris IV, 1999, p. 59.
324
« Le solo de tamtam à partir de la mesure 287 (…Deux sentiments…) doit particulièrement observer la
notation : les formes rectangulaires correspondent à un jeu presque déchiqueté d’écriture à travers le frottement
avec une barre de métal sur le bord tam-tam, produisant une forme caractéristique de parlando, c'est-à-dire une
sorte de «parler» sur l’instrument. Pour que cette action soit réussie, le tam-tam doit être parfois amorti. Les
figures «parlantes», sont au mieux réussies quand vous variez en permanence le lieu de contact de la baguette
métallique avec le bord du tam-tam », LACHENMANN, Helmut, Das Mädchen mit den Schwefelhölzern
[partition], „Hinweis zu Notation und Ausführung“, p. V.
197
l’orchestre accompagnent vocalement le texte récité par le soliste en faisant une texture
continue de « R » chuchoté), où se cumulent des sons instrumentaux et vocaux (un exemple
remarquable se trouve aux mesures 253 et 254, où les instrumentistes à cordes chuchotent le
texte en colorant eux-mêmes les phonèmes avec des sonorités de souffle produites
instrumentalement).
Exemple musical n. 51
...Zwei Gefühle... [partition], mesures 253-254.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Le texte comme le son instrumental voient ainsi leur matière complètement
transfigurée afin d’éveiller chez l’auditeur une nouvelle perception, une nouvelle écoute, de
nouvelles images. C’est ainsi que les parties instrumentales sont constituées notamment de
bruits mis intimement en rapport avec le texte, surtout avec ses consonnes.
II.5.3.B Le staccato, la résonance et d’autres formes d’articulation
Étant donné que ...Zwei Gefühle... se structure autour de l’agogique naturelle de la
guitare, mais aussi sur la prononciation du texte et de ses consonnes, il est facile de
comprendre dans quelle mesure cette œuvre explore ce que Lachenmann appelle le mode
staccato. En effet, …Zwei Gefühle… est riche de passages basés sur la présence insistante
des notes détachées, qui sont le fruit d’un travail sur l’émission et l’articulation des syllabes
et des notes, tant dans les parties instrumentales que vocales.
198
Exemple musical n. 52
...Zwei Gefühle... [partition], mesures 32-35, guitare et voix. © 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
En contrepartie, Lachenmann explore une sonorité qui est au contraire très résonante.
Il utilise ainsi – et cela largement tout au long de l’œuvre – un effet spécifique de résonance
obtenu par la « combinaison et l’enchaînement d’attaques fortes d’un ensemble de notes
suivis de la longue résonance de certaines d’entre elles »325. En voici un exemple extrait de
la partie de guitare :
Exemple musical n. 53
...Zwei Gefühle... [partition], mesure 85, partie de piano. © 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
En même temps, il associe à ça une technique particulière dans l’emploi du piano
visant, elle aussi, un effet de résonance particulier : une trompette émet un certain nombre de
notes courtes, tandis que le pianiste laisse la pédale du piano ouverte, afin de permettre la
résonance par sympathie de ces mêmes notes. C’est ainsi que les deux pianos sont aussi
utilisés de façon à ce que la queue de chacun d’eux constitue une caisse de résonance
permettant d’amplifier le son non seulement de la trompette mais aussi des deux voix
soprano solistes et d’un tuba. Pour cet effet, les deux pianos de …Zwei Gefühle… sont
manipulés par deux personnes qui viennent ouvrir ou fermer le couvercle de la queue des
pianos, en même temps que les pianistes jouent. Leur action produit ce que Lachenmann
appelle un effet de «jalousie», c’est-à-dire, des variations crescendo-diminuendo »326.
Lachenmann considère que la question de la résonance est cruciale pour l’œuvre,
parce qu’elle symbolise la grotte et la réverbération du son dans cet espace327.
325
La description de l’effet de résonance est de Lachenmann lui-même.
LACHENMANN, H., Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [partition], 1e cahier, p.VII.
327
LACHENMANN, H., « Rendez-Vous avec Péter Eötvös et Helmut Lachenmann » [enregistrement sonore].
326
199
Le staccato, les formes d’articulation particulières et les bruitages instrumentaux et
vocaux de Zwei Gefühle sont des éléments qui apportent à l’œuvre une forte dimension
théâtrale. Autant les formes d’articulation dérivées du staccato que les représentations de la
courbe de résonance (attaque – résonance – decrescendo) constituent des sujets qui
préoccupent Lachenmann et fournissent le matériau de ses œuvres – en particulier de celles
pour et avec guitare – depuis Salut für Cadwell.
II.5.3.C La correspondance entre phonèmes linguistiques et sons instrumentaux
Principalement dans la première partie de …Zwei Gefühle…, avant que la guitare ne
prenne de l’importance et introduise l’élément harmonique comme sujet principal, le
matériau sonore se fonde sur l’imitation réciproque entre les parties instrumentales et
vocales, entre les sons instrumentaux et phonèmes du texte, devenus « objets sonores ».
Nous énumérons ici quelques exemples extraits de …Zwei Gefühle… où
Lachenmann crée une relation directe et une même écoute entre les phonèmes et les sons
instrumentaux. Dans la première partie de l’œuvre, « la musique étant ouvertement
descriptive, les éléments acoustiques qui forment le texte prennent ainsi part à sa propre
description sonore »328, comme l’explique Pozmanter. Nous pouvons dire de manière
schématique que, dans cette partie,
- les « S » ou « SCH » correspondent aux tenues sifflantes ;
- les « R » correspondent à des textures granuleuses ;
- les « T » correspondent à des gestes de percussion.
- les phonèmes liés au souffle (inspiration et expiration) correspondent aux mouvements de
« tiré » et « poussé » de l’archet sur les instruments à cordes.
La partition en donne des exemples ciblés :
- aux mesures 6 à 8, le « t » correspond à des pizzicati derrière le chevalet des altos.
- aux mesures 10-11, le « mee » chuchoté correspond à un jeu sur le bois du chevalet par les
cordes graves, produisant un son de souffle.
- aux mesures 12 à 14, un « R » roulé et chuchoté est mis en relation avec les sons granuleux
des violons, ainsi qu’aux Flatterzunge des flûtes.
- toujours aux mesures 12 à 14, le « T » est mis en rapport à une percussion sur
l’embouchure du tuba et à des pizzicati derrière le chevalet des instruments à cordes.
328
POZMANTER, M., op. cit., p. 63.
200
- aux mesures 38 à 41, dix instrumentistes de l’ensemble « accompagnent » vocalement le
récitant par un « R » chuchoté et continu.
La correspondance entre la voix et les instruments se révèle également au niveau du
rythme, comme dans la mesure 18, où les phonèmes et les sons instrumentaux s’enchaînent
dans un même rythme en doubles croches.
II.5.4 La guitare dans …Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern et la
conception de l’instrument de musique
La guitare est abordée par Lachenmann dans le refus de sa technique traditionnelle,
mais gagne une nouvelle technique dans les mains du compositeur. Dans Das Mädchen…,
les guitares électriques sont présentes dans les deux premiers tiers de l’opéra comme
instruments non-solistes ; elles fournissent à l’orchestre leur couleur particulière, qui
participent à la composition d’une musique à fort pouvoir évocateur – comme celle des
« Ritsch » et « Hauswand ». Par la suite, les guitares se taisent dans « Litanei » et restent
plutôt discrètes vers la fin de l’opéra, pour disparaître totalement à partir de « Shô ».
Par contre …Zwei Gefühle… utilise la guitare acoustique comme élément central.
L’instrument est exploré de manière intense, produisant une grande richesse de sons
inhabituels. De plus, sa tessiture est directement liée au choix d’instrumentation du
compositeur, à la couleur et au registre particulièrement grave des autres instruments de
l’ensemble, qui restent quelque part « inhabituels ». C’est aussi la guitare qui détermine le
spectre harmonique général (fréquemment basé sur une superposition de quartes, comme à
la guitare), mais aussi la forme d’articulation du discours sonore de l’œuvre329.
Ces caractéristiques font par ailleurs partie d’un véritable ensemble de « traits
stylistiques personnels » spécifiques au langage de Lachenmann, à la manière comme il tend
à aborder la guitare. Nous pouvons l’observer dans les partitions du compositeur : Helmut
Lachenmann produit, d’une manière générale, une œuvre très homogène. Le compositeur
suisse Heinz Holliger ose même affirmer que Lachenmann aurait développé au long des
années un style propre, et que son traitement des instruments serait « le même depuis trente
329
Voir pages 412-414.
201
ans »330. Sa technique compositionnelle est ainsi remarquable pour l’attention extrême
qu’elle porte au son, au développement du potentiel sonore de chaque instrument,
repoussant les limites d'un jeu instrumental communément accepté par l’« appareil
esthétique » (les conventions de notre société).
« Insistant sur les caractéristiques individuelles de chacun des instruments quant à l’attaque
du son, à sa poursuite, à son entretien et à sa clôture, l’écriture retrouve – ce pourrait être un
paradoxe troublant mais il est illusoire – les caractéristiques communes à tous les
instruments, la voix étant l’un d’eux »331.
La manière dont Lachenmann interroge l’écriture pour guitare, ses conventions, ses
idées préconçues mais aussi le potentiel sonore de cet « instrument-objet », en témoigne :
c’est ainsi que la question de la courbe sonore de la guitare devient un sujet déterminant
dans …Zwei Gefühle… Cette partition présente en même temps des exemples où les
différents instruments de l’orchestre œuvrent pour reproduire le schéma typique de la courbe
sonore de la guitare (attaque très fort et simultané des notes suivi d’un decrescendo accentué
et pas très long), et en même temps une grande quantité d’exemples « négatifs » de ce
schéma (un attaque en piano suivi d’un crescendo violent et rapide)332 :
Exemple musical n. 54
...Zwei Gefühle... [partition], mesure 172, parties de violoncelles et contrebasse.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
330
331
HOLLIGER, Heinz, Helmut Lachenmann/Heinz Holliger [enregistrement video ; source en ligne].
DRUHEN, D., Rendez-vous avec Peter Eötvös et Helmut Lachenmann, Paris : Cité de la Musique, 2006, p
4.
332
Comme nous l’avons vu pour …Zwei Gefühle…, les autres œuvres du compositeur pour guitare mettent
aussi au cœur de l’œuvre, comme une de ses fondations principales, ce que Lachenmann considère la « matière
première » guitaristique, soit l’accord produit par les cordes à vide de l’instrument.
202
Exemple musical n. 55
...Zwei Gefühle... [partition], mesures 269-271, parties des violons et altos.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Dans le premier exemple ci-dessus, la diminution du volume sonore de fff jusqu’à la
disparition est en plus illustrée par des glissandos ascendants.
Dans Salut für Caudwell aussi nous retrouvons le même refus et renouvellement de
la technique de la guitare. Au lieu de reproduire et réemployer les mêmes « effets
techniques » consacrés, les guitares suivent l’idéal de la « musique concrète instrumentale »,
en présentant un approche bruitiste et « chosifiante » de l’instrument de musique, en
cherchant aussi à réaliser une réflexion sur la manière de percevoir les sons. La guitare,
comme les autres instruments, est considérée comme un objet inconnu « démonté comme
par un enfant » qui le découvre et « en saisit le potentiel ». Tout comme les percussions dans
Air, le piano dans Kinderspiel, ou le violoncelle dans Pression (où l’instrument est exploré
d’en haut en bas, et malgré cela, « en réussissant seulement à produire l’ombre d’un
son »333), la guitare produit dans cette œuvre de plus en plus de sons « bruités », secs,
étouffés, et subit ainsi à la fois une « régression » et un élargissement de ses limites.
333
KALTENECKER, M. « Revenons aux choses elles-mêmes ! » [article de périodique], Dissonance n. 70,
2001, p.1.
203
Exemple musical n. 56
Salut für Caudwell [partition], explication des symboles, p.2
© 1977 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
C’est ainsi que l’interprète doit oublier le savoir, la technique et la conception
préconçue du « son » de l’instrument. Par tâtonnements, il produit des bruits qui renseignent
sur la matière de l’instrument-objet. Pour comprendre le langage guitaristique de Helmut
Lachenmann, il est important, encore plus que d’habitude, de comprendre les outils
techniques et instrumentaux qu’il explore et innove. Sa musique étant systématiquement
calqué sur un rapport concret à l’instrument et au son, c’est surtout dans cette « concrétude »
que se fonde la genèse de ce langage.
II.5.4.1 Les outils de « préparation » pour un jeu instrumental renouvelé
Nous voulons parler ici de deux accessories guitaristiques très employés par
Lachenmann dans ses œuvres pour guitare : le « bottleneck » et le plectre. Ces accessoires
font en fait largement partie de l’univers guitaristique, surtout le plectre, qui est utilisé de
façon très répandue, notamment grâce à l’influence de la guitare électrique et de la musique
populaire. C’est pour cela qu’ils ne peuvent pas être véritablement pris comme de la
« préparation instrumentale » lors de leur emploi au sein des œuvres de Lachenmann, même
si le résultat de leur application au niveau du timbre instrumental et de la qualité scénique
des mouvements qu’ils engendrent font penser aux principes des instruments « préparés ».
204
II.5.4.1.A Le bottleneck
Un exploit fondamental de la partie de la guitare au sein des deux œuvres de
Lachenmann envisagées, …Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, est
celui des multiples effets obtenus à l’aide d’un bottleneck : dans les deux partitions, la
première consigne donnée au guitariste est : « Ce qui est nécessaire est d’avoir un
bottleneck »334.
Aussi dans la partition d’une œuvre antérieure, Salut für Caudwell, l’emploi d’un
bottleneck par le guitariste détermine un type de jeu instrumental particulier, qui élargit la
palette de gestes sonores et physiques de l’instrument et de l’instrumentiste. Ces nouveaux
gestes sont symbolisés dans la partition par une note carrée seule. Comme dans …Zwei
Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, un rectangle vertical sur la portée
symbolise un barré avec bottleneck.
Exemple musical n. 57
Salut für Caudwell [partition], Explication des symboles, p.2
© 1977 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Lachenmann emploie le bottleneck dans ses œuvres pour guitare fondamentalement
de trois manières différentes : en le faisant glisser vers le haut ou le bas sur la longueur des
cordes (ce qui entraîne la transposition d’un même accord – celui des cordes à vide de la
guitare – dans plusieurs hauteurs) ; en le percutant sur les cordes ; et en le frottant sur les
cordes, surtout avec la main droite.
Concernant l’effet de glissando avec le bottleneck, qui apparaît en plusieurs
exemples dans les œuvres ici analysées, il faut observer qu’il est noté sur la partition sur un
système de deux lignes : la première, sur une tablature représentant les cordes de la guitare,
montre les actions de la main droite au moyen de flèches superposées dans une même
direction. La deuxième ligne, une portée placée juste en dessous, indique la hauteur de la
note la plus grave de chaque accord, pour situer l’emplacement du bottleneck sur la touche
de la guitare.
334
„Benötigt wird ein Gleitstahl“.
205
Exemple musical n. 58
...Zwei Gefühle... [partition], mesure 163, partie de guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
La consigne suivante est retrouvée aux préfaces de …Zwei Gefühle… et Das
Mädchen mit den Schwefelhölzern, au sujet de ces glissandos :
« Mouvements de barré avec un bottleneck. En général, seulement la note la plus grave est
donnée exactement, indiquant la position du bottleneck. Les actions de la main qui pince
sont rajoutées sur la tablature »335.
Dans …Zwei Gefühle…notamment, ce type de glissando devient un ingrédient
thématique avec une forte importance structurelle. Voyons quelques exemples extraits de
cette partition, où ce genre de glissando est fait sur des accords de trois à six notes.
Exemple musical n. 59
...Zwei Gefühle... [partition], mesure 62, partie de guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Exemple musical n. 60
...Zwei Gefühle... [partition], mesure 68, partie de guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Ces mêmes gestes de descente et montée avec le bottleneck, aussi présents dans la
partition de Salut für Caudwell, ont été comparés par le compositeur à l’époque aux
mouvements d’une « scie ».
La guitare de ...Zwei Gefühle... utilise le bottleneck également au niveau de la main
droite, fait qui est moins courant dans la pratique de l’instrument. Cette technique est
indiquée sur la partition dans deux situations différentes : par des têtes de note carrées et
335
„Barré - Bewegungen des Gleitstahls. Im allgemeinen sind dabei lediglich die Position des Gleitstahls auf
der tiefsten Saite genau angegeben. Die Aktionen der zupfenden Hand sind dabei in Tabulatur-Notation
darüber eingetragen.“
206
blanches en staccato (elles possèdent pour la plupart un point de diminution au dessus de
leurs têtes), mais aussi par un grand rectangle vertical sur la portée, suivi d’une ligne
courbée et sinueuse.
Dans le premier de ces cas, la partition recommande : „Saite mit Gleitstahl – in der
rechten hand – zart getupft, bei erstickten Saiten. Die Antupfstelle befindet sich dort, wo bei
normalem Spiel die hervorzubringenden Töne gegriffen werden müssten“.336
Cet effet, obtenu par de légères percussions ou tamponnements337 sur les cordes
étouffées à l’aide du bottleneck, est particulièrement exploré vers la fin du solo de la guitare,
entre les mesures 182 et 184, provoquant un remarquable changement de couleur de
l’ensemble, et de la guitare en particulier. L’étonnant effet sonore obtenu est un mélange de
son étouffé (c’est la main gauche qui retient leur vibration) et de notes produites par le
bottleneck sur la main droite qui sonnent, selon la partition de Zwei Gefühle, deux octaves au
dessus de ce qui est noté.
Exemple musical n. 61
...Zwei Gefühle... [partition], mesures 182-184, partie de guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Ce passage est par ailleurs suivi par un autre, entre les mesures 185-187, où la guitare
produit des harmoniques naturels sur des cordes étouffées, encore un mode de jeu particulier
et une trouvaille technique du compositeur. Cette fin du solo de guitare marque la transition
entre les parties 1 et 2 de ...Zwei Gefühle... Lachenmann y place un passage non dirigé338, un
moment très fort du point de vue structurel : il s’agit du moment où l’orchestre constitue une
sorte de « métaguitare »339.
L’effet de tamponnement (« getupft ») à l’aide du bottleneck sur les cordes de la
guitare avait également déjà été exploré par Lachenmann dans Salut für Caudwell.
336
« Avec le bottleneck sur la main droite, tamponner délicatement sur les cordes étouffées. Le lieu
correspondent à celui où, dans un jeu normal, les notes indiquées sont produites », dans : LACHENMANN, H.,
…Zwei Gefühle… [partition], Préface, p. 7.
337
La partition indique, en allemand, « getupft ».
338
Cet effet produit par la guitare paraît dialoguer avec l’« harmonique – pizzicato » réalisé par les cordes.
339
Voir p. 184.
207
D’un autre côté, l’effet obtenu par le « grand rectangle vertical suivi d’une ligne
sinueuse » implique la production sonore seulement à partir du contact du bottleneck sur les
cordes, sans qu’elles soient en même temps jouées par la main droite. C’est pour cette raison
que Lachenmann recommande d’éventuellement (mais pas nécessairement) utiliser le
bottleneck sur la main droite. Selon les consignes données en début de partition, ce dernier
symbole représente un accord joué en « Glissando avec frottements du bottleneck sans
pincer, qui peut ou qui doit si possible être exécuté avec la main droite. Lorsqu’un signe de
marcato est indiqué, il s'agit de poser le bottleneck de façon clairement audible sur les
cordes, de le maintenir de manière relâchée et de le déplacer en glissando sur les cordes
selon indiqué »340. Nous en trouvons plusieurs exemples dans la deuxième partie de l’œuvre
(mesures 284-285 et 291 à 294). Dans ces passages, c’est clairement indiqué un glissando
fait avec le bottleneck, accompagné de la consigne « non pincé » („nicht zupfen“).
Exemple musical n. 62
...Zwei Gefühle... [partition], mesure 291, partie de guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Par contre, dans un exemple de la première partie de ...Zwei Gefühle... (mesure 37),
Lachenmann combine cet effet obtenu par le frottement du bottleneck sur les cordes avec un
jeu du plectre simultané. Le compositeur indique le procédé requis sur 2 lignes : une portée
et une tablature, cette dernière indiquant le geste du plectre. Dans ce cas spécifique, le
bottleneck est placé sur la main gauche, pour permettre à la main droite de se servir du
plectre.
Exemple musical n. 63
...Zwei Gefühle... [partition], mesure 37, partie de guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
340
„Glissando mit Friktionen des Gleitstahls, ohne zu zupfen. Kann oder muss gelegentlich mit der rechten
Hand ausgeführt werden. Wo ein marcato-Zeichen steht, Gleitstahl deutlich hörbar auf die Saiten setzen, locker
aufgesetzt halten und der Glissando-Linie entsprechend auf den Saiten verschieben.“
208
II.5.4.1.B Le plectre
Dans …Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, mais aussi dans
Salut für Caudwell, l’usage du plectre comme un outil permettant de gratter les cordes de la
guitare est très présent. Tandis que dans les parties jouées à la guitare électrique (tous les
tableaux de l’opéra à l’exception des deux tropes rajoutés à la fable de la petite fille), l’usage
du plectre est presque une condition nécessaire, faisant partie intégrale de la sonorité
caractéristique et du langage de la guitare électrique, dans « Zwei Gefühle », le plectre sur
les cordes d’une guitare classique est un fait beaucoup moins habituel. Il assume un rôle
perturbateur de la sonorité douce et veloutée de la guitare, et en même temps, une sorte
d’objet extérieur, de « préparation » de l’instrument, qui vient questionner le son même de
l’instrument et lui apporter des sonorités nouvelles. Le plectre, enfin, apporte des
connotations timbriques et comportementales qui rappellent les univers du rock et du blues.
II.5.4.2 Les sonorités de la guitare
Dans …Zwei Gefühle…, l’ensemble de cordes joue principalement en pizzicato, ce
qui indique encore une fois l’intention du compositeur d’imiter la guitare, ici dans son aspect
timbrique et d’articulation. La guitare est encore imitée par les autres instruments (la harpe,
les bois, le piano, les cordes et timbales) au niveau de son agogique naturelle, de la manière
avec laquelle elle émet et entretient le son.
Dans la dernière section, c’est au tour du tuba d’imiter l’agogique caractéristique de
la guitare (une attaque ou une impulsion nette et forte suivie d’une résonance naturelle, mais
pas trop longue). Lachenmann parvient à cet effet en faisant jouer le tuba avec le pavillon
placé directement dans la queue du piano, ce qui déclenche inévitablement la résonance par
sympathie de ses cordes.
« Tout ceci pour montrer une nouvelle relation qui, au regard du texte, apparaît comme une
sorte de métaphore instrumentale autour de l’idée de la corde à vide, avec toutes les
ramifications de cette idée pouvant conduire d’une corde à vide de guitare jusqu’à sa
déformation par le tuba »341.
341
POZMANTER, op. cit., p. 73.
209
Il est intéressant d’observer que la première partie de l’œuvre veut s’opposer à la
deuxième aussi quant au traitement du son par rapport à l’idée d’attaque et résonance. Ainsi,
le début de ...Zwei Gefühle... tend à nier le phénomène de production sonore typique et
naturel de la plupart des instruments et notamment de la guitare : au lieu de représenter des
courbes sonores où une attaque est suivie de la résonance des notes, le procédé apparaît
inversé, représentant un profil dynamique en crescendo coupé net. Ces effets et nuances
dans la forme de la courbe sonore accentuent le contraste entre les deux moitiés de l’œuvre.
II.5.4.2.A L’opposition entre le son étouffé et le son résonant
Les deux œuvres explorent les relations d’arrêt de la résonance des cordes de la
guitare, de l’étouffement de leur son (« bloquer toutes les cordes en posant dessus la main ou
le bras de manière relaxé »342) et de résonance, ainsi que de libération du son (« enlever
l’amortissement du son, laisser résonner les cordes qui avaient été arrêtées »343). Un
moment-clé où cette technique est utilisée se situe à l’intérieur du solo de la guitare, à peu
près au milieu de …Zwei Gefühle… Les indications de la partition (aux mesures 170 à 172)
sont alors les suivantes : « Amortissement de la partie avant des cordes : laisser sonner la
partie non arrêtée des cordes entre le bottleneck et le sillet de tête de la guitare »344. À la fin
de ce passage, Lachenmann obtient encore un effet d’accentuation donné par les
mouvements et les glissements du bottleneck au long de la touche, combinés aux arrêts du
son (étouffements), à un effet de percussion réalisé entre le bottleneck et le sillet et au
synchronisme de tous ces éléments.
Exemple musical n. 64
...Zwei Gefühle... [partition], mesures 170-172, partie de guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
La combinaison de ces étouffements des cordes et les libérations de la résonance
constituent le matériau principal du solo de la guitare dans …Zwei Gefühle… aux mesures
342
„Dämpfung aller Saiten, durch lockeres Auflegen des Arms oder der Hand.“, dans : LACHENMANN, H.,
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [partition], consignes pour le guitariste, Préface, p. XIII.
343
„Dämpfung aufheben, zuvor gedämpfte Saite(n) freigeben“, Ibid.
344
“den vorderen Saitenteil abdämpfen: der ungedämpfte Saitenteil zwischen Gleitstahl und Wirbel soll
weiterschwingen”.
210
174 – 187. Leur évolution donne des effets de « Wawa », obtenus par l’acte de « Bouger la
paume de la main droite au dessus de la rosace ». En même temps, selon la partition, il faut
« Mettre le bottleneck quasi dolce marcato (ne pas pincer les cordes) ; (Tenir les cordes
étouffées à chaque enlèvement du bottleneck) »345.
Exemple musical n. 65
...Zwei Gefühle... [partition], mesures 175-178, partie de guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
L’exploration de ces différents modes de jeu, d’étouffement des cordes, d’arrêt de la
vibration des cordes et de changement de l’un à l’autre sont des caractéristiques communes
de …Zwei Gefühle… et de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern et Salut für Caudwell.
Même les signes employés pour indiquer l’arrêt de la vibration des cordes (une ronde avec
une croix au milieu) ou les déplacements progressifs de la main droite de la position sul
ponticello (à côté du chevalet) à une position qui permette la libération des cordes étouffées,
sont les mêmes.
Lachenmann explore d’autres possibilités techniques et effets sonores plus ou moins
connus à la guitare. Tel est le cas des effets de « campanella » qui consistent à faire
résonner des notes doublées à l’unisson, des cordes à vide et des harmoniques (mesures 18 à
26, mesures 69 et 72). Tel est aussi le cas des techniques de pizzicato avec l’ongle ou de
pizzicato – bartok, employées surtout par les instruments à cordes frottées mais aussi à la
guitare (mesure 78) ; de la technique de liaison ascendante sur deux cordes d’une accord
(mesure 161) ; des techniques de changement d’accordage de la sixième corde, qui est
baissée en milieu de morceau d’un triton voire plus (mesures 311 et 330) ; des techniques
comme le fait de pincer l’accord à gauche du bottleneck ; et des harmoniques aléatoires
(mesures 330 À 334).
Ce dernier passage constitue, par ailleurs, un « quasi solo » de la guitare, où
différentes techniques s’épanouissent.
345
“Gleitstahl quasi dolce marcato aufsetzen (Saiten nicht zupfen) (jedesmal beim Aufheben die Saiten
abgedämpft halten)”.
211
Exemple musical n. 66
...Zwei Gefühle... [partition], mesures 178-181, partie de guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
A la fin du solo principal de la guitare dans …Zwei Gefühle… , entre les mesures 157
et 187, la guitare alterne rapidement toute une riche palette d’effets, de modes de jeu et de
couleurs instrumentales : Bottleneck (barré), plectre, étouffé, harmoniques, jeu ordinario,
barré pour la percussion du bottleneck...
Exemple musical n. 67
...Zwei Gefühle... [partition], mesures 157-160, partie de guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
II.5.4.2.B La sonorité « erstickt »
Les notes « étouffées » ( „erstickt“, selon l’expression de Lachenmann dans la
partition) sont un des principaux piliers techniques qui relient les deux œuvres – …Zwei
Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern – entre elles. La partition de l’opéra
ainsi que celle de …Zwei Gefühle… indiquent pour les parties de guitare électrique et guitare
classique :
« Les têtes de notes en forme de diamant sont des "étouffés", pour ainsi dire des notes
exécutées en quasi secchissimo »346 .
Dans cet effet étouffé, les hauteurs des notes restent reconnaissables (comme c'est le
cas avec la harpe également). Lachenmann en donne une définition meilleure et plus éclairée
dans la partition de Salut für Caudwell que dans celles données dans les partitions de …Zwei
Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern :
„rautenförmiger unausgefüllter Notenkopf): quasi Flageolett gegriffen, also lockere
Saitenberührung: ‘ersticktes’ Klangresultat.“ 347
346
„Rautenförmige Notenköpfe sind 'étouffé', also quasi secchissimo erstickt auszuführen.“
« des têtes de note en forme de losange vide : résultat sonore quasi-harmonique, jouer les cordes de façon
relâchée produisant un son étouffé », dans : LACHENMANN, H., Salut für Caudwell [partition], Préface, p. 7.
347
212
Les notes étouffées de la guitare apparaissent très fréquemment dans …Zwei
Gefühle… dès sa toute première action : ce sont des actions ponctuelles entourées de silence,
faisant partie d’une maille très précise et imbriquée, où chaque instrument ne joue que
rarement, mais où l’on construit une véritable engrenage.
La sonorité „erstickt“ est un des outils préférés de Lachenmann dans l’exploration
des possibilités sonores de la guitare, et cela depuis Salut für Caudwell. En effet, dès la
première mesure de ce duo prédomine une sonorité étouffée, à un tel point qu’elle devient la
« norme » dans une œuvre où les sons vibrés sont rares. L’exploration des différentes formes
de l’étouffé est encore une autre ressemblance entre les techniques guitaristiques employées
dans Salut…, Das Mädchen… et …Zwei Gefühle… Dans ces œuvres, ces sonorités se
marient parfaitement aux modes de jeu bruitistes qui prédominent pour l’ensemble des
instruments.
D’autres techniques guitaristiques, que Lachenmann applique dans ces mêmes
œuvres, incluent toutes les variantes de gestes accentués, de sforzato, les pizzicato-Bartok,
avec le plectre ou les ongles, sur les cordes ou sur les parties en bois. Certaines
dissemblances sont permises : le signe que dans …Zwei Gefühle… correspond au pizzicato
avec l’ongle (une demi-lune vers le bas), représente dans Salut... « glisser rapidement et
énergiquement avec l’ongle sur la corde demandée », (“kurzer scharfer Wischer mit
Fingernagel längs der angegebenen Saite”)348.
II.5.4.2.C Les harmoniques
Les harmoniques sont parmi les techniques de guitare employées par Lachenmann
qui visent le plus une sonorité résonnante.
Entre les mesures 186 et 187 de Zwei Gefühle, un passage qui marque la fin du solo
de guitare est, comme nous l’avons vu plus haut, non mesuré et non dirigé. C’est là qu’un
dialogue s’établit entre la guitare (passage en harmoniques) et l’octuor à cordes (passage en
pizzicato fluido). La manière avec laquelle ces pizzicati-harmoniques sont exécutés
348
Voir les pages 430-431.
213
(éventuellement à l’aide d’un plectre), et l’effet particulier obtenu par les cordes sont
distincts du reste de l’opéra. Selon les indications au début de l’opéra,
« Les harmoniques naturels dans les "Zähltakten" (à partir de la mesure 182) : il s’agit en
partie des harmoniques les plus lointains jusqu'au septième harmonique. Ici les chiffres
romains indiquent respectivement chaque corde, tandis que les chiffres arabes correspondent
à l’ordre suscité par les harmoniques. Pour obtenir la réverbération souhaitée de résonance
(...), ces sons doivent être générés. Pour un résultat clair il faut que les cordes soient pincées
plus ou moins proches du chevalet. Il est recommandé de saisir ces harmoniques là où ils
sonnent »349.
Dans ...Zwei Gefühle... (1992) une phrase supplémentaire aide à comprendre l’effet
obtenu par ces harmoniques :
« Afin d’obtenir l’effet de réverbération le plus sonore possible, il est conseillé de jouer ces
harmoniques dans la position la plus haute possible »350.
Lachenmann avait par ailleurs déjà exploré la technique des harmoniques dans Salut
für Caudwell, où il employait des mélodies en harmoniques avec résonance, représentées par
têtes de note en forme de losange blanc suivies d’un arc de résonance. Dans cette œuvre,
Lachenmann explore aussi un autre effet « quasi Wawa » (qui apparaît aussi dans …Zwei
Gefühle…) produit par des harmoniques naturels successifs soigneux et alternativement
étouffés et libérés à côté du chevalet. L’effet est représenté par une succession de rondes.
II.5.4.3 Lachenmann, la guitare et l’héritage de Salut für Caudwell
C’est avec Salut für Caudwell, une œuvre de 1977 pour deux guitaristes, que
Lachenmann pose les bases de la manière comme il envisage, aborde et tente de réinventer
la sonorité de cet instrument, et qui nous retrouvons dans Zwei Gefühle et de Das Mädchen
mit den Schwefelhölzern.
349
„Bei den Naturflageoletts in den Zähltakten ( Takt 182 ff.): handelt es sich teilweise um entlegenere
Obertöne bis hin zum siebten Teilton. Die in diesen Fällen notierte römische Zahl gibt jeweils die zu zupfende
Saite an, der dabeistehenden arabischen Ziffer entspricht die Ordnungszahl des hervorzurufenden Teiltons.
Diese Töne müssen, um die notwendige Nachhallresonanz zu erhalten (...) erzeugt werden. Um der deutlichen
Hervorbringung willen müssen die Saiten mehr oder weniger näher in Stegnähe angezupft werden. Es
empfiehlt sich, diese Flageoletts dort zu greifen, wo sie klingen.“, dans : LACHENMANN, H., Das Mädchen
mit den Schwefelhölzern [partition], Hinweis für das Solo-Oktett in Nr. 18 („Zwei Gefühle“), 1e cahier, p.
XVI.
350
„Um der möglichst klangreichen Nachhallwirkung willen empfiehlt es sich, diese Flageoletts jeweils in der
höchsten Position zu greifen“, dans : LACHENMANN, H., ...Zwei Gefühle... [partition], Hinweise zu Notation
und Ausführung, „Streicher“.
214
Il faut dire que, si Lachenmann utilise la guitare électrique dans un nombre assez
important de ses œuvres – dont Das Mädchen… –, la guitare classique apparaît seulement
dans Salut für Caudwell et …Zwei Gefühle… , composée quinze ans plus tard.
Les bases guitaristiques apparues dans Salut constituent surtout en une série
d’inventions techniques, parfois à l’aide d’objets et accessoires extérieures (bottleneck,
plectre), et qui permettent d’élargir substantiellement la palette timbrique de la guitare. Ces
bases ont été listées par les musicologues Martin Kaltenecker351 et Laurent Feneyrou352 dans
leurs analyses respectives sur Salut für Caudwell.
Les inventions techniques de Salut für Caudwell sont en partie héritées du bagage
historique, technique, culturel, de la tradition et de l’aura de l’instrument, en partie inventées
par Lachenmann dans son désir d’explorer la guitare en tant qu’instrument-objet et de lui
offrir d’autres possibilités sonores. Selon les deux musicologues, le riche arsenal de
techniques guitaristiques, gestes et effets instrumentaux de Salut für Caudwell détermine
cinq cellules thématiques principales, qui guident le discours et la forme de l’œuvre. Il
s’agit :
-
des mélodies en harmoniques avec résonance ;
-
des accords plaqués ou arpégés avec le plectre ;
-
des gestes réalisés à l’aide du bottleneck ;
-
des gestes de frottement des doigts et des mains sur les cordes ainsi que les sonorités
étouffées
-
de toutes les variantes de gestes accentués et de sforzato (ce qui inclut les pizzicatoBartok, avec le plectre ou les ongles, sur les cordes ou sur les parties en bois de la
guitare).
Le compositeur s’est exprimé lui-même sur son approche de la guitare dans Salut für
Caudwell, dans un témoignage qui éclaire sa manière d’envisager et d’approcher la
technique de la guitare.
« À propos de la guitare, son monde sonore comme un élément unique dans notre mobilier
culturel, je n'ai pas besoin de philosopher. Il est clair que je ne pouvais pas facilement
utiliser un tel instrument avec une telle aura distinctive et idiosyncrasique et me jeter dans sa
351
KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, p.92-94.
FENEYROU, Laurent, « Griffhand, Introduction à Salut für Caudwell de Helmut Lachenmann », dans
L’inouï 2, p. 119.
352
215
pratique musicale. Soit j’emploierais cette aura de façon intelligente ; même si je résistais
désespérément, de pénétrer dans son monde sonore avec mes moyens, soit de les laisser me
pénétrer. En ce sens, je suis tombé sur les formes caractéristiques de jouer de cet instrument.
D’une part, je les ai réduites de façon succincte, d’autre part, reformulées et nouvellement
développées, souvent aussi au-delà des limites de la pratique actuelle. Tout l’art des doigtés
virtuoses a été évité, et en même temps développé d’un autre angle. Fondamentalement, il y
a seulement la forme-barrée: le doigt posé verticalement à travers les frettes, soit à l’aide
d’un bottleneck, de façon à que le rapport intervallaire entre les cordes à vide dominent sur
le plan harmonique. Cette harmonie figée sera ensuite détrompée par des mélanges,
distorsions, étouffements, etc.
Du point de vue gestuel, mon morceau semble renouer avec une orientation métrique, avec
une pratique presque dansante, une pratique que, dans la plupart des œuvres de la soi-disant
avant-garde a été largement évitée en faveur d’une approche strictement structurelle du
matériau. La structure sérielle classique tel que l’a renouvelée Webern, est en elle-même une
expérience rythmique, car elle est déterminée par une organisation spatiale dans le temps, de
façon à que tout soit toujours en rapport et en même temps nivelé de façon ponctuelle.
Ce concept de structure dérivée de la technique traditionnelle de la musique polyphonique
elle-même signifie l’approche décisive qui pourrait intercepter les contraintes tonales des
matériaux traditionnels – même à titre provisoire.
Toujours dans Salut il y a des sections qui sont plus proches de cette pensée structurelle : les
plus extrêmes sont celles qui sont les plus éloignées de cette attitude plus dansante (même
elles lui sont attribuées). Dans l’avant-dernière partie de l’œuvre il y a des séquences de
signaux sonores ponctuels qui sont superposés de façon polyphonique, dont chacune a une
caractéristique sonore : balayage, pincement, tamponnement, rebondissement, percussion,
grattage – ces termes décrivent en même temps des procédés de production et des résultats
acoustiques (exemple Mesures 443-455) »353.
353
„Über die Gitarre, ihre Klangwelt als einem eigenartigen Element in unserem Kulturmobiliar brauche ich
nicht ausführlich zu philosophieren. Es ist klar, dass ich ein solches Instrument mit einer so ausgeprägten und
eigenwilligen Aura nicht einfach benutzen und mich in seiner Musizierpraxis unterwerfen konnte. Weder
konnte es darum gehen, mich dieser Aura schlau zu bedienen, noch darum, mich ihrer verzweifelt zu erwehren,
sondern darum, die typische Klangwelt mit meinen Möglichkeiten zu durchdringen, aber auch mich selbst
davon durchdringen zu lassen. In diesem Sinn bin ich von charakteristischen Spielformen dieses Instruments
ausgegangen, habe sie einerseits lapidar reduziert, andererseits umgeformt und neu entwickelt, oft über die
Grenzen der üblichen Praxis hinaus. Die ganze virtuose Griffkunst wurde dabei umgangen, eine andere dafür
entwickelt. Im Grunde gibt es nur den Barré-Griff: die quer über die Bünde gelegte Hand oder den Gleitstahl,
sodass im Harmonischen die Intervallverhältnisse der leeren Saiten dominieren. Die so zunächst erstarrte
Harmonik allerdings wird weit differenziert duch Mischungen, Verwischungen, Verzerrungen,
Ausdämpfungen usw.
Vom Gestischen her betrachtet scheint mein Stück wieder an einer metrisch orientierten, fast tänzerichen
Musizierpraxis anzuknüpfen, einer Praxis, die in den meisten Werken der sogenannten Avantgarde weithin
vermieden worden war zugunsten eines streng strukturellen Umgangs mit den Mitteln. Der klassisch-serielle
Strukturbegriff, wie er an die Tradition Weberns angeknüpft hatte, ist an sich einer rhythmisch-musikantischen
Erfahrung im Wege, weil er von der eher räumlich vorgestellten Zuordnung der Elemente in der Zeit bestimmt
ist, in der alles ständig in Beziehung zu allem und so gleichsam punktuell eingeebnet ist.
Dieser Strukturbegriff, aus der polyphonen Technik der traditionellen Musik selbst abgeleitet, bedeutet den
entscheidende Ansatz, der die tonalen Vorwegbelastungen des traditionellen Materials abfangen und – wenn
auch nur vorläufig – aufheben konnte.
216
Comme le compositeur le souligne dans la citation ci-dessus, son approche de la
guitare possède une forte teneur gestuelle : d’abord lorsqu’elle s’associe à une qualité
rythmique, dansante, folklorique ; ensuite, lorsqu’elle explore une grande quantité de modes
de jeu sur les cordes de la guitare (gratter, pincer, tirer, « balayer »…). Enfin, Lachenmann
approfondit la question du geste instrumental du guitariste. C’est ainsi que le matériau
guitaristique de Salut für Caudwell inclut des actions plus ou moins indépendantes entre les
deux mains – et c’est dans cette indépendance entre les mains que se trouve une des qualités
les plus innovatrices de l’œuvre. Ainsi, la partition représente les actions des deux mains
séparément : le système du haut (tablature) concerne la main droite, tandis que la portée du
bas, la main gauche354.
« La réinvention de l’instrument passe dans Salut par une simplification : à la main gauche
est confié un seul geste, la position barrée qui appuie continuellement (avec l’avant-bras, les
doigts un bottleneck, une petite barrette en métal) sur les cordes, toujours différemment
sélectionnées (sur deux, trois, quatre cordes ou bien sûr sur les six). Du coup, le réservoir
harmonique est gelé »355.
Les actions de la main gauche incluent des gestes avec les doigts, ainsi les
explorations réalisées avec le bottleneck, dont nous avons parlé plus haut. De plus,
prédominent dans l’œuvre des positions en barré (la note la plus grave indiquée sur la portée
est celle qui situe l’instrumentiste par rapport à son manche) ; la main gauche réalise
différentes variations de puissance du barré, en allant du normal à l’harmonique, et en
faisant des glissandos en barrée. Parmi les actions de la main droite, certaines sont réalisées
avec les doigts, d’autres avec un plectre ; des coups de différentes puissances sont faits sur
les cordes, des tamponnements avec ou sans plectre au long de la touche et sur les cordes356.
Lachenmann, toujours dans cette perspective d’utiliser des ressources idiomatiques
de la guitare, explore une riche palette de timbres. Pour cela, la partition éclaire dans l’
Auch in Salut gibt es Abschnitte, die jenem Strukturdenken näher stehen: am extremsten und von jener eher
tänzerisch-musikantischen Grundhaltung am weitesten entfernt (wenngleich ihr zugeordnet) wohl im
vorletzten Werkabschnitt, wo Sequenzen aus punktuellen Schallsignalen polyphon überlagert sind, von denen
jede einen charakteristischen Schallerzeugungs-Vorgang darstellt: Wischen, Zupfen, Tupfen, Prallen, Klopfen,
Scharren – diese Vokalen beschreiben Erzeugungsvorgänge und zugleich die akustischen Resultate (exemple
mesures 443-455).“, dans : LACHENMANN, H. (1996), p. 157.
354
Nous avons observé cette forme de notation dans Serenade de Mauricio Kagel.
355
KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, p. 92.
356
Selon l’ « Explication des Symboles » de la partition, les flèches dirigées vers le haut ou le bas indiquent un
jeu avec le plectre, grattant toutes les cordes ; les flèches sur des carrés et rectangles correspondent à un
jeu légèrement frappé, percuté et « tamponné » (« getupft »).
217
« Explication des Symboles » les différents symboles pour le jeu près ou directement sur le
chevalet (où les notes deviennent, selon l’explication, méconnaissables, mais se distinguent,
entre les aigus et graves, par des couleurs claires et sombres), pour le jeu vers le milieu de la
touche ou au dessus du chevalet, pour le jeu sur la touche, pour le jeu directement à côté des
doigts de la main gauche, et pour des mouvements entre toutes ces positions, déterminant
d’importantes variations au niveau du timbre. D’autres symboles de la partition indiquent
des modes de jeu encore moins habituels, comme le fait de pincer la corde carrément sur la
touche, entre le sillet et le doigt de la main gauche (« Saiten zwischen Sattel und Griffhand
gezupft »). Les enchainements successifs de différentes modes de jeu et positions de la main
droite, les changements progressifs de couleur, provoquent un phénomène de mutation
timbrique que Kaltenecker nomme « une sorte de morphing »357.
C’est ainsi qu’à partir de Salut für Caudwell, Lachenmann développe une écriture
très innovatrice et pointue pour guitare, en y insérant en même temps un texte parlé
parfaitement imbriqué avec les parties instrumentales, réalisé par les guitaristes eux-mêmes.
La présence du texte est en soi un point commun fondamental entre cette œuvre, …Zwei
Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, en regard au fait qu’il n’a presque
jamais abordé une composition musicale avec texte.
Lachenmann adopte un style très rythmé – comme nous l’avons vu, une évocation du
tango – dans l’entrelacement des parties parlées et des guitares, le rythme et la prononciation
étant précisément indiqués sur la partition. Il met également en place une articulation non
naturelle des phonèmes358 et insère dans le discours des syllabes distendues et diérèses (mots
partagés en plusieurs syllabes artificielles).
Laurent Feneyrou attire notre attention sur le fait que ce tango rythmique, cet élément
folklorique « rajouté par-dessus » à l’œuvre fait que la guitare revêt un rôle
d’accompagnement et d’ostinato (deux propriétés souvent attribuées à la guitare dans les
œuvres que nous analysons ici). C’est probablement pour cela que le récit du texte parlé est
énoncé à mi-voix avec un ton neutre, ni chanté ni parlé, mais psalmodié selon une rythmique
rigoureuse et une diction parfaitement neutre.
357
KALTENECKER, M. op. cit., 158.
C’est ainsi que le texte passe du deuxième au premier guitariste de façon non conventionnelle : l’un reprend
l’autre dans le prolongement d’un même mot. Les deux interprètes s’alternent jusqu’à la fin selon ce même
dispositif, sans presque jamais s’arrêter de jouer.
358
218
« Cette déclamation distanciée, sans emphase, inhumaine, ou plus exactement d’une
humanité musicalement reconstruite, manifeste la critique du pathos de nos langues parlées.
(…) Une telle fuite en avant légitimerait le renoncement à toute autre complexité, de sorte
que la musique, dégradée en accompagnement, se rapprocherait de l’ostinato, d’un simple
mettre à nu, d’un geste-mouvement régulier, comme une ‘hallucination structurelle’ »359.
À l’écoute, le passage ressemble à une chanson d’allure populaire (il y a donc une
citation du style), qui est renfoncée par les accents et timbre du plectre, utilisé comme mode
de jeu. Il est clair que le compositeur utilise l’imaginaire de la guitare, son « aura », son
univers mythique (musiques rythmées et populaires), les effets techniques caractéristiques
(notamment du plectre) pour le faire imprégner l’écriture de la voix parlée, également
« contaminée » par le rythme et le style de la guitare.
II.5.4.4 La guitare au sein d’une « musique concrète instrumentale »
La manière comme Lachenmann aborde la guitare dans ...Zwei Gefühle... et Das
Mädchen mit den Schwefelhölzern démontre comme Helmut Lachenmann écrit encore dans
les années 1990 sous l’influence de la « musique concrète instrumentale », esthétique qu’il
avait créée dès les années 1970.
A l’époque de l’invention de ce concept, Lachenmann s’oppose à tout ce qui était en
usage en proposant une réflexion originale sur la nature du son et sur les habitudes d’écoute,
en mettant en crise toutes les conventions musicales : il s’agit d’un défi qui contraint à
« (d’)agir de façon négative, (d’)éliminer dès le départ ce à quoi on est habitué, (de)
découvrir ce qui est d’abord implicite pour le supprimer et ainsi révéler ce qui avait été
éliminé au départ. Rien n’est plus constructif qu’une telle destruction ».360 Cette démarche
« négative », « destructive », se fonde sur un rejet délibéré du concept du Beau : ainsi,
Lachenmann emploie des techniques de jeu dénaturées, les instruments étant employés de
manière non conventionnelle, et de fragmentation du texte en syllabes et phonèmes361.
359
FENEYROU, Laurent, « Griffhand, Introduction à Salut für Caudwell de Helmut Lachenmann », L’inouï 2,
p. 117.
360
VON DER WEID, J.-N., La musique au XXe siècle, Paris, Hachette, 1992, p. 243.
361
Dans ce processus d’exploration des aspects cachés du matériau sonore, Lachenmann ne suit pas une
tendance en vogue à son époque, qui est celle de l’invention « électronique » de sons nouveaux ; il préfère
interroger un son « concret », produit artisanalement avec les instruments de musique consacrés par la
tradition, en inventant un type de musique dite « concrète instrumentale ». Pour autant, la recherche de
nouvelles sonorités reste un des éléments le plus cruciaux de son esthétique, qui s’approche dans ce sens de la
musique « concrète » de Pierre Schaeffer et Pierre Henry.
219
D’après un procédé compositionnel hérité de cette musique concrète instrumentale,
les pièces avec guitare de Lachenmann possèdent un immense spectre de sons, qui vont du
son vibré au bruit, et qui sont obtenus à travers une manière particulière de jouer
l’instrument, fondée sur le geste instrumental. Les catégories sonores qui résultent de ce
processus incluent des sons frappés, tirés, poussés, soufflés, pincés, tremblés, intermittents,
continus et discontinus, qui ont, comme conséquence, la génération d’une théâtralité propre
et non conventionnelle.
« Je tenais dès le début à redéfinir dans chaque nouvelle œuvre le concept même du matériau
musical, voire l’idée de musique : non pas une musique nouvelle à chaque fois, mais à
chaque fois ce qu’est la musique elle-même. Ma ‘musique concrète instrumentale’ (conçue
comme l’expérience de la naissance des sons) comportait toujours un aspect scénique latent.
La question qui se posait à moi était celle de la possibilité de conserver une telle conception,
impliquant une œuvre autonome, à l’intérieur d’un projet théâtral. C’est pour ça que je n’ai
jamais songé à des intrigues dramatiques, des dialogues, des conflits entre individus,
auxquels il fallait ‘rajouter’ de la musique, mais plutôt à une succession de situations, plus
ou moins complexes, qui seraient immobiles ou se modifieraient : des images où la vision –
de même que l’ouïe dans la partie musicale – s’accomplit elle-même, où l’oreille regarde et
où l’œil écoute ».362
Si les guitares de l’opéra ont rarement un rôle rhétorique dans la construction d’un
discours musical mélodico-rythmique, qui serait fondé sur le développement d’idées à
caractère thématique (si propices au langage dramatique), ses ressources et les gestes
instrumentaux impliqués font pourtant partie d’une conception globale très précise, qui
concerne autant le matériau sonore que le geste et le mouvement, dans une perspective
visuelle, instrumentale et scénique.
362
LACHENMANN, H., « Les sons représentent des événements naturels », dans : Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern [programme de concert], Paris (2006), p. 39.
220
221
PARTIE2
CINQ
ÉTUDES
SUR UN
THÉÂTRE MUSICAL
222
Après cette première approche de huit œuvres théâtrales contemporaines avec guitare
de Georges Aperghis, Sylvano Bussotti, Hans Werner Henze, Mauricio Kagel et Helmut
Lachenmann, il nous paraît utile de développer un questionnement d’ordre plus général en
examinant notamment le rapport que ces œuvres entretiennent chacune entre le jeu théâtral,
le jeu instrumental de la guitare et le discours musical général, cherchant ainsi à dégager des
propriétés communes à un type de théâtre musical avec guitare, s’il existe. Cette
investigation aura en tout cas l’objectif d’identifier la nature d’un type spécifique de
théâtralité.
À cette fin, nous allons maintenant procéder dans la présente partie à cinq « coupes »
analytiques à propos de ce théâtre-là et des pièces que nous avons choisies pour l'illustrer.
Ces coupes constituent, pourrait-on dire, autant de « paraphrases » dans un sens employé
par Franz Liszt à travers ses compositions pianistiques donc un type de recherche qui
n’ambitionne pas créer une nouvelle approche scientifique, mais qui, tout en brassant et
rebrassant une analyse toujours plus affinée des huit compositions scéniques choisies pour
ce travail, reprend et applique à un répertoire particulier des idées et méthodes de travail
récoltées dans les travaux scientifiques existants. Choisissant ainsi un angle d’attaque
toujours renouvelé, ces cinq « études », toujours au sens musical – mais pas seulement, cette
fois – pourront peut-être aboutir à une réflexion nouvelle sur le sujet, et lui apporter un
éclairage personnel.
La première des cinq études part de la prémisse que ces théâtres ont comme
caractéristique commune une esthétique et un langage fondés sur la notion de pluralité, qui
se traduit dans l'expression des maintes multiplications, juxtapositions, mélanges,
confrontations et chevauchements : la poly-phonie, la poly-rythmie, la poly-glossie, la mise
en scène de plusieurs événements, le langage multi-médiatique…
Cette première étude en « coupe » va avoir affaire à certaines « tendances » du
théâtre contemporain, et pouvoir ainsi développer l'analyse de certains procédés
« postdramatiques » (chapitre III.1.) exposés dans la première partie de notre ouvrage. Parmi
ces tendances, nous aborderons certaines qualités stylistiques que les huit œuvres semblent
adopter, conduisant selon le cas à des formes théâtrales proches des traditions symboliste,
surréaliste, du théâtre de l'absurde et du théâtre politique.
223
Dans le chapitre III.2, nous traiterons les procédés de dé-linéarisation du discours et
le rapport à la narration et, dans le chapitre suivant, la question de la superposition ou de la
simultanéité comme formes de rupture avec le discours logique et causal. Le chapitre III.4
expose le principe du montage et de l'association libre comme procédés structurants d’un
discours non logique dans ces théâtres musicaux et le chapitre III.5, enfin, investigue la
tendance pluridisciplinaire des huit œuvres et le rapport qu’elles entretiennent avec d’autres
disciplines artistiques.
L'étude en « coupe » de numéro IV étudiera la question du matériau sonore, mais
aussi les systèmes musicaux que les huit œuvres adoptent dans la constitution de leur
syntaxe musicale. Ainsi, les chapitres IV.1 et IV.2 traiteront de la conception d’un
instrument de musique, et de l’élargissement du concept de « source sonore ». Les chapitres
IV.3 et IV.4 aborderont la manière dont les œuvres étudiées emploient la voix et la vocalité.
Enfin, les chapitres de IV.5 à IV.8 analyseront le langage musical des huit œuvres.
C’est avec les études réalisées dans les sections de V à VII que notre travail arrive à
son point nodal ; c'est là que nous élaborerons nos études les plus essentielles. Dans la partie
en « coupe » du numéro V, nous analyserons l’implication de la guitare dans les huit œuvres
sous tous les angles : son importance au sein de la composition, le rôle qu’elle joue dans la
détermination d’esthétiques et formations relativement plus insolites. Nous analyserons
également l’identité souvent populaire de la guitare, son « langage » traditionnel, ainsi que
les effets techniques et textures sonores typiquement guitaristiques. De même, nous
commenterons les propriétés sonores et musicales véritablement intrinsèques à l’instrument,
et la façon dont les cinq compositeurs analysés ont établi un dialogue avec ces propriétés. La
question de la « préparation » de la guitare y est enfin étudiée, avec l’emploi d’accessoires
extérieurs.
Grâce à cette partie centrée sur la guitare, le travail convergera vers l'identification de
nombre d'éléments esthétiques qui semblent rapprocher les huit œuvres analysées entre elles,
malgré leurs profondes différences. Nous verrons que le rapport à l’instrument, et en
particulier à la guitare et aux instruments à cordes pincées, déterminent déjà et en grande
partie des choix esthétiques amenant à un théâtre intimiste, populaire, qui met en valeur la
chanson accompagnée, les formes madrigalesques de théâtre, au langage hybride, pluriel et
juxtaposé.
224
Les chapitres appartenant à la section en « coupe » VI traiteront de la question de
l’interprète, acteur d’un type de théâtre où la « signification » et la « représentation » sont
soit abolies, soit déplacées. Nous étudierons ainsi la question de ce théâtre dont le « drame »
se passe dans le son, dans la présence physique de l'interprète et dans le rapport à son
instrument. À l’issue de cette partie, la compréhension du rôle de l’interprète nous invitera à
voir la question des affects musicaux et de la signification en musique sous un autre angle.
Enfin, la section VII traitera de la question centrale du geste, en l’appréhendant en
tant qu’élément sonore, visuel, instrumental et théâtral. Dans cette large coupe, est aussi
intégrée l’étude de certains aspects de mise en scène et de l’appropriation de l'espace
physique au sein des huit œuvres étudiées. Enfin, de cet aspect gestuel, nous engagerons une
réflexion au sujet de certains « gestes symboliques » récurrents (mise en abîme,
détournement et référence).
225
III D’un art pluriel
Dans ce chapitre, nous essaierons d’identifier la conception contrapuntique et
plurielle du langage théâtral et musical comme étant un des points forts de tous ces théâtres
avec guitare, et qui retrouve son origine dans le théâtre dit post-dramatique.
La pluralité va s’insérer dans toutes les dimensions du spectacle, de la micro échelle
(à l’exemple de l’écriture pour guitare) à la macro échelle (à l’exemple de l’incorporation de
la guitare au sein d’un complexe visuel et sonore). Ainsi cette qualité est retrouvée à la fois
dans la façon non – linéaire mais au contraire multiple, verticale, dont le « récit » est mené,
dans l’ambition pluridisciplinaire des compositeurs étudiés et dans le traitement nonorthodoxe des matériaux et systèmes sonores utilisés.
226
III.1 Les symptômes d’un théâtre post-dramatique
L’art théâtral subit des transformations profondes dans la première moitié du XXe
siècle, grâce aux réflexions et expérimentations des figures proéminentes du théâtre à texte,
surtout en Europe (Brecht, Grotowski, Peter Brook, Beckett, Ionesco…). Naît un théâtre dit
post-dramatique, défini par Hans Thies Lehmann363, qui s’oppose au théâtre dramatique,
forcément basée sur le primat du texte, de l’« illusion théâtrale » et du « suspense ». Ainsi, le
théâtre post-dramatique ne se calque désormais plus sur la « représentation » ; au contraire,
l’art mimétique cède place à un art abstrait, le texte et la linéarité perdent en force, et la
« représentation » cède place à la simple « présence » des interprètes.
Ce théâtre se base ainsi sur l’idée de « déconstruction » (la narration ayant perdu en
importance, les œuvres sont dédramatisées et présentent, donc, une action réelle minimale).
Le théâtre post-dramatique reprend néanmoins des outils chez d’autres médias, intègre le
geste et le mouvement, et donne enfin une importance croissante à l’élément visuel.
Ces principes sont présents dans Sonant, Serenade, …Zwei Gefühle…, Das Mädchen
mit den Schwefelhölzern, Nuovo scenario da Lorenzaccio, et même dans We come to the
river, Lorenzaccio et La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir, qui
trouvent leurs fondations dans le théâtre dramatique classique364. Dans le tableau ci-dessous,
nous listons pour les œuvres analysées leurs caractéristiques théatrales postdramatiques
principales365 :
...Zwei
Lorenzaccio
Gefühle...
et
et
La
tragique
We come to the
Sonant
Serenade
Nuovo scenario...
histoire...
river
Présence de la
Présence
Présence de la
Prédominance
Présence
(rare)
comme élément
parole
prédominante
de
parole parlée et
de
de
parole
signifiant,
dont
la parole chantée,
chantée, dont le
(surtout
contenus
qui est fragmentée
contenu
chantée), dont
contenu
sémantique et
et
sémantique est
le
sémantique
sonore
l’intérieur
perçu
sémantique est
parfaitement
perçu
préservé, qui se
Das
Mädchen...
La
sonore
expressif
parole
et
parlée,
coexistent,
les
et
traitée
polyphonies
à
de
premier
363
en
plan,
la
parole
la
parlée, dont le
contenu
en
est
LEHMANN, H.-T., Le théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002, 308 p.
L’œuvre de Henze, par exemple, se structure selon les principes de la narration, de la linéarité et de la
présence d’un scénario.
365
LEHMANN, H.T., op. cit., p.69, p.134 – 208.
364
227
de
la
parole
chantée,
dont
complexes :
le
contenu
mais
qui
premier plan
rapporte
possède
sémantique
est
également
musicale
souvent perdu en
important
sens
detriment
aspect sonore
véhicule
des
d’une
la
signification
l’articulation
associe
à
un
musicale dans le
où
elle
la
significations
signification
description
nouvelles
musicale ;
gestes
Présence moindre
instrumentaux et
de
scéniques
la
parole
parlée,
qui
conserve
son
des
des
interprètes
aspect sémantique
« intelligible »
La valorisation
La
de
évidence de la
passe surtout sur
physique
beauté du geste
le
attribuée surtout
collectifs,
instrumental et
mais elle se met
au
gestes
du mouvement
en dialogue avec
marionnettes,
scéniques
les
gestes
mais
consiste,
(surtout
physiques
des
chez
les
attribués
interprètes
non-
musiciens,
en
chanteurs), de
musiciens
l’intégration de
gestes sonores ;
(comédiens,
gestes
chez
danseurs, mimes)
instrumentaux
instrumentistes,
particulièrement
présence
physiques
gestes
l’élément
gestuel
mise
en
La
gestualité
plan
sonore,
La
gestualité
plan
est
des
Présence
de
gestes
de
aux
les
de
(souvent
en
instrumentaux
quête
de
physiques
nouvelles
(souvent
en
possibilités
quête
de
timbriques)
et
nouvelles
en
la
possibilités
manipulation et
timbriques) et
le
changement
en
de
différents
instruments
et
sources sonores
la
manipulation et
le changement
de
différents
instruments et
sources sonores
228
L’importance
L’importance
suprême
accordée aux gestes
accordée au geste
instrumentaux
instrumental
scéniques
et
La
Repartition des
Dans l’opéra, un
Tous
les
Le
traitement
spatialisation
musiciens
rapport classique
musiciens sont
de
l’espace
du son
des
haut
à
en permanence
scénique,
parleurs
dans
(orchestre dans la
sur
réduit
l’ensemble de
fosse, chanteurs et
(organisation de
distance
la salle
comédiens
l’espace typique
acteurs
et
d’un
spectateurs
à
et
l’espace
scène) ;
sur
dans
scène
théâtre
la scène prévoit des
scène, de façon à
espaces
la
occuper tout le
qui
podium
davantage le plateau
entre
travers
l’orchestre est sur
le
l’utilisation de
scène
les
spatialisé par la
différents
solistes dans le
présence d’haut
plateaux
devant de la scène
parleurs
qui
diffusent
une
et
L’aménagement de
sont placés sur
« populaire ») ;
est
musiciens
qui
Nuovo scenario…,
son
Les
distincts,
investissent
bande
magnétique
Procédés
Présence
polyphoniques
texte
et
fragmenté
superpositions
superposé
du
et
entre les voix ;
indépendance
entre les lignes
instrumentales
(polyrythmie,
polyphonie)
L’intermédialité
Présence
de
bande,
de
fragments
de
radio,
de
video,
d’un
comédien
récitant
et
Usage de la
parataxe ou
construction
dramatique et
musicale par
juxtaposition, non
– hiérarchique. Il
n’y a plus de mot
de liaison pouvant
indiquer la nature
du rapport entre
les phrases ou les
parties ; l’usage
de la simultanéité
dans le discours,
qui présente
plusieurs éléments
superposés et qui
part du principe
qu’il est
impossible aux
spectateurs de tout
assimiler
La présence de
La simultanéité
Juxtaposition
Forte présence de la
la
et
entre les parties
polyphonie
Emploi de
différents médias
(danse, texte
narratif,
performance,…)
utilisés avec la
même importance.
Importance donné
aux costumes et
décors
Présence
polyphonie
la
et
autant dans le
superposition
des instruments,
indépendance entre
plan
musical
de sonorités, de
conçues de façon
les voix
que
scénique ;
textes
de
pratiquement
que
indépendante
et
juxtaposition
scènes
d’éléments
nous
pouvons
disparates
voir
tout
au
long de l’opéra,
spécialement
dans les scènes
initiales.
de
bande
Importance
donné
magnétique
et
costumes
théâtre
de
décors
marionnettes
229
(Le
compositeur
aux
travaille également
et
avec la radio et le
cinéma)
La polyglossie
Usage
d’une
certaine
«
polyphonie
Emploi de deux
langues
distinctes
interculturelle
»,
(français
grâce
la
italien)
à
présence
et
de
différentes
langues
(italien,
allemand
et
français)
L’héritage
de
John Cage
Présence de la
Incorporation
« préparation
d’éléments
instrumentale »
originaires
du
happening
dans
les
Présence de la
Partition
« préparation
intégrant
instrumentale »
notation
« Composition de
une
graphique
fuori-
programma
comportements »,
l’intégration
et
de
l’improvisation,
des instruments
la
notation
« préparés »
graphique et la
intégrés
à
préparation
l’œuvre.
Ainsi,
instruments
Partition avec de la
notation graphique
et de la préparation
instrumentale ; un
type de théâtre
« interventionniste »
ressemblant à un
happenings
des
Bussotti met le
comédien plus en
tant
que
présence
»
«
que
dans un rôle de
représenter
un
personnage,
les
fonctions
traditionnelles de
mimétisme
et
dramaturgie étant
dépassées
dans
son théâtre
L’intégration
Présence
du
d’un « agent »
« narrateur »
de la narration
en
(non
qu’élément
représentation)
abstrait
tant
(voix
off, qui récite
des
textes
extérieurs à la
trame)
critique
et
Comme dans
Lorenzaccio et
Nuovo scenario
l’histoire est
racontée plus que
représentée sur
scène, certains
interprètes
assument le rôle
de narrateurs
(surtout le
comédien dans
Nuovo scenario
da Lorenzaccio,
ainsi que les
personnages
métalinguistiques
– Georges Sand et
Alfred de Musset
de l’opéra) ;
La
dédramatisation
est d'autant plus
accentuée qu'il
y a une absence
presque totale
d’action. Sans
être vraiment un
récit à la
troisième
personne, une
« narration », le
texte crée une
distanciation
(dans le sens
brechtien)
progressive, et
s’éloigne peu à
peu du scénario
qui au départ
230
Il n’y a ni de
Il
n’y
a
ni
de
représentation, ni
représentation, ni de
de narration
narration
semblait être le
cœur de
l’œuvre,
devenant ainsi
un discours à la
fois dramatique,
épique (narratif)
et purement
esthétique.
Rapport
non
Apparente
tautologique
dissociation
des composants
entre
du spectacle
couches
les
superposées
Collage
Création
Tout
en
Apparente
Apparente
superposition
dissociation entre
dissociation
aléatoire
les
les
des
différentes
couches
entre
couches
superposées
superposées
Rapport à la
La théatralité ne
Il n’y a pas d’action
couches
Absence
drame et à la
personnages
personnages sans
conservant
un
tradition
se fonde pas sur
dramatique,
narration ;
sur scène
individualité ;
cadre narratif et
narrative
une construction
seulement
l’action
la « dépathisation
opératique,
narrative.
actions scéniques et
dramatique
»,
c’est-à-dire,
l’œuvre
« structure
une
certaine
« brouille »
le
dramatique »
froideur » dans le
récit
la
ce théâtre n’est
traitement
multiplication
Présence d’un
chœur qui, de
même que les
chanteuses
solistes,
se
partagent
des
textes
qu’auraient été
dits ou pensés
par la petite
fille ; le chœur
de
et
Le rapport au
Le Chœur
de
Autonomie des
éléments
théâtraux et
musicaux ;
l’impression de
collage due à
l’indépendance de
chaque élément
«
du
par
trames
La
ludiques
de
plus linéaire, ni
drame ;
de
et
fondée sur une
dans le plan
formel, la
construction basée
sur des solos,
monologues et
récits de
narrations à la
place de dialogues
et scènes
dramatiques ;
adoption d’un
style dramatique «
impur » grâce à
un style
dédramatisé avec
peu d’action
réelle.
La forte présence
d’un grand chœur
dans l’opéra.
Notamment dans
le dernier
mouvement,
« The Rara
Requiem », le
chœur représente
l’effacement des
individualités, et
résulte en une
musique très
épurée
fondamentalement
vocale.
composantes
logique narrative,
divergentes qui
mais sur une idée
se superposent ;
générale,
il n’y
donne le « ton »
a pas
d’action
de l’œuvre.
dramatique
vécue sur scène,
mais
plutôt
racontée
L’emploi
deux
de
chœurs
sur
scène
(l’ensemble des
« fous » dans la
scène
« Jardin »
et
l’ensemble des
« oppressés » à
la scène finale)
et d’un chœur
231
qui
mais
des
fonctionne
comme
caché derrière
une
la scène
« conscience »
La
Mise
en
abîme
Présence d’une
auto réflexion
en
voulant
exposer
le
processus
mécanique de
L’auto réflexion
par la
décomposition
des éléments du
théâtre
dramatique ;
citation du la
personne du
compositeur
Présence
d’un
La réflexion de
« théâtre dans le
fond sur l’art, sur
théâtre » ;
l’œuvre d’art en
profusion
de
tant que telle et
références
et
ses matériaux qui
citations
au
lui sont propres
production du
sujet de l’art et
son
du théâtre
L’aspect
La
politique
déconstruction
Aspect politique
Aspect
appliqué
la
dans la rupture avec
avec un « souci
forme musicale :
les conventions de
instrumentaux
de frapper le
déconstruction et
la musique
comme forme
public
interdisciplinarité
de contestation
immédiatement
des
gestes
Esthétique
La transgression
des tabous
(nudité,
homosexualité)
la
de
violence
à
politique
au point de le
choquer » .
L’intérêt
Incorporation
Usage
des instruments
d’objets en tant
de musique non
que
traditionnels et
sonores
pour
pour
sources
de
L’emploi
Intérêt particulier
Exploration
sources sonores
d’instruments
aux
sources
productrices de
venant d’autres
instruments
bruits concrets
cultures
primitifs
genres
autres
(à
d’autres
l’exemple
sources sonores
d’Exotica
une
et
avec
présence
constante
de
l’élément
rythmique et de
percussions)
232
de
sonores
III.1.1 Le potentiel visuel de la musique de Lachenmann
De façon symptomatique des tendances post-dramatiques contemporaine, l’opéra de
Helmut Lachenmann impose un certain type de théâtre dont le but n’est plus la
représentation mais l’écoute pure. Dans ce sens, et peut-être à cause de son héritage sériel,
Lachenmann met longtemps pour prendre conscience de ce que sa musique pourrait servir à
l’opéra ou à tout autre style de musique scénique.
« Quand je porte sur la scène une musique d’une telle exigence de pureté, la substance
compositionnelle est trahie, et à l’époque, il ne fallait aucune impureté, aucune marge pour
l’aspect scénique »366.
À l’exemple du théâtre symboliste de Salvatore Sciarrino, cette préoccupation vis-àvis de l’écoute fait qu’il ne doit plus y avoir d’action scénique, et que la scène doit être vidée
grâce à plusieurs techniques d’éloignement et de soustraction. Au contraire de ce qui
fonctionne dans un opéra traditionnel, l’« action » dans le théâtre lachenmannien se
transforme en musique visuelle, composée plutôt de paysages statiques, où la parole est
étirée, ralentie, fragmentée, musicalisée et entrecoupée de silences. Le théâtre est ainsi
envahi de nouveaux adjectifs, tels qu’« artificialité », « virtualité » et « déconstruction » :
dans ce sens, tout dans le travail de l’interprète est dissocié : le texte, le son, la voix et le
corps. Ce théâtre « virtuel » s’approche d’une certaine « esthétique fin de siècle » expliquée
par Kaltenecker, qui cherche un « son lointain »367.
« il n’y a pas d’évolution ou de péripétie, plutôt attente passive et situation bloquée, remplie
par le récit de ce qui survient – les personnages décrivent ce qui arrive, des incidents, donc
ce qui leur ‘tombe dessus’, des accidents, non des actions »368.
Das Mädchen… ainsi que …Zwei Gefühle… peuvent aussi être entendus comme un
« théâtre de l’écoute » : dans cette dernière œuvre, Lachenmann affirme vouloir représenter
à travers le son les deux moitiés complémentaires d’un observateur réagissant avec peur et
fascination à la rencontre avec la nature et la grotte. Le texte devient musique, et c’est à
366
LACHENMANN, H. « Les sons représentent des événements naturels », dans: Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern [programme de concert], Paris, 2001, p. 39.
367
KALTENECKER, M., « Opéras d’art et d’essai. Remarques sur les techniques symbolistes dans la
dramaturgie contemporaine », dans: FERRARI, G., FERRARI, G., La parole sur scène, Paris, L’Harmattan,
2008, p45.
368
Idem, p38.
233
travers les gestes sonores et les sensations acoustiques que l’auditeur de ce spectacle perçoit
les événements racontés.
Comme dans le théâtre de Tadeusz Kantor369, l’on pourrait dire de l’opéra de
Lachenmann qu’il se constitue à partir d’un état de non jeu et de non action370, composant
une structure temporelle du souvenir, de la répétition et de l’évocation de la mort371. En
effet, nous avons vu que le caractère sensoriel de la musique de Lachenmann (à travers les
sons qui évoquent des sensations physiques) l’obligent à un état de contemplation, statique,
où c’est la mémoire corporelle des sensations qui permet à cette musique presque symboliste
d’exister et fonctionner.
La fin de l’opéra constitue par exemple un moment où les tableaux dépeignent des
scènes statiques au potentiel visuel, où le caractère gestuel de la musique se voit dans une
succession infime et peu abondante de phases/moments/épisodes/événements sonores. « Die
Grossmutter », « Nimm mich mit » et « Himmelfahrt » sont ainsi des moments où le
« drame », qui est représenté seulement sur le plan sonore, atteint son climax dramatique,
émotionnel et tragique. Dans ces trois tableaux, l’intensité dramatique naît d’un registre
vocal et instrumental très aigu, des niveaux dynamiques extrêmes et des gestes musicaux
amples, intempestifs et évocateurs, presque impressionnistes.
369
Par ailleurs, nous pourrions citer certains opéras des années 1970 et 1980 (Lohegrin de Salvatorre Sciarrino,
Un Re in ascolto de Luciano Berio et Prometeo de Luigi Nono) comme des exemples d’œuvres qui ressentent
de l’influence du théâtre de Tadeusz Kantor, par l’idée d’une dramaturgie de l’écoute.
370
C’est précisément pour l’aspect du non jeu que le théâtre de Lachenmann s’éloigne, comme nous verrons
dans les chapitres VI et VII, d’un théâtre dramatique. Une preuve de cela consiste dans le fait qu’il n’y a pas
dans la partition de Lachenmann, au contraire de celle de Henze, des indications scéniques.
371
LEHMANN, H.-T., op. cit., p.109.
234
III.1.2 Le théâtre statique de Bussotti
Lorenzaccio, dans son langage et son style, s’approche à son tour quelque part du
théâtre symboliste, grâce à son caractère poétique et contemplatif, à la temporalité stagnée.
Selon Martin Kaltenecker, cette esthétique née des recherches et théories d’Appia et
Meyerhold, ainsi que Mallarmé et Maeterlinck, est l’une des trois tendances de la production
d’art et d’essai de l’opéra contemporain.
L’esthétique symboliste ressemble en certains aspects à tout ce que nous venons de
décrire par rapport à la musique de Lachenmann : elle caractérise un théâtre de la
soustraction, dont le statisme et la non-dramaticité constituent une marque. La théâtralité
symboliste fait appel à différents médias (son, lumière, geste, paroles, vêtements et décors),
mais les traite de manière stylisée, selon une dramaturgie antiaristotélicienne372.
C’est de cette façon que, dans son langage anti-dramatique, Lorenzaccio n’adopte
pas un discours logique, centré sur un « sujet » (puisque l’usage d’un sujet est devenu
inadéquat et secondaire, il a presque disparu), mais il « peint » un tableau, un « paysage »373
qui, de plus possède un goût pour le style surréaliste.
Lorenzaccio traite dans ce sens ses personnages de façon stylisée et artificielle : ils
ressemblent à des « marionnettes » ou des « silhouettes », qui peuvent même être dédoublés
(ces caractéristiques apparaissent tantôt dans Lorenzaccio comme dans la Tragique
histoire… d’Aperghis). L’œuvre est enfin constitué plutôt de monologues que de dialogues,
ce qui s’avère aussi un trait stylistique symboliste.
372
KALTENECKER, M., « Opéras d’art et d’essai. Remarques sur les techniques symbolistes dans la
dramaturgie contemporaine », dans : FERRARI, G., La parole sur scène, Paris, L’Harmattan, 2008, p.38.
373
LEHMANN, H.T., op. cit., p.46.
235
III.1.3 L’absurde et le surréalisme chez Kagel
L’intégration d’un style surréaliste dans ces théâtres musicaux avec guitare relève
certainement d’une influence des « happenings » et de l’esthétique de John Cage. Inspiré par
cette esthétique déjà vieille à son époque, qui est le surréalisme, Cage estimait dans les
années 1960 que « la fonction de l’art sera désormais d’imiter la nature dans sa manière
d’opérer, qui est hasardeuse, aléatoire, sans but »374.
Dans le théâtre de Kagel, Bussotti et Aperghis, cela passe aussi par la mise en scène
de situations grotesques et parfois presque comiques. Chez Bussotti, il s’agit notamment
d’une esthétique visuelle qui (selon un modèle implanté antérieurement par le théâtre
dadaïste, surréaliste et futuriste) veut « ‘attaquer’ le spectateur » : il ne s’agit plus
d’ « œuvres », mais d’ « événements »375.
Spécialement dans le théâtre de Kagel, le surréalisme est en rapport à l’état
ludique376 : grâce à cette disposition de jeu, les situations scéniques implantées par Kagel
finissent par intégrer le non-sens et à rompre avec le primat du sens « logique » de ces
situations.
C’est ainsi que le théâtre instrumental de Kagel se rapproche du théâtre de l’absurde
de Beckett, Genet et Ionesco. On y retrouve en effet un discours indirect, l’abondance
simultanée des signes, l’abandon de la recherche d’un sens, d’une cohérence dramatique ou
d’une synthèse, et une perception ouverte et fragmentée plutôt que globale377. Son théâtre
instrumental est également proche des théories surréalistes quand les « événements » qu'il
implique sont aussi destinés à « secouer » le spectateur, poussé à réagir.
„Komposition zielt bei Kagel nicht auf Homogenisierung, sondern im Gegenteil auf
Disparatheit.“378
Les ressemblances entre l’esthétique du théâtre de Kagel avec celle du surréalisme et
du théâtre de l’absurde se trouvent dans l’aspect formel379 (où l’enchaînement de situations
374
JOTTERAND, Franck, p.70.
LEHMANN, H.T., op. cit., p. 91.
376
Voir pages 532-534.
377
LEHMANN, H.T., op. cit., p.129-131.
378
« La composition ne vise pas chez Kagel l’homogénéisation, mais plutôt la disparité », SCHULZ, Reinhard,
«Die Gesetze des Alltäglichen: Zur Konzeption des musikalischen Materials bei Mauricio Kagel », dans :
KLÜPPELHOLZ, W., Kagel…/1991, Cologne, DuMont Schauberg Buchverlag, 1991, p. 258.
375
236
disparates fait penser à un « collage » ou à un « montage »), mais ne s’arrêtent pas là : elles
passent aussi par l’usage très fréquent de la citation et de la parodie. En effet, la parodie chez
Kagel fonctionne de manière semblable aux imitations ludiques de scènes dédramatisées
présentes dans le théâtre de l’absurde.
“What is so specific about Kagel’s art is that it is always about something or reflects on
something. It is an art of commentary and of conceptual thinking, and these principles can be
realized in a variety of art forms.”380
Influencé également par le mouvement du surréalisme et du théâtre de l’« absurde »,
Lorenzaccio fonde son rythme et contenu scénique dans des logiques autres que la logique
causale et narrative, et particulièrement celle des rêves, sachant que « le rêve constitue le
modèle par excellence de l’esthétique théâtrale non hiérarchique, un héritage du
surréalisme »381. Voulant adopter une esthétique « irrationnelle » et choquante, Bussotti
introduit notamment chez Lorenzaccio le passage sur scène d’une moto, des décors
extravagants, des hors-programmes surréalistes et un entracte cinématographique. Ces
éléments ont caractérisé un théâtre qui ne tient désormais plus à respecter une certaine
« tranquillité » passive et confortable du public.
379
Voir pages 275-277.
« Ce qui est si spécifique à l’art de Kagel, c'est qu’il est toujours au sujet de quelque chose ou en train de
réfléchir sur quelque chose. C'est un art du commentaire et de la pensée conceptuelle, et ces principes sont
réalisables sous une grande variété de formes d'art », HEILE, B., op. cit., p. 4.
381
LEHMANN, H.T., op. cit., p.131.
380
237
III.1.4 Le théâtre d’automates d’Aperghis
Dans une démarche proche de celle de Kagel et Bussotti, Georges Aperghis
s’approche du surréalisme, surtout en ce que l’articulation formelle de sa Tragique histoire
du nécromancien Hieronimo et de son miroir est basée essentiellement sur la technique du
collage. Lehmann explique en outre cet aspect précis de l’esthétique surréaliste, en affirmant
qu’il est né, comme dans cette œuvre, des emprunts qu’il fait des genres scéniques
mondains, tels que le music-hall, le vaudeville, le cirque et le théâtre de rue (ce qui justifie le
fait que les scènes s’enchaînent comme des « numéros » et selon un rythme
« cinématographique »)382.
Aussi, le théâtre d’Aperghis incorpore un certain goût des « images magiques » :
d’où la présence, dans l’œuvre, de composantes telles que les marionnettes et automates383.
La référence à cette dimension de l’immatérialité et du virtuel – surtout grâce aux multiples
citations de ces thèmes, « marionnettes » et « automates » – apporte un modèle de théâtre
extravagant, qui s’oppose au modèle bourgeois, en empêchant davantage l’identification du
spectateur avec le personnage.
L’usage de marionnettes, de personnages inanimés, de mannequins, de « poupées »
et de créatures artificielles ou hors du commun est par ailleurs récurrente dans le théâtre
postdramatique384. L’œuvre de Sylvano Bussotti en regorge d’exemples385 surtout puisque,
chez lui, les marionnettes et automates correspondent à son univers de l’« hyper art », et sont
une des facettes adoptées par l’intérêt que Bussotti manifeste pour le costume, pour l’artifice
et pour le travestissement. Dans un culte toujours un peu narcissique à sa propre image, la
présence de ces prototypes du super Homme peut être vue chez Bussotti comme encore un
des multiples moments artistiques de mise en abîme et de questionnement esthétique sur le
rôle de l’auteur et de l’œuvre d’art.
382
LEHMANN, H.-T., op.cit., p. 93.
Voir pages 58 – 61.
384
Lehmann cite notamment la présence de ces automates dans le théâtre des images de Bob Wilson, dans la
dramaturgie « statique » de Maeterlinck et chez les mannequins de dimensions quasi humaines, qui
représentent le passage de la personne à la poupée morte, dans le théâtre de Tadeusz Kantor. Voir :
LEHMANN, H.-T., op. cit., p.88, p.112-113.
385
L’œuvre de Bussotti en présente plusieurs exemples, depuis Arlechinbatocieria (années 1950), son premier
théâtre de marionnettes, en passant par les personnages robotiques, des sortes de « marionnettes hyper
développées » de Intégrale Sade, le pierrot-robot de Ispirazione, les marionnettes de La Satiresca et celles de
Circo Minore.
383
238
III.1.5 Le théâtre politique, à l’instar de celui de Henze
« Y a-t-il un lien entre art et ensemble des rapports de production ? Entre art et classe
sociale ? Contenu révolutionnaire et qualité artistique coïncident-ils ? Le créateur doit-il être
l’expression de la classe pour laquelle il lutte ? L’artiste d’une classe sur le déclin produit-il
autre chose qu’un art décadent ? Le réalisme correspond-il très étroitement aux exigences
sociales ? … Dès lors, l’art révolutionnaire implique-t-il un changement de style, de facture
et de technique ? … Dans quelle mesure le langage de l’art est-il distinct du langage
politique ? »386.
We come to the river est une véritable œuvre engagée de théâtre musical, au contenu
clairement politique, qui tisse une critique mordante contre une société corrompue par une
dictature cruelle. Même si le scénario est complètement fictif, les événements qu’il décrit
sont des allégories de la lecture que faisait Henze de sa société, notamment dans une phase
très militante de sa vie (Henze devient membre du parti communiste italien en 1976, en
suivant l’exemple de son maître et ami Luigi Nono).
Toutefois, nous savons que l’efficacité politique et artistique des œuvres engagées de
théâtre musical – surtout de cette période, déjà trop éloignée du théâtre-propagande des
années 1920 – sont souvent critiquées. En 1966 Peter Brook et le Royal Shakespeare
Company arrivaient encore à avoir une influence politique à travers un style qui mélangeait
documentaire, rituel, happening, et qui thématisait les conflits et valeurs sociaux les plus
actuels et fondamentaux. Toutefois la période qui suivit a vu naître un type d’opéra
d’inspiration brechtienne qui pratiquait la critique et la provocation, surtout politique et
sociale387.
« Puis, dès 1968, l’air revigorant des renouveaux des orientations politiques change du tout
au tout la situation expérimentale des musiques : pouvaient-elles intégrer – et maîtriser –
dans leurs discours, dans les mailles de leur trame compositionnelle, de façon sensée, des
problèmes politiques, sociologiques ? »388.
386
FENEYROU, L., « Introduction », Musique et dramaturgie, 2003, p.22.
A l’exemple d’Intolleranza 1960 de Luigi Nono, Satyricon de Bruno Maderna, Passaggio de Luciano
Berio, Kyldex de Nicolas Schöffer, Pierre Henry et Nikolaïs, Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann ou The
Death of Klinghoffer de John Adams.
388
VON DER WEID, J.-N., La musique au XXe siècle, Paris, Hachette, 1992, p. 215.
387
239
Pour Marie Monpoel, qui étudie notamment les œuvres de Nono, il y a dans le genre
de théâtre musical « politique » un manque de subtilité dans la transmission des idées
politiques, un aspect moralisateur dans le genre et une dispersion du message par le côté
grandiose du spectacle et des artifices visuels389. Lehmann met en question même l’impact
politique véritable des œuvres d’Agitprop, Lehrstücke et théâtre à thèse. Pour lui, ce type de
théâtre était juste « un rituel de confirmation pour des individus déjà convaincus »390.
C’est dans ce sens qu’il pourrait être reproché à We come to the river de faire passer
son message politique au moyen d’une esthétique d’impact, de choc, qui se lance
directement vers le public. Par contre, d’autres théoriciens combattent ces arguments, en
soutenant l’efficacité artistique et engagée notamment du théâtre de Henze, ainsi que de
celui de Nono.
En effet, toutes ces questions s’amalgament dans l’œuvre de Henze de façon à
qu’elle ne soit pas tout à fait manichéenne ou pamphlétaire, mais pas non plus étrangère ou
« distanciée » des questions sociales qui s’emparent de l’esprit du compositeur. De fait, la
transposition esthétique de l’engagement politique de Hans Werner Henze ne nie pas
esthétiquement les valeurs bourgeoises (le « beau »). Elle ne remet pas en question le
« langage musical », elle n’essaie pas de bouleverser les traditions, mais s’en sert plutôt.
Aussi, We come to the river adopte clairement une esthétique de l’impact, sans aucune
subtilité. Mais au même temps, comme l’observe très pertinemment Flammer, elle est
subitement très humaine, et dans sa manière totalement poétique et fictionnelle de
« raconter », son éventuel aspect pamphlétaire disparaît. Pour en finir, elle n’adopte pas une
posture de confrontation avec le public, mais l’invite plutôt à une cérémonie esthétique
d’« auto-refléxion » et d’« auto-expérimentation »391.
Il est intéressant de remarquer que, pour Lachenmann non plus – lui qui possède une
posture esthétique complètement opposée à celle de Henze, ce qui entraînera dans les années
1980 des débats idéologiques assez polémiques – , il ne faut pas « réfuter le beau comme
manière de s’opposer à la bourgeoisie »392.
389
MONPOEL, M., op. cit., p. 109-110.
LEHMANN, H.T., op. cit., p.274.
391
FLAMMER, op. cit., p.167.
392
Voir pages 254-255.
390
240
« Au lendemain de la guerre, la beauté, catégorie réifiée, était ignorée par les représentants
d’une option technique socialement aveuglée qui ne jurait que par le paramètre du son,
devenu mot magique. Cette technique, qui s’affirma comme une prise de pouvoir sur la
bourgeoisie, on sera peut-être surpris d’apprendre que Lachenmann la considère comme un
maniérisme, ce qui, tout jugement de valeur étant écarté, se justifie difficilement, compte
tenu précisément de sa virginité historique considérée comme objet de rigueur excessive et
d’agressivité. Les médiateurs qui apparaissent bientôt – Ligeti, Penderecki, Kagel – vont
constituer une avant-garde de substitution, restituant ses droits à la liberté. Représentants
d’une régression voilée, ils seront suivis, dans les années 1970, de représentants de la
régression ouverte, rejoignant la bourgeoisie dans sa confortable notion de beauté (…)
La beauté à laquelle croit Lachenmann – on ne la lui contestera pas – est une beauté
morale »393.
La question politique dans l’art est, malgré tout, une question essentielle en
esthétique musicale ; il n’y a en réalité un art qui soit complètement désengagé. Déjà Walter
Benjamin en 1935394 s’interrogeait sur les relations entre art et société, en se demandant quel
est le rôle de la culture dans les rapports de pouvoir. L’art a, selon lui, une implication avec
les stratégies politiques, et un rôle dans la manière comme les hommes se voient eux mêmes
et la société.
« Ce que l’œuvre d’art promet dans sa perception toujours inachevée et jamais figée, c’est
un surcroît de résistance et d’opposition à l’ordre figé du monde »395.
III.1.5.A Le contenu politique de We come to the river
Dans We come to the river, Edward Bond et Hans Werner Henze, tous les deux très à
gauche, tirent profit d’un des archétypes de la bourgeoisie – l’opéra – pour exprimer leur
position politique. Pour Bond, tous les moyens existants sont bons pour atteindre son but
artistique (même se présenter dans un théâtre « bourgeois »). Henze explique, de son côté,
que l’opéra est un genre musical qui permet – peut-être mieux que d’autres – à l’artiste de
prendre position, grâce au fait qu’il incite à une union expressive entre musique et
langage396. Pour l’écrivain comme pour le compositeur, la question esthétique est
profondément liée à la question politique.
393
DELIÈGE, C., op. cit., p.838.
BENJAMIN, W. L’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Paris, Gallimard, 2008.
395
CREPON, M., « L’art et la politique », dans : Magazine littéraire n.408, p.42.
396
HENZE, H.W., Musik und Politik, München dtv, 1984.
394
241
Henze part ainsi du principe que son œuvre musicale et théâtrale peut avoir un rôle
dans la société, en la mobilisant, en la « conscientisant », en rompant avec les conventions
de la bourgeoisie. Cette rupture se donne même au niveau esthétique, en ce que Henze
introduit la subversion au sein même de son œuvre artistique : en transformant sa forme, il
croit pouvoir transformer la société que la consomme397. Le théâtre se voit ainsi acquérir un
fort pouvoir, social et expressif, comme chez Artaud, où le théâtre est comparé avec la
peste :
« Car si le théâtre est comme la peste, ce n’est pas seulement parce qu’il agit sur
d’importantes collectivités et qu’il les bouleverse dans un sens identique. Il y a dans le
théâtre comme dans la peste quelque chose à la fois de victorieux et de vengeur. Cet
incendie spontané que la peste allume où elle passe, on sent très bien qu’il n’est pas autre
chose qu’une immense liquidation »398.
« Comme la peste, le théâtre est donc un formidable appel de forces qui ramènent l’esprit
par l’exemple à la source de ses conflits »399.
Un autre fait est marquant : l’œuvre We come to the river ne retient pas la violence,
elle la libère, une violence que Henze avait lui-même côtoyée lors de ses engagements
politiques et dans sa vie personnelle.
Il en va de même pour Bond, qui représente dans ses pièces théâtrales la violence
comme faisant intrinsèquement partie de la nature humaine et encore davantage des sociétés
de nature capitaliste, où l’homme est vu avec un grand pessimisme. Selon les principes de
son théâtre rationnel, le bien et le mal sont déterminés par la société.
„Nach Auffassung Bonds ist Gewalt zu einem neuen Mythos avanciert, der eine notwendige
Funktion innerhalb des auf Selbsterhaltung und Expansion ausgerichteten kapitalistischen
Systems ausübt“.400
Caractérisant un théâtre « représentationnel », We come to the river emploie un type
de musique que Henze appelle « réaliste », en expliquant que les endroits du scénario où il
397
Le détournement de la forme opératique réalisé par Henze est comparable à celui que Mauricio Kagel
procure avec son Staatstheater (1970) et que Luciano Berio réalise dans ses quatre opéras (Opera,19691970, La vera storia, 1981, Un ré in ascolto, 1984 et Cronaca del Luogo,1999), parmi lesquels le premier
(composé de trois parties indépendantes, dont Air et Melodramma) et le troisième, très métalinguistique,
réalisent une véritable parodie du genre.
398
ARTAUD, A., Le théâtre et son double, Paris, Quarto Gallimard, 2004, p.518.
399
Idem, p. 520.
400
«Selon Bond, la violence est devenue un nouveau mythe qui exerce une fonction essentielle au sein du
système capitaliste, dans son auto-préservation et expansion », PETERSEN, P., op. cit., p. 72.
242
introduit de la musique (en particulier, les citations stylistiques de la tradition musicale) sont
seulement ceux qui correspondent à des situations où, dans la vie réelle, il y aurait forcément
aussi de la musique401. C’est ainsi que, selon le compositeur, les scènes de We come to the
river sont « très réalistes », planifiées et chargées de sens structurel et dramatique402.
Le réalisme de We come to the river est un des aspects les plus importants dans la
constitution d’un théâtre au contenu politique. Le compositeur considère que jamais plus,
après We come to the river, il n’aura pu atteindre un tel degré brutal de réalisme social. En
effet, ses œuvres théâtrales antérieures et postérieures, même quand elles traitent d’un sujet
politique, possèdent des caractéristiques antiréalistes, comme l’usage du merveilleux, du
fantastique et du mythe, dans des réinterprétations d’un héritage romantique403. Il témoigne :
“I did not think it necessary or possible to adopt artistic means to portray real social
circumstances in such a radical manner and to expose them to the collision of art and reality,
as is the case in this work. Nor would I have thought that drama and music (and the two
working together) would have been capable of reproducing such a degree of reality that they
themselves are completely filled with it, and exposed to rupture and damage. Nor had I
regarded it as the task of the theatre to formulate anger and injury, admonition, appeal and
alarm in a way that is itself frightening and alarming, itself cruel and injurious.”404
C’est ainsi que Hans Werner Henze emploie un arsenal orchestral énorme et très
varié pour raconter et représenter la fiction à saveur réaliste qui est We come to the river.
L’hétérogénéité de l’orchestre et la diversité et pluralité de textures sonores et instrumentales
sont une allégorie de la société, représentée par l’orchestre. Pour cette raison, tous les
instruments sont traités comme solistes, dans une « société » utopiquement vue par le
compositeur comme un ensemble d’individualités.
Henze parvient avec ses trois orchestres à une forme de « socialisation musicale », en
appliquant sa pensée politique directement à la construction musicale, ce qui n’est pas sans
rappeler les écrits de Mauricio Kagel au sujet du comportement social lié à chaque
401
HENZE, H.W., op.cit., p. 203.
HENZE, H.W., Music and Politics, London, Faber and Faber, 1982, p. 240.
403
Nous pensons, par exemple, à Orpheus (rapport au mythe), à An aeolsharfe et Nachtstücke und Arien (où
Henze s’inspire de mondes imaginaires, de façon très fantaisiste).
404
« Je ne pensais pas qu’il était nécessaire ou possible d’adopter des moyens artistiques pour dépeindre la
réalité sociale de manière si radicale et de les exposer au conflit entre l’art et la réalité, comme c’est le cas dans
ce travail. Ni je n’aurais pensé que le théâtre et la musique (et les deux ensemble) auraient été capables de
reproduire un tel degré de réalité, jusqu’à qu’ils se soient complètement remplis avec elle, exposés à une
rupture et des dommages. Je n’avais pas non plus considéré comme une tâche du théâtre de formuler la colère,
les blessures, l’avertissement, l’appel et l’alarme, d'une manière qui est en soi effrayante et inquiétante, cruel et
nuisible », dans : HENZE, H.W., op.cit., p. 231.
402
243
instrument. La guitare, tout comme chaque instrument et chaque individualité, est d’une
importance cruciale dans cette société dépeinte par Henze, qui construit le discours musical
plus à partir du timbre, de la texture et de la sonorité même que d’une pensée mélodique et
thématique.
Comme dans d’autres œuvres de Hans Werner Henze, le compositeur associe la
guitare à un répertoire musical populaire, en particulier celui des chansons, musiques de
danse et autres « sérénades », et lui attribue un rôle politique particulier qui découle de cette
association. Si elle joue des mélodies à la forme simple, développe un caractère intimiste
lors des dialogues entre personnages opprimés, elle laisse aussi apparaître un caractère plus
militant et combatif, lorsque, par exemple, elle est jouée dans un face à face avec le public –
dans une attitude de distanciation brechtienne qui rompt avec le quatrième mur. De la sorte,
elle module ses caractéristiques instrumentales (timbres, accordage, volume) en fonction des
situations sur scène et des personnages qui y évoluent.
244
symbolise un individu, sa subjectivité, tandis que les textures sonores massives représentent
la société, « la dimension objective, voire collective »407.
Cette dimension collective est historiquement associée, depuis l’antiquité grecque en
passant par Stravinsky dans son Sacre du printemps, à la présence du « chœur » dans le
théâtre, qui de plus peut être – pour Henze comme pour Stravinsky – un « chœur
instrumental »408.
We come to the river emploie ainsi ce style musical que Henze crée dans Les
Bassarides, et réutilise dans Der junge lord et Der Prinz von Homburg, et qui révèle au
niveau musical les tensions entre individu et société. Dans ces œuvres scéniques, Henze
effectue un travail de « caractérisation » sonore :
« Quand il emploie le grand orchestre avec des fanfares héroïques et des motifs martiaux,
ces derniers prennent une dimension critique, de sorte que la violence inhérente à cette
musique émerge brusquement. C’est le chant qui, chez Henze, s’oppose à la force brute de
l’orchestre, dans un rapport conflictuel. Alors que les instruments et le chœur représentent le
pouvoir collectif, la voix soliste incarne la force de l’individu »409.
III.1.5.B La pensée politique chez Mauricio Kagel
L’œuvre de Kagel présente une approche subtile de la question politique. D’un côté,
elle reflète un esprit a-politique, caractéristique de la néo-avant-garde ouest-allemande, à
partir des années 1950. Selon Lehmann, ce refus de la politique s’explique par une
« tentative d’oublier le passé en se tournant vers la ‘culture’ »410. C’est dans cette
perspective que Kagel affirme volontairement ne pas vouloir aborder la question politique.
D’un autre côté, l’apparent désengagement politique de Kagel cache une profonde
préoccupation sociale, qui se manifeste par d’autres voies que par un discours politisé411.
Ainsi, sa préoccupation avec le sujet peut être ressentie à chaque instant dans son œuvre,
407
KOGLER, Susanne, « L’opéra remis en question », dans: FERRARI, G., Pour une scène actuelle, Paris,
L’Harmattan, 2009, p. 19.
408
Voir page 312 et 316.
409
KOGLER, Susanne, dans : FERRARI, G., Pour une scène actuelle, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 20-21.
410
LEHMANN, H.T., op. cit., p.76-77.
411
VON DER WEID, J.-N., La musique au XXe siècle, Paris, Hachette, 1992, p. 215-216.
245
surtout dans sa manière de transgresser le langage habituel du théâtre musical. Le théâtre de
Kagel réalise une révolte politique surtout sur le plan formel, par le biais de la
déconstruction et de l’interdisciplinarité : cette forme de contestation politique est typique
des années 1960, notamment aux Etats-Unis. L’esprit politique de l’œuvre de Kagel peut
aussi être observé dans son aspect « interculturel » – comme chez Henze, d’ailleurs – à
travers le mélange de différentes cultures, langues et mythologies.
“me interesa analizar les diferentes dimensiones de Mi profesion, de la profesion de mis
colegas… saber verdaderamente donde estamos…creo que es una forma de politica”412.
Cette dimension politique possède, chez Kagel, un caractère incontestablement
subversif. Toutefois, cette subversion politique n'est pas démonstrative, Kagel n’est pas
pamphlétaire, il n’y a pas d’appel politique direct. Dans son immense œuvre « hors norme »,
il serait juste de dire que le geste politique est lié au geste théâtral dans une démarche de déconstruction du langage. Cette alliance du politique et du théâtral se traduit par une
démarche de « mise en situation » de la musique. Dans ce sens, selon le compositeur,
« même quand (il) emploie 200 projecteurs, (il) compose »413.
De la même manière, sa production radiophonique et cinématographique contient un
substrat politique. Selon Lothar Prox, Kagel utilise la critique sociale comme base de
presque tous ses films ; toutefois, cette critique reste, pour la plupart du temps, latente et
indirecte414. Interrogé à ce sujet, Kagel a toujours répondu de manière énergique qu’il
n’avait pas l’intention de faire de la politique à travers sa musique.
“Cuando contemplo la miseria del mundo, me es imposible componer seriamente música
cuya pretensión sea disminuir esta miseria. La música no ayuda nada a aliviar la miseria. El
hecho de denunciar públicamente las miserias del mundo y disfrazarlas con música, no tiene
que ver nada con la música”415.
412
« Je suis intéressé à analyser les différentes dimensions de ma profession, du métier de mes collègues ...
vraiment savoir où nous en sommes ... Je pense que c'est une forme de politique », KAGEL, M., dans :
BARBER, L., op. cit., p.35.
413
KAGEL, M., Parcours avec l’orchestre, Paris, Éditeur L’Arche, 1993, p.9.
414
PROX, Lothar, « Musique et réalisation », dans : KLÜPPELHOLZ, W., Mauricio Kagel:… 1970-1980,
Cologne, DuMont Schauberg, 1981, p. 8.
415
« Quand je contemple la misère du monde, je ne peux pas composer sérieusement de la musique dont la
prétention est de réduire cette misère. La musique ne fait rien pour soulager la misère. Le fait de dénoncer
publiquement les misères du monde et les déguiser avec de la musique, cela n'a rien à voir avec la musique »,
KAGEL, M., dans : BARBER, L., op. cit., p. 79.
246
Une nouvelle étape serait néanmoins franchie quand on aborde ses Hörspiele où
Kagel déploie un contenu politique plus engagé – mais sans tomber encore une fois dans des
stéréotypes –, qui
s’explique surtout par la présence de la parole, et par un usage
« révolutionnaire » du texte en lien avec la musique. Selon Frisius,
« Kagel, qui a fort énergiquement formulé des doutes quant à la possibilité d’une expression
politique dans la musique pure, laisse entendre, par ses pièces radiophoniques, que la
musique, dans des contextes extra-musicaux et particulièrement en rapport avec la parole,
peut échapper aux difficultés, faciles à concevoir, d’un art politiquement engagé, sans pour
autant tomber dans l’abstinence politique. »416
Selon d’autres angles et dans d’autres œuvres (surtout de théâtre instrumental), Kagel
attribue une dimension politique à son travail de composition. Au cours des années 1970, le
compositeur élabore une sorte de « sociologie de la musique actuelle » : en même temps
qu'il analyse des œuvres musicales classiques, surtout allemandes, en y cherchant « les
traditions de la tradition », et en essayant de distinguer les vraies des fausses traditions, il
étudie plusieurs genres de musique d’origine populaire, comme la variété, la musique de
cirque, la musique folklorique, … Cet intérêt pour la musique du passé ainsi que pour la
musique populaire est déjà en soi une démarche politique de compréhension de la société.
Kagel n’en reste pas là : il compose des musiques pour être interprétées par des
amateurs – ce qui atteste de sa sincère préoccupation sociale, d’un engagement éthique de
son travail envers la société, d’un questionnement constant sur la valeur de l’art dans la
société.
En outre, les situations de théâtre instrumental ainsi que ses œuvres scéniques plus
tardives traduisent souvent une pensée sociale : dans Match, Kagel met en scène une
situation de pouvoir ; dans son Hörspiel Tribun, il montre les tergiversations du langage
politique et dans Die Umkehrung Amerikas, Mare Nostrum, Exotica et Umzug, il expose des
situations historiques ou quotidiennes qui ont un aspect politique ou social prédominant.
Néanmoins, Con voce est la seule œuvre de Kagel qui parle directement d’un sujet
politique :
« En souvenir de l’interdiction de s’exprimer et de penser qu’ont subie les habitants de
Prague en 1968, les instrumentistes se tiennent serrés, regardent en face d’eux, fixement et
416
FRISIUS, Rudolf [article de revue], Musique en jeu n°27, p. 55.
247
sans bouger, comme pétrifiés par la peur. Ils imitent avec la voix le son de leur instrument,
comme s’il leur était interdit de s’en servir normalement »417.
Mais, comme nous l’avons dit, c’est dans le traitement du langage que l’œuvre de
Kagel dévoile sa véritable « révolution », sa réflexion politique la plus profonde. C’est en
faisant un parallèle entre son art et la société qu’il parvient à parler de politique. Pour Kagel,
le simple fait de remettre en cause la nature même d’un instrument de musique est déjà en
soi un acte politique. Il s’exprime au sujet de sa vision politico-historique de la musique :
„Meine Erfahrung ist, dass man sich als Komponist kaum an wirkliche wichtige Themen
heranwagen kann, ohne wichtige Fragen der Musik, des musikalischen Handwerks und der
Musikgeschichte gleichzeitig zu berühren.“418
III.1.5.C Une « musique positive »
La dimension politique de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern s’accorde avec ce
que Luigi Nono préconisait lorsqu’il évoquait son théâtre révolutionnaire, notamment dans
son Prometeo. Comme cela semble la règle dans tout théâtre postdramatique, chez
Lachenmann « ce n’est pas parce que les thèmes choisis sont directement politiques que le
théâtre devient politique, mais c’est par la signification implicite de son mode de
représentation »419.
La musique de Lachenmann rejette ainsi strictement l’idée de l’œuvre d’art engagée
comme un reflet de la réalité sociale. Elle ne vise pas non plus à transformer la société par
des moyens extrêmes. Par contre, elle constitue une œuvre « politisée » dans le sens où elle
éveille une autre écoute chez les auditeurs, une perception sensorielle renouvelée.
En s’interrogeant sur la musique elle-même, sur son matériau, son histoire, ses
formes, la structure de sa pensée, l’aura de ses figures, ses timbres et ses gestes
instrumentaux, la musique de Lachenmann veut bouleverser les rapports entre la société et
417
MONPOEL, M., Le théâtre musical contemporain (thèse de 3e cycle), Paris, Université Paris IV, 1985, p.
85.
418
« Mon expérience montre que l’on peut à peine oser approcher les sujets vraiment importants en tant que
compositeur, sans toucher en même temps des questions majeures de la musique, de l’artisanat musical et de
l’histoire de la musique », KAGEL, M., cité par : REXROTH, Dieter, „Wer von uns allen wird darüber
berichten können?“, dans : Mauricio Kagel: ein Portrait. Frankfurt Feste’89 [livre-programme du festival],
p.77.
419
LEHMANN, H.-T., op.cit., p.279.
248
l’individu. C’est en cela que la musique de Lachenmann se libère volontairement des
normes d’un système établi : elle croit ainsi pouvoir mieux interagir et interroger la société,
exerçant, de cette façon, son rôle politique. Partant, Lachenmann s’oppose à l’idée du « beau
», idée qui serait fixée par la convention bourgeoise, et s’oppose aussi à ce qu’il appelle l’ «
appareil esthétique ».
L’œuvre entière de Lachenmann remet le théâtre bourgeois en question ; au lieu de
profiter du « confort » et du succès garanti par ses stéréotypes, son œuvre lui apporte une
réflexion critique. C’est ainsi que, chez Lachenmann, l’importance qui est donnée à l’écoute
va à l’encontre de cet art consommable et confortable, assimilé à un art bourgeois et à une
industrie culturelle, où l’attention peut rester flottante420.
« Un opéra, dans le catalogue d’un compositeur, n’est pas exactement une œuvre comme les
autres, c’est un pacte signé avec une institution qui accueille un public dont on n’oublie
jamais, comme disait Richard Strauss, qu’il a payé cher ses places. La tentation est plus forte
alors pour le compositeur de mettre un peu d’eau dans son vin afin de produire un bel objet
culturel : c’est ce que Ligeti a lui-même admis après la composition de Grand Macabre et ce
que l’on aperçoit dans les opéras de Berio. D’où l’impression que bien des œuvres scéniques
contemporaines penchent vers une esthétique référentielle, se présentant comme un montage
de citations (mélodiques, formelles, instrumentales, dramatiques…), et qui garantit
effectivement le plaisir d’une bonne soirée »421.
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern est l’œuvre-type de Lachenmann : l’opéra
s’achève avec la mort de la petite fille, gelée. Chez Andersen, cette mort acquiert une
dimension morale et rédemptrice, grâce à l’apparition de la grand-mère salvatrice de la petite
fille, qui lui ouvre les portes des cieux. Chez Lachenmann, grâce aux textes insérés de
Ensslin et Da Vinci, cette sublimation se donne par la musique et par la profondeur du
message utopique transmis, qui incite l’auditeur à un autre type de réaction, moins passif et
apitoyé.
« Tout l’espoir de Lachenmann, déposé dans son œuvre aride, est là, dans la fabrication d’un
sensible inédit, construit par des expériences sensorielles oubliées, qui mettent la conscience
aux aguets et stimulent la pensée. En mobilisant chez son auditeur des facultés d’écoute
nouvelles, libérées par la découverte de sonorités inconnues et pourtant profondément
enracinées dans la vérité du corps et de l’affectivité, le pari de Lachenmann est de dépasser
420
Il n’est de toute façon pas anodin de constater que dans l’ensemble de l’œuvre de Lachenmann, La petite
fille aux allumettes soit son seul opéra. En effet, Lachenmann a longuement hésité à adopter cette forme qui
pour lui paraissait bourgeoise (autant parce que, en effet, l’opéra est le genre bourgeois par excellence, mais
aussi à cause de la souveraneité de la voix dans ce genre musical et théâtral).
421
KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, p. 236.
249
le simple stade du sentir pour accéder au stade ultérieur d’une perception qui fasse sens et
devienne libération. Par ce processus, la transformation de l’homme et du monde est
enclenchée et s’avère, dans l’esprit du compositeur, plus efficace que les dénonciations
pratiquées par l’art engagé »422.
La dimension politique et critique de la démarche de Lachenmann apparaît en
somme quand il montre au public le geste instrumental, les coulisses de la musique,
l’énergie concrète nécessaire à la production d’un son. Comme si soudainement le « travail »
était mis en valeur (et avec lui, la classe ouvrière), sa musique fournit pour Martin
Kaltenecker un « ‘renseignement’ sur un ‘travail caché’, (ce qui) signifie mettre à nu tout ce
qui ‘va de soi’, une série de présupposés esthétiques et sociaux »423. Le but d’explorer le
potentiel sonore des instruments de musique, ainsi que les sons extraits d’instruments
exotiques (Le shô et le temple gong japonais, la flûte de pan), objets et matériaux divers
(marteaux, tissus) possède ainsi pour Lachenmann un aspect politique.
La notion lachenmannienne d’insécurité (Ungeborgenheit) est justement née de la
conjonction des éléments politique et musical, et vise à une mobilisation indirecte mais
profondément politisée. Pour Lachenmann, ses œuvres doivent conserver une capacité à
déranger par leurs moyens propres. C’est dans ce sens et en tant que « spectacle de la
perception »424 que Lachenmann crée un type de musique politique mais qui ne serait pas
directement pamphlétaire.
Ainsi, et contrairement à We come to the river de Hans Werner Henze, par exemple,
l’œuvre théâtrale de Helmut Lachenmann ne vise pas à parler directement de politique, et la
dimension politique de ses œuvres doit être vue avec prudence. Le compositeur conteste un
emploi direct de la musique par la politique, procédure qui, selon lui, ne ferait que renforcer
« précisément le mécanisme qu’elle entend briser et qu’elle utilise en vérité en lui
obéissant »425. Pour Lachenmann, même si l’artiste n’a pas la moindre influence sur le
politique, sa force consiste à créer des expériences esthétiques qui brisent les habitudes de
chaque spectateur, lui permettant d’être profondément touché, puis d'avoir une vision
renouvelée vis-à-vis de la société. Dans le cas de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, la
422
CAULLIER, J., op. cit.
KALTENECKER, M., dans : FENEYROU, L., Résistances et utopies sonores, Paris, Publication CDMC,
2005, p. 184.
424
CAULLIER, J., op. cit.
425
LACHENMANN, H., « Zur Analyse Neuer Musik » (1971-1993), Musik als existentielle Erfahrung,
Wiesbaden, Breitkopf und Härtel Insel Verlag, 1996, p.32.
423
250
dimension politique se trouve, finalement, dans deux niveaux : dans le fait que le travail de
la musique concrète instrumentale vise à dévoiler le « travail caché » qui mène au son, et
dans le fait que Lachenmann lui-même compare le « cas » de la petite fille à celui d’Ensslin,
comparaison qui met en parallèle l’histoire politique et sociale récente de l’Allemagne.
« Le livret peut être lu comme un roman d’éducation en trois parties qui mène de la petite
fillette aux allumettes qui est totalement passive et dépendante de la société et de ses proches
à Gudrun Ensslin, membre du groupe RAF, dont l’activité terroriste n’est qu’un acte
désespéré et inutile à la fois. Le dernier état est celui de l’activité artistique que le texte de
Leonardo assimile à une recherche de la vérité »426.
Dans sa recherche de l’interaction entre politique et musique, Lachenmann refuse de
viser directement un impact politique à travers sa musique, ce que pour lui « ne peut être
qu’une musique plus rudimentaire »427. Le compositeur part du principe, comme l’observe
Martin Kaltenecker, que la provocation et l’agitation politique sont prévues par le système.
Ce système lui réserve une place codée, de façon à que l’artiste qui sert ce moule est
« toléré » par le système dans un rôle stéréotypé.
Cette insertion inévitable de la musique engagée dans le système est une des
caractéristiques que Lachenmann veut pourtant nier ; l’autre est sa tendance à devenir
réactionnaire, due au fait qu’elle se propose à prouver quelque chose à un nombre de
spectateurs :
« [La musique] peut soutenir quelque appel verbal à transformer la société (ou le contraire)
uniquement dans un sens global et démagogique : glorifiant de tels appels de manière
irrationnelle, en puisant dans les clichés expressifs d’une esthétique petite-bourgeoise, elle
en fait des fétiches et les intègre dans le culte de ce qui est déjà installé. Toutes les
possibilités musicales démagogiques, émotionnelles, manipulatrices sont liées à un matériau
expressif depuis longtemps confisqué à la réaction. Leur effet, quand on les applique
sérieusement, est lourdement fascisant (quand on les emploie de façon ludique, leur effet est
nul). Tout étiquetage à gauche n’y change rien »428.
Il apparaît que cette préoccupation avec le supposé pouvoir réactionnaire de la
musique est également présent dans les réflexions d’Edward Bond, notamment dans les
426
KOGLER, Susanne, « L’opéra remis en question : un genre ‘mort’ de nouveau actuel ? » dans : FERRARI,
G., Pour une scène actuelle, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 24.
427
KALTENECKER, M., dans : FENEYROU, L., Résistances et utopies sonores, Paris, Publication CDMC,
2005, p.183.
428
LACHENMANN, H., « Zur Frage einer gesellschaftskritischen (-ändernden) Funktion der Musik » (1972),
Musik als existentielle Erfahrung, Wiesbaden, Breitkopf und Härtel Insel Verlag, 1996, p.98.
251
poèmes qu’il écrit en accompagnement au livret de We come to the river429. Toutefois, il
existe – en plus des divergences idéologiques entre les deux compositeurs – une différence
entre l’action politique de la musique de Lachenmann, qui va « vers » la société, et celle de
Henze, qui emploie des stratégies idéologiques comme les concepts de « violence » et
d’« utopie » humaniste. Cette différence se relie à celle que Kaltenecker identifie par rapport
à l’action politique de la musique de Kagel (une « destruction parodique » qui se place
contre la société430).
L’exception chez Lachenmann est Salut für Caudwell, une œuvre qui part d’un texte
qui, dès le départ, est politique431 : dans son engagement, ce Salut für Caudwell pose une
série de questions au public et à la société. Ces questions, le compositeur les note à côté de
la partition dans une de ses esquisses :
« 0. Qu’attendez-vous ? 1.Êtes-vous vivant ? 2.Est-ce que tu te connais ? 3.Pourquoi as-tu
peur ? 4. Pourquoi… »432.
Helmut Lachenmann cite dans l’œuvre une phrase du livre de Christoph Caudwell :
« Nous ne cesserons pas de critiquer le contenu bourgeois de votre art » („Wir werden nicht
aufhören, den bürgerlichen Inhalt eurer Kunst zu kritisieren“).
III.1.5.D La « musica negativa »
Dans l’Allemagne des années 1970, comme conséquence de la situation politique du
pays, les artistes étaient visiblement sujets à une certaine pression qui les obligeait à prendre
position politiquement avec leur art433. A cette époque, Henze adhère complètement à l’idée
d’un engagement artistique. Tandis que Lachenmann compose une seule œuvre (Salut für
429
Voir page 339.
KALTENECKER, M., dans : FENEYROU, L., Résistances et utopies sonores, Paris, Publication CDMC,
2005, p. 184.
431
L’élément politique est inséré directement dans la composition de Salut für Caudwell : elle intègre un
extrait de Illusion and Reality (1937), le premier texte marxiste du philosophe et historien de littérature anglais
Christopher Caudwell (1907-1937), membre du Parti communiste, mort au combat contre les troupes fascistes
en Espagne, dont le vrai nom est Christopher St John Sprigg. Illusion and Reality analyse les rapports entre
l’art et la société. L’œuvre démasque la liberté dont la classe bourgeoise croit jouir, en montrant combien cette
liberté est illusoire et conditionnée par l’idéologie de la domination.
432
Cité dans : KALTENECKER, M., op. cit. p.187.
433
KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, p. 81.
430
252
Caudwell) faisant le lien entre musique et politique »434, Kagel (toujours en Allemagne et à
la même époque) construit une forme personnelle de « musique de la négation », dont le
contenu est pour lui indéniablement politique.
Chez Kagel, la « négation » en musique naît de sa nature parodique, et d’un langage
fortement marqué d’ironie distanciée435. Comme nous le verrons dans le chapitre VII.1.4, la
négation consiste aussi en remplacer le son par le geste qui le produit, ce qui n’est qu’une
autre forme de parodie. Cela se voit bien dans Solo, où un chef d’orchestre dirige un
orchestre imaginaire – il n’en ressort aucun son, mais aussi dans Phonophonie, Atem et Con
voce.
„In seinem riesigen Oeuvre ‚Instrumentalem Theaters’ gibt es sowohl valentinsche
Verhinderungen der Musik, qualvolle Impotenz wie höchste Kunstintention.“436
Parallèlement, la « négation » en musique est aussi entendue dans une perspective
politique, comme une musique à un tel point engagée qu’elle se retourne contre soi-même,
en remettant en question les valeurs de son propre public, en se remettant elle-même en
question. Selon Dahlhaus
« La musique engagée aux visées révolutionnaires s’adresse dans les pays non socialistes –et
c’est uniquement dans ces pays qu’elle est révolutionnaire et non conservatrice – presque
exclusivement, consciemment ou à contre-cœur, à un public bourgeois ; les relations avec
l’auditoire sont ouvertement ou secrètement polémiques. La sympathie pour le prolétariat –
aussi sincère qu’elle soit – reste abstraite »437.
Dans ce sens, la « négation » se passe au niveau du public qui va réceptionner la
musique engagée, qui n’est pas pour son compositeur le public idéal ou utopique (le
prolétariat), mais un public bourgeois, qu’il méprise et duquel il dépend. Dans le théâtre
musical contemporain, l’auteur connaît son public, un public non seulement bourgeois dans
sa plupart, mais en général, habitué, intellectuel et spécialisé. Quelle sorte d’engagement
434
Lachenmann ne composera aucune œuvre à teneur politique entre Salut für Caudwell et Das Mädchen mit
den Schwefelhölzern, deux décennies après.
435
Voir le chapitre VII.8.
436
« Dans sa vaste œuvre de « théâtre instrumental », il y a en même temps de la négation de la musique et de
l’impuissance en tant que haute culture », KESTING, Marianne, „Die Erschöpfung des Kunstwerks :
Imaginäre Musik oder Musikalisches Theater der Verhinderung“, dans: KLÜPPELHOLZ, W., Kagel…/1991,
Cologne, DuMont Schauberg Buchverlag, 1991, p. 222.
437
DAHLHAUS, C., Essais sur la Nouvelle Musique, Genève, Contrechamps éditions, 2004, p.182.
253
attend le public de cette musique et que sorte d’engagement attend le compositeur de son
public ?
Lachenmann déclare, lors de la création de Salut für Caudwell, que la pièce est
« dédiée à Caudwell et à tous les marginaux qui, parce qu’ils dérangent le vide de la pensée
(« Gedankenlosigkeit »), sont très vite mis dans le même sac que les destructeurs »438. Par
ailleurs, Lachenmann semble obsédé par son hypothèse selon laquelle la violence et la
destruction sont des caractéristiques propres à la pensée critique. C’est cette prémisse qu’il
défend dans une lettre adressée à Hans Werner Henze, et que celui-ci va ressentir comme du
« négativisme »439.
La correspondance et le débat entre Henze et Lachenmann au sujet de la musica
negativa est déclenchée le 13 octobre 1982, lors d’un dialogue (très tendu dès le départ) des
deux compositeurs à la radio. Lachenmann demande alors comment la musique actuelle
(comme celle de Henze) peut encore employer et emprunter des moyens traditionnels de
manière crédible.
En gros, Lachenmann critique la « facilité » avec laquelle Henze emprunte des
techniques et idiomes musicaux traditionnels. Il critique notamment l’écriture pour guitare
dans une œuvre de Henze, Kammermusik 1958 :
„Und wenn dann so etwas kommt – um einmal konkret zu werden – , so eine Idylle der
Gitarre, dann habe ich sofort ein Misstrauen. Ich sage, um das einmal wieder ungeschützt
und respektlos zu sagen, der Komponist nutzt die Idylle aus, die dieses Instrument mitbringt,
aber er ändert sie nicht, er ändert nicht, er bringt sich im Grunde gar nicht mehr genug ein.
Diese Idylle der Gitarre oder des Belcanto, die trägt sich im Grunde schon fast von selbst,
das heißt, die Situation ist für mich eben eine utopische, eigentlich: So schön ist es doch
eigentlich nicht“440
Henze, en se défendant, démontre être aussi concerné par des questions esthétiques,
idéologiques et politiques, avec lesquelles la musique dialogue. A sa manière, Henze veut
438
LACHENMANN, H., cité par : KALTENECKER, M., dans : FENEYROU, L., Résistances et utopies
sonores, Paris, Publication CDMC, 2005, p.187.
439
LACHENMANN, H., « Offener Brief an Hans Werner Henze » (1983), Musik als existentielle Erfahrung,
Wiesbaden, Breitkopf und Härtel Insel Verlag, 1996, p. 331-333.
440
« Et puis arrive quelque chose comme ça - une fois pour être concret – un tel idylle de la guitare, alors je me
méfie immédiatement. Je dis, encore une fois et de façon irrespectueuse et risquée, le compositeur utilise
l’idylle apporté par cet instrument, mais sans le changer, il ne changera pas, il n’y apporte fondamentalement
rien. Cet idylle de la guitare ou du bel canto, qui existe essentiellement presque par lui-même, signifie pour
moi une situation presque utopique. Ainsi, si ‘beau’ ça ne peut pas vraiment être », LACHENMANN, H.
« Tagebuchnotiz und Tonband-Protokoll (zur Auseinandersetzung mit Hans Werner Henze », Musik als
existentielle Erfahrung, Wiesbaden, Breitkopf und Härtel Insel Verlag, 1996, p.408.
254
introduire ces éléments, mais il croit avoir le droit d’en faire une musique « positive » et
« heureuse » ; en prenant mal la critique de Lachenmann, Hans Werner Henze le qualifie
ensuite de « représentant de la musique négative »441.
C’est alors que Lachenmann répond par une carte ouverte le 11 juin 1983, publiée
dans le Frankfurter Allgemeine, également offensive. Les idées que Lachenmann défend
incriminent la beauté bourgeoise adoptée par des compositeurs néo-classiques tels que
Henze, Britten et Penderecki, mais revendiquent ceci :
« Musica negativa représente une philosophie de la composition qui instrumentalise la
subversion d’une façon presque maniériste, si bien que sa démarche créatrice tire ses
impulsions d’un traitement destructeur – quel qu’il soit – de nos moyens musicaux
traditionnels »442.
Lachenmann croit, au contraire du courant de la musica negativa qu’il définit ainsi
par son aspect destructeur, qu’on dépasse les formes traditionnelles par la présentation de
nouvelles propositions, plutôt qu’en voulant « choquer » le bourgeois. Lachenmann appelle
donc musica negativa un type de musique que fait un détournement provoquant, par la
parodie ou par le surréalisme, des formes musicales figées de la bourgeoisie. Lorsque
Lachenmann introduit dans sa musique des références et citations443 stylistiques du son
philharmonique bourgeois, il ne le fait pas dans un but critique ni de façon « négative »,
cherchant la dérision. Même si Lachenmann partage avec cette « musique négative » le rejet
des formes figées, il ne veut pas adopter le procédé de détournement propre des musiques
négatives qui caractérise, par exemple, la musique de Kagel444.
441
HENZE, H.W., , Die Englische Katze, Frankfurt am Main, Fischer, 1983, s.n.p.
LACHENMANN, H., « La musique, une menace pour l’oreille : entretien avec Helmut Lachenmann de
David Ryan », Dissonance, mai 1999, n.60, p.14.
443
Voir page 583.
444
KALTENECKER, M., dans : FENEYROU, L., Résistances et utopies sonores, Paris, Publication CDMC,
2005, p. 184.
442
255
III.2 La narration, la linéarité et la présence d’un texte dramatique
C’est un fait connu que, dans la tradition occidentale de la musique savante, les
formes musicales ont pour origine le discours verbal. Elles possèdent une qualité
narrativisante, autant du côté rythmique que structurel, qui résulte selon Claude LéviStrauss de la convergence entre le mythe et la musique. Lévi-Strauss assure qu’il est
« inconcevable qu’il y ait une œuvre musicale qui ne commence pas par un problème et qui
se penche vers sa résolution »445, vérité qui confirme sa parenté intime avec l’univers du
mythe. Cette question de la succession temporelle des états « problème » (souffrance,
dissonance) et « résolution » (guérison, rédemption, consonance) est propre à la narration et
constitue un « scénario-archétype ». Commune à la musique et aux mythes, la problématique
du potentiel narratif est comparée au schéma harmonique basique du système tonal (I-V, VI), qui résume le schéma syntaxique de base.
Selon J.J. Nattiez, le langage musical possède « une capacité sémiologique d’imiter
la propension à la narration »446 grâce à ses deux dimensions : l’une, linéaire et temporelle
(qui détermine une succession d’événements dans le temps), et l’autre, spatiale (donné par
une sorte de tension entre deux éléments ou plus). Ainsi, les éléments de la narration en
musique peuvent être résumés comme tout ce qui détermine des ponctuations dans le
discours : les séquences, cadences, intervalles, modes de jeu et l’organisation du système447.
445
LEVI-STRAUSS, C., dans : NATTIEZ, J.J., « Can one speak of Narrativity in Music ? », Journal of the
Royal Musical Association Vol. 115, N. 2, 1990, p. 241.
446
NATTIEZ, J.J., op. cit., p. 253.
447
DELIÈGE, C., Cinquante ans de modernité musicale, Sprimont, Mardaga, 2003, p. 33.
256
III.2.1 La narration chez Hans Werner Henze
Tout cela est présent, par exemple, dans l’opéra de Henze. Dans une perspective
narrative, le texte est traité de la manière la plus directe et linéaire. Dans We come to the
river, et chez Henze d’une manière générale, la structure dramatique de l’opéra conserve un
traitement traditionnel :
-
La progression dramatique est linéaire.
Le discours est parfaitement narratif.
Au niveau du scénario, la linéarité se traduit en tant qu’une succession d'événements
dans le temps qui mène à une fin cathartique, grâce au dévoilement final d’une morale
sociale et d’un espoir de justice. Ces événements sont vécus sur scène, et ne sont pas
racontés par un narrateur : le discours est toujours à la première personne. La narrativité est
ainsi liée à la notion de musica impura448. Mais c’est surtout dans son aspect formel, dans
l’idée de construction d’un discours musical logique ou expressif que Henze façonne une
musique qui dialogue avec la tradition narrative.
“All my music is a striving for form, for order. Even the dramatic failure of a form is a
statement, its composition is evidence of a need to say something. I believe that the
sonata/fugue problem will keep coming back to us, again and again, and will demand to be
answered.”449
Cette forme est néanmoins structurée en scènes qui, musicalement, sont plus ou
moins autonomes, comme si chaque scène constituait une unité indépendante en
instrumentation, motifs mélodiques, structure et texture. La linéarité, certes présente, est
toutefois brouillée musicalement par divers procédés : par l’absence d’un véritable procédé
thématique, par une harmonie ambiguë et par la superposition de « plusieurs narrativités »
qui perturbent la compréhension du discours narratif. Le cheminement harmonique de
l’œuvre, dans son langage hybride post-tonal, n’établit pas véritablement de rapports de
tension et de repos du discours qui guideraient musicalement le discours narratif.
448
Comme nous le verrons ( voir chapitre VI.3, pages 462 et 467), l’impureté de cette musique réside dans le
fait qu’elle possède une teneur sémantique.
449
« Toute ma musique est en quête de forme, d’ordre. Même l’échec dramatique d’une strucuture est une
affirmation, sa composition est la preuve d’un besoin de dire quelque chose. Je crois que la question de la
sonate/fugue va continuer à revenir à nous, encore et encore, à la recherche d’une réponse », HENZE, H.W.,
Music and Politics, London, Faber and Faber, 1982, p. 164.
257
III.2.2 La narration chez Sylvano Bussotti
D’autres exemples, comme ceux de Bussotti et Aperghis montrent que la progression
dramatique et le traitement des sujets deviennent de moins en moins linéaires, pouvant
s’enchaîner par superposition d’actions dramatiques différentes ou par succession
d’événements indépendants. Le rapport entre action et temps musical est aussi bouleversé, et
les spectacles sont en général moins longs, le nombre d’événements est diminué.
Lorenzaccio notamment nous offre un certain type de traitement du texte, qui est
exploré dans diverses œuvres du compositeur. Ce traitement est basé sur la non-narrativité,
la non-linéarité, la superposition de textes, l’incomplétude et la fragmentation du discours.
Inspiré du modèle pionnier d’Alban Berg, l’opéra Wozzeck, le livret de Lorenzaccio
se base ainsi sur un texte théâtral, mais voit son contenu fragmenté, perdant ainsi sa logique
narrative intérieure. Les deux opéras adoptent une structure qui ne suit pas la trajectoire
glorieuse et mythique d’un personnage principal vu comme un héros. Le traitement du texte
d’une œuvre littéraire ou théâtrale pour le transformer en livret d’opéra n’étant pas simple,
Bussotti prend le parti parfois de citer littéralement l’original de Musset, et parfois de le
laisser totalement de côté. Le texte sert simplement pour Bussotti de tremplin, et constitue
un élément parmi d’autres, pour créer un univers esthétique suspendu, où la musique et la
beauté visuelle des éléments plastiques du décor et des costumes sont les ingrédients
moteurs.
Par des procédés tels que la polyphonie et le fonctionnement des personnages en
chœur, Bussotti parvient ainsi à se libérer de la tradition de la narrativité opératique, tout en
attribuant à la narrativité une stratégie différente. Ivanka Stoianova élucide cette technique
en parlant de son œuvre Tieste :
« Bussotti ne compose pas un récit musical-scénique mais propose une succession de
situations chargées d’affect qui se succèdent de façon relativement libre, sans continuité
narrative littéraire. Fidèle à son type d’écriture multiple intégrant depuis toujours le dessin et
le graphisme symbolique, le compositeur impose à la tragédie narrative une stratégie
formatrice dissipative qui a pour conséquence directe au niveau de la microstructure
l’ouverture et la variabilité de la matière sonore »450.
450
STOIANOVA, I., Entre détermination et aventure, Paris, l’Harmattan, 2004, p. 264.
258
Quel était le but de Bussotti au moment où il choisit de partir d’un texte littéraire,
Lorenzaccio, pour écrire son opéra ? Ensuite, pourquoi a-t-il fragmenté ce texte, pourquoi
l’a-t-il superposé en plusieurs couches, en le rendant incompréhensible ? Quels étaient les
critères de Bussotti pour structurer le texte de son opéra ? Le fait d’adopter quand même un
texte, mais de le transformer à un tel point a pour but de déplacer le cœur, le sens et
l’objectif de l’œuvre artistique des questions littéraires vers le jeu esthétique pur. La
question : « quel est le sujet traité ? » n’est plus fondamentale pour l’œuvre ; ce qui l’est, ce
sont les multiples jeux esthétiques, musicaux, les combinaisons infinies de moyens
d’expression et d’exploit d’une théâtralité et une musicalité pure, née du jeu pur. Le
« sujet », le « thème », l’ « histoire » ne sont là que pour donner une couleur, pour participer
de ce « grand jeu » ; le sujet et le thème (y compris la notion de thème musical) sont
simplement subordonnés à la question esthétique, et c’est ici qui se trouve leur rôle.
C’est aussi dans cette optique que le dernier mouvement de Lorenzaccio, « The Rara
Requiem », doit être envisagé : la trame principale (qui concerne le personnage Lorenzo de
Médicis451) est suspendue avant la fin de l’opéra : Bussotti ne la finit pas, il l’interrompt
simplement, l’abandonne à un certain moment de l’œuvre. En faisant ainsi, Bussotti sublime
la tension du drame de Lorenzaccio et le transforme en une réflexion purement esthétique.
« The Rara Requiem », la conclusion de l’opéra, est un exemple de cette opération
sublimatoire, où la trame se dissout dans une suspension où prime le plaisir de la beauté
sonore pure et simple. C’est la musicalité elle-même qui prend le relais du discours. Il n’y a
pas, pour Bussotti, de liaison logique, immédiate, entre la trame de Lorenzo de Médicis et
les textes introduits dans ce mouvement. On pourrait remarquer la récurrence de certains
mots-clés, présents tantôt dans les mouvements précédents (qui, eux, racontent » la trame de
Lorenzaccio) comme dans « The Rara Requiem ». Tel est le cas des mots « Rome » et
« Rara », qui reviennent avec une certaine insistance. Toutefois, Bussotti semble enclin à
avouer, d’une part, qu’il ne se voit pas obligé de garder une cohérence littéraire entre les
mouvements, et d’autre part, que « The Rara Requiem », étant une sorte d’éloge à la
musique, presque à la « musique pure », peut se permettre de conclure l’opéra et le drame de
Lorenzo moyennant uniquement un travail sur les sons. Le personnage de Giomo avec sa
guitare, d’une certaine manière symbolisant la musique, pourrait être vu comme l’emblème
de la transition vers ce mouvement « idéalisé », fondamentalement conçu autour de la
composition des sons, et pas à partir de la narration.
451
Voir le chapitre II.2.1.A.
259
Si l’on entend la fin de Lorenzaccio sous cet angle, on conclura que tout contenu
extra musical (ce qui inclut le texte lui-même) est employé seulement en tant que son et
couleur. Loin de servir à la narration, ce texte devient musique (le rapport habituel entre les
deux est étonnamment inversé).
III.2.3 La narration chez Georges Aperghis
Le lien avec la narration reste tout à fait présent dans une partie des œuvres scéniques
de Georges Aperghis ; tel est le cas de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et
de son miroir, mais aussi – par exemple – d’Histoire de loups (opéra type d’Aperghis,
1976) et Liebestod (1982). Aperghis témoigne au sujet d’un certain rapprochement avec la
narrativité :
« Il y a deux expériences qui m’intéressent, (…), raconter une histoire sans texte, par les
gestes ou par les sons, et raconter une histoire avec texte. Dans ce cas, il est très difficile de
prendre un texte existant, parce que ceux qui nous plaisent ont une dynamique propre, donc
ils se suffisent à eux-mêmes (…) Ce que je cherche dans un texte écrit spécialement pour la
musique, c’est qu’il laisse la place à la musique, qu’il ne veuille pas tout dire. (…) J’ai
toujours été tenté par le texte, mais un texte qui n’a pas forcément quelque chose de précis à
dire, c’est-à-dire des phrases qui passent, qui finissent par s’accrocher à la mémoire(…). Je
ne parle pas forcément d’un récit, mais, en fait, ça finit toujours par créer un récit »452.
C’est dans ce contexte narratif, et par son attachement au texte et à la parole que,
dans La tragique histoire…, Aperghis conserve le cadre général du genre opéra, il lui rend
même hommage, mais le renouvelle en même temps. Au contraire de l’opéra traditionnel, ou
plus spécifiquement à un idéal wagnérien d’œuvre d’art totale (où toutes ses composantes
convergent pour aider à raconter les situations musico-théâtrales proposées par le texte),
dans La tragique histoire…, ces composantes ne sont pas convergentes mais divergentes, et
cherchent à éclater le récit et à rompre avec la narrativité linéaire453. Pour ces raisons, cette
œuvre pourrait être située à la limite entre un opéra (délimité par la présence et l’agencement
d’un texte dramatique) et une pièce de théâtre musical (puisqu’il n’y a pas de représentation,
452
APERGHIS, G., dans : RIO, M.-N., ROSTAIN, M., L’opéra mort ou vif, Paris, Éditions Recherches/encres,
1982, p. 78-79.
453
Comme nous l’avons vu au chapitre II.1, pour le faire, le compositeur multiplie et superpose diverses
trames.
260
et l’histoire est « racontée » autant par les voix comme par les instruments). Daniel Durney
observe :
« Aperghis est bien l’un des principaux représentants du théâtre musical en France,
notamment depuis la création de l’ATEM en 1976, et déjà à l’époque d’Avignon. Mais il n’a
jamais confondu cette pratique compositionnelle peu formalisable avec l’écriture beaucoup
plus disciplinée d’un opéra au sens strict du terme ».
« Un opéra suppose sinon une intrigue bien perceptible, du moins des situations et des
personnages repérables ; il exige un nœud dramatique, des péripéties, des conflits, des
rebondissements, et même s’il rejette les émotions convenues et la psychologie primaire, il
se plaît à inventer des grands moments de lyrisme. Une dramaturgie préexistante, fondée sur
un texte – qu’il soit intégralement respecté ou au contraire très fortement bousculé – est
donc nécessaire dans un opéra, alors qu’elle est soigneusement évitée dans une pièce de
théâtre musical. Le fil conducteur de l’action est préalablement posé dans un opéra, alors
qu’il n’y en a aucun dans le théâtre musical, où toutes les situations scéniques naissent de
purs jeux musicaux. Une composition de théâtre musical ne se fixe jamais sur un sens précis,
elle ne délivre pas un message expressif unique. En revanche, dans les opéras, le livret existe
préalablement à la musique – même si le compositeur ne se prive jamais de s’adonner, pour
notre plus grand plaisir, aux dérives du langage, et de truffer le déroulement de l’action de
fausses-pistes et de chausses-trapes. L’opéra reste donc chez Aperghis une activité
autonome, qui garde sa spécificité »454.
Le lien entre l’œuvre d’Aperghis et la pensée narrative existe, certes, et cela aussi sur
le plan de la construction musicale. Même si son emploi des matériaux sonores est plutôt
asymétrique, ils possèdent une unité formelle assurée par les thèmes, textures et motifs qui
reviennent ponctuellement.
« Aperghis se révèle même souvent à travers ses compositions être le musicien de la
démarche structuraliste, car il montre que l’expression n’existe pas ailleurs que dans la
forme, et tout particulièrement dans le mouvement qui la constitue comme telle »455.
Toutefois, la narration constamment brisée de La tragique histoire… fait que le
spectacle constitue en soi, à la manière du théâtre épique brechtien, un temps propice à la
réflexion. L’histoire racontée n’a pas de début ni de fin, mais devient un processus ouvert.
La linéarité du récit est abolie, le rapport entre action et temps musical est bouleversé, et le
spectacle est moins long, le nombre d’événements dans la trame est diminué456.
454
DURNEY, D., dans : APERGHIS, G., Tristes tropiques [notes de programme], op. cit., p. 23.
DURNEY, D., « Théâtre et Musique France- années 80 », Les Cahiers du C.R.E.M. n. 4-5, juin-septembre
1987, p. 67.
456
Cette durée « raccourcie » de la plupart des spectacles de Georges Aperghis (environ soixante minutes), si
précise et presque mystique dans sa récurrence, détermine aussi un format et une esthétique caractéristiques.
455
261
III.2.4 La non- narrativité chez Mauricio Kagel et Helmut Lachenmann
Les conséquences de la non-narrativité chez Kagel se font sentir dans l’aspect du
matériau, surtout vocal : le chant perd totalement de sa souveraineté, le texte – quand il
existe – est seulement un élément en plus, traité de manière parfois a-sémantique, parfois
mis en rapport avec les actions instrumentales dans une démarche presque métalinguistique457.
Mise à part cette la narrativité qui en découle, prédominante dans l’œuvre de Kagel,
nous pouvons constater que Serenade, dans son langage polytonal, motivique et presque
minimaliste, induit à une sorte de « narrativité », liée à une certaine « structuration » tonale
et répétitive du discours. À l’opposé, Sonant, qui se construit comme un jeu, ne possède
aucun élément sonore ou verbal qui puisse suggérer une ordination linéaire ou narrative.
Enfin, …Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern fondent leur
dramaturgie sur le postulat de l’absence de drame. Lachenmann soutient cette volonté :
« L’opéra du futur ne pourra pas consister en un arrangement subtil d’affects standardisés,
quel que soit leur contexte. Je ne pourrais jamais composer un opéra à contenu
dramatique »458.
Les deux œuvres voient ainsi leur aspect narratif profondément perturbé, en raison,
surtout, de la fragmentation et discontinuité du discours, mais aussi du rôle non prédominant
et de l’emploi différent de la voix.
Pour autant, les deux œuvres conservent un discours linéaire : les textes sont utilisés
dans leur logique causale et dans la succession originale de scènes ou parties (l’on prend en
compte le récit d’Andersen qui fournit le scénario de Das Mädchen…). Il n’y a pas non plus
de procédés de brouillage formel de la construction dramatique, comme souvent dans le
théâtre post-dramatique459.
457
Comme c’est le cas dans Sonant.
LACHENMANN, H., dans : KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren,
2002, p. 238.
459
En effet, dans les oeuvres de Lachenmann il n’y a pas vraiment de superposition de textes indépendants. Ce
qu’il y a est la décomposition d’un texte et la redistribution partiellement polyphonique de ses fragments entre
plusieurs voix. Par conséquent, Lachenmann est un des seuls compositeurs de notre travail à ne pas travailler
sur la superposition de couches linguistiques. …Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern ne
458
262
C’est ainsi que le dialogue avec et le refus de la tradition peuvent être observés
autant au niveau du langage musical que dans celui de la construction dramatique. Tout en
construisant une nouvelle manière d’aborder le récit, de créer du théâtral par
une
manipulation novatrice de l’instrument de musique, Lachenmann compose néanmoins des
œuvres qui possèdent toujours une base directionnelle, classique et même dramatique, aussi
infime soit-elle. Ainsi par exemple, dans une manière totalement personnelle d’envisager la
narration, Das Mädchen mit den Schwefelhölzern s’achève avec une sorte d’éclaircie
musicale, dont la texture sonore plus fluide et les effets timbriques moins rudes contrastent
avec les sonorités bruitées développées tout au long de l’œuvre : la musique retrouve une
sonorité plus « chantée », pourvue de longues tenues harmoniques, qui s’opposent au
langage désarticulé, accentué des parties précédentes460.
font pas non plus usage de la représentation d’un même événement plusieurs fois, de la superposition
d’événements, ni de la représentation déficitaire ou ambivalente de personnages ou épisodes.
460
C’est ainsi que la fin de l’œuvre devient aussi la fin du combat contre la langue, elle représente une
« pacification ».
263
III.3 La polyphonie
Toutes les œuvres analysées pratiquent (chacune à sa manière) la polyphonie dans le
discours sonore et visuel, en présentant plusieurs éléments superposés. Il s’agit d’une
esthétique de la simultanéité, où plusieurs couches se retrouvent en relation, superposées
éventuellement de manière asymétrique, de manière « tuilée », selon un terme de Pierre
Boulez. En ce faisant, les compositeurs sont bien conscients qu’il est impossible aux
spectateurs de tout assimiler, surtout dans un contexte où les multiples informations qu’ils
reçoivent à la fois n’ont pas forcément une connexion entre elles.
Pourtant cette technique est très répandue; elle fait partie des caractéristiques du
théâtre post-dramatique461. Comme dans les Europeras de Cage, la polyphonie correspond
aussi à l’intégration du hasard, dans le sens où la superposition de plusieurs couches se fait
de façon souvent aléatoire462.
La superposition et la juxtaposition de multiples couches (instrumentales, vocales et
même visuelles) dans les œuvres d’Aperghis, Kagel, Bussotti, Lachenmann et Henze leur
confèrent indéniablement deux propriétés esthétiques : la pluralité et la polyvalence. Dans
leurs esthétiques, le déroulement musical et scénique est saisi d’un rythme intense et
dynamique.
III.3.1 La superposition chez Bussotti
Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio sont de ce point de vue
exemplaires : leur langage musical, très polyphonique et dense, juxtapose des éléments
souvent disparates. Nous venons de voir que ces deux œuvres donnent une liberté formelle
au traitement du texte, ce qui mène à un discours non narratif et discontinu. Or, la
superposition de textes complètement différents, mais aussi de fragments aléatoires d’un
même texte en est une autre des techniques majoritairement appliquées au texte par Bussotti
dans ces œuvres.
461
Un des premiers exemples de cette technique dans le théâtre musical contemporain apparaît dans une œuvre
de Luigi Nono, Il canto sospeso.
462
C’est le cas d’une grande partie des constructions polyphoniques des œuvres que nous étudions ici.
Toutefois, c’est dans Sonant que la qualité imprévisible de la superposition des lignes atteint son degré
maximal.
264
Les techniques polyphoniques de traitement du texte peuvent souvent nuire à
l’intelligibilité du texte : presque tous les chœurs de l’opéra Lorenzaccio sont écrits de façon
à que les différentes voix disent le même texte de manière superposée, un peu décalée,
parfois allongée ou distendue, parfois fragmentaire, parfois incomplète, rarement ensemble.
Ces chœurs ressemblent à ceux des tragédies antiques, et fonctionnent comme une entité qui
représente, quelque part, le peuple et le public ; toutefois, les décalages permanents entre les
nombreuses couches font en sorte que ces textes forment une texture sonore plus ou moins
homogène, mais perdent partiellement leur contenu sémantique.
Dans le mouvement « Un soneto del Tasso » notamment, la polyphonie entraîne,
dans le plan musical, une pluralité de modes et systèmes superposés463. Cette pensée
plurielle sera chez Bussotti en rapport avec le dédoublement des personnages.
Exemple musical n. 68
Lorenzaccio [partition], « Un sonetto del Tasso », p.8.
© Editions Ricordi/Universal Music
III.3.2 La polyphonie d’Aperghis
Comme chez Bussotti, il y a dans la musique d’Aperghis un comportement
contrapuntique entre les divers médias (image et musique, par exemple), ainsi qu’entre
diverses couches d’un même media (comme le texte ou les sons). Chez Aperghis, la
simultanéité mène davantage à un état de saturation, dont l’effet paradoxal est le
« brouillage » de la perception, devenue décentrée et partielle. Cela est décrit par Lehmann
au sujet du théâtre post-dramatique :
« Ce n’est point le contenu, c’est la formalisation même qui constitue le défi (…) Le théâtre
postdramatique souligne l’inachevé et l’inachevable de la perception à tel point qu’il réalise
463
Ici, par exemple, le système tonal coexiste avec le sériel, mais aussi avec certains modes antiques, exotiques
et passages en microtons.
265
sa propre ‘phénoménologie de la perception’ caractérisée par un dépassement des principes
de la mimesis et de la fiction »464.
Le texte de La Tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir est
parcouru de passages où des discours totalement indépendants se superposent, et sont
énoncés simultanément, de telle sorte qu’à l’écoute, l’auditeur n’est plus du tout en mesure
de les appréhender dans leur totalité. Citons quelques exemples révélateurs de ces
superpositions littéraires :
- p. 5 à 9 : au dialogue initial entre Bellimperia et Horatio, - les deux amants qui se donnent
rendez-vous -, se superpose des phrases sur le jeu d’échecs, sur le miroir et l’image
réfléchie, mais aussi des phrases à fort contenu dramatique ;
- p. 25-27 : des extraits de Montaigne et autres se superposent à la trame principale, au
moment où Don Lorenzo condamne Horatio à la pendaison ;
- page 34 : la trame principale, au moment où Hieronimo reconnaît le cadavre de son fils, est
entremêlée à un commentaire réalisé par l’actrice II au sujet de l’histoire du christianisme ;
- page 36 : au moment où Hieronimo exprime sa douleur paternelle, un monologue sur des
« Automates » est donné par l’actrice II. Les deux éléments sont mixés, ensuite, puisque le
personnage d’Hieronimo parle aussi d’automates.
- p. 59 -60 : un dialogue entre Hieronimo et Arlequin, un valet traité d’ « affreuse canaille »
par le premier, est cumulé avec un soliloque du garde I au sujet du théâtre de marionnettes.
Les procédés de superposition chez Aperghis ne concernent pas seulement le texte,
mais tous les éléments de la scène et du spectacle : marionnettes, bruitages, bande sonore,
lignes vocales et instrumentales. La forme de l’œuvre d’art finale est le résultat de la
concomitance de plusieurs vies horizontales, qui coexistent (peut-être de façon hasardeuse ?)
selon une manière de penser et agencer éminemment musicale : l’idéal polyphonique, né des
techniques contrapuntiques les plus primordiales. Personne mieux que lui-même ne
l’explique :
« A mon avis, on ne doit pas vouloir savoir tout, tout de suite. Il faut accepter les lenteurs,
les aléas, les incertitudes du comportement des sons par rapport aux images, aux textes, aux
gestes. Comme s’il s’agissait d’organismes vivants, nous devons les observer, les aider, les
protéger aussi. Car si leur respiration interne est gênée par un voisinage malheureux ou par
un malentendu formel, leur vie est en danger.
Il me parait donc de première nécessité de dégager des lois qui permettent une certaine
convivialité entre des objets et des concepts aussi contradictoires. Créer en quelque sorte le «
phrasé » du théâtre musical. C’est le moment le plus émouvant lorsqu’une anecdote, un
fragment de récit se coulent sous une forme arbitraire. Si cela fonctionne, les deux éléments
se détruisent l’un l’autre, et donnent naissance à un troisième, bien vivant et imprévisible.
464
LEHMANN, H.T., op. cit., p. 156.
266
Inutile de dire que ces organismes juxtaposés ou superposés ne vivent pas à l’intérieur d’un
récit linéaire. Ils sont les particules d’une histoire polyphonique. Donc pas de livret, mais
une partition. La partition organise tout. Elle régit les événements principaux et secondaires
(leur intensité, leur devenir), les textes abstraits ou porteurs de sens, les éclairages, les
gestes. La partition n’ordonne pas seulement le “sonore”, mais toutes les composantes de la
représentation jusqu’aux comportements, histoires, objets, etc. Elle assure ainsi une certaine
dramaturgie de l’indicible »465.
La partition de La Tragique histoire… en donne des multiples exemples. L’aspect
polyphonique et la grande densité d’événements sonores de la scène II sont remarquables.
Exemple musical n. 69
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p.21.
© Editions Amphion/Durand
L’écriture polyphonique de l’ « Aria de Hieronimo » est également très dense. En
observant le contrepoint des trois voix (actrice I, guitare et violoncelle), il est clair
qu’Aperghis ne visait pas ici la « rencontre » entre eux, mais au contraire la superposition
d’individualités. Quand, éventuellement, il y a rencontre, ce bonheur est d’autant plus fort
qu’il génère davantage d’expression et de théâtralité.
C’est ainsi qu’Aperghis, en transformant la pièce de théâtre en partition, s’approche
des idées esthétiques d’hommes de théâtre célèbres comme Antonin Artaud et réalise le rêve
du théâtre postmoderne, postdramatique, de rendre tous les éléments du spectacle aussi
fondamentaux que la parole. Tout est agencé selon une pensée musicale, et les divers
éléments qui composent le théâtre, rendus tous relatifs et pourtant indispensables, participent
à une même construction d’un langage magique. Cet idéal esthétique était rêvé par Artaud :
465
APERGHIS, G., « Quelques réflexions sur le théâtre musical », dans : GINDT, A., Georges Aperghis : le
corps musical, Arles, Actes Sud, 1990, p. 62.
267
« Mais que l’on en revienne si peu que ce soit aux sources respiratoires, plastiques, actives
du langage, que l’on rattache les mots aux mouvements physiques qui leur ont donné
naissance, et que le côté logique et discursif de la parole disparaisse sous son côté physique
et affectif, c’est-à-dire que les mots au lieu d’être pris uniquement pour ce qu’ils veulent dire
grammaticalement parlant soient entendus sous leur angle sonore, soient perçus comme des
mouvements, et que ces mouvements eux-mêmes s’assimilent à d’autres mouvements
directs et simples comme nous en avons dans toutes les circonstances de la vie et comme sur
la scène les acteurs n’en ont pas assez, et voici que le langage de la littérature se recompose,
devient vivant ; et à côté de cela comme dans les toiles de certains vieux peintres les objets
se mettent eux-mêmes à parler »466.
Comme conséquence des procédés polyphoniques, la musique d’Aperghis est très
souvent gorgée d’effets polyrythmiques et altérations rythmiques, qui troublent la perception
du temps467. Chez Aperghis, la polyphonie comme procédé général de construction, ainsi
que l’enchaînement de parenthèses successives, constitue l’outil à travers lequel le
compositeur parvient à briser et déranger la forme narrative, dramatique et structurée en
dialogues, grâce à une structure superposée et entrecoupée. En somme, le traitement donné
au matériau musical ressemble à celui qu’Aperghis attribue au texte : si d’un côté il est
essentiellement constitué de références à la tradition, de véritables « organismes » cités et
parodiés, de l’autre ils sont traités selon un procédé polyphonique, qui génère des textures
complexes à partir de la simultanéité juxtaposée de plusieurs horizontalités.
III.3.3 Les procédés « hétérophoniques » de Kagel
L’ exacerbation de l’idée de la superposition d’individualités dans la pensée de
Kagel conduit à Heterophonie (1959-61) pour orchestre, où le compositeur introduit pour la
première fois, précisément, la notion d’ hétérophonie468. Fondant sa philosophie sur le
principe de l’hétérogénéité et d’indépendance de chaque instrument, elle entraîne comme
conséquence un déséquilibre entre eux : la notion d’hétérophonie chez Kagel est décrite par
Kooij comme étant « très éloigné de l’égalitarisme abstrait du sérialisme »469.
466
ARTAUD, A., op. cit., p.578.
DURNEY, D., « La règle du jeu », dans : GINDT, A., Georges Aperghis : le corps musical, Arles, Actes
Sud, 1990, p. 207.
468
Pour Kagel, le concept d’hétérophonie, le travail sur le son, constitue l’un des éléments centraux de la
composition musicale. L’hétérophonie naît du fait que plusieurs instruments jouent le même thème, chaque
interprète conservant néanmoins une certaine liberté qui bouscule l’ordonnancement régulier de départ. Le
travail mené par Mauricio Kagel sur l’ hétérophonie se caractérise par l’exploration de différentes densités,
textures, registres et amplitude, chaque texture étant associée à un groupe instrumental différent.
469
VAN DER KOOIJ, F., “Les sons sont quoi?”, Dissonance n.65, 01/07/2000, p.6.
467
268
En fonction de cela, l’orchestre est plus considéré comme un ensemble de solistes
qu’un orchestre symphonique470. Il y a là un second degré politique, un projet idéologique
transposable sur le plan social :
« Le projet d’Heterophonie était une utopie : individualiser la masse »471.
La superposition polyphonique de différentes lignes est aussi pratiquée par Kagel
dans Serenade. Dans cette œuvre, les instruments sont totalement indépendants les uns des
autres, ce qui donne comme résultat des rapports toujours changeants (dialogue, intersection,
alternance…). Comme conséquence, la musique de Serenade génère aussi la simultanéité de
plusieurs systèmes musicaux différents (en principe incompatibles) en même temps :
tonalité, sérialisme, aléatoire, polytonalité…
Dans le premier « Moderato » de Serenade, par exemple, il n’y a aucun rapport
apparent entre le rythme des accords du piano-jouet et de l’ukulélé : parfois ils se
superposent, parfois ils se complètent, parfois ils s’alternent, mais il n’y a pas de régularité.
Le rythme du piccolo, non plus, ne semble pas correspondre au rythme des deux autres
instruments : avec ses quintolets répétés, il renforce l’axiome qui semble guider Kagel dans
la composition de Serenade : celui de la polyphonie, de l’indépendance totale entre les voix.
Dans ce théâtre instrumental, chacun des trois « personnages » vit sa vie de façon
autonome : il n’y a pas d’interdépendance entre eux. De façon analogue, il n’y a pas de
correspondance tonale entre les accords joués par les instruments harmoniques, ni entre
chacun d’eux et le piccolo : les trois instruments semblent tourner autour, de manière
obsessive et redondante, d’un centre tonal différent, quoique jamais très éloigné l’un de
l’autre472.
C’est ainsi que dans Serenade, chaque instrument se concentre sur son propre
discours horizontal : il développe, transpose ou répète son motif ; il met deux motifs en
dialogue ; il réitère un accord, un centre harmonique ou une tonalité. Toutefois, il y a peu de
470
Cette manière d’envisager tous les instruments en tant que solistes est présente dans un grand nombre
d’œuvres de Kagel, dont Musik für Renaissance-Instrumente.
471
KAGEL, M., Parcours avec l’orchestre, Paris, Éditeur L’Arche, 1993, p.13.
472
La partition abonde, ainsi en exemples de polytonalité. Dans « Meno mosso » par exemple, le trio
d’instruments (guitare, flûte et percussion) joue pour la plupart du temps de manière homophone et parallèle,
comme une superposition polytonale ou polymodale de trois centres harmoniques : Ré mineur (flûte), La
mineur (guitare) et Do dièse mineur (hurdy-gurdy).
269
rapport entre le discours des instruments : à part quelques exceptions, les modulations et
développements de chaque ligne sont totalement indépendants des autres. Les instruments
interagissent entre eux par le fait même de leur superposition ; il y a là un certain « hasard »
prémédité dans cette superposition plus ou moins fortuite d’individualités indépendantes.
III.3.4 Les superpositions de Henze
La partition de We come to the river révèle la nature libre, inventive et hautement
polyphonique de la musique de Hans Werner Henze ; Erik Nielsen vient à observer que
Henze est un des rares compositeurs de sa génération à écrire de façon si aléatoire et
créative473.
De la sorte, We come to the river se construit à partir d’une pensée musicale
profondément contrapuntique, qui de plus mélange et combine plusieurs techniques (tonale,
sérielle, aléatoire, …) : c’est ainsi que le compositeur superpose dans la musique de We
come to the river des lignes tonales et en obtient un résultat atonal voire polytonal.
Le résultat de l’ensemble peut parfois générer des passages consonants où les
instruments se situent sur les mêmes accords, ou des passages dissonants quand les
instruments jouent dans des régions harmoniques très éloignées. De fait, la pensée
horizontale de chaque ligne compte plus qu’une pensée verticale qui incite à leur rencontre
logique. Précisément, chaque ligne possède (au niveau harmonique) sa logique propre, et
son propre épanouissement mélodique. Au final, Henze produit une harmonie complexe
dont la singularité naît de ces rencontres fortuites entre consonances et dissonances, et de la
qualité mélodique et agogique de chaque ligne d’instrument.
Exemple musical n. 70
473
NIELSEN, E., [Interview], Dresde (Allemagne), 12.09.2012.
270
We come to the river [partition], p. 308.
Il est intéressant d’observer que ce passage extrait de la 8e scène possède plusieurs
similitudes avec le début d’un des tableaux (nommé « L’amitié ») de El Cimarron : on y
trouve dans les deux cas une description d'une société où les liens d'amitié, d'entraide
n’existent plus. Henze y fait psalmodier le chanteur au moyen d’une mélodie sinueuse, qui,
en soi, semble très tonale, et est accompagnée par un ensemble réduit d’instruments à qualité
intimiste, où la guitare a une implication prépondérante, un rôle moteur. Seulement, la
texture que la guitare réalise dans l’un et l’autre cas n’est pas du tout la même : si dans
« Jardin » elle explore une base harmonique tonale et très rythmique, qui est une texture
hautement idiomatique de la guitare, dans « L’amitié », ce sont des arpèges rapides sur des
accords remplis de dissonances et notes de passage (une autre texture très guitaristique).
Exemple musical n. 71
El Cimarron [partition], Die Freundlichkeit, p. 92.
© 1970 2002 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Il y a enfin une dimension politique dans les procédés contrapuntiques de We come
to the river, qui permettent aux différentes voix d’avoir un statut plus démocratique par
rapport à l’ensemble : comme il n’y a pas une voix principale qui se fait accompagner par
d’autres, la forme musicale n’est pas concertante et toutes les voix sont également
271
solistes474. Cette dimension politique de la musique de Henze s’approche de l’idéal
« hétérophonique » de Mauricio Kagel.
En outre, cette manière de « fonctionner » musicalement remonte à la formation du
jeune Hans Werner Henze, qui apprend avec son professeur Wolfgang Fortner475 l’art du
contrepoint, selon « des processus de tensions entre les intervalles »476. Créer
une
superposition d’horizontalités parallèles provoquant un rapport conflictuel ou harmonieux,
c'est ce qui deviendra son modus operandi compositionnel, sa manière de procéder et
d’imaginer la musique. Dans ces superpositions polyphoniques, Henze utilise tous les outils
caractéristiques : la hiérarchie entre voix principale et secondaire, les thèmes qui sont repris
et développés le long de l’œuvre et les variations. Comme Henze l’explique, son œuvre naît
de la coexistence paradoxale entre des mélodies cantabiles souvent en arioso, d’influence
italienne, et les techniques de développement motivique originaires d’un contrepoint
germanique477. Ces notions musicales traditionnelles sont pour lui si importantes, qu’il en
perpétue la tradition : en tant que professeur, Henze part du principe qu’il faut maîtriser ces
mêmes techniques traditionnelles de composition :
« Une condition préliminaire pour travailler avec moi, c'est la maîtrise de l'harmonie
traditionnelle et du contrepoint classique. Ce n'est qu'avec la connaissance et la véritable
compréhension de ces facteurs élémentaires pour la musique européenne qu’on peut aborder
la question de la musique contemporaine »478.
474
HENZE, H.W., Essays, Mainz, Schott, 1964, p.93.
Henze est son élève à Heidelberg entre 1946 à 1948.
476
„Vorgänge von Spannungen zwischen Intervallen“,dans : HENZE, H.W., op. cit., p.9.
477
„In meinen Instrumentalkompositionen gibt es überall Wechselspiele zwischen Kontrapunktik und
akkordlich gestützter Cantabilità. Einige Charakteristika, zum ersten Male in Apollo et Hyazinthus
vorzufinden, sind von einem Stück zum anderen entwickelt worden, die Kontrapunktik bleibet in der
Kammermusik naturgemäss komplexer, doch hat sie auch Orchesterstücke wie Symphonische Etüden und
Antifone gänzlich ausgefüllt.“, Idem, p. 126.
478
„Eine Vorraussetzung für die Arbeit bei mir ist die Beherrschung der traditionellen Harmonielehre und des
traditionellen Kontrapunktes. Nur mit der Kenntnis und nur mit dem wirklichen Verstehen dieser für die
europäische Musik elementaren Faktoren kann man sich der Materie der neuen Musik nähern.“, Idem, p.109.
475
272
III.3.5 Une « polyphonie visuelle »
La juxtaposition ou simultanéité d’éléments divers et parfois opposés est une
technique que les œuvres analysées appliquent non seulement sur le plan sonore, mais aussi
dans l’aspect visuel et dramaturgique. Elle constitue un des traits fondamentaux notamment
de We come to the river de Hans Werner Henze, et est aussi présente dans les autres œuvres
analysées ici, à l’exemple de Lorenzaccio de Bussotti et La tragique histoire… d’Aperghis.
En effet la simultanéité plurielle de jeux, objets, langage, son, suggère des
significations multiples, ce qui a comme conséquence un changement d’attitude de la part du
spectateur. Celui-ci accepte, pour finir, de ne pas tout comprendre d’emblée : il est pourvu
de la liberté de choisir une écoute dans la multiplicité des écoutes simultanées. Lehmann
parle d’un changement du mode de perception, opéré dès lorsque le spectateur éveille en soi
une perception plurielle :
« Avec la fin de la ‘galaxie Gutenberg’, le texte écrit et le livres s’avèrent remis en question.
Le mode de perception se déplace : une perception simultanée et aux perspectives plurielles
remplace la perception linéaire et successive. Une perception plus superficielle et plus
étendue à la fois se substitue à l’autre, plus recentrée et plus profonde, dont l’archétype était
la lecture du texte littéraire »479.
En même temps, la simultanéité provoque, au niveau de la perception, aussi un
changement dans la notion temporelle :
« La simultanéité se faisant ici dominant représente, dans l’action scénique aussi, l’une des
caractéristiques majeures de l’agencement du temps postdramatique. Elle produit de la
vitesse. La simultanéité d’actes de parole différents et d’insertions vidéo produit
l’interférence de rythmes-temps divers ; elle met en concurrence le temps du corps et le
temps de la technologie et, par l’incertitude à savoir si une image, une sonorité, une vidéo
est produite dans l’instant, retransmise en direct ou bien en différé, elle rend bien compte
que le ‘temps’ s’est disloqué et s’avère insaisissable entre les espaces-temps
hétéronomes »480.
L’aspect polyphonique de We come to the river implique, selon Henze, un type
nouveau de théâtralité fondé sur des rapports dialectiques de contradiction ou de
concordance entre les scènes jouées simultanément. Tel est le cas du passage où un
479
480
LEHMANN, H.T., op. cit., p.18.
Idem, p.257.
273
personnage principal de l’œuvre, le soldat condamné à mort, est tué sur le podium III, en
même temps que sa femme cherche son cadavre sur le podium II, alors qu’une musique de
fête et de danse est jouée en continuum, inchangée depuis la scène précédente. Ces rapports
dialectiques génèrent un type particulier d’expression.
“Perhaps this is one of the clearest illustrations of what I had in mind when I said that in
this work music has been brought to a level of realism that I would have avoided in the past.
Here violence is itself portrayed by means of an act of violence.”481
D’une façon similaire, le théâtre musical de Kagel évite aussi la linéarité au moyen
de ces couches d’expression simultanées. On peut en citer comme exemple Sur scène, qui
superpose un texte parlé (critique de la tradition chorale et vocale européenne), un chanteur,
un mime et trois instruments ; chacune des couches développant à sa manière son
commentaire du texte.
Observons enfin que la simultanéité de scènes, éléments visuels et sonores est aussi
un trait commun du théâtre musical contemporain et du théâtre post-dramatique, depuis les
mises en scène de Vselovod Meyerhod, Gordon Craig et Antonin Artaud. Dans Les Diables
de Loudun de Krzysztof Penderecki, par exemple, plusieurs scènes parfois courtes sont
jouées simultanément sur différents podiums, situés à différents niveaux visuels. Werner
Klüppelholz signale aussi le fait qu’au cinéma c’était surtout Eisenstein qui a en premier
inventé des procédés polyphoniques entre le son et l’image482.
481
« C’est peut-être l’un des plus clairs exemples de ce que j’avais en tête quand j’ai dit que dans cette œuvre
la musique a été portée à un niveau de réalisme que j'aurais évité dans le passé. La violence est ici dépeinte
elle-même au moyen d’un acte de violence », dans : HENZE, H.W., Music and Politics, London, Faber and
Faber, 1982, p. 239.
482
KLÜPPELHOLZ, W., Mauricio Kagel:… 1970-1980, Cologne, DuMont Schauberg, 1981, p. 268.
274
III.4 La construction formelle de processus pluriels
Dans ces formes musicales et théâtrales « plurielles », le processus de construction
formelle suit souvent une pensée moins « logique », « thématique », « narrative »,
« dramatique » ou « rationnelle » (en somme, moins linéaire), mais ressemble à ce qu’on
pourrait appeler un montage. Ainsi, les éléments s’associent, se succèdent ou se superposent
parfois par association d’idées (d’où une influence de la pensée psychanalytique), parfois de
façon fragmentaire ou complètement aléatoire. Hans Thies Lehmann parle alors d’un
« théâtre cinématographique » :
« Ici le plus souvent l’espace scénique se passe de rideaux et pendrillons puisqu’il est
structuré de surfaces éclairées avec subtilité et entre lesquelles les séquences séparées
passent de l’une à l’autre en une extrême rapidité. On pourra parler de séquences car ce
théâtre explore les relations entre le théâtre et le cinéma »483.
Ainsi les indications scéniques de la partition de Hans Werner Henze pour We come
to the river proposent beaucoup d’action et mouvement, suggérant des enchaînements
visuels proches du montage. Un exemple est la scène 11, où l’on voit arriver sur le podium
progressivement toutes les victimes, soldats blessés, prisonniers et fous sur les podiums II et
III. Dans cette scène, le Général aveugle va réaliser un retour idyllique et invraisemblable au
passé. Pour créer ce tableau fantastique, la partition indique :
“As the blindfold is put in… the Young Woman appears in the distance. She carries the
child. She uncovers the child and looks at it.
The assassins go. The general doesn’t see the young woman at first.”484
Selon cet exemple, il y a dans cette œuvre une esthétique assez spectaculaire et
proche du cinéma. Le fait qu’elle permette des effets spéciaux et illusions scéniques
l’approche d’une esthétique théâtrale moderne.
Dans les œuvres musicales et scéniques de Kagel, également, l’on ressent l’influence
de sa pratique cinématographique485 : les « histoires » qu’il racontent ne suivent jamais le
schéma classique « début – développement – conclusion ». Selon le compositeur,
483
LEHMANN, H.T., op. cit., p.182.
« Dès que le bandeau est placé [sur les yeux du général] ... la jeune femme apparaît au loin. Elle porte
l’enfant. Elle découvre l’enfant et le regarde. Les assassins s’en vont. Le général ne voit pas la jeune femme »,
dans : HENZE, H.W., We come to the river [partition], p. 514.
484
275
„Mich interessiert die Logik der Montage, die künstliche Zusammenfügung von scheinbar
disparaten Elementen.“486
Les situations scéniques ou musicales s’enchaînent dans Sonant, par exemple, de
manière indépendante, sans qu’il y ait un rapport entre elles. Grâce à la négation de la
linéarité et de la narration, la structure de l’œuvre est remarquablement souple. La
« dramaturgie » devient intra-musicale, également souple : l’œuvre fonctionne comme un kit
ou un jeu de construction : elle est partagée en sections et mouvements, mais il n’y a aucun
ordre de déroulement fixe (les pages ne sont pas numérotées et l’ordre des parties est libre).
Le principe de construction formelle de Kagel suit ainsi l’idée du « montage
cinématographique » : c’est ainsi que Kagel laisse un grand degré d’indétermination
formelle, enlevant de l’œuvre la notion de processus temporel
487
.
Cette liberté laissée au choix des interprètes leur accorde toute latitude ; mais rend
aussi la durée de l’œuvre aléatoire puisqu’ils peuvent soit répéter soit même supprimer
certains passages. D’où l’on voit à quel point le metteur en scène finit par assumer le rôle
d’un co-auteur. Il est sinon intéressant de nous rappeler que deux œuvres majeures de Kagel
– Staatstheater (à l’exception du mouvement « Contre →Danse ») et Acustica – emploient
ce même procédé, dont la pagination de la partition ne fournit pas un ordre fixe – au
contraire, dans ces œuvres les pages fonctionnant comme des feuilles volantes sont prêtes à
être combinées à volonté, ou même exclues.
Dans l’esthétique formelle « cinématographique » de Sonant, l’apport d’une
technique de « montage acoustique » et d’un style radiophonique développés par Kagel n’est
pas négligeable, et se traduit surtout dans cet aspect formel aléatoire. Évoquons comme
exemples dans Serenade et Sonant, les enchaînements abrupts des mouvements (indiqués
dans la partition de Sonant par l’indication « attaca »).
485
Dans son parcours professionnel, ce compositeur a réalisé, à côté de ses œuvres musicales et théâtromusicales, une importante production filmographique et radiographique.
486
« Je m'intéresse à la logique du montage, de l’assemblage artificiel d’éléments apparemment disparates »,
KAGEL, M., dans : KLÜPPELHOLZ, W., Kagel…/1991, Cologne, DuMont Schauberg Buchverlag, 1991, p.
49.
487
Pour autant, dans Serenade il est possible d’identifier certains éléments presque « narratifs », et quelques
esquisses de discours sonores articulés. Ainsi, on y retrouve un enchaînement de moments musicaux précis et
distincts : à sa manière, Kagel utilise certains ingrédients de la narration comme les cadences. Il se vaut aussi
d’une certaine « structuration » du discours semblable à celle du système tonal, de sa temporalité, de ses
ponctuations caractéristiques.
276
Surtout, le surréalisme de l’esthétique de Kagel est en lien avec sa passion pour le
cinéma, et avec la technique du montage, qui permet aux scènes et idées musicales et
théâtrales de s’enchaîner non pas selon une logique narrative, mais par le biais de l’artifice
de l’association d’idées. Selon Klüppelholz,
« Le son et l’image – L’esthétique de l’un des arts demeure, surtout dans le cerveau de
Kagel, celle de l’autre. Le montage, la déconstruction étrange d’une surface prosaïque, nous
offre ainsi, avec toutes ses ambiguïtés possibles, une musique pour l’œil »488.
Le principe du montage est celui qui régit la structure, notamment dans Das
Mädchen mit den Schwefelhölzern et La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de
son miroir, d’une grande quantité de citations de textes littéraires, insérées au long des deux
œuvres, qui fonctionnent comme des ruptures dans la trame. Aperghis comme Lachenmann
– dans un procédé quelque part proche de l’expressionnisme – cherche « par des césures
brutales, à faire surgir de l’hétérogénéité des matériaux choisis un sens renouvelé »489.
Par ailleurs, La tragique histoire… semble être en fin de compte composée d’une
maille de citations sans fin : pour cette raison, l’œuvre ressemble à un collage où plusieurs
histoires (ou mythes) télescopés se relaient pour raconter (pour structurer, déstructurer et
restructurer) un même récit non linéaire. En raison de ces nombreuses citations et
digressions aux sujets complètement extérieurs à la structure de base, l’unité formelle de
l’œuvre est constamment mise à mal et fragmentée490. La tragique histoire du nécromancien
Hieronimo et de son miroir, qui se construit en grande partie par l’enchaînement de
situations indépendantes, révèle ainsi une pensée typiquement cinématographique.
« Pour un compositeur, le cinéma est une mine d’or pour apprendre en observant comment
les réalisateurs travaillent avec des séquences juxtaposées en passant dans des univers
différents. J’adore Godard »491.
Grâce à cette structure presque en « patchwork », La tragique histoire du
nécromancien Hieronimo et de son miroir – et c’est là un phénomène qui se retrouve
également dans l’opéra de Bussotti – prend comme « sujet » une trame qui ne finit pas, dont
488
KLÜPPELHOLZ, W., « Opéras sans chant : les films de Mauricio Kagel », Revue Circuit vol. 3, n. 2, URL
: http://id.erudit.org/iderudit/902053ar, p. 61.
489
CAULLIER, J., op. cit.
490
Ce sont ces fameuses « parenthèses » qui cassent le récit et introduisent des éléments contrastants.
491
Le théâtre musical de Georges Aperghis [source en ligne], URL : http://crdp.aclille.fr/sceren/documents/arts/Compte_rendu_stage_Aperghis_octobre_04.pdf, p. 9.
277
le développement n’a pas d’importance et dont la fin s’accélère et se conclut subitement de
façon suspendue.
Sylvano Bussotti procède lui aussi dans ses compositions musicales plus par
montage, coupes et collages, que par la construction d’un discours qui suit un flux continu.
Nuovo scenario… illustre quelque part littéralement cet aspect : sa partition, et cela est
visible à l’œil, est souvent formée par des portées musicales, extraites de la partition de
l’opéra Lorenzaccio, découpées aux ciseaux et recollées sur la feuille de partition. Il
n’empêche que ce procédé révèle une pensée de fond non linéaire, non discursive, mais
fondamentalement plastique.
Exemple musical n. 72
Nuovo scenario da Lorenzaccio [partition], « moderato cantabile », p. 16. © Editions Ricordi/Universal Music
Chez Bussotti comme chez Aperghis, le procédé de collage et association non
causale d’idées mène, au niveau du scénario, à des tournures complètement inattendues dans
la trame, à l’insertion de digressions extérieures et à une « conclusion » totalement décalée
dans la dernière partie (« The Rara Requiem »).
Le processus de construction par montage se remarque enfin dans la partition de
Lorenzaccio et surtout dans celle de Nuovo scenario da Lorenzaccio grâce aux nombreux
silences et points d’orgue qui sont placés à chaque fin d’une portée ou d’un système (et
278
parfois à l’intérieur du système) : ces fréquente coupures et fragmentations du discours sont
les « signes » des moments de jonction de deux pensées distinctes.
Exemple musical n. 73
Lorenzaccio [partition], 3e acte, p. 14, partie de guitare.
© Editions Ricordi/Universal Music
III.4.1 Le format « opéra » et le format « théâtre musical »
Dans ces musiques de moins en moins narratives, de plus en plus plurielles, donnant
de plus en plus de place à la musique instrumentale, considérant la voix de plus en plus
comme un instrument en plus, les formes du « théâtre musical » et de l’« opéra » se
confondent. C’est ainsi que, dans le répertoire ici étudié, se retrouvent presque
indistinctement trois opéras et cinq pièces musico-théâtrales de chambre, parmi lesquelles
l’une est une « forme opératique déguisée en théâtre de rue », l’autre est du « théâtre
instrumental », une troisième est du théâtre instrumental « déguisé en musique de chambre »
pure, une autre encore est une pièce de musique de chambre insérée à l’intérieur d’un opéra
et une autre enfin est une version réduite, pour musique de chambre, d’un opéra. Autant dire
que toutes les œuvres sans exception sont du théâtre musical fait à partir d’un montage (et
d’un collage) d’une forme transgressée d’opéra – surtout si on se rend compte que les trois
seuls « opéras » se sont éloignés de ce qu’a pu être l’opéra traditionnel.
Remarquons, de surcroît, que l’opéra de Henze est clairement symptomatique du
fameux déclin, « mort annoncée » et refus de l’opéra traditionnel, tellement proclamés par
Adorno492, Michel Rostain et Marie-Noël Rio, à la deuxième moitié du XXe siècle493. Chez
Henze surtout, le rejet de l’opéra symbolise en fait un rejet de la bourgeoisie et de la vision
grandiose symbolisé par le nazisme, lui chez qui l’histoire récente de la deuxième guerre
mondiale avait eu des conséquences pour sa vie personnelle. Autant dans la préoccupation
d’ordre social qui transparaît dans We come to the river, que dans la désignation que sa
partition lui attribue (« actions pour musique » au lieu d’« opéra »), Henze manifeste
clairement sa volonté de contester les valeurs bourgeoises. Toutefois, sa forme musicale
s’approche inévitablement du genre opératique, surtout quand on observe son contenu
492
493
ADORNO, T.W. « Problèmes du théâtre lyrique contemporain », Musique en jeu, n. 14, 1974.
RIO, M.-N., ROSTAIN, M., op. cit, 167 p.
279
narratif, les proportions de son effectif instrumental, son emploi varié de la voix (avec un
usage fréquent du Sprechgesang ou « chant parlé ») et ses nombreuses indications
scéniques.
En tout état de cause, les trois opéras que nous envisageons ici – We come to the
river, Lorenzaccio et Das Mädchen... – attestent d’une importante transformation du genre
dans une sorte d’un « non-opéra », avec des « anti-héros » : autant le sort de la petite fille
aux allumettes, que celui de Lorenzo de Médicis et encore celui du Général du scénario
d’Edward Bond, montrent des parcours qui, en plus de finir « mal », veulent provoquer chez
l’auditeur non une catarsis mais une réflexion.
Les trois œuvres conservent en outre un des principaux éléments qui caractérisent
l’opéra, encore aujourd’hui, et le distinguent du théâtre musical : la présence du chant.
Daniel Durney démontre toutefois combien la frontière entre le genre opératique et le théâtre
musical est devenue subtile à partir de la deuxième moitié du XXe siècle :
« Les quelques caractères, même très extérieurs, qui semblaient, au début des années 70,
susceptibles de consacrer l’autonomie du premier (théâtre musical) par rapport au second
(l’opéra), ne sont plus pertinents à l’heure actuelle. C’est ainsi par exemple que le théâtre
musical n’a plus désormais l’apanage de la présence des musiciens sur la scène, ni l’opéra
celui des livrets mythologiques ou épiques. Du même une durée et des effectifs réduits ne
constituent plus un trait distinctif du théâtre musical par rapport à l’opéra. On en viendra
même à douter de ce que la présence centrale de la voix dans une dramaturgie, le lyrisme
vocal souverain qui l’a toujours défini, restent aujourd’hui le privilège du seul opéra »494.
Enfin, selon le musicologue, le théâtre musical aura apporté au spectacle – et aussi à
l’opéra – la prise de conscience de l’importance de la musique. Ainsi, dans toutes les œuvres
avec guitare ici analysées, la musique, les instruments (et en particulier, la guitare) gagnent
en importance et participent autant que la voix (quand il y en a) au récit (quand il y en a).
494
DURNEY, D., « Théâtre et Musique France- années 80 », Les Cahiers du C.R.E.M. n. 4-5, juin-septembre
1987, p. 13.
280
III.5 L’« intermédialité »
La multidisciplinarité est une des caractéristiques les plus marquantes du théâtre
musical et de l’opéra, et un phénomène pratiquement consubstanciel aux arts de la scène, au
moins depuis Richard Wagner. En outre, depuis les années 1960, pratiquement tout le
théâtre musical contemporain se vaut de techniques multiartistiques, et la multidisciplinarité
est une prémisse pratiquement sine qua non495. Dans tout cet arsenal, la nécessité de jongler
avec plusieurs médias a pu être l’objet de plusieurs discussions : d’un côté elle est liée à la
question de l’abolition d’une logique causale, qui permet une fragmentation du temps et une
conséquente abondance de médias. D’un autre côté, elle est justifiée par une certaine
« incomplétude des différents éléments dans le jeu scénique », référée par Peter Brook, qui
doit être remédiée dans des interactions ponctuelles et transitoires. Pour Livio Tragtemberg,
cette incomplétude est essentielle pour la musique de scène496.
La manière dont les différents arts se mettent en relation dans le théâtre musical
contemporain ne se donne pourtant plus de façon « fusionnelle », comme il en était question
pour Wagner et son idéal de Gesamtkunstwerk. Au contraire, d’autres rapports et passerelles
sont établis, ce qui relève, en fait, d’une conséquence d’un questionnement bien antérieur :
celui du rapport musique-texte. A la quête d’une intersection non tautologique entre les arts
dans la scène musico-théâtrale moderne, Luigi Nono avait considéré la contribution
d’Arnold Schoenberg à la révolution du théâtre musical contemporain comme fondamentale,
parce que dans le Sprechgesang « le chant et l’action ne sont (n’étaient) plus l’illustration
l’un de l’autre »497.
L’œuvre d’Aperghis est exemplaire par sa portée multidisciplinaire qui est, dans le
cas spécifique de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir, presque
entièrement accordée aux cinq interprètes présents sur scène : mise à part l’existence d’une
bande magnétique, l’ensemble des actions de toute sorte sont réalisées par eux. Ces artistes
s’approchent ainsi des artistes à multiples talents du théâtre de rue, et doivent manipuler et
495
La tendance « multi-artistique » de cette décennie, surtout en Europe, est héritière des formes nées une
décennie avant dans les diverses formes de théâtre musical et de happening de John Cage et ses collègues
d’outre-Atlantique. Toutefois, chez ces Américains, l’élément visuel est souvent centré sur les arts plastiques et
la technologie pour composer des « spectacles multimédia ».
496
TRAGTENBERG, Livio, Música de cena, São Paulo, Perspectiva/ Fapesp, 1999, p.52.
497
NONO, L. « Notes sur le théâtre musical contemporain », dans : NONO, L., FENEYROU, L., Écrits, Paris,
Christian Bourgois Éditeur, 1993, p. 192.
281
employer toutes les ressources expressives – leurs voix inclues – ainsi que divers objets.
Aperghis explique comment, dans ses spectacles, les différentes disciplines sont dissociées :
« Peu à peu les composantes du spectacle musical (peinture, lumière, costumes…) sont
dissociées et tendent à retrouver leur autonomie dans le cadre d’un canevas plus vaste,
autrement structuré.
D’autre part, le corps des interprètes (musiciens, acteurs, chanteurs, etc.) tend à s’émanciper,
à signifier, à raconter, en plus de sa pratique spécifique. L’expression vocale s’est diversifiée
à l’extrême et n’est plus l’attribut des seuls chanteurs.
A travers toutes ces pulvérisations dynamisantes, nous nous trouvons devant une polyphonie
possible, constituée par plusieurs microlangages, capable de créer une énergie physique ou
émotive en provoquant des confrontations violentes entre le sens d’une image ou d’un son et
une signification purement formelle »498.
L’œuvre de Mauricio Kagel est également caractérisée par une remarquable
multidisciplinarité. Ainsi, son « théâtre instrumental » combine plusieurs domaines
artistiques (la musique, le théâtre et une approche visuelle) dans la constitution du spectacle.
Et ce goût de Kagel pour l’intermédialité se traduit par son habitude à transcrire ses propres
œuvres d’un média (théâtre musical, radio, cinéma) à un autre499.
Un exemple presque anecdotique d’une forme pluridisciplinaire de Mauricio Kagel
est Musica para la torre (1953-1954), où il emploie des éclairages comme des instruments
de musique. Elles sont utilisées avec des effets en staccato, legato, des changements de
vitesse et d’intensité, le tout dans une perspective contrapuntique pour 4 à 12 voix.
498
APERGHIS, G., dans : GINDT, A., Georges Aperghis : le corps musical, Arles, Actes Sud, 1990, p. 62.
Tel était le cas de la pièce de théâtre musical Mare Nostrum, qui a été diffusée à la radio sous la forme d’un
Hörspiel ; tel est également le cas de Antithèse, composition sur bande magnétique, qui devint « musique pour
haut-parleurs » (Musik für elektronische und öffentlische Klänge) en 1962 et, dans la même année egalement
un solo de théâtre musical, Spiel für einen Darsteller mit elektronischne und öffentlischen Klängen ; trois ans
plus tard, et sous ce dernier nom, la pièce a été encore réalisée dans un film musical. Kantrimiusik, pièce pour
voix et instruments (1975) apparaît un an après en version pour télévision, mais aussi dans une représentation
scénique à l’opéra de Cologne.
499
282
III.5.1 L’art pluridisciplinaire de Bussotti
C’est ainsi que des artistes comme Sylvano Bussotti fondent toute leur carrière sur
des principes interdisciplinaires (le parcours de Bussotti, notamment, est celui d’un artiste
qui s’intéresse à la fois à la littérature, à la peinture, aux costumes de théâtre et à la danse, en
plus de la musique et du théâtre). A titre d’exemple, on mentionnera que ce compositeur,
habitué lui-même à faire de la peinture, a longuement collaboré avec d’autres artistes,
comme le sculpteur romain Attilio Pierelli.
L’œuvre de Bussotti est ainsi marquée par une conception esthétique foisonnante, qui
réunit une pluralité de domaines artistiques : la danse, la pantomime, les arts visuels (la
peinture, le graphisme), les costumes… D’où le fait que le compositeur crée les décors, les
déguisements et la mise en scène – à l’exemple de son opéra Lorenzaccio – et participe en
tant qu’acteur, instrumentiste, interprète et même technicien de ses propres spectacles. Sur la
fin des années 1960, Sylvano Bussotti affirmait :
« (…) La salle de concert, la galerie de peinture, le cabinet artistique-littéraire, le studio
radiophonique, chaque milieu intellectuel tend aujourd’hui, toujours plus irrésistiblement, à
rompre avec les étiquettes et les disciplines individuelles pour s’abandonner à des
mascarades interchangeables et multiformes, à ces coquetteries mutuelles qui, en parade
chaotique, grimpent à la conquête d’une scène. »500
Lorenzaccio est, parmi les œuvres ici étudiées, l’œuvre la plus remarquablement
décidée à intégrer une pluralité de disciplines artistiques au sein de sa conception même –
c’est-à-dire qu’elles font partie de la partition même, sous la forme de dessins, schémas et
esquisses de décors et costumes, et surtout dans une « conception plastique de la partition ».
De plus, tandis que We come to the river, Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, par
exemple, présentent une forme de collaboration entre les créateurs plutôt traditionnelle (où
un texte est mis en musique), le cas de Lorenzaccio est toutefois plus complexe : Bussotti
part d’un texte préexistant, mais le processus de transformation se fait simultanément pour
toutes les disciplines par Bussotti lui-même.
500
BUSSOTTI, S., « Extra », Disordine alfabetico. Musica, pittura, teatri, scritture 1957-2002, Milano,
Spirali, 2002, p. 132.
283
III.5.2 L’aspect plastique de la partition de musique
Un des aspect multidisciplinaires les plus récurrents dans les œuvres étudiées est
celui d’une conception « plastique » de la partition de musique elle-même. Ce phénomène
est visible dans La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir,
Lorenzaccio, Nuovo scenario da Lornezaccio et Sonant, notamment. Dans ces quatre
œuvres, le composant visuel et l’aspect « matériel » de la page de musique, de ses
dimensions réduites, semblent déterminer également les ponctuations sonores. Ainsi, au
niveau de la structure musicale, la fin d’une portée coïncide souvent avec la fin d’une
phrase ; la fin d’une page marque souvent la fin d’une section. Les fins de page, chez
Aperghis, coïncident aussi avec l’arrivée ou le départ d’un personnage dans la trame, ou
encore d’un événement important (plusieurs exemples sont à observer dans la scène III par
exemple). Cela montre l’influence de l’aspect graphique et visuel du support papier-partition
sur la structure de l’œuvre musicale et théâtrale.
Dès lors, en donnant une importance particulière à l’aspect esthétique de la partition
qui influe dans le discours musical, Bussotti et Aperghis transgressent délibérément les
principes traditionnels de construction syntaxique d’un opéra. Ils profitent du jeu graphique
de la partition pour comprimer le discours musical dans des cadres, bien loin du
« continuum » de l’écriture de filiation wagnérienne.
Cet aspect visuel de la partition est en occurence très typique de Bussotti : dans
Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio, à chaque changement de ligne correspond
un changement d’instrumentation, tout comme en général chaque changement de page. Il est
comme si l’aspect physique de l’écriture sur le papier conditionnait la composition musicale.
Le fait que l’effectif change tout le temps, à la fin d’une phrase ou une ligne, est commenté
par le compositeur :
« ça donne des problèmes aux interprètes (…) la fin d’une page ou d’une phrase détermine
un changement parfois brusque entre une phrase et autre, parfois il n’y a rien à voir
(…) même s’il y a des brusques changements, c’est incontestable – c’est comme la vie
(…) »501
501
BUSSOTTI, S., [Interview], Milan, 14/04/2010.
284
1E PORTÉE
2E PORTÉE
3E PORTÉE
4E PORTÉE
5E PORTÉE
6E PORTÉE
7E PORTÉE
8E PORTÉE
1E SYSTÈME
1e harpe
1e harpe
2e harpe
Harmonika
Harmonika
Guitare soliste
Ténor avec
- guitare
2E SYSTÈME
2 flûtes
Clarinette
Cor
Cloches
Vibraphone
Timbales
Ténor
Alto solo
9E PORTÉE
Violon I, 1e
Cello solo
10E PORTÉE
11E PORTÉE
12E PORTÉE
13E PORTÉE
14E PORTÉE
15E PORTÉE
16E PORTÉE
17E PORTÉE
18E PORTÉE
19E PORTÉE
Violon I, 2e
Contrebasse solo
3E SYSTÈME
Piccolo
2 flûtes
2 hautbois
Clarinette piccolo
2 clarinettes
Clarinette basse
4 cors avec sourdine
3 trompettes avec
sourdine
3 trombones avec
sourdine
Tuba
Cor anglais
2 Bassons
Contre-basson
1e harpe
2e harpe
Piano
Xilophone
Ténor
- avec guitare
Nuovo scenario da Lorenzaccio [partition], « Minnelied », p.9.
Dans « The Rara Requiem », une page de la partition correspond à un monde en soi,
qui a sa logique propre : les changements d’effectif vocal ou instrumental coïncident avec le
changement de système ou de portée musicale, et les éléments visuels et graphiques en
viennent jusqu’à déterminer les événements musicaux. L’exemple ci-dessous est extrait de
la partie K :
Exemple musical n. 74
« The Rara Requiem » [partition], p.11 (K).
© Editions Ricordi/Universal Music
A la fin de « The Rara Requiem », la partie X est exemplaire : elle est partagée en
« sections » numérotées de 1 à 7 qui équivalent (toutes sauf la dernière) à un système
285
musical dans la partition. Chaque section voire chaque système coïncide à un changement
d’instrumentation.
Bussotti est, en outre, soucieux d’un équilibre sonore dans le choix de ses
orchestrations, même si les changements brusques d’instrumentation peuvent paraître
arbitraires. Il appelle son critère un « principe de saturation », selon lequel « quand vous
avez écouté des cordes pendant un moment, vous avez envie de trompettes »502.
Dans le mouvement instrumental « Arazzo », par exemple, ce changement net
d’instrumentation et caractère se fait entre les deux pages manuscrite par l’auteur503 , qui
définissent ainsi les deux parties qui constituent le mouvement : l’une plus fournie, agitée et
polyphonique, l’autre marquée par une motorique insistante et par le timbre plus intimiste de
la guitare.
L’aspect graphique de Lorenzaccio et Nuovo scenario est enfin intimement lié à
une conception musicale et artistique fondée sur les principes du collage504, du montage, du
discours ciselé et de la citation. Cet aspect est tellement crucial chez Bussotti, qu’il le mène
à des procédés étonnants de construction formelle de ces œuvres. Dans la même page, il est
intéressant de voir le cas de notre exemple musical n. 72, qui illustre une pratique courante
de Bussotti dans son Nuovo Scenario, où le compositeur a littéralement collé des parties
préalablement coupées avec des ciseaux dans la partition de l’opéra. De ce fait, la partition
de l’opéra a constitué un véritable matériau musical – au sens propre et figuré du terme que Bussotti a utilisé pour former la partition de « Dove la morte è un sogno ».
Ici aussi, les découpes faites par Bussotti coïncident souvent avec des systèmes
entiers tels qu’ils apparaissent dans la partition de l’opéra. Tel est le cas de la toute fin de
« Dove la morte è un sogno » chez Nuovo scenario, extraite de la deuxième moitié de la
page 28 de l’opéra505.
502
BUSSOTTI, S., [Interview], Milan, 14/04/2010.
Nous l’avons déjà noté : Bussotti ressent toujours ce besoin de lier l’élément formel graphique à l’élément
structurel musical. Ainsi, ici encore, un changement de page coïncide avec un changement d’instrumentation et
de caractère.
504
Voir page 278.
505
Voir l’exemple musical n. 12, p. 104.
503
286
III.5.3 La notation graphique
La notation graphique est une forme innovatrice (surtout à l’époque) de notation
musicale. À côté de l’improvisation, des partitions constituées de descriptions verbales506, de
l’écoute collective et interactive entre les musiciens, des bruits, d’une recherche de
nouveaux sons, de la percussion qui gagne en espace et de l’exploration de l’espace
scénique, ce type de notation est l’un des plus grands héritages de la musique de John Cage.
Grâce à son aspect visuel immédiat, la notation graphique est directement en lien avec la
question spatiale, de l’occupation de la scène par le son et par les mouvements des
interprètes.
Déjà chez Cage (et cela se développe dans des voies très personnelles chez Kagel et
Bussotti), la musique graphique allait de pair avec l’aspect de l’improvisation en musique.
L’envie de laisser une liberté de choix à l’interprète transforme cette musique en proche de
l’aléatoire. En même temps, les partitions ressemblent de plus en plus des dessins et œuvres
d’art plastique.
Dans la musique graphique, le processus musical va exactement dans le sens inverse
du sérialisme, car maintenant tout n’est plus précisément indiqué par le compositeur mais,
au contraire, l’interprète gagne de la place dans la composition du matériel sonore. Selon
Stockhausen, la musique n’est plus un phénomène seulement sonore, mais inclut aussi le
rapport à la personne de l’interprète, et à celle de l’auditeur.
Dans ses partitions, Mauricio Kagel essaie des expériences « graphiques », qui
constituent un des piliers de la notation de Sonant507. Parmi les exemples, certains
s’approchent de l’idée d’une tablature, alors que d’autres donnent un plus grand degré de
liberté aux interprètes. Ce sont, généralement, celles dont les graphiques sont de plus en plus
abstraits, ou de plus en plus éloignés de la technique instrumentale. En voici un extrait de
Sonant, où le graphisme transmet une idée gestuelle qui suggère en même temps sa
réalisation (d’où la tablature), en même temps le résultat sonore :
506
Pour ces formes de notation et réalisation musicale, voir pages 536-539.
Un exemple précurseur est Transicion (1958-60) pour piano, percussions et bande magnétique, où Kagel
invente un système de notation graphique qui inspirera d’autres compositeurs, comme Stockhausen et Bussotti.
507
287
Exemple musical n. 75
Sonant [partition], Faites votre jeu II, partie de guitare, p.1.
© Copyright [1960] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Comme ses collègues, le guitariste de Sonant possède une partie où la notation
graphique ou « space notation » est largement explorée : ce type de notation exige de
l’interprète une attitude créative. Les nombreux signes éparpillés dans la partition sont
minutieusement expliqués dans l’ « avant-propos ». Il y a des signes de 16 types différents :
1) des signes indiquant des nuances de vitesse (accelerando, rallentando) ;
2) des signes d’articulation très précis et variés ;
3) des signes indiquant des hauteurs de notes approximatives ;
4) des signes signalant la périodicité ou apériodicité avec laquelle un motif doit
être improvisé ;
5) des signes détaillés de nuance ;
6) des signes qui indiquent la durée d’un événement donné ;
7) des signes qui précisent la manière (agogique) comme un passage doit être joué ;
8) des signes qui indiquent précisément les différents degrés de variation dans la
durée des sons ;
9) des signes d’altération de l’hauteur des notes (microtons) ;
Certains signes suggèrent une plus grande liberté de la part des interprètes ; ils
permettent souvent une théâtralité plus immédiate. Tel est le cas de
10) des signes qui proposent une plus grande activité sonore ;
288
Exemple musical n. 76
Sonant [partition], Avant-propos, p. 29.
© Copyright [1960] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Il y a des signes qui proposent naturellement un jeu scénique entre les interprètes,
juste par le fait de les mettre en relation les uns avec les autres. Ainsi sont les signes comme
11) Des signes qui symbolisent des gestes faits avec les mains ;
exemples :
« donner un signe de main (ou acoustique) aux autres musiciens »
« diriger (marquer en 2/8, 3/8, ou 4/8) – parfois au même temps qu’on joue »508
Certains signes sont spécialement intéressants du point de vue graphique, puisqu’ils
permettent des véritables dessins sur la partition, comme ceux qui apparaissent dans la partie
de harpe à « Faites votre jeu I ». Tel est le cas de :
12) des signes qui indiquent l’ordre où les notes doivent être jouées ;
Exemple musical n. 77
Sonant [partition], Avant-propos, p. 29.
© Copyright [1960] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Certains signes timbriques sont spécifiques à chaque instrument.
13) des signes vocaux ;
14) des signes visant des nuances très précises du timbre de l’instrument (en
occurrence, la guitare). Ils précisent au guitariste des détails très fins de son jeu et ses
actions instrumentales : la région de la guitare, la région des doigts, la manière de frapper,
etc.
508
KAGEL, M. Sonant [partition], « Explication des signes », Avant-propos, p. 29.
289
15) des signes concernant des effets spécifiques à la guitare électrique ;
16) des signes qui recherchent des bruits et sons inhabituels de l’instrument.
Exemple musical n. 78
Sonant [partition], Avant-propos, p. 30.
© Copyright [1960] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Exemple musical n. 79
Sonant [partition], Avant-propos, p. 31.
© Copyright [1960] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Le guitariste possède alors cette liste très longue d’explication des signes, donnée
dans l’avant-propos de la partition d’étude de Sonant. A partir de ces signes, il lit et décrypte
290
la partition de la guitare qui – comme celle des autres instruments – peut parfois ressembler
à un véritable graphique.
Exemple musical n. 80
Sonant [partition], Fin I, p.2.
© Copyright [1960] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Notons que, dans le passage copié, le guitariste doit, en plus de jouer la guitare
électrique, siffler et écrire. La partie pour harpe de « Faites votre jeu I » nous donne un autre
exemple visuellement intéressant d’une notation qui combine des hauteurs de notes avec une
disposition graphique qui se veut aussi parlante par son aspect visuel.
Exemple musical n. 81
Sonant [partition], Faites votre jeu I, partie de harpe.
© Copyright [1960] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Dans la partition de Serenade, l’élément graphique acquiert parfois aussi
de l’importance, notamment dans Senza misura et Allegro, quand le percussionniste réalise
toutes sortes de bruits non traditionnels sur son steel drum. Il doit notamment verser les
billes de la bouteille sur le premier steel drum ; puis réaliser de petites percussions digitales
sur le deuxième steel drum, ceci avec la consigne de ne pas regarder sa partition. Les
graphiques sont remarquables dans leur manière de suggérer un mouvement de vagues
guidant la percussion digitale : le percussionniste interprète le mouvement ascendant (qui
est, de toute façon, associé à des crescendos dans la partition) comme une augmentation de
densité, de volume, et peut-être même de hauteur et de vitesse.
291
Exemple musical n. 82
Serenade [partition], p. 30, parties des percussions.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Dans le premier Allegretto de Serenade, le percussionniste joue avec les mains sur
les peaux des timbales, se rapportant au simple dessin représentant deux mains dans la
partition. L’aspect visuel de la partition quoique discret, participe à une certaine qualité de
jeu, qui se transmet dans l’exécution musicale. Les timbales sont jouées tantôt sur la peau,
tantôt sur le côté, dans un changement constant de position et de timbre.
Heile souligne que l’aspect pictural des partitions de Kagel n’est pas si important
chez Kagel que chez Bussotti509 : en effet, le but des dessins de Kagel est de stimuler et
obtenir un résultat gestuel et chorégraphique (où les interprètes se donnent au jeu – à
nouveau –
ludique d’interpréter tous les signes graphiques de la partition) et, par
conséquent, sonore. Le résultat est une pièce pointilliste et dissonante, où la structure est
parcourue de techniques de la photographie, comme la transition – rotation. Kagel lui-même
explique ce procédé, qui permet à l’interprète de prendre la feuille de partition comme un
objet à trois dimensions, et de le tourner dans tous les sens comme tel :
„Der Ausbruch aus der Konvention der traditionellen Notation geschah eher durch
Einbeziehung einer bis dahin unbekannten Dreidimensionalität der Partitur (wie zum
Beispeil in meinem Transicion II für Klavier, Schlagzeug und zwei Tonbänder von 1958/59,
wo Translationsleisten und Rotationsscheiben aus Papier auf den Partiturseiten tatsächlich
schiebbar und drehbar sind) oder durch eine immanente Mehrdeutigkeit der verwendeten
Notationssymbole (zum Beispiel im Sonant für Gitarre, Harfe, Kontrabass und
Fellinstrumente von 1960).“510
509
HEILE, B., op. cit, p. 177, note de bas de page.
« L’éclatement des conventions de la notation traditionnelle s’est définitivement donné par l’intégration
d’une troisième dimension à la partition (comme par exemple dans ma Transicion II pour piano, percussions et
deux bandes sonores de 1958/59, où les pages ainsi que des barres et des disques rotatifs en papier sont
réellement à appuyer et à tourner), ou par une ambiguïté inhérente des symboles utilisés (par exemple dans
Sonant pour guitare, harpe, contrebasse et instruments à peau de 1960 », KAGEL, M., dans KLÜPPELHOLZ,
W. (1991), op. cit., p. 72-73.
510
292
Chez Henze aussi, les signes graphiques apparaissent tout le long de la partition, et
consistent en deux types différents : il y a les signes expliqués au préalable dans l’extensive
liste de symboles en début de partition, qui expliquent les diverses techniques, effets
instrumentaux et sonores souhaités par le compositeur. Il y a aussi des graphiques notés sur
la portée montrant des petites lignes courbes et dessins schématiques qui veulent représenter
ou suggérer des motifs ou lignes mélodiques que les interprètes doivent improviser. C’est
ainsi que l’improvisation participe largement de la partition de We come to the river, à
travers de longs passages. A ces endroits, tous les musiciens improvisent sur une partition
graphique. A certains endroits, il n’y a même pas de hauteur de note indiquée. La diversité
des dessins suggère de manière indirecte et visuelle des changements dans l’improvisation
sonore. Toutefois, c’est à l’interprète de créer avec les paramètres qu’il considère
correspondre au mieux aux dessins : rythme, mélodie, timbre, agogique, geste sonore.
Exemple musical n. 83
We come to the river [partition], p. 109 (cordes, orchestre II). © 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Le premier interlude possède aussi d’importants passages improvisés. Henze donne
aux instrumentistes des motifs sans rythme précisé. Cette forme relativement « libre » est
typique des partitions de Henze, et peut être observée dans d’autres œuvres de la période
(notamment El Cimarron). A noter que des accelerandi ou rallentandi sont suggérés par le
crochet qui rassemble les notes, qui s’épaissit ou s’affine progressivement.
Exemple musical n. 84
We come to the river [partition], p. 325 (clarinette basse, orchestre I).
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Dans l’exemple ci-dessus, il est aussi à observer que ces groupes de notes à rythme
relativement libre sont, typiquement dans les partitions du compositeur, séparés les uns des
autres par des points d’orgue plus ou moins longs (dans l’exemple, le premier point d’orgue,
un peu incliné, est le plus long de la portée). Cela about it à ce qu’à ces endroits, sa musique
soit constituée de « gestes sonores », d’« élans » et « impulsions » plus ou moins longs et
293
plus ou moins rapides511. Comme en général les notes s’enchaînent très vite, la mélodie
jouée n’a, en fait, pas d’importance ; ce qui compte c’est le résultat « électrisant » de ces
motifs ornementaux.
Enfin, Aperghis a également exploré le potentiel improvisateur et théâtral des
partitions graphiques. Quoique La tragique histoire ne fasse pas véritablement usage de ce
procédé, il existe chez le compositeur une quête de spontanéité semblable à celle que nous
pouvons remarquer ailleurs, à travers les réactions de ses interprètes quant à ce genre de
notation. D’autres partitions d’Aperghis centrent une partie de leur conception formelle sur
l’aspect visuel de la partition (constructions en pyramide, constructions additives,…).
III.5.4 La partition en tant qu’objet artistique
Chez Bussotti, enfin, la partition musicale est davantage envisagée comme un objet
artistique. Ce qui est fondamental pour Bussotti est la beauté plastique de la partition (qui
finit par intervenir dans la construction musicale même), ainsi que la beauté sonore du
résultat. A ce sujet, Giovanna Morelli commente la célèbre calligraphie de Bussotti, sa
marque graphique, présente dans ses partitions qui deviennent des œuvres également
visuelles.
L’aspect graphique des partitions de Bussotti prend aussi des dimensions inattendues
quand le compositeur, qui est aussi artiste plasticien, profite pour insérer des dessins dans la
partition à l’endroit où certains instruments ou voix font du silence. Les dessins des
partitions de Bussotti sont liés à l’imaginaire de l’œuvre théâtrale (dans le cas de
Lorenzaccio, ce sont souvent des idées de costumes pour la réalisation scénique).
Tel est le cas, dans l’opéra, de la scène intitulée « Popolo fiorentino ». L’organisation
géographique des dessins par rapport à la notation musicale joue ainsi aussi un rôle
esthétique, et le rapport dessin – notation musicale devient plutôt réciproque : on se
demande si Bussotti insère un dessin quand il veut faire taire une partie de son orchestre, ou
si c’est plutôt l’envie de dessiner à un tel endroit de la partition qui fait que certains
instruments se voient subitement arrêtés.
511
Voir pages 486-487.
294
De plus, la partition de Nuovo scenario da Lorenzaccio (notamment) présente
d’innombrables indications qui laissent perplexe quant à leur sens ; l’interprète ne lit plus
un simple « document » qui lui apportera les repères musicaux essentiels à une bonne
exécution de sa partie instrumentale ou vocale, mais se retrouve confronté à une véritable «
œuvre d’art » qu’est cet objet-partition réalisé de la main de Bussotti512. Il ressent
immédiatement l’envie ou le besoin de faire appel au compositeur, ou aux interprètes qui ont
participé à la version dirigée par Bussotti à l’époque de la création, pour éclairer son
interprétation. Plusieurs éléments semblent être laissés en suspens, du simple problème de la
lisibilité de certaines parties de la partition jusqu’aux choix esthétiques. Quelques exemples :
-
dans une même portée, Bussotti écrit parfois la partie de plusieurs instruments en
même temps ; les parties séparées ne sont pas publiées et semblent perdues. Dans plusieurs
cas (notamment dans le mouvement « Aria di Mara »), le lecteur n’est pas sûr de la partie de
chaque instrument ;
-
dans Nuovo scenario da Lorenzaccio, Bussotti a divisé le tout en parties,
nommées par des mots évocateurs de couleurs513. Il n’y a, pourtant, nulle indication pour
savoir comment les traduire musicalement ou scéniquement
512
Cette difficulté de lecture provoquée par une écriture très imbriquée et en même temps plastiquement
conçue est aussi ressentie chez Lachenmann, Das Mädchen mit den Schweffelhölzern.
513
Comme exemple, les trois premiers mouvements appartiennent à « Roseo » ; entre « Minnelied » et la
moitié de « Libero », il s’agit de « Grigioverde », et ainsi de suite.
295
IV Du matériau sonore : morphologie et syntaxe
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir, Lorenzaccio,
Nuovo scenario da Lorenzaccio, We come to the river, Sonant, Serenade, …Zwei Gefühle…
et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern sont des œuvres remarquables par leur volonté de
« créer du théâtral » aussi au niveau musical, pas seulement dans le rapport au texte, et pas
non plus seulement dans des gestes scéniques extérieurs. Au contraire, l’expression d’une
théâtralité est mise côte à côté avec la gestualité des sons, mais aussi dans la gestualité
instrumentale ; elle se découvre ainsi liée à une quête timbrique et dans le rapport physique
de l’instrumentiste à l’instrument.
Ainsi, d’un côté les sons se « théâtralisent » en cherchant des couleurs
instrumentales et orchestrales étonnantes : à cet effet, les compositeurs investiguent à
l’intérieur de chaque instrument sur de nouvelles possibilités sonores. Aussi, l’innovation
dans le timbre se donne dans l’intégration d’autres sources sonores et d’instruments non
traditionnellement présents dans les orchestres symphoniques ou d’opéra. Cette conception
les mène aussi à créer des textures sonores les plus diverses, dont le pouvoir coloristique est
aussi remarquable.
D’un autre côté, nous verrons que la recherche sonore et timbrique se répand, pour
ces compositeurs, dans le domaine de la voix humaine, les possibilités de la colorer et
l’enrichir, les phonèmes linguistiques, le texte prononcé, émis de différentes façons et
chanté. L’emploi de la voix soliste ou en chœur, comme les instruments, correspond dans
ces œuvres à une envie de théâtraliser le son grâce à un travail sur le timbre et sur la texture.
Enfin, les œuvres en question s’approprient toutes sortes de systèmes d’organisation
des sons, et en viennent même à faire renaître la musique tonale et modale, afin de les mettre
au service de cette conception musicale basée sur une quête théâtrale, gestuelle et timbrique.
296
IV.1 Les techniques instrumentales innovatrices
Les compositeurs étudiés intègrent, dans différentes mesures et degrés d’innovation,
une large palette de ressources instrumentales. Cela inclut des techniques modernes assez
répandues, comme le flatterzunge, une technique instrumentale particulière, pour les
instruments à vent et cuivres (Henze, Lachenmann, Aperghis), mais aussi l’invention de
sons totalement inhabituels, fruits d’une recherche personnelle. Grosso modo, il est possible
de distinguer une tendance, dans cet univers technique innovateur et coloristique, à inclure
dans le son instrumental deux éléments principaux : le bruit (souvent sous forme de
percussion) et le souffle (ce qui constitue, souvent, un lien directe avec les techniques
vocales).
Un autre outil très récurrent d’innovation des techniques instrumentales des œuvres
étudiées est celui de la « préparation instrumentale », notion inventée par John Cage en
1938, avec l’introduction d’objets et d’éléments étrangers à l’intérieur de l’instrument ou du
jeu instrumental.
IV.1.1 Les instruments pour Henze
La partition de We come to the river utilise un certain nombre de passages qui
impliquent une certaine « préparation » des instruments, dans le sens établi par John Cage
dans sa musique. C’est-à-dire que Henze recherche certains effets instrumentaux à l’aide
d’objets extérieurs, comme à la scène 5, au moment où la harpe glisse d’un intervalle de
notes très graves vers le même intervalle 6 octaves au dessus à l’aide d’un petit carton514.
Dans le même sens, le piano doit frapper les cordes du piano à l’aide d’une baguette dure (p.
178), à l’aide d’une baguette de métal (p. 285) et à l’aide d’une baguette de crotales (p. 426).
Aussi, dans We come to the river, la toute fin de la scène 8, lorsque les monologues
des fous atteignent leur point culminant, voit la musique instrumentale des trois orchestres
employer une masse d’effets sonores différents. L’exemple de la guitare électrique, avec ses
vibratos, secondes mineures accentuées et cinglantes, ses glissandos, montre que c’est
514
HENZE, We come to the river [partition], p. 170.
297
notamment ici que Henze veut dépenser sa liste d’effets répertoirés au début de la partition.
Les effets techniques de tous les instruments dans ce passage incluent :
-
De la notation graphique, improvisation et liberté rythmique
Des quarts de ton
De la note la plus aigue de l’instrument, notée par une flèche vers le haut
Des vibratos
Des glissandos
Des harmoniques
Des points d’orgue plus ou moins longs515
À la fin de l’opéra, scène 11, tous les instruments à cordes de l’orchestre II finissent
leurs phrases dans la note la plus aigue de leur palette. Cela est indiquée par une notation
particulière, caractéristique des partitions de Henze. L’usage d’un registre suraigu est aussi
un effet instrumental coloristique, aussi employé par Aperghis516.
IV.1.2 Les instruments pour Lachenmann
Dans la musique instrumentale de Lachenmann, les innovations techniques sont une
conséquence directe de sa « musique concrète instrumentale ». A l’image des innovations
techniques que Helmut Lachenmann apporte à la guitare, le compositeur obtient dans les
deux œuvres analysées une grande variété de couleurs instrumentales grâce à des techniques
d’exécution innovatrices. À cette fin, les partitions de …Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit
den Schwefelhölzern déroulent une liste imposante de consignes d’exécution destinées aux
interprètes517. Plusieurs de ces consignes sont les mêmes entre les deux partitions et sont
aussi présentes dans d’autres œuvres de Lachenmann. Voici sous la forme d’un tableau les
principaux exemples :
515
Henze allie, à l’exemple de cette page, cette écriture instrumentale à des effets vocaux également
innovateurs pour créer une expression théâtrale en consonance avec la trame. Dans cette scène il associe les
personnages « fous » à l’idée de douleur, des quarts de ton, de vibratos, de techniques instrumentales et vocales
déroutantes (comme la mélodie chantonnée en « rire rapide »), des glissandos, des dissonances accentuées et
vibrées à la guitare, enfin des effets instrumentaux divers.
516
Voir page 75-76.
517
Les consignes sur la notation et exécution de ...Zwei Gefühle... (1992) sont, pour tous les instruments,
pratiquement identiques à celles données au début de l’opéra pour le tableau 18 („Zwei Gefühle“), qui reste
pratiquement identique à l’œuvre de 1992. Puis, ces consignes se rapprochent souvent des autres tableaux de
l’opéra.
298
La petite fille…
Deux sentiments
Bruits sans son, produits à
partir du travail sur le passage
de l’air dans les instruments à
vent, mais aussi dans les autres
familles instrumentales.
« Têtes de note carrées dans des « Têtes de note carrées dans des
barres horizontales continues barres horizontales continues en
en tenuto signifient un bruit
tenuto signifient un bruit ou
silencieux de l’air ». („Eckige « murmure » silencieux ».
Notenköpfe, bei Tenuto-Dauern (Quadratischer Notenkopf - bei
als waagerechte Balken
tenuto-Dauern als waagrechter
fortgeführt, bedeuten tonloses Balken fortgefuehrt - bedeutet:
Luftgeräusch.“)
tonloses (geblasenes,
gestrichenes, gewischtes etc.)
Geräusch bzw. „Rauschen“.)
Effets d’intensité liés à une
intention musicale, mais pas au
résultat sonore (l’interprète fait
l’effort nécessaire pour un
certain degré d’intensité, mais
en fait un autre à la place).
Signes de dynamique entre
guillemets n'indiquent pas
l'intensité réelle du son, mais
l’intensité d’exécution
correspondante.
Présence de parties non
dirigées, où chaque interprète
gère sa partie de façon
indépendante.
"Zähltakte" (in Nr. 3, Takt
182ff., in Nr. 18, Takt 182ff.,
und in Nr. 19, Takt 1350ff.).
Signes de dynamique entre
guillemets, sur des notes sans
hauteur ou dans d'autres cas
particuliers d'exécution, ne
veulent pas indiquer le volume
sonore littéral, mais l'intensité
gestuelle correspondante.
"Zähltakte" « Les mesures 182184 et 186-188 ne sont pas
dirigées. Chaque interprète
pour soi même compte ces
« Ces mesures ne seront pas
mesures, basé sur le tempo de
dirigées. À la place, tous les
la mesure précédente, et
interprètes jouent, chacun pour exécute les actions
soi et selon sa propre initiative, correspondantes, dans l'attente
dans le rythme de la dernière de la prochaine mesure
mesure dirigée pour attendre le dirigée ».
début de la prochaine mesure
dirigée ».
(„Diese werden nicht dirigiert.
Vielmehr haben alle Spieler im
Tempo des zuletzt dirigierten
Taktes jeder für sich weiter zu
zaehlten und mit ihrem
auszuführenden Text in eigener
Initiative einzusetzen und
danach auf den Beginn des
nächsten dirigierten Taktes zu
warten.“)
299
Certaines consignes pour les
cordes qui concernent des
bruits secs, sans hauteur de
note, joués avec l’archet dans
d’autres parties de l’instrument
que les cordes.
Dans la partition : « Coup
Pareil : Coups d’archet
d’archet insonore sur le
insonores sur plusieurs parties
chevalet » („Tonloses Streichen en bois de l’instrument.
auf dem Stegholz“) ; « coup
d’archet insonore sur la
sourdine » („Tonloses
Streichen auf Holzdämpfer“) ;
« Coup d’archet insonore sur le
côté de l’instrument
(éventuellement sur
l’éclisse) » („ Tonloses
Streichen auf Corpuskante
(evtl. Zarge)“; « Coup d’archet
insonore sur le coin du
chevalet (de préférence du côté
droit) » („Tonloses Streichen
auf seitlicher (stets rechter)
Stegkante“) ; « Coup d’archet
insonore sur la volute » („
Tonloses Streichen auf
Schnecke“).
300
Certaines consignes pour les
Dans la partition : « Jouer avec Pareil : plusieurs variations de
cordes incitent à un jeu d’archet l’archet pressé »
pression de l’archet.
avec beaucoup de pression.
(„spiel mit gepresstem Bogen“)
; « Les violons possèdent une
variation particulière dans la
manière de jouer avec l’archet,
selon un jeu pressé, aux
numéros 20a ("Ritsch 4") et n °
23 ("Sho"), le violon solo déjà
au n ° 18 ("Zwei Gefühle"), où
il réalise une variante
particulière du jeu pressé »
(„Die Violinen haben in Nr 20a
("Ritsch 4") und in Nr. 23
("SHÔ"), die Solo-Violinen
bereits in Nr. 18 ("Zwei
Gefühle") auf der I. Saite eine
besondere Variante des
gepressten Spiels
auszuführen“);« "Effet de
ronflement" obtenu par un jeu
d’archet pressé »
(„"Schnarcheffekt" bei
gepresster
Bogenführung“);« Jeu pressé
derrière le chevalet »
(„Gepresster Spiel hinterm
Steg“);« Si, comme dans n ° 18
(par exemple, mesure 61), la
sourdine est enlevée et l’archet
presse donc les cordes à vide, le
résultat en conséquence est
situé en bas, suivi d’un
glissando ascendant »,Wenn,
wie in Nr. 18 (z.B. T. 61), der
Dämpfgriff aufgehoben und so
die leere Saite gepresst wird,
entsteht dementsprechend ein
tiefer gelegenes, immer noch
oberhalb e2 liegendes glissando
aufwärts dadurch“.
301
Les cordes possèdent plusieurs Selon la partition, aux p. XV et Mêmes effets de pizzicato.
variations de pizzicato.
XVI : « Pizzicato avec l'ongle »
(„Pizzicato mit Fingernagel“);
« Pizzicato derrière le
chevalet » („Pizzicato hinterm
Steg“);«Pizzicato Bartok » ;
«Pizzicato Bartok avec cordes
étouffées (sourdine) »
(„Bartok-Pizzicato mit
ersticktem Griff
(‚Dämpfgriff’)“;
« Pizzicato fluido » ;
« Pizzicato en harmoniques
naturels »
(„Naturflageolett – Pizzicato“).
Différentes manières d’étouffer Plusieurs effets et techniques
ou arrêter le son pour les
d’arrêt du son.
instruments à cordes frottées. Variété d’arrêt du son avec des
effets de dynamique (comme le
« crescendo haletant »).
Une variété plus grande de
modalités d’arrêt du son :
« Placer de manière relâchée la
main, ou un doigt, sur une ou
plusieurs cordes, de manière
plus ou moins rythmique ».
Variété d’arrêt du son avec des
effets de dynamique
(« crescendo haletant »).
Plusieurs jeux d’archet des
instruments à cordes.
Variations de “Flautando” : »
son voilé », « non vibrato »,
« Flautando avec glissando »,
« flautando sur les doigts de la
main gauche », « flautando
avec des changements de
position de l’archet de la touche
vers le chevalet »…
Plusieurs Variations de
“Flautando”
Mouvements chorégraphiques Mouvements de « balayage » et Mouvement d’ « essuyage »
de l’archet.
« essuyage » de l’archet sur les („Wischbewegung des
cordes des instruments à cordes Bogens“) dans des régions
frottés.
différentes de la corde.
Ce tableau illustre l’importance que Lachenmann accorde à la notion et à la
technique de la « pression », technique qu'il avait au demeurant déjà explorée dans des
œuvres comme Pression, Gran Torso et Klangschatten. L'enjeu est pour le compositeur de
produire un « son perforé », discontinu, obtenu grâce à l’emploi de différents degrés de
pression de l’archet sur les cordes. Le son perforé, d’un autre côté, correspond à l’idéal
esthétique de Lachenmann selon lequel le « renouvellement de notre écoute » passe par une
recherche à « tâtons », par perforations, visant d’un côté retrouver sa définition même, et de
l’annihiler le substrat historique du matériau sonore. Hilberg commente l’usage de la
pression sur le violoncelle dans Gran Torso :
302
«En partie par des dessins, en partie par des instructions verbales, en partie par des symboles
conventionnels (progressions dynamiques, rythmes), la notation n’indique pas ce qui sonne
proprement, mais où et comment agir. Il s’agit essentiellement d’une notation spatiale,
considérablement plus précise que la notation traditionnelle et capable de s’adapter aux
besoins : La dimension horizontale est le temps, tandis que la verticale montre le lieu des
actions sur le violoncelle »518.
De plus, Lachenmann multiplie les textures « granuleuses », qui varient selon des
vibratos joués par différents instruments (les vibratos « de la hanche » des instruments à
vent graves, les Flatterzunge des vents et cuivres), de trémolos dans les cordes, de
roulements de timbales, de phonèmes comme le « R »...
Le compositeur évoque encore un élément caractéristique de ...Zwei Gefühle...: les
instruments à vent particulièrement, mais aussi les cordes et la voix, réalisent ce qu’il
appelle « un jeu chuchoté », à travers l’application musicale du son produit par l’air avant
l’émission du son des instruments, qui est mis en premier plan dans l’écriture
instrumentale519.
L’intégration du souffle comme source sonore et comme geste
instrumental
propulseur peut être observé à partir de l’œuvre temA. Lachenmann lui-même affirme que
temA est une des premières œuvres, avec les Aventures de Ligeti, qui utilise le souffle
comme une source sonore et énergétique, devenant la thématique majeure non seulement
pour la voix et les instruments à vent (cuivres), mais même pour le violoncelle.
Dans …Zwei Gefühle… le trombone utilise une sourdine pour produire l’effet
étonnant du « Wawa »520 :
« La partie du trombone dans le numéro 18 (« Zwei Gefühle ») à partir de la mesure 234 est
particulièrement attachante aux trombonistes 1 et 2 : le changement prescrit entre la position
ouverte et fermée à la sourdine Wawa dans un jeu basé sur le souffle insonore ne doit jamais
être exécuté de façon saccadée, mais de façon relativement suave. Cela doit donner un effet
518
„Teils durch Zeichnung, teils durch Verbalanweisung, teils durch konventionelle Symbole (dynamische
Verläufe, Rhythmik) zeigt die Notation nicht, was klingen, sondern wie und wo agiert werden soll. Es handelt
sich überwiegend um eine Space-Notation, die sie wesentlich genauer als bei einer tradierten Schreibweise
möglich, den Zwecken anpassen lässt : Die horizontale Ausdehnung bezeichnet die Zeit, die Vertikale
Ausdehnung den Ort des Spielaktes am Cello.“, HILBERG, F., « Probleme eines Komponierens mit
Geräuschen. Aspekte der Materialbehandlung bei Helmut Lachenmann », Mitteilungen der Paul-SacherStiftung, v. 8, 1995, p. 27.
519
LACHENMANN, H. « Rendez-Vous avec Péter Eötvös et Helmut Lachenmann » [enregistrement sonore].
520
Voir l’effet « Wawa » à la guitare à la page 214.
303
naturaliste du souffle du vent. Ca doit probablement être nécessaire de faire discrètement les
trous d’air »521.
Le pianiste pince les cordes de son piano avec ses doigts, et réalise des effets de
résonance en appuyant sur certaines touches sans les faire sonner, mais en les laissant
résonner par sympathie.
„Bei rautenförmig notierten Griffen sind die bettrefenden Tasten unhörbar niederzudrücken
und so entweder in der angegebenen Dauer mit der Hand oder mit dem Sostenuto-Pedal
festzuhalten.“522
Lachenmann emploie enfin un effet qu’il appelle « effet de jalousie », obtenu par
l’ouverture et la fermeture successives du rabat du piano, provoquant des effets de
crescendos et decrescendos523 :
„Geldeckel-Stemmer : den Flügeldeckel anheben und senken – Jalousie Effekt Crescendodiminuendo-Schwankungen bewirken.“524
Pour varier encore davantage le jeu instrumental, les instruments chez Lachenmann
sont parfois aussi « préparés » : c'est le cas par exemple d'un passage dans l’opéra ainsi que
dans ...Zwei Gefühle... où le pianiste frappe, frictionne, gratte, réalise des glissandi, avec des
objets en plastique et en métal, d’un plectre et de différents marteaux, sur le piano lui-même
ou sur ses cordes. Dans un autre exemple significatif, les deux harpistes de l’œuvre doivent
également réaliser une « action d'essuyage le long des cordes graves revêtues »525 avec un
morceau de papier assez dur.
521
„Die Posaunenpartie in Nr. 18 ("Zwei Gefühle") ab Takt 234 wird den Spielern (1. Und 2.) besonders
nachdrücklich ans Herz gelegt: Der vorgeschriebene Wechsel zwischen offenem und geschlossenem WawaDämpfer bei tonlosem Blasen soll niemals ruckartig, sondern relativ weich ausgeführt werden. Es soll die
naturalistische Wirkung eines wehenden Windes erzielt werden. Das vermutlich häufig notwendige Luftholen
soll möglichst unauffällig geschehen“, dans : LACHENMANN, H., Das Mädchen mit den Schwefelhölzern
[partition], Hinweise für die Bläser, 1e cahier, p.IV.
522
« Les forme notées en losange correspondent à une manière d’appuyer sur les touches correspondantes de
façon inaudible, et les tenir le temps indiqué soit avec la main soit avec la pédale de sostenuto », dans :
LACHENMANN, H., Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [partition] .
523
Le rabat et la queue du piano deviennent dans les oeuvres de Lachenmann aussi un objet-instrument,
capable d’altérer la sonorité et la résonance des autres instruments (pour un effet de résonance particulier du
tuba, voir page 199).
524
« Geldeckel-Stemmer : soulever et abaisser le couvercle du piano – effet de « jalousie », provoque des
variations de crescendo-diminuendo », dans : LACHENMANN, H., Das Mädchen mit den Schwefelhölzern
[partition].
525
„Wisch-Aktionen entlang den tiefen umsponnenen Saiten.“, dans : LACHENMANN, H., Idem.
304
Les deux partitions de Lachenmann indiquent aussi l’utilisation d’objets et d’outils
sans passer par un jeu instrumental : c’est le cas de plaques de polystyrène qui sont frottées
l’une contre l’autre526, mais aussi le cas de fouets en bois (« frustes ») qui simulent le bruit
des « fouets sur les chevaux qui passent » et des marteaux manipulés par les chanteurs du
chœur et qu'ils frappent contre leurs pupitres.
Les interprètes engagent leur propre corps, leurs vêtements, pour obtenir d'autres
sonorités, mises en adéquation avec le récit et les sons instrumentaux :
« Les chanteurs, parfois, passent en rythme les mains sur leurs habits, se frappent sur la joue
(tableau 6a) ou bien se frottent les mains, produisant un bruit qui sera ‘reflété’ dans
l’orchestre par des raclements de xylorimba. Quand l’une des sopranos reprend la structure
rythmique du chant de Noël Stille Nacht (‘Douce Nuit’, tableau 6b) avec des claquements de
langue, ses bruits de bouche sont transposés en une sorte d’orchestration consonantique :
pizzicati Bartok, coups légers dans les percussions de bois, actions du pianiste avec un pot
de plastique à l’intérieur de l’instrument… »527.
IV.1.3 Les instruments pour Kagel
L’œuvre instrumentale entière de Mauricio Kagel se caractérise par l’intégration de
bruits et de sons aspirés528. Dans une œuvre de 1970, Atem, le compositeur essaie de nier le
concept du « beau son » classique. Pour cela, il invente une profusion d’innovations dans la
technique de tous les instruments. En voici quelques exemples extraits de Serenade :
Le flûtiste doit :
 souffler loin de l’embouchure de l’instrument, le tout en fredonnant et
sifflant
 réaliser un « jeu haletant »
Le percussionniste doit :
 réaliser des actions liées à la préparation de ses instruments
 manipuler une bouteille contenant des petites billes, qui seront versées sur
le steel drum.
526
Voir page 188.
KALTENECKER, M., « Composer l’orchestre », dans : LACHENMANN, H., Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern [programme de concert], 2001, p. 47.
528
Voir l’exemple de Serenade, p. 166.
527
305
En plus, le théâtre instrumental de Kagel utilise très souvent des instruments
préparés. Nous le percevrons dans la partie « Fin II » de Sonant, où Kagel écrit un texte à
l’intention du contrebassiste qui lui sert de ligne directrice pour comprendre la notation
musicale, la manière de réaliser des gestes sur l’instrument et de produire de nouveaux
timbres à partir de la préparation de l’instrument. En mettant en scène l’acte même de
« préparer les instruments », Kagel touche en même temps aux aspects visuel et sonore529.
Der Schall est une oeuvre emblématique de ce procédé. Selon Kooij, dans Der Schall,
« jouer consiste à passer d’une préparation instrumentale à l’autre. Selon la richesse des
ressources et de l’invention du compositeur, chaque instrument offre un nombre différent de
possibilités. Cela signifie d’abord que chaque instrument devient en soi hétérophone »530.
Dans le même sens, nous avons vu que Kagel explore dans sa musique des bruits
divers, d’origine diverse531.
“The focus on the tactile nature of playing creates an impression of spontaneity, as if the
players were exploring their instruments for the first time, trying out different ways of
producing sounds and relishing the acoustic sensations”532.
529
Nous pouvons encore citer les œuvres Tactil (préparation du piano et des guitares) et Musica (1965-66)
pour instruments de la Renaissance, ainsi que les deux premiers Quatuor à cordes (1967), où la sonorité de
cette formation traditionnelle est complètement distordue grâce à l’insertion d’objets divers les instruments, et
encore Transicion II (1958). Dans cette dernière, il y a une préparation permanente du piano, ce qui constitue
en même temps l’objet des actions scéniques et de l’interaction scénique des deux interprètes (le pianiste et le
percussionniste).
530
VAN DER KOOIJ, F., “Les sons sont quoi?”, Dissonance n.65, 01/07/2000, p.6.
531
Comme, par exemple, les bruits d’animaux dans Kantrimiusik, de la marche dans Mitternachtstück et des
bruits de déjeuner, dans le Hörspiel Guten Morgen.
532
HEILE, B., op. cit., p. 37.
306
IV.2 Les instruments « exotiques » et les autres sources sonores
Certains compositeurs comme Kagel, Henze et Lachenmann incluent dans leurs
orchestres des instruments dits « exotiques »533 pour profiter justement de tout le bagage
culturel que leur sonorité, leur aspect visuel souvent rudimentaire et que la façon particulière
de les jouer semble véhiculer. Ces « informations exotiques » corroborent à une musique
imagétique, où les timbres, couleurs et textures sonores servent à la théâtralisation du son.
Dans We come to the river, les instrumentistes sont ainsi amenés à jouer plusieurs
instruments à la sonorité évocatrice, en plus de leurs instruments principaux. L’introduction
du banjo à la scène 10, où un Empereur à moitié dandy, à moitié oriental cause une sensation
hypnotique, n’est pas fortuite. A côté du célesta et d’autres instruments notamment de
percussion, le banjo ténor renforce les ponctuations des dialogues, et lui rapportent des
timbres métalliques et exotiques, facilement associés au caractère oriental que Henze décrit
pour le personnage de l’Empereur.
À part les instruments à cordes pincées, le guitariste de We come to the river joue
encore, et cela tout au long de l’opéra, d’un « sarténes » (poêle), où apparaissent aussi des
motifs répétitifs qui ont souvent un rôle structurel important dans l’œuvre534.
IV.2.1 Les instruments-ustensiles
L’opéra de Lachenmann inclut, lui aussi, quelques instruments extra européens dans son
orchestre, comme le temple gong japonais et les « Peitschen ». Cette intégration de sources
sonores inhabituelles est une conséquence de sa « musique concrète instrumentale »535, dans
laquelle un rapport réciproque s’établit entre les instruments de musique, devenus
« instruments-ustensiles » (puisque leur aura familière est étonnement brisée) et toute sorte
d’objets, accessoires sonores et bruits naturels (tels que balles de ping-pong, pièces, disques
533
L’exotisme pouvant aller d’instruments véritablement méconnus des cultures occidentales, comme les
percussions que Kagel et Henze font importer d’Amérique latine et d’Asie, aux instruments simplement
populaires, quoique adoptés en Occident, comme les mandolines, banjos présents dans Serenade.
534
Cet instrument est utilisé pour la première fois dans l’opéra lors de la conclusion instrumentale du
monologue du général à la scène 6. Le guitariste reprend le sarténes souvent aux moments des interventions du
percussionniste, en dialogue avec lui, ou pendant des sections « exotiques », où les autres instrumentistes des
trois orchestres lâchent leurs instruments « classiques » pour jouer soit d’un instrument de percussion, soit d’un
instrument exotique. Le sarténes reviendra dans l’opéra encore au milieu de la scène 8, au milieu de la scène 10
et à la fin de la dernière scène.
535
Voir page 463.
307
de polystyrène frottés, bruit de l’eau, interférences radio, tic tac de l’horloge…) qui sont
utilisés, déformés et détournés selon un même procédé inventif de « création de sons ».
Dans cette perspective, les instruments de musique sont abordés par Lachenmann
comme des objets et ustensiles (Gerät), que l’on « manipule » (hantieren), que l’on
« touche » (abtasten), que l’on explore de manière tactile, et qui exigent dès lors de
l'instrumentiste d'engager un nouveau rapport vis-à-vis de son instrument.
« Le devenir-ustensile de l’instrument est un point central de l’esthétique de Lachenmann et
l’un des catalyseurs constants de son imagination sonore ; il lui arrive de parler des
instruments comme de meubles qu’il faut démonter et remonter, puisqu’ils représentent pour
lui un ‘mobilier culturel’ »536.
IV.2.2 Les instruments non-européens
Exotica pour six musiciens (1970-1971) est l’œuvre qui symbolise le mieux l’intérêt
de Kagel pour les instruments venant d’autres cultures que l’européenne. Son effectif
instrumental et surtout le résultat sonore sont en fait aléatoires. Même si cet effectif
comprend en tout cent vingt instruments non européens différents, chaque instrumentiste
doit ne jouer, au choix, que vingt d’entre eux. En plus, les instruments suggérés (et acquis
par Kagel à l’époque) peuvent éventuellement être remplacés, selon les choix des
interprètes. Dans une rencontre au sujet de l’œuvre, réalisée au musée du quai Branly dans le
cadre du Festival « Agora » à Paris, le 6 juin 2007, le compositeur commente qu’Exotica est
destiné à mettre en exergue les différences culturelles entre les Européens et les nonEuropéens537 :
« Je savais qu’au fond l’idée était utopique »538.
Kagel emploie, dans le même but, d’autres sources sonores, qui vont du papier
cellophane539 aux objets du quotidien, qui sont « instrumentalisés », rendus « intéressants »,
536
KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, p. 67.
Ainsi, dans le but de confronter les différentes cultures, Kagel demande à ce que l’œuvre soit exécutée par
des interprètes reconnus et consacrés d'instruments traditionnels de la musique classique occidentale, comme le
violon et le piano, mais qui ne connaissent pas la technique des instruments « exotiques » qui intègrent
l’immense arsenal d’Exotica.
538
KAGEL, M. [conférence], Paris, 6 juin 2007.
539
C’est le cas du mouvement « Andante » de Serenade (mesures 502 à 522), où Kagel transforme le bruit du
papier cellophane qui recouvre le bouquet de fleurs en son musical.
537
308
à la percussion sur l’eau, au son d’une machine à écrire et enfin à un sifflet imitant le chant
d’un rossignol (Serenade).
La fin de Serenade (« Allegretto ») offre un intéressant exemple lorsque le
percussionniste fait des percussions sur l’eau contenue dans une petite bassine. Ces
percussions sont à faire de trois différentes manières :
•
•
•
avec la paume de la main sur la surface de l’eau ;
sur un petit morceau d’étoffe dans la bassine ;
à l’aide de quelques gourdes, posées sur l’eau.
Les systèmes dédiés à la percussion dans l’eau sont partagés entre main droite et
gauche, avec ou sans les gourdes à thé. Par ailleurs, le percussionniste jouera d’un sifflet
imitant le chant d’un rossignol à partir de la mesure 570, c’est-à-dire peu avant l’étape
finale, « sempre a tempo ».
Exemple musical n. 85
Serenade [partition], p. 57, « Allegretto », mesures 523-528, parties des percussions.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Comme l’on peut lire dans la partition, Kagel demande au percussionniste, si
possible, de jouer par cœur d’ici à la fin de l’œuvre.
La partie du guitariste inclut le fait de devoir jouer sur quatre instruments différents à
cordes pincées : cela est, en soi, une manière d’élargir le nombre et le potentiel sonore de
cette catégorie d’instrument. Il est important d’observer que Kagel a volontairement monté
le niveau d’exigence et d’expérimentation technique, davantage pour les parties de guitare
309
que d’ukulélé, de mandoline ou de banjo ténor. Le compositeur est probablement parti du
principe que cet instrumentiste est, au départ, guitariste, et que le simple fait de devoir
aborder d’autres instruments à cordes pincées échappe déjà peut-être à son quotidien
d’interprète. Il y a, dans tous les cas, une volonté d’aller au-delà : soit par la démarche de
maîtriser un nouvel instrument, pas tout à fait étranger (car appartenant à la même
« famille » d’instruments), soit par l’envie d’explorer les limites de l’instrument.
Notamment dans Der Schall, Kagel compose une « musique des bruits » grâce à
l’emploi d’instruments préparés. Der Schall (1968) (dont le titre veut dire « Le Son »), écrit
pour cinq musiciens et trente-huit instruments, a été perçu comme une « bizarrerie sonore »
par le public et la critique. L’œuvre est emblématique de l’esthétique de Kagel à la fin des
années 1960, qui, se basant sur un ensemble d’instruments très hétérogène, cherche à
produire de nouvelles sonorités.
Dans Der Schall, le spectre sonore s’élargit considérablement du fait d’un usage
simultané d’instruments classiques, d’instruments préparés (insertion d’objets étrangers à
l’instrument), d’objets communs (souffler dans un tuyau d’arrosage) ainsi que d’instruments
exotiques (comme le cornet à bouquin ou le nafîr). Enfin, la partition de Der Schall demande
aux musiciens de chanter voire « parler dans leurs instruments ».
Dans la même lignée, Kagel compose aussi Acustica (1970), une autre œuvre de
référence en ce qui concerne cette pratique d’invention de sources sonores non
instrumentales. L’œuvre est composée d'actions scéniques durant lesquelles toutes sortes de
sources sonores sont utilisées, au moyen d’instruments traditionnels et exotiques, mais aussi
d’appareils sonores électriques (comme des microphones), d’appareils électroménagers et
d'une bande magnétique. Klüppelholz parle de la « mise en scène » du son :
«Konventionelle und entlegene Musikinstrumente, Werkzeuge, elektroakustische Apparate
und Kinderspielzeug funktioniert Kagel um in Klangerzeuger und zugleich in Hilfsmittel
einer ritualhaften Inszenierung von Schall.»540
L’emploi que fait Kagel des objets en tant que sources sonores ressemble quelque
part au théâtre d’Antonin Artaud, en quête de nouvelles ou anciennes sources sonores et
540
« Instruments classiques et exotiques, outils, appareils électro-acoustiques et des jouets fonctionnent chez
Kagel comme des générateurs de son et contribuent ainsi à la mise en scène rituelle du son », dans :
KLÜPPELHOLZ, W., Mauricio Kagel:… 1970-1980, Cologne, DuMont Schauberg, 1981, p.22.
310
présageant cet « échange de rôles » entre les objets scéniques et les instruments de musique
(les instruments sont « chosifiés », tandis que les « choses » sont utilisées en tant que
sources sonores). Pour citer Marianne Kesting,
„Artaud stellte sich ein Theater vor, worin ‘Hyeroglyphen-Figure, ; Puppen und mannshohe
Instrumente’ auftauchen, die in ihrem Dingcharakter agieren sollten ; er plaudiert für die
Deformation der Worte, für Schreie und Laute, worin ‘Töne eingreifen wie Figuren’,
forderte zur Suche auf nach völlig neuen Klangeigenschaften und Schwingungen, zur
Schaffung von neuen Instrumenten oder zum Rückgriff auf alte, vergessene.“541
Ces caractéristiques communes entre les pensées d’Artaud et de Kagel s’approchent
aussi de celle de Lachenmann. L’emploi que celui-ci fait des plaques de polystyrène dans
son opéra, mais aussi celui qu’Aperghis fait du lion’s roar et d’autres instruments de
percussion moins communs dans sa pièce peuvent aussi être entendus dans cette perspective.
541
« Artaud s’imaginait un théâtre avec des ‘figures- hiéroglyphes’, poupées et instruments de taille humaine,
qui devrait agir dans leur identité. Il était pour la déformation des mots, pour les cris et sons, où les ‘sons sont
comme des figures’ ; il était aussi à la recherche de nouvelles propriétés sonores et de vibrations, visant la
création de nouveaux instruments ou l’utilisation d’instruments vieux et oubliés », dans : KESTING, M., dans :
KLÜPPELHOLZ, W., Kagel…/1991, Cologne, DuMont Schauberg Buchverlag, 1991, p. 222.
311
IV.3 Le rôle du chœur
Trois œuvres parmi les huit que nous analysons emploient un chœur : tandis que les
orchestres créés dans ces œuvres tendent à individualiser leurs instrumentistes, leur
attribuant des lignes « solistes », la voix apparaît souvent dans des contextes collectifs,
fonctionnant comme une sorte de « conscience collective », ou d’ «inconscient collectif ».
Il s’agit – et ce n’est pas un hasard – des trois seules œuvres au format
« opératique » : Lorenzaccio, We come to the river et Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern. Dans ces œuvres, l’importance du chœur réside dans le fait que c’est
surtout lui qui « fait le pont » avec le public, représente son opinion et ses réactions. Il
constitue un certain « juge neutre », un ensemble de « jurés » qui assistent, à la troisième
personne, au déroulement de la scène autant que le public. En tout cas, l’usage du chœur
dans ces œuvres s’approche de celui pratiqué dans le théâtre antique.
La tragédie grecque, genre utopique par nature, était par ailleurs directement liée au
monde mythologique, notamment grâce à la présence du chœur qui, dans son recul par
rapport à l’action, pouvait fonctionner comme une sorte de conscience du public,
interrogeant les personnages, les analysant et jugeant ; elle donnait par ailleurs libre cours à
la fantaisie et à l’imagination.
Ainsi, dans Lorenzaccio et Das Mädchen…, le chœur possède une dimension
« mythologique ». Dans sa représentation d’une collectivité sociale, il « incarne » le
« peuple florentin » dans la quatrième scène de Lorenzaccio, « Popolo Fiorentino », où son
texte est remarquablement fragmenté et abstrait, ce qui confère à cette « assemblée » sa
dimension mythique.
IV.3.1 Le chœur en tant qu’ombre des personnages
Si dans la forme traditionnelle du drame et de l’œuvre théâtrale, le dialogue entre les
personnages est un des principaux outils pour exposer, développer et structurer la trame et le
scénario, Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio constituent des œuvres atypiques,
pourrait-on même dire « anti-dramatiques ». Bussotti remet en cause avec Lorenzaccio la
312
conception même d’un opéra par le manque d’intrigue et d’échange entre différents
personnages.
On peut observer que, dans les deux œuvres et à une seule exception près542, quand
deux ou plusieurs personnages chantent en même temps, il n’y a pourtant aucun dialogue
voire même de conflit entre les personnages. Les chanteurs fonctionnent en chœur dans le
sens antique – comme une masse formant une unité sociale –. Ils ont le même texte
superposé de manière à le transformer dans un discours polyphonique, mais qui ne porte pas
de drame ou d’interaction dramatique entre les personnages. C’est là ce qui fait la différence
entre cette œuvre et un opéra ou une pièce théâtrale traditionnels : où lieu de se passer sur
scène, la trame est racontée par les chanteurs, qui s’écartent ainsi de l’action – et cela, même
quand ces chanteurs représentent les personnages-clés du drame raconté.
Les chanteurs ont, en général, un même texte à chanter, superposé de manière
polyphonique, parfois presque fuguée ; ce texte n’est toutefois pas arrangé de manière à
établir un conflit ou une opposition entre personnages. Là encore, cela distingue une œuvre
comme celle-là d’un opéra ou d’une pièce théâtrale traditionnelle : le conflit ou le drame ne
se passe pas entre les personnages sur scène, mais est raconté par des chansons à teneur
descriptive et narrative.
En se référant à la tragédie grecque, Nietzsche appelait le chœur son noyau543. En
effet, dans Lorenzaccio aussi, le chœur est l’entité qui raconte jusqu’au bout l’histoire de
Lorenzo, et qui conduit l’enchaînement des différents événements sonores, plastiques et
dramatiques de la composition de Bussotti544.
Dans « svani », nous voyons un exemple où le chœur participe comme une « ombre »
du personnage principal, ici George Sand. Son rôle est celui de renforcer son texte, le
répétant juste avant ou juste après, dans une sorte d’« écho mythologique ». Peu après
« libero e ancora piu svelto », ce personnage rejoint l’ensemble du chœur dans un jeu
synchronique, où certaines syllabes du texte sont mises en valeur, par la participation de tous
542
A la page 19, deuxième moment de la sixième scène, « la vita è solo sonno », et peu avant le monologue de
Musset, où a lieu un court dialogue entre l’évêque, le duc et Maffio.
543
NIETZSCHE, F. La Naissance de la Tragédie, p.7.
544
Il faut toutefois se rappeler que le chœur a été enlevé de la version de chambre, Nuovo scenario a
Lorenzaccio : son rôle moteur a été alors attribué au comédien, qui récite tous les textes parlés et réalise le lien
entre les différentes parties de l’œuvre.
313
les chanteurs, et d’autres sont chantées seulement par les voix les plus graves. Fonctionnant
comme une horloge, l’effet du chœur qui renforce le texte du soliste est très théâtral.
Exemple musical n. 86
Lorenzaccio [partition], “svani”, partie 2, p.2. © Editions Ricordi/Universal Music
Chœur et soliste évoluent ainsi jusqu’au début d’une remarquable partie, où le
Sprechgesang donne place à d’autres formes d’émission vocale (dont les faussets).
Observons le partage des mots du texte entre les voix :
Exemple musical n. 87
Lorenzaccio [partition], “svani”, partie 2, p.4. © Editions Ricordi/Universal Music
Le chœur au sein de Lorenzaccio participe enfin, et en héritage des modèles
brechtiens, d’une « description narrative », qui remplace l’ « action représentée », procédé
qui serait d’usage dans le théâtre dramatique. C’est pour ça que, d’une manière générale,
dans Lorenzaccio, même quand plusieurs personnages chantent en même temps, il n’y a pas
de dialogue ou de drame entre les personnages.
Toutefois, la partition compte un cas exceptionnel, unique, où Bussotti renoue avec
la tradition et introduit dans le texte quelques dialogues, qui restent intelligibles. Il s’agit de
314
la deuxième partie de « la vita è solo sonno », dans l’opéra. En effet, au début de cette scène,
Maffio échange quelques mots avec « Stato e Chiesa », qui représente alors le duc. Ensuite,
le dialogue même prend une tournure particulière et complètement inhabituelle, en fonction
de deux facteurs distincts :
1) Le personnage « Stato e Chiesa », qui est un personnage à double face, dialogue
avec lui-même, c’est-à-dire que le chanteur seul joue le rôle des deux personnages qui
« dialoguent ». Il change de profil par rapport au public et de caractère, selon qu’il
représente le duc ou l’évêque.
2) Un dialogue parallèle naît entre le chanteur (« Stato e Chiesa ») et le guitariste
(Giomo). La guitare réalise alors des motifs rapides qui imitent – soit en réponse successive,
soit en même temps - les motifs chantés. Le contenu théâtral est d’une extrême puissance
dans ce passage.
Exemple musical n. 88
Lorenzaccio [partition], “la vita è solo sonno”, partie 2, p. 19.
© Editions Ricordi/Universal Music
315
IV.3.2 Le chœur en tant qu’allégorie du collectif
Dans Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, les dialogues qui pourraient exister
dans une version dramatique du conte d’Andersen sont remplacés par un grand récit, un
monologue continu, qui est soit chanté par le chœur, soit par les deux chanteuses solistes,
soit par les trois « entités abstraites » en même temps ; cela aussi constitue une manière de
couper la « représentation ». Comme Bussotti, Lachenmann crée une technique de
« continuum monodramatique ». Dans l’opéra de Helmut Lachenmann, ce continuum
fonctionne comme le récit ou la description à la troisième personne, de ce qui se passerait à
l’intérieur du cerveau de la petite fille aux allumettes, des situations qu’elle vit selon le conte
d’Andersen.
Dans cette œuvre de Lachenmann, le chœur apparaît non seulement en tant que ce
« messager » extérieur représentant, sans le représenter, le personnage principal, mais aussi
pour introduire des « objets étrangers » au conte. C’est le cas de la citation de l’essai de
Gudrun Ensslin, qui est récité par le chœur dans le tableau de numéro 15.
Dans We come to the river, enfin, le chœur se perçoit comme une entité collective,
un « consensus » qui s’assimile par empathie au public (ce sont souvent des groupes sociaux
défavorisés, que l’œuvre veut « défendre »). Henze crée des scènes entières fondées sur des
chansons collectives de groupes sociaux minoritaires (les victimes, fous, enfants morts). Les
scènes chorales, très polyphoniques, sont virtuoses et « belles », elles représentent dans
l’ensemble de l’œuvre les moments les plus importants de solidarité.
Il est encore important de remarquer que – autant dans Lorenzaccio que dans Das
Mädchen mit den Schwefelhölzern – la présence du chœur à la place d’une structure
dialoguée casse définitivement la dimension dramatique typique d’un théâtre traditionnel. À
côté du chœur, ce sont aussi les innombrables monologues présents dans ces deux opéras qui
attribuent une qualité post-dramatique à ce théâtre545.
« Tout comme la monologie, le chœur parvient (déjà en sa qualité de masse) à fonctionner
sur la scène comme miroir et partenaire du public. Un chœur aperçoit un chœur, l’axetheatron est jouée »546.
545
Par contre, We come to the river se structure, pour la plupart, en dialogues et airs, respectant la forme
conventionnelle de l’opéra. Dans cette « action avec musique », le chœur apparaît moins souvent, et représente
à nouveau une entité collective, à la fois extérieure et insérée dans la trame.
546
LEHMANN, H.T., op. cit., p.210.
316
Cette technique dramaturgique a été explorée par d’autres artistes de la fin du XXe
siècle, pour qui « c’est en apparence seulement que les personnages scéniques parlent dans
ce théâtre sans dialogues. Il serait plus juste de dire que les personnages sont parlés par
l’instigateur du plan de jeu ou encore que le public leur confère sa voix intérieure. »547
Enfin, le poids symbolique que la notion plurielle du chœur implique (la
« population », le « peuple », la « communauté ») peut être senti dans le type de théâtre
proposé par les œuvres de Kagel et d’Aperghis, puisque les musiciens sont en permanence à
vue du public. Dans les mots de Lehmann,
« En choisissant sur scène la présence ‘en chœur’ de tous les participants, même de
ceux qui – temporairement – demeurent apparemment inactifs, tous apparaissent alors
comme faisant partie d’un chœur social »548.
547
WIRTH, A., « Vom Dialog zum Diskurs. Versuch einer Synthese der nachbrechtschen Theaterkonzepte »
[article de périodique], Theater Heute 1/1980, p.16-19.
548
LEHMANN, H.T., op. cit., p.213.
317
IV.4 La voix
Dans les huit œuvres de théâtre musical étudiées, la voix n’est pas toujours, mais
presque toujours présente. Elle est justifiée et soutenue, dans la plupart des cas, par la
présence de la parole parlée ou chantée, et du contenu sémantique d’un texte. Elle apparaît
aussi (et surtout dans les cas de « chansons », « songs » et airs d’origine et de saveur
populaire549) comme fidèle compagnon de la guitare, pour la réalisation des « sérénades
théâtrales » les plus tonales.
Aussi, elle rentre dans un rapport, qui est encore hérité de l’opéra et du théâtre
dramatique, de récit et de représentation. Nous verrons que, pour cette raison, le traitement
vocal fondé sur le chant pur est encore fortement présent ; néanmoins, les techniques vocales
classiques se voient sans cesse remises en question, élargies. L’on cherche, d’un côté, à aller
jusqu’au bout des possibilités de timbre et bruitages de l’appareil phonateur ; d’un autre on
piège la voix au sein de multiples manipulations de la parole qui, en se voyant brisée, est
aussi prise en tant que « couleur », « instrument » ou simplement « son ».
Nous verrons brièvement en quoi Bussotti (chez qui la voix occupe une place
principale) est, parmi les compositeurs, celui qui va vocalement le plus loin dans la
constitution d’un potentiel timbrique, mais qui réussit aussi à une distanciation de la voix
due au morcellement du texte. Henze, de son côté, se sert de toutes les techniques vocales
« découvertes » dans l’opéra moderne pour composer une très riche palette de timbres, lui
pour qui la voix reste en définitif souveraine. Aperghis à son tour travaille le texte et la voix
en rendant leur rythme, leur scansion, leur hauteur et leur expression très trafiqués, ce qui
fait qu’autant la voix parlée que la voix chantée ont une palette large en timbres nouveaux.
Lachenmann s’occupe à décrire tous les processus mécaniques de l’appareil phonateur
nécessaires pour réaliser la vaste gamme de bruits vocaux exigée dans son opéra et, enfin,
chez Kagel c’est les instrumentistes eux-mêmes qui insèrent, de façon ludique, leurs voix à
l’intérieur du jeu instrumental.
549
Voir le chapitre V.4.
318
IV.4.1 La voix chez Bussotti
Bussotti joue avec une certaine ambiguïté dans l’écriture de la ligne vocale, qui peut
parfois intégrer des passages de caractère très instrumentalisé (surtout par l’enchaînement
d’intervalles mélodiques très amples, qui sautent dans tous les sens), et parfois, au contraire,
avoir une allure de chanson, très attachée à la métrique du texte. Le compositeur oppose
ainsi le chant naturel, pur et simple, souvent en chœur, parfois homophone, à ces passages
« dont l’extraction est difficile, voire douloureuse… »550.
En cherchant la vocalité pure dans des passages plus « timbriques », mais aussi
l’amplitude technique et la monstration de la physis de la voix, Bussotti finit par inventer
des phonèmes sans significations. Pour ce faire, il transforme et découpe le texte au point de
le rendre inintelligible, et utilise « l’absurde » dans la sémantique du texte, suivant une
même tendance qu’avait initié Ligeti dans ses Aventures et Nouvelles Aventures. Le texte
perd ainsi progressivement sa valeur compréhensible. A ce propos, Gagnard parle d’une
« déstructuration progressive, ce qui aboutit à une musique chantée qui n’utilise plus le
support du langage, et devient par là vocalité à l’état pur »551. Chez Bussotti (mais aussi dans
l’opéra de Lachenmann et dans les œuvres plus récentes d’Aperghis) plus que chez les
autres compositeurs que nous étudions, prévaut ainsi un style artaudien, en ce que, souvent,
le texte est réduit à une valeur purement musicale.
Les parties chantées de Lorenzaccio représentent de véritables défis techniques pour
les interprètes : il y a une abondance de longues notes ou de longues phrases sous un souffle,
avec beaucoup d’ornements. De plus, l’expressivité de la voix est souvent liée, chez
Bussotti, à l’effort physique. C’est ainsi que la partie vocale chantée a la particularité de
renforcer l’idée du texte, mais souvent aussi de présenter des intervalles et des mélismes qui
paraissent aller dans la direction opposée à une émission naturelle du texte, en prolongeant
longuement des syllabes qui seraient, normalement, plus courtes ou non-accentuées, en leur
attribuant un poids dû à la difficulté vocale et au prolongement du souffle.
Toutefois, les deux œuvres de Bussotti n’utilisent pas la voix de la même manière ;
il y a dans l’opéra Lorenzaccio une majorité de textes ou sons vocaux chantés, et une
550
MATHON, G., dans : FERRARI, G., La parole sur scène, Paris, L’Harmattan, 2008, p.58.
GAGNARD, M., La Voix dans la musique contemporaine et extra-européenne, Tours - Fondettes, Van de
Velde, 1987, p.9.
551
319
partie moindre de textes parlés. Dans sa version de chambre, Nuovo scenario da
Lorenzaccio, le rapport entre voix parlée et voix chantée est au contraire plus
équitablement partagé, voire inversé. Nous nous demandons : quel est le rôle du parlé par
rapport au chanté ? A quel moment a-t-on besoin du parlé, à quel moment du musical ? A
ce qu’on voit de l’analyse des deux partitions, c’est surtout le personnage de Lorenzo (ou
le comédien, dans le Nuovo scenario) qui a à sa charge les textes parlés. Ces textes sont,
par conséquent, ceux qui deviennent entièrement « intelligibles », tandis que les parties
chantées priorisent l’aspect musical et phonétique du langage, dû à la complexité
intervallaire des lignes chantées, au rythme autrement cadencé, et à plusieurs techniques
de traitement du texte, comme sa fragmentation et son morcellement. Ce n’est pas par
hasard que Bussotti choisit de mettre en évidence – et de rendre intelligibles – les
monologues de Lorenzo de Médicis, le personnage principal. Lorenzo représente le côté
littéraire de l’œuvre, la « tête pensante » et, pour radicaliser ceci, la conscience de l’auteur
(de Musset, de Bussotti).
IV.4.2 La voix chez Henze
Les parties vocales de We come to the river sont à leur tour composées de trois types
d’émission principaux : le chant, le Sprechgesang552 ou « chant parlé » et le parlando. Au
contraire de certaines œuvres non opératiques de Hans Werner Henze553, il n’y a pas de parlé
naturel dans les parties des chanteurs et pratiquement jamais dans celle des acteurs. Cela fait
que d’une manière globale, les registres vocaux ne sont jamais « naturels », mais au
contraire toujours quelque part « affectés » et « exacerbés ».
Avec son style délibérément artificiel, d’une liberté apparente554, la technique du
Sprechgesang (ainsi que celle du parlando) provoque dans cette œuvre un effet de
distanciation du public vis-à-vis de ce qui se joue sur scène dans l’opéra. L’étrangeté que
ces techniques provoquent ne le laissent pas « plonger inconsciemment dans l’histoire »,
mais lui font garder un esprit critique toujours éveillé.
552
Selon les instructions présentées dans la partition, le Sprechgesang doit être exécuté de telle façon que
toutes les notes soient clairement audibles, pendant que le « parlando » traditionnel diffère davantage du chant.
553
Parmi lesquelles El Cimarron et Voices, desquelles We come to the river hérite les innovations sur le plan
vocal.
554
Cité par GAGNARD, M., op. cit., p. 13.
320
Le partage des modes d’émission vocale dans We come to the river est plutôt clair :
pour la plupart du temps, le Sprechgesang apparaît dans un contexte proche de celui du
récitatif de l’opéra classique, pour des récits et dialogues ; quant au chant pur, il est présent
lors des chansons, des arias ou monologues et des chœurs en textures polyphoniques ou
homogènes. Dans ces parties chantées, le texte est fréquemment traité en arioso ou chant
orné. Certains contours inhabituels et virtuoses de la ligne vocale incluent l’enchaînement
d’intervalles mélodiques d’une intonation difficile et l’exploration des limites vocales au
niveau de l’extension et des nuances. La forte présence de mélismes dans la partie vocale,
ainsi que de formes d’articulation non-liées (staccato, marcato) les fait se rapprocher de
l’écriture instrumentale, puisque le texte n’est plus l’élément principal. La voix est aussi
« instrumentalisée » aux moments où elle inclut des émissions particulières et des recherches
d’effets timbriques.
L’opposition chant – Sprechgesang est liée à la caractérisation des personnages
(entre oppressés et oppresseurs), aux contrastes de situation scénique lors de parodies
musicales ou aux passages d’improvisation vocale.
Mais les choses ne sont pas si simples ; d’autres formes d’émission – notamment le
parlando – viennent dérégler le fonctionnement de ce binôme. Le rapport manichéen qui
veut que les oppresseurs fassent du Sprechgesang est rompu à plusieurs endroits de l’opéra.
Dans sa dernière scène, le médecin passe par trois émissions vocales différentes :
Exemple musical n. 89
We come to the river [partition], p.474-475, partie du docteur.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Le parlando apparaît dans We come to the river sous une forme d’arioso syllabique
et rythmiquement libre. Il est indiqué par des flèches vers le haut et vers le bas, placées à
différentes distances par rapport à une portée de trois lignes. Le choix de la hauteur des
notes est laissé à l’interprète, et reste moins « défini » que dans le Sprechgesang.
321
Une autre caractéristique des lignes vocales de We come to the river est qu’elles
intègrent – comme les instrumentistes – des passages improvisés, à partir d’un ensemble de
notes proposées. Il y a notamment un passage à la quatrième scène qui demande aux
chanteurs et comédiens d’« improviser sur les notes et mots » : la liberté se passe alors aussi
au niveau des phonèmes.
Les vibratos vocaux sont parmi les variations de timbre et hauteur les plus fréquentes
de la partition. Un exemple apparaît à la scène 4, où un groupe de chanteur derrière la scène
réalise une texture de notes tenues à partir de vibratos longs sur deux voyelles (o-u). La
partition indique que les chanteurs peuvent respirer librement. Henze emploie aussi d’autres
formes d’émission vocale, plus inventives, comme les chuchotements (« whispering », p.
116), les bourdonnements (« humming », p. 86 ; « almost humming », p. 363) les rires («
quick laughter »), les pleurs (« weeping », p. 364) et les hurlements (« shouting », p. 34).
Ces effets donnent à l’écriture vocale un traitement instrumental, au chant une fonction
illustrative, sémantique ou parodique.
La scène 8 contient par ailleurs un passage qui est un « concentré » de ces effets
vocaux, placés à l’intérieur des monologues chantés des aliénés, en même temps que
d’autres personnages récitent leurs monologues en parlando. Les chanteurs explorent ainsi
les effets vocaux suivants :
-
du rire rapide ;
une « melancholic folksong » avec « la la la… » ;
un triste « lo o o » avec des notes chromatiques ou vibrées,
des « uu » glissés en « almost humming » ;
des « la la la » détachés en « secretively ».
322
Exemple musical n. 90
We come to the river [partition], p.363. © 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
IV.4.3 La voix chez Aperghis
D’emblée, la partition de La tragique histoire… donne deux traitements distincts à la
voix : nous voyons la superposition des parties chantées de la mezzo-soprano et des parties
parlées de la comédienne (récitante). Ensuite, Aperghis approfondit les ressources
timbriques de la voix, et parvient à une nouvelle musicalité autant du texte chanté que du
texte parlé. Pour faire cela, il innove au niveau de la scansion, du débit et de l’accentuation.
La voix parlée, qui est ainsi travaillée grâce à des indications précises et rapidement
contrastantes de nuances, explore le matériau du texte, grâce à la longueur des consonnes et
voyelles et par l’inclusion de sons percussifs.
Au niveau de la voix qui chante, Aperghis utilise également plusieurs modes de jeux,
comme le chant parlé ou Sprechgesang555, le chant pur, le chuchotement, la bouche fermée,
le suraigu556, la voix de tête, le fausset, la voix nasale, la voix nasale « déformée », les
trilles, les tremolos, les vibratos, glissandi, sforzandi et petits ornements. Enfin, Aperghis
555
Selon l’introduction de la partition, « le signe en x (les notes xxx) correspondent à des phrases, moitié
parlées, moitié chantées ».
556
Voir les pages 75-76.
323
inclut des techniques de « voix émotionnelle », comme les rires et les cris stridents. Ces
effets confèrent à son écriture vocale un traitement « instrumental » :
Exemple musical n. 91
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo… [partition], p. 70, parties des actrices I et II.
© Editions Amphion/Durand
IV.4.4 La voix chez Lachenmann
Dans les deux œuvres de Lachenmann étudiées, le traitement du texte – parlé ou
chanté – est également instrumentalisé. Ainsi, …Zwei Gefühle… et surtout Das Mädchen mit
den Schwefelhölzern donnent plus d’importance à l’aspect sonore qu’à la signification
sémantique de la parole. Si dans Zwei Gefühle il n’y a pas de chant, l’opéra Das Mädchen...
se distingue par la présence de la voix chantée. Or, le phénomène de musicalisation du
langage et d’instrumentalisation de la voix sont encore plus poussés dans les parties chantées
de l’opéra, où la voix est explorée au-delà de ses limites. Lachenmann y explore des
techniques vocales telles que la voix de tête557, des ressources du souffle comme les
consonnes aspirées, les sons inspirés et les soupirs, des techniques dérivées du
Sprechgesang, le « frottement au fond de la gorge »558, les claquements de la langue559 et les
tapotements sur la joue des chanteurs560.
557
Dans la partition, l’apparition pour la partie vocale d’un signe rond (le même utilisé dans les parties
instrumentales pour désigner un « harmonique ») veut dire « voix de tête » ; lorsqu’il est accompagné d'une
flèche vers le haut, il requiert « la note la plus aiguë possible ».
558
Le « frottement » au fond de la gorge » est indiqué par un signe triangulaire accompagné de la consigne
« ng », et produit par le relâchement de la langue vis-à-vis du au palais.
559
Les « claquements de la langue, où la langue est saccadée vers le bas quasiment avec un son de "L" » sont
indiqués par des signes triangulaires suivis de « gl ».
560
Une notation musicale où les têtes des notes possèdent une forme atypique indique des "Wangentätscheln",
soit des « petits tapotements sur la joue », décrits dans les consignes initiales de la partition de l’opéra ainsi
« frapper doucement la joue avec les trois doigts du milieu, en tenant la bouche étirée. Des gradations
clair/sombre à produire par la position de la voix ».
324
Exemple musical n. 92
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [partition], Préface, p.X.
© 1997 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
La partie des chanteurs possède aussi, comme celles des instrumentistes, des signes
de nuances (forte, crescendo, …) entre guillemets, voulant suggérer l’effort nécessaire pour
faire un tel son à une telle dynamique. Dans les exemples copiés ci-dessous, les
instrumentistes de ...Zwei Gefühle... (et le guitariste particulièrement) possèdent, eux aussi,
des actions vocales précises à réaliser :
Exemple musical n. 93
…Zwei Gefühle… [partition], mesures 38-44, partie du guitariste. © 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
325
Exemple musical n. 94
…Zwei Gefühle… [partition], mesures 148-150, partie de guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
De plus, les chanteurs de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern ont d’autres actions
à réaliser : percussions, friction de deux plaques de polystyrène, jeu d’une flûte de pan561…
Comme dans l’exemple ci-dessous, la partie des chanteurs inclut des frottements des paumes
des mains l’une contre l’autre, une sorte de « bruitage continu et non mesuré ».
Exemple musical n. 95
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [partition], 1e cahier, mesures 350-352.
© 1997 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
La voix reste, la plupart du temps, dans un registre entre le parlé et le chanté où les
consonnes, les chuchotements, les sons vocaux percussifs et chuintants dominent, générés à
partir de la déstructuration des mots. Le chant pur est rarement employé dans l’opéra, et
quand il l’est, c’est comme stratégie de citation du son philharmonique associé à la
conclusion de l’histoire racontée.
« L’un des points d’achoppement dans la composition de cet opéra fut sans aucun doute la
question du chant. Le traitement ‘beriotique’ de la manière vocale dans TemA ne pouvait
servir de point de référence, ni le bel canto, ce son plein et vibré, gorgé de connotations, sort
d’objet compact et préfabriqué, impossible à ouvrir et à réactiver par une destruction : le
chant est par nature une citation, dit Lachenmann (…). Quand le chant est utilisé dans la
561
Selon la partition, « des flûtes de pan sont soufflées à une petite distance, de sorte que le bruit de l’air
domine. Les hauteurs de notes se classent entre haute, moyenne et basse, selon la tessiture des instruments. Il
ne faut pas du tout jouer des sons consonants ! ».
326
Petite Fille, ce sera par conséquent comme souvenir, au moment où l’héroïne voit sa grandmère (dans la scène 17, Abendsegen, cette ‘bénédiction du soir’, qui fait allusion à la prière
des deux enfants dans Hänsel und Gretel de Humperdinck), où la musique adopte également
un caractère populaire. (…) Afin de contourner la facilité du chant vibré, Lachenmann
reviendra alors au type de traitement vocal que l’on rencontre dans Salut für Caudwell : le
mot décomposé en syllabes, à la fois rallenti et haché, la dernière voyelle ou consonne étant
souvent agglutinée à celle du mot suivant en un découpage nouveau, qui suspend brièvement
la compréhension »562.
La voix devient inintelligible puisque le texte est découpé, étiré et interrompu par des
points d’orgue. Elle se fond dans l’ensemble instrumental, où elle finit par renoncer à son
individualité propre, qui réside dans le pouvoir des mots, comme l’avait observé Boulez
pour son œuvre Le Marteau sans Maître563. La voix est ainsi instrumentalisée, unifiée au
niveau de son timbre aux instruments. Ensemble, ils forment un « continuum » sonore.
IV.4.5 La voix chez Kagel
Le théâtre instrumental de Kagel fait plus largement usage de la musique
instrumentale, au détriment de la musique vocale. Au contraire du théâtre à texte, ou de
l’opéra, la voix (ainsi que les diverses techniques du chant et du chant parlé) n’a pas une
place prédominante dans ce théâtre. Il tend, comparativement, à éviter l’emploi du chant,
sans pour autant véritablement abandonner la parole ou l’usage de la langue. En effet, la
langue est utilisée par Kagel pour sa qualité sonore, dans une façon ludique et créative
d’inventer des jeux de mots adaptés à chaque langue.
L’utilisation de la voix dans Serenade est tout sauf conventionnelle : à aucun
moment la parole n’est employée, ni écrite, ni parlée ni chantée. Il n’y a pas non plus de
sons vocaux articulés. Tout au plus peut-on parler de fredonnements vocaux, qui
apparaissent souvent, et qui ressemblent à des murmures, des mélodies ou des notes
(souvent graves, souvent d’un timbre à dessein « disgracieux », plein de bruit et d’air)
entonnées en bocca chiusa. Ces fredonnements vocaux sont assurés par le flûtiste et le
percussionniste en même temps qu’ils jouent leurs instruments.
562
KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, pp. 232-233.
LEJEUNE LÖFFLER, M.-R., Les mots et la musique au XXe siècle, à l’exemple de Darmstadt 1946-1978,
Paris, L’Harmattan, 2003, p.47.
563
327
C’est ainsi que dans Serenade et Sonant, toute intervention vocale est produite par
les instrumentistes mêmes, c’est-à-dire qu’il n’y a pas un interprète au rôle de « chanteur »,
« acteur » ou « narrateur ». Les interventions vocales fonctionnent ici comme des intrusions
ludiques de la voix des instrumentistes. Aussi, dans ces œuvres Kagel fait un usage très
parcimonieux de la voix. L'interprète ne doit produire que des « mmm » en bocca chiusa,
ainsi que des sons éraflés.
Dans Sonant, Kagel fait aussi produire des sons inhabituels (sifflement, murmure,
des « mmmm »)564. Et, dans Serenade, les
sons vocaux percussifs, toussotements et
instrumentistes doivent « murmurer » des mélodies ou des notes tout en jouant.
Notamment dans la partie du flûtiste, ces murmures deviennent des « fredonnements »
dans un registre grave ou des sifflements, que l’instrumentiste réalise en même temps qu’il
joue de son instrument.
C’est ainsi que dans Tempo di marcia, le percussionniste accompagne la mélodie
que lui-même joue son hurdy-gurdy par des fredonnements vocaux. Selon la partition, il
peut soit fredonner la même mélodie jouée en unisson, soit la fredonner de façon parallèle,
mais sur un autre intervalle.
“ossia: hum along at any parallel interval.”565
Il faut remarquer que, de ce fait, l’intention de Kagel devient claire : le compositeur
n’est pas strict quant aux notes qu’il veut entendre sonner. Sa pensée musicale est, au
contraire, profondément gestuelle, et non pas minutieusement calculée au plan strictement
sonore. Ce qui l’intéresse, c’est que le percussionniste, en faisant une même mélodie – par
ailleurs, très tonale et rythmique –apporte à la musique une simplicité et une dimension
unidirectionnelle. Il le met ainsi à jouer de façon parallèle (résultant en un « duo voixinstrument » plus ou moins « dissonant », selon l’intervalle choisi). Grâce à cela, cette
musique se caractérise et se spécifie davantage, elle devient un personnage, chargée de
564
L’œuvre de Kagel est parsemée de ce genre d’usage ludique et instrumental de la voix des interprètes
instrumentistes. C’est le cas de Mimetics (1961) – meta-pièce pour piano – , où le pianiste réalise lui-même des
interventions vocales soudaines qui « brisent » le continuum pianistique, ainsi que de Tactil (1970), une oeuvre
que nous citons à plusieurs reprises dans ce travail, écrite pour trois selon la formule exacte de Kagel, où une
voix « parle dans un harmonica ». Dans Exotica (1971), les instrumentistes prononcent des textes et chantent,
en plus de jouer des instruments exotiques. Ils doivent également produire des bruits vocaux (qui s'apparentent
notamment à des gémissements, des sons de plus en plus doux, mais aussi des vomissements...).
565
« soit : fredonner tout au long à n’importe quel intervalle », dans : KAGEL, M., Serenade [partition], p. 49.
328
connotations et associations que le chant parallèle peut inspirer à l’auditeur : musique rurale,
musique religieuse, musique populaire, …
Le jeu d’inversion de rôles entre la voix et l’instrument, que nous constatons au sein
de Sonant et de Serenade à travers l’introduction de toutes sortes de bruits vocaux en plein
milieu du jeu instrumental est un jeu auquel Kagel se plaît. Il arrive à des situations
extrêmes, par exemple, dans Con voce (1973), où trois interprètes arrivent sur scène, en
habit de deuil, avec leur instrument de musique, mais sans jouer ni parler ni chanter. Après
ce long silence inaugural, ils imitent, avec la voix et en mouvement, le son des instruments à
vent et à cordes. Même quand l’interprète visé est au départ un chanteur, comme dans
l’œuvre musicale et le film Halleluya (1968-1969), la voix est abordée d’une façon
instrumentalisée, en intégrant toutes formes d’articulations vocales, en demandant aux
interprètes d’« aboyer », « faire le chant du coq », « beugler », « gémir » et « glapir ».
L’instrumentalisation de la voix se voit certes dans l’usage de ces sons
extraordinaires, de ces bruits vocaux, percussions et sons continus insérés à plusieurs
endroits de la partition de Sonant. Toutefois, c’est notamment la superposition et
l’enchaînement rapides de ces diverses formes entre elles et avec un jeu instrumental dense,
et avec une partition d’actions et gestes complexe et imbriquée qui font que la voix fait
partie d’un grand complexe instrumental, qui est l’interprète – un interprète éminemment
virtuose566.
IV.4.6 L’inversion des rôles
Il y a ainsi – comme montre l’exemple de Kagel ci-dessus – un processus de
transformation de la voix et de la langue en un « instrument en plus de l’orchestre », qui
s’opère aussi dans la musique notamment de Lachenmann, Bussotti et Aperghis. Il s’agit
d’une recherche pointue des multiples qualités timbriques que la parole peut apporter
lorsqu’elle est explorée phonétiquement.
566
Une des œuvres les plus remarquables – sinon la plus remarquable – de Kagel est Phonophonie pour
baryton accompagné par une bande magnétique, une œuvre de 1963. Ici, Kagel dresse le portrait d’un supposé
chanteur-comédien du XIXe siècle, au moment de sa décadence vocale. L’interprète soliste de Phonophonie
joue quatre rôles distincts : celui d’un ventriloque, d’un « imitador », qui imite des bruits d’animaux et d’autres
bruits, un chanteur et un sourd-muet. Ces rôles se superposent ou se succèdent de manière très rapide.
329
L’exploration des sons de la langue et du timbre des phonèmes est un procédé qui
passe, dans la plupart des cas, par une fragmentation du texte. Or cette esthétique n’est pas
nouvelle dans le théâtre contemporain : selon Lehmann, Gertrude Stein aurait introduit, déjà
au début du XXe siècle, des techniques comme la variation répétée, la déconnexion de
relations sémantiques, la prédilection pour les arrangements formels selon des principes
syntaxiques, sonores, musicaux, rythmiques et déliés d’une préoccupation avec leur contenu
sémantique567. De même, les œuvres de Luigi Nono des années 1950 jusqu’à Intolleranza
1960 sont marquées par les expériences sur la fragmentation du langage en syllabes,
consonnes et voyelles.
D’un autre côté, le travail sur le son des paroles correspond à un phénomène très
naturel, qui existe depuis toujours, d’imitation réciproque entre les parties instrumentales et
vocales :
tandis
que
les
parties
instrumentales
se
« vocalisent »,
les
vocales
s’« instrumentalisent ». Dans les deux œuvres étudiées de Helmut Lachenmann, cela s’opère
grâce à un travail de correspondance entre phonèmes linguistiques et sons instrumentaux,
surtout dans les premières parties des deux œuvres, qui sont très descriptives.
En fait, le théâtre de Lachenmann n’est pas un théâtre à texte, et sa musique, même
quand elle se sert d’un texte (comme c’est le cas dans ...Zwei Gefühle... et Das Mädchen mit
den Schwefelhölzern), ne lui est pas soumise. En cela le théâtre de Lachenmann suit une des
prémisses du théâtre d’Artaud.
Si d’un côté Lachenmann emploie les textes de …Zwei Gefühle… et Das Mädchen
mit den Schwefelhölzern selon leur propre logique linéaire, en suivant de façon méticuleuse
un discours cohérent, d'un autre côté, il engage un processus de déstructuration de ces textes,
et de destruction réductive du langage. Les phonèmes décomposés des mots sont alors
assimilés à des bruits nés du travail sur le langage ainsi qu’aux parties instrumentales, qui
retrouvent des sonorités qui rappellent ces phonèmes. C’est ainsi que l’on retrouve un
rapport inédit au texte, en ce qu’il y a une correspondance entre les sons instrumentaux et les
phonèmes linguistiques. Il est important de noter que le texte est donné à une vitesse plus
lente que celle d’une lecture courante. En outre, nous pouvons affirmer de manière générale
que Lachenmann part du principe que les consonnes sont plus importantes pour la
compréhension de la langue que les voyelles. Lachenmann mène dans …Zwei Gefühle… et
567
LEHMANN, H.T., op. cit., p.237.
330
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern un important travail de musicalisation des
consonnes.
…Zwei Gefühle… est un parfait exemple dans la production de Lachenmann où le
texte, le langage et les mots, sont considérés principalement dans une perspective musicale
voire instrumentale. C’est donc cette « instrumentalisation » de la langue qui oriente l’acte
de la composition. Ainsi, …Zwei Gefühle… inverse littéralement le rôle des instruments et
de la voix, surtout pendant certains passages où les instrumentistes chuchotent le texte tout
en jouant leurs instruments. En plus, et de façon réciproque, la lecture du texte est relayée
par les deux récitants, et parfois même par des membres de l’orchestre568. Les consignes
pour l’exécution de …Zwei Gefühle… montrent que Lachenmann donne aussi aux
instrumentistes des actions phonétiques précises et fondamentales :
- Entre les mesures 38 et 45 certains instrumentistes (cordes, percussionniste, guitariste,
pianiste et harpiste) possèdent deux actions phonétiques communes à réaliser : d’abord un
« R » roulé et chuchoté sans hauteur de notes, puis une expiration intensément soufflée sans
hauteur de note ;
- Entre les mesures 131 et 152 certains instrumentistes (percussionniste, guitariste, harpiste
et pianiste) partagent les syllabes ou consonnes d’un texte extrait de Nietzsche (“O Mensch
gib acht, was spricht die tiefe Mitternacht”) de façon hoquetée ou décomposée. Selon la
partition, chacun des musiciens doit articuler de façon tellement claire, que l’ensemble du
texte doit rester reconnaissable et compréhensible.
- Entre les mesures 251 et 254, les cordes sans la contrebasse possèdent également un texte à
prononcer569.
568
À l’opéra, également, les interprètes instrumentistes prennent parfois le relais de la diction du texte, en le
prononçant à l’intérieur des instruments à vent, par exemple.
569
„In Takt 38-45 haben Streicher, Schlagzeuger, Pianist, Harfenist und Gitarrist, in Takt 194 alle
Instrumentalisten jeweils eine gemeinsame phonetische Aktion auszuführen. Es handelt sich im ersten Fall um
ein tonloses, quasi geflüstertes - gleichwohl wahrnehmbares - Zungen-R, im zweiten Fall um ein gleichfalls
tonloses, intensiv hauchendes Ausatmen.
Außerdem haben Schlagzeugern Gitarrist, Harfenist und Pianist von T. 131 bis 152 einen Text - "O Mensch
gib acht, was spricht die Tiefe Mitternacht" (Nietzsche, "Also sprach Zarathustra") - silben- oder
konsonantenweise zerlegt bzw. hoquetus-artig verteilt zu sprechen bzw. zu rufen.
Die jeweils zugeteilten Silben oder Phoneme sind so klar zu artikulieren, dass die resultierende Text fürs
"addierende" hören verstehbar bzw. 'entzifferbar' wird.
Dasselbe gilt auch - in geflüsterter Variante - für den in den Takten 251-254 von den Streichern (ohne
Kontrabass) zu sprechenden bzw. gemeinsam zu artikulierenden Text“, LACHENMANN, Helmut,
„Phonetische Aktionen der Instrumentalisten“, …Zwei Gefühle… [partition], p. 2.
331
De surcroît, …Zwei Gefühle… applique une technique subtile de mélange,
superposition, chevauchement et inversion des fragments de différentes parties du texte.
Ainsi, après avoir découpé le texte en phonèmes, Lachenmann les intervertit et les mélange,
comme nous pouvons voir dans l’exemple de la mesure 27, où « wenn die Schwefelfeuer im
gewaltsamen » devient « wenn die Schwe-im den gewa-fel-tsamen du feuer ». L’exemple cidessous, extrait de …Zwei Gefühle…, superpose et mélange le nom de deux volcans italiens
cités par Da Vinci dans son texte :
Exemple musical n. 96
…Zwei Gefühle… [partition], measures 25 à 27.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
D’autres techniques d’ « instrumentalisation de la voix et du texte » incluent
également l’allongement du texte et son traitement presque polyphonique. Ainsi,
« Les récitants (masculins de préférence) traitent la matière verbale comme elle l’est partout
ailleurs dans l’opéra : syllabes distendues, plusieurs phrases se chevauchant dans chacune
des parties, comme si le texte lui-même avait été légèrement secoué, les bords des mots et
les lignes étant brouillés »570.
Dans le traitement du texte de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, Lachenmann
applique deux procédés différents, l’un pour le « scénario principal », l’histoire de la petite
fille, et l’un pour les deux textes collés, rajoutés, insérés à l’intérieur de la trame.
Les textes issus du conte (concernant directement la petite fille aux allumettes) ont
les mots très décomposés. Le compositeur laisse à l’auditeur le travail de rassembler les
éléments phonétiques. Il compare le fait d’épeler un mot à l’arpège d’un accord ; l’acte
même de rassembler les éléments le rend plus fort que son original, avant d’être « arpégé ».
570
KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, p 256-257.
332
Exemple musical n. 97
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, [partition], 1e cahier, p.13.
© 1997 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Les deux écrits étrangers au conte sont, au contraire, plus épargnés par cette
destruction linguistique (même si la parole est toujours traitée de façon phonétique). En
gardant un rapport linéaire et, malgré le traitement phonétique donné à la parole, en gardant
aussi une cadence que permet la compréhension sémantique du texte, le compositeur met en
valeur les méditations de la terroriste et de l’humaniste.
Dès son début, et cela pendant toute la première partie de l’opéra, la musique de
Lachenmann tente de traduire en sons la sensation physiquement insupportable du froid
glacial que la petite fille ressent. C’est ainsi que l’ensemble des instruments tout comme les
voix réalisent une grande quantité de sons aspirés et phonèmes sibilantes (« ch », « esss »),
de claquements, de « R » roulés, de glissandos ascendants et descendants vertigineux, de
gestes rapides, de tremolos, des gestes explosifs dans les percussions… L’air du gel montre
deux moyens techniques exemplaires dans l’illustration du froid : une voix tremblante sur
des « v-v-v », comme une sorte de bégaiement de froid, et un usage instrumental de bruits de
respiration (inspiration et expiration). Comme d’autres compositeurs tels que Karlheinz
Stockhausen, Lachenmann utilise le souffle du chanteur d’une manière sonore : d’un côté
l’aspiration est sonorisée par un effet de la bouche, d’un autre l’expiration de l’air.
De plus, la distension extrême du texte, son allongement jusqu’à la limite du
incompréhensible, crée une situation d’écoute quelque part perturbante, où l’inconfort fourni
par le froid correspond à l’inconfort occasionné par ce texte trop étalé. Ainsi, la toute
333
première phrase de l’opéra, « Il faisait un froid terrible », est distendue phonétiquement à un
tel point que l’écoute, ne pouvant pas être passive, se fait pénétrer par cette sensation de
froid.
« Les paroles ont une parenté naturelle avec ce qu’elles expriment. Bien sûr la petite fille ne
chante pas “j’ai froid”, mais elle tremble, elle halète, elle cherche à respirer, et c’est toujours
le son pur, le phonème brut qui représente le message. »571
Les rapprochements que l’on peut faire entre les sonorités de la langue et celles de la
musique sont aussi nombreux au sein de l’opéra : tout comme dans Harmonika (œuvre de
1983), le son « ch » est associé au son des plaques de polystyrène frottées l’une contre
l’autre ; le son « r » est associé au roulement de la caisse claire et du Flatterzunge silencieux
des cors ; le son « t » dans le mot « bist » est associé à des coups des percussions et à des
pizzicati du premier violon au delà du chevalet ; à la mesure 18, le « R » roulé de la soprano
2 correspond au son produit par les cordes graves du piano ; tandis que le même phonème
s’associera, plus tard à la mesure 551, au tremolo frotté avec une baguette dure sur les
touches du vibraphone. Les claquements de langue du 2e scherzo et de son trio (où la
soprano I épelle la chanson « Douce Nuit » en claquements de langue) sont associés à des
coups légers des percussions en bois, pizzicati bartok et aux actions d’un piano préparé
(avec un petit objet en plastique).
Les tableaux « Hauswand 3 » et « Schreibt auf unsere Haut », qui concernent le texte
de Gudrun Ensslin, élaborent une texture vocale particulière à partir du texte : elle est
composée de chuchotements pratiquement homophones, de sons chuintants, sans aucune
hauteur, que Lachenmann désigne comme du parlando.
Lachenmann inaugure un type de musique et de théâtre fondé davantage sur des
éléments « physiques » et sensoriels que sur un langage articulé. Dans ce sens, le traitement
donné par le compositeur aux textes de ...Zwei Gefühle... et Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern n’est pas psychologisant, au contraire, il se sert du langage en le
bouleversant, en travaillant ses possibilités d’intonation, en fouillant sa matière physique et
en le répartissant dans l’espace. Comme le dirait Artaud,
« Il ne s’agit pas de supprimer la parole au théâtre mais de lui faire changer sa destination, et
surtout de réduire sa place, de la considérer comme autre chose qu’un moyen de conduire
571
LACHENMANN, H., dans : KALTENECKER, M., op. cit., pp. 235-236.
334
des caractères humains à leurs fins extérieures, puisqu’il ne s’agit jamais au théâtre que de la
façon dont les sentiments et les passions s’opposent les uns aux autres et d’homme à homme
dans la vie.
Or changer la destination de la parole au théâtre c’est s’en servir dans un sens concret et
spatial, et pour autant qu’elle se combine avec tout ce que le théâtre contient de spatial et de
signification dans le domaine concret »572.
IV.4.7 Le traitement sonore du texte chez Aperghis et Bussotti
Les œuvres de Georges Aperghis élaborent à leur tour un traitement du texte très
ample et varié, allant du « purement musical », aux cas où les mots sont compréhensibles
sans former un discours logique pour autant, et aux cas où une narrativité est conservée,
comme dans La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir. Aperghis en
parle au sujet de son œuvre Conversations :
« J’ai donc essayé de jouer avec tout, des séquences complètement compréhensibles jusqu’à
celles qui sont purement musicales. Mais c’est avec Jean-Pierre Drouet qu’on a poussé le
plus l’aspect uniquement musical, à cause des percussions. Car Jean-Pierre Drouet parle
comme un percussionniste, dans sa façon de proférer les mots, il tape sur les consonnes, il
les prononce de façon spécifique.
Dans Conversations, les instruments de percussions viennent un peu comme un
prolongement des consonnes. Ils aident les musiciens à prononcer encore plus (…) Il ne
s’agit pas d’un jeu avec le sens, ce n’est pas un jeu poétique ou littéraire. Ce que je mets en
œuvre, ce sont des combinaisons musicales. Au lieu d’opérer sur les douze sons, je fais jouer
entre elles douze syllabes »573.
Aperghis développe dans son langage musical et théâtral d’importantes techniques de
traitement de la voix et du texte. En effet, ce compositeur est parmi ceux qui ont le plus
cherché la musicalité du langage même, au point que certaines de ses partitions, telles que
Machinations, soient intégralement composées de phonèmes, syllabes et mots. Cette œuvre
serait, selon le compositeur, un aboutissement de son travail sur le phonème, qu’il menait
depuis 20 ans auparavant574. En travaillant la sonorité du langage, Aperghis réduit les mots
aux phonèmes les plus simples, proches du balbutiement. Comme le compositeur le déclare,
il cherche à travers cette fragmentation du langage à obtenir un « virus de la parole »575.
572
ARTAUD, A., op. cit., p.548.
APERGHIS, G., DURNEY, D., « Quelle conversation ?: Entretien avec Georges Aperghis », dans :
FENEYROU (2003), p. 459-460.
574
APERGHIS, G., dans : SZENDY, P., Machinations de Georges Aperghis, Paris, L’Harmattan, IRCAM –
Centre Pompidou, 2001, p. 58.
575
Idem, p. 19.
573
335
Même si dans La tragique histoire… le texte conserve un contenu sémantique
fortement présent, lié tantôt à la trame racontée comme aux exposés philosophiques et
esthétiques qu’il véhicule, certains passages de cette œuvre travaillent l’aspect
« phonématique » des mots, en les transformant en du matériau sonore pur. Dans ce sens,
ces passages anticipent ce qui sera caractéristique du travail vocal d’Aperghis dans la phase
postérieure à La tragique histoire…, et qui marque son œuvre d’un style très personnel.
Bussotti aussi explore dans Lorenzaccio plusieurs techniques de traitement de la
parole qui relèvent d’une esthétique de la non-intelligibilité et de la fragmentation du texte.
Les textes employés, cités et transcrits par Bussotti dans Lorenzaccio et Nuovo scenario da
Lorenzaccio servent à un but précis de créer une « fable musicale », une fantaisie sonore. La
parole est, dans ce sens, utilisée en fonction des valeurs sémantiques qu’elle véhicule, et
parfois en se transformant en valeur purement sonore. Dans les exemples extraits ci-dessous,
nous voyons que lorsque Bussotti fragmente le texte, il permet à la musique de gagner en
importance.
Dans la scène « la vita è solo sonno », certains mots sont mis en exergue, grâce à un
discours non-logique, et à la fragmentation du texte. Ce texte réduit à des bribes va servir à
une mise en musique intéressante, en contribuant à la création d’ambiances sonores et d’un
climat onirique. Le fait de triturer et déstructurer le texte permet de favoriser l’instauration
de cette ambiance grâce au traitement sonore de la parole, et de sa mise en musique.
La « trituration » du texte, caractéristique de plusieurs œuvres de théâtre musical
contemporain, montre comme le texte devient insuffisant : le compositeur fait prendre le
relais par la musique pour exprimer d’autres contenus, non-sémantiques, non-logiques, nonintellectuels, éloignés de la dimension du langage. Dans Lorenzaccio, le moment
musicalement le plus dense correspond exactement à The Rara Requiem, où le texte est le
plus déstructuré : Bussotti ressent ici le besoin d’épanouir la musique, afin de passer par
d’autres canaux, et atteindre un autre niveau de sensibilité, plus lié au sublime et aux idées
de tendresse, d’amour (associé à Rome, à son ami Romano Amidei…) et de perte
(Requiem).
336
Exemple musical n. 98
« The Rara Requiem » [partition], p.3 (C).
© Editions Ricordi/Universal Music
D’une manière générale, tant que la trame de Lorenzaccio de Musset est abordée,
Bussotti tient à garder le texte encore compréhensible. Les mécanismes qu’il crée pour
l’amalgamer au son, pour le transformer en valeur sonore, ne sont pas autant déclenchés que
lorsque le compositeur cesse d’aborder le texte littéraire et dramatique. C’est surtout dans la
deuxième moitié de Lorenzaccio que Bussotti emploie, de plus en plus, des procédés de
superposition et fragmentation du texte, formant une composition pointilliste à partir de ces
textes hachés et juxtaposés.
Pour autant, même dans « The Rara Requiem », partie totalement indépendante de la
trame principale de Lorenzaccio, la valeur sémantique de la parole peut aussi servir à créer
un idéal fantastique, à travers des mots évocateurs, mystérieux et pleins de symbolisme –
notamment biographique – pour Bussotti. Comme exemple, regardons de près le cinquième
mouvement : cette partie (J) commence avec un solo du baryton, dont le texte chanté est
parfaitement compréhensible : « Tu sei passato ma non come sfugge alla memoria »576, ainsi
que la fin de la phrase, en Sprechgesang : « un’aula di museo »577. La signification première
du texte s’enrichit d’une dimension abstraite tant les mots chantés produisent des images aux
contours oniriques, dont l’effet s’accentue grâce à la musique. Les mots qui ressortent le
plus, « memoria » et « museo » laissent une impression vague, douce et brumeuse, avant que
ne commence un quatuor vocal accompagné d’un violoncelle.
À la fin de la partie J de « The Rara Requiem », se retrouve un bel exemple de
dialogue musical fragmenté et pointilliste entre les chanteurs et le violoncelle. Jusqu’à la fin
de J, est à l’œuvre une symbiose particulière entre les sonorités produites par le violoncelle
et celles des voix. Tel est le cas de l’ensemble sonore pizzicato – archet réalisé par le
violoncelle dans les six dernières mesures du passage, qui dialogue avec chacune des
576
577
« Tu es passé, mais pas comme échappe à la mémoire ».
« Une salle de cours d’un musée ».
337
syllabes fragmentées énoncées par les quatre voix selon une dynamique précise, qui varie du
pppp au p (du son le plus inaudible à un son assez doux).
Exemple musical n. 99
« The Rara Requiem » [partition], p.10 (J).
© Editions Ricordi/Universal Music
338
IV.4.8 L’instrument au service de la voix ?
Dans We come to the river, le texte est préservé dans son intelligibilité ; n’ayant pas
recours à des techniques de fragmentation phonétique, le discours linéaire conserve un
rapport traditionnel au langage.
Hans Werner Henze nous avoue qu’il « écrit les parties instrumentales comme si
elles étaient faites pour être chantées »578. Chez Henze, au contraire des autres trois
compositeurs analyses ci-dessus, le phénomène est quelque part inversé, c’est la voix et le
texte qui donnent aux parties instrumentales le « modèle » qu’elles imiteront ou
soutiendront. De fait, les parties instrumentales de We come to the river sont intimement
attachées aux vocales : elles dépendent, interagissent et prolongent le chant, le texte, la
narrativité et la théâtralité de la fiction.
Il y a dans We come to the river un rapport idéologique qui s’établit entre la musique
et le texte, et qu’Edward Bond aime exposer et discuter dans l’ensemble de ses écrits
littéraires, esthétiques et poèmes. Ainsi, les réflexions sur la musique et son rôle esthétique,
sur le pouvoir politique et démagogique de l’art, y sont omniprésentes579.
Réciproquement, la musique que Henze compose pour les textes de Bond est
éminemment narrative, et « colle » sans cesse au drame qu'ils génèrent. Ce rapport de la
musique à un texte, ou à un contenu (généralement théâtral) extérieur à elle est clairement
explicité et voulu580 :
„In diesem Gesprach umkreist Henze den Gedanken an eine « musica impura », die er von
einem Ausdruck von dem chilenischen Dichter Pablo Neruda herleitet : eine Musik, die
578
HENZE, H.W., Memoirs of an outsider [enregistrement vidéo] Halle/Saale, Arthaus-Musik, Hessischer
Rundfunk, Schott Musik, 2001.
579
Les œuvres issues de la collaboration entre Bond et Hans Werner Henze possèdent toutes une dimension
métalinguistique. Cette dimension se présente surtout sous la forme de poèmes, tels que les texte et poèmes
pour le ballet Orpheus, les poèmes « On Music », « On musicians » et « On Art 2 », créés pour accompagner
We come to the River. « On Music » et « On musicians » notamment sont deux poèmes qui analysent le
pouvoir politique et social de la musique, ainsi que le rôle et le danger du métier de musicien à l’intérieur d’un
contexte politique réactionnaire, idées qui sont insérés à l’intérieur de l’opéra We come to the river sous la
forme de textes du programme de l’opéra. Voici le texte d’« On Music », qui doit être vu en rapport à la scène
finale de We come to the River : « Music cannot ask questions/ It can startle/That is as good as a question//
Music cannot give answers/ It can persuade/ That is as good as the truth/Music is very dangerous// At
Auschwitz they hanged men to waltzes/ In Chile they broke a musician’s hands/ With the same irony the
church/ Once took away heretics’ tongues.// So there must be a new music/A music you can’t hang men to/ A
music that stops you breaking musicians’ hands ».
580
Voir le chapitre VI.3.2, au sujet de la musique « impure » de Hans Werner Henze.
339
gleichsam « befleckt » ist « mit Schwächen, Nachteilen und Unvollkommenheiten », eine
Musik mit « menschlichen, allegorischen, literarischen Involvements », eine Musik, die
« Sprache wird und nicht dieser Klangraum bleibt, in dem sich das Gefühl unkontrolliert und
‘entleert’ spiegeln kann », eine Musik, die « verstanden werden [müsste] wie Sprache ».
Naturgemäss spiegel sich in diesem Konzept auch Henzes Wunsch nach einer politisch
intendierten Musik, die sich aktiv gegen jede Form von Totalitarismus stemmt.“581
Ainsi, Henze et Bond sont d’accord sur ce point : le libretto de We come to the river
est totalement conçu pour être mis en musique (il ne pourrait pas fonctionner comme une
pièce de théâtre). Bond affirme que
« … the music will not merely colour it or comment on it… the sound world Henze
created… was…an analysis of the various events ».582
Henze utilise différentes techniques qui tissent un lien « sémantique » entre le texte
et la musique au sein de son opéra :
1.
2.
3.
Une déclamation homophone, homorythmique et syllabique
La superposition de textes
Une vocalité monodique
« Langue et musique sont deux choses co-existantes, que sont souvent mises en relation
(plus de la moitié de la musique existante est du texte mis en musique). Cette relation a des
formes multiples, parfois la musique dépasse la langue orageusement, la détruit dans leur
étreinte, ou sinon c’est la langue qui veut attaquer ; les deux peuvent faiblir l’autre, mais
aussi le renforcer.(…) »583
581
« Dans cette affirmation, Henze affirme l’idée d’une "musica impura", expression qu’il emprunte au poète
chilien Pablo Neruda: une musique qui est "sale" a des "faiblesses, lacunes et imperfections", une musique
avec des des implications "humaines, littéraires et allégoriques", une musique qui "devient langage et qui ne se
restreint pas à l’espace sonore, dans lequel se réfléchit le sentiment d’incontrôlable et de vide", une musique
qui peut être "entendue comme du langage". Naturellement, ce concept reflète également dans la volonté de
Henze pour une musique politiquement destinée qui résiste activement à toute forme de totalitarisme »,
JUNGHEINRICH, H. K., Im Laufe der Zeit, Frankfurt am Main, Schott Musik, 2002, p. 13.
582
« ... La musique ne va pas seulement colorer ou commenter ... l’univers sonore créé par Henze ... était ...
une analyse des diverses manifestations », BOND, E., cité par : WINKLER, E. H., The Function of Song in
Contemporary British Dramas, Newark, Université de Delaware, 1990, p172.
583
„Sprache und Musik sind zwei nebeneinander bestehende Dinge, die oft (mehr als die Hälfte der
existierenden Musik ist vertonte Sprache) miteinander in Beziehung gebracht werden. Diese Beziehung hat
vielfache Formen, manchmal überfällt Musik die Sprache stürmisch, vernichtet sie in ihrer Umarmung, oder
die Sprache will die Musik überfallen; beide können einander erniedrigen, aber auch erhöhen. (...)“, HENZE,
H.W., Essays, Mainz, Schott, 1964, p.51.
340
IV.5 La syntaxe et le rapport aux traditions
Une caractéristique remarquable des œuvres analysées de Hans Werner Henze,
Helmut Lachenmann, Mauricio Kagel, Georges Aperghis et Sylvano Bussotti est le fait de
citer et emprunter des matériaux sonores très divers (tonalité, polytonalité, sérialisme… et
des matériaux liés à l’instrumentalité même), de mélanger une pluralité de systèmes
musicaux différents – dont certains qui sont traditionnels – et cela en partie dû à la présence
de la guitare.
Dans la création de leurs langages personnels, les « emprunts » se font sur toutes
sortes de traditions (dont les « musiques populaires »), et révèlent un désir de leur rendre un
vrai « hommage ». Ainsi, les cinq compositeurs ont, chacun à leur manière, voulu établir un
dialogue avec la tradition et promouvoir une rénovation du son en explorant une palette plus
large de possibilités sonores offertes par les instruments et les objets.
C’est ainsi que, à côté de certains procédés hérités du sérialisme, Hans Werner Henze
n’hésite pas à employer des structures musicales traditionnelles qui font réapparaître un
langage tonal (accords harmoniques et mélodies diatoniques) à côté des expériences plus
radicales du compositeur. Petersen parle d’un « synchrétisme musical, linguistique et
théâtral »584 quand il décrit le style de We come to the river.
Helmut Lachenmann se distingue néanmoins des autres compositeurs par sa
conception réaliste du son, née d’une ambition politique. Ainsi, le compositeur est
constamment confronté à la dimension historique et à l’« aura » du matériau musical parce
qu’il emploie des instruments traditionnels (Il nomme « tonalité » tout le substrat qui
compose leur histoire et leur répertoire). Ces éléments de langages musicaux anciens sont,
selon Lachenmann, des « archétypes de l’appareil esthétique » qu’il utilise dans le but de
chercher dans l’expérience du « connu, devenu inconnu » une autre façon d’écouter et une
manière de redécouvrir un son que l’on connaît déjà. L’ « aura » est, selon la définition de
Lachenmann,
584
PETERSEN, P., Hans Werner Henze, ein politischer Musiker, Hambourg, Argument Verlag, 1998, p. 89.
341
« l’histoire du matériau dans des contextes plus larges et extra musicaux, dans toutes les
sphères de notre réalité culturelle et sociale, de notre conscience et subconscience, de notre
mémoire archétypique collective et individuelle »585.
Dans ce sens, Lachenmann utilise à son gré dans ses œuvres ce qu’il appelle des
« objets trouvés ». C’est le cas de certains concepts qu’il invente, en élargissant les notions
d’« arpège », de glissando et de « timbre hybride ».
A son tour, Mauricio Kagel, n’a jamais strictement suivi une méthode, une technique
ou une école de composition. Sa formation si hétérogène, ses expériences artistiques
multiples, ses connaissances et sa culture variées, en cinéma, en musique classique et en
littérature, l’ont très tôt poussé à combiner, passer par, flirter, parodier ou encore réélaborer
des procédés tels que le sérialisme, l’atonalité, la polytonalité, le chromatisme, le cluster et
la tonalité. Serenade, par exemple, suit la tendance du « mélange de matériaux » initiée par
Kagel dès la fin des années 1970 : Serenade fait écho à des phases de composition très
expérimentales tout en intégrant d’autres procédés, plus ou moins innovateurs. À côté des
techniques d’avant-garde (souvent basées sur des méthodes sérielles appliquées aux
mélodies, aux rythmes, ou encore aux harmonies), Kagel utilise un matériau tonal tel que les
triades et rythmes fondés sur une pulsation régulière586, mais aussi des agglomérations
chromatiques et des lignes diatoniques.
Parmi les « traditions » citées dans les œuvres analysées, c’est la Tonalité celle qui a
fait l’objet d’un remarquablement grand nombre d’exploits ; par ailleurs, le retour à la
tonalité serait, selon Gielen et Klüppelholz, une vraie tendance des années 1970 et 1980 587.
En partie, cela s’affirme davantage par la présence de la guitare : s’agissant d’un instrument
qui appelle des accords tonaux (par tradition et par les intervalles naturels entre ses cordes),
elle incite les compositeurs à citer la tonalité en tant que langage et style. Ainsi, nous
retrouvons dans toutes les œuvres analysées une sorte de tonalité élargie, souvent
polyphonique (et, presque comme une conséquence, polytonale), qui se manifeste
essentiellement dans trois aspects :
585
“the history of the material in wider, extramusical contexts, in all spheres of our social and cultural reality,
of our conscious and subconscious awareness, our archetypal memory, both collective and individual.”,
LACHENMANN, H. « Philosophy of Composition – Is There Such a Thing ? », dans : CROSS, J. (et Al.),
Identity and difference, , Leuven University Press, 2004, p. 58.
586
Ce procédé apparaît, dans l’œuvre de Mauricio Kagel, déjà en 1979 avec Vox humana? (cantate pour hautparleur solo, choeur de femmes et orchestre).
587
GIELEN, M., « Aus Deutschland, Argentinien: Ein Gesprach », dans : KLÜPPELHOLZ, W., Kagel…/1991,
Cologne, DuMont Schauberg Buchverlag, 1991, p. 60.
342
-
dans l’aspect harmonique (présence d’accords diatoniques, d’agglomérats par
superposition d’intervalles diverses, de relations de tension et repos entre ces
structures) ;
-
dans une structure mélodique basée sur la notion de « thème musical » ;
-
dans des rythmes réguliers.
IV.5.1 La tonalité chez Henze
Henze, par exemple, semble utiliser comme langage musical un mélange de la
pensée tonale et post tonale : il y a dans son « action avec musique » des esquisses d’un
traitement thématique et de ressources syntaxiques (par exemple, les structures cadentielles).
L’écriture pour guitare dans We come to the river, due à son attachement à un
langage plus traditionnel et à côté des autres instruments de l’orchestre I, adopte des formes
mélodiques et harmoniques imprégnées de systèmes et styles plus classiques par rapport aux
instruments des autres orchestres. Son harmonie adopte par conséquent les configurations
suivantes, selon le cas :
- Accords issus d’un système diatonique tonal ou modal588 ;
- Agglomérats de notes dissonants surtout issus de la superposition de quartes et
secondes589 ;
- Intervalles mélodiques et harmoniques de quartes et secondes, en plus de leurs inversions
(quintes et septièmes). Plus rares sont donc les intervalles de sixte ou tierce, fait qui peut être
observé dans d’autres œuvres de Henze pour guitare590 ;
588
Nous pouvons citer les exemples suivants :
- Au début de la troisième scène, les accords de Sol mineur, fa # mineur, fa mineur, si bémol mineur…, ainsi
que leur reprise tout au long de l’opéra (accord à rôle de leitmotiv) :
- À la page 177, la séquence d’accords tonaux :
Gb/Bb, Dbm/Ab, Ab sus4 et Abm ;
- Les accords aigus de sol # mineur en position fondamentale (p. 225), puis le même accord un demi-ton en
dessous (Sol mineur, page 228) ;
- les deux accords joués à guitare à la page 257, scène 7 : Bm et Cm/G ;
- les accords plaqués thématiques du soldat 2 (La mineur, ré majeur, Do mineur et Fa # mineur (scène 8, p.
307) ;
- les intervalles consonants (tierces majeures, quartes, quintes, sixtes mineures) joués à la guitare à la 9e scène
(p. 402-404) ;
- la séquence d’accords à la 9e scène, page 405 : Dm – A/C# – C°.
589
Les agglomérats d’origine chromatique apparaissent moins fréquement dans We come to the river, et en
général dans la superposition de tous les instruments.
590
C’est le cas de Royal Winter music, où ces intervalles déterminent en partie la harmonie atonale de l’œuvre,
ainsi que de El Cimarron.
343
Le système de quartes et secondes superposées et inversées, ainsi que la présence de
passages en bitonalité ou en polytonalité, sont par ailleurs une technique constante dans
toute l’œuvre de Henze. Il convient de rappeler que ces agglomérats de quartes font
directement hommage à l’accord naturel de la guitare. Les exemples issus de cette technique
incluent, par exemple, un premier cas à la page 77 (scène 3), constitué des notes superposées
fa –si – mi – la, soit une quarte augmentée et deux quartes justes. A la fin de l’interlude I (p.
244) également, la guitare réalise un accord qui est une superposition de quartes et quintes
sans fonction harmonique (ré-sol-do#-sol#). A la 10e scène, quand le guitariste joue un banjo
ténor, il exécute une texture répétitive basée sur une superposition de quartes, arpégées
façon basse d’Alberti591. L’accord joué trois fois consécutivement, comme une sentence
fatale, par la guitare à la toute fin de l’opéra est, à nouveau, une superposition de quartes (si
mi la ré).
D’un autre côté, pendant l’aria de l’épouse du soldat 2, au début de la scène 9,
apparaît une séquence d’accords assez tonale, mais selon des procédés menant à une tonalité
élargie : entre chaque deux accords, il y a toujours au moins une note commune qui garantit
une certaine proximité tonale entre les accords592.
Au tout début de la scène 10, des harmonies d’origine tonale se forment dans
l’accompagnement instrumental. Cela contribue à créer autour de l’Empereur une
atmosphère voluptueuse. Tous les musiciens jouent ensemble, de manière homophone
(c’est-à-dire que la texture, aussi, suit une logique consonante). Les accords qui en résultent
sont des accords ou des agglomérats pas tout à fait dissonants, qui sont mesurés en
secondes593.
Dans la scène 11, le thème de l’harmonica fait fleurir des fioritures mélodiques parmi
une gamme modale tournant autour de la région harmonique de La :
la – sib –si –do –do# -ré –mi-fa-fa#-sol
D’un autre côté, la partition de We come to the river nous fournit des exemples de
polytonalité, par exemple, vers la fin de la scène 8, à l’intérieur d’une grande masse chorale :
591
L’exemple musical, de numéro 156, se trouve à la page 441.
L’exemple musical, de numéro 39, se trouve à la page 1476.
593
La-do#-ré-mi; Do#-mi#,sol#,la,si,mi; Si, do#, ré#, fa, solb; Do, mib, sol, sol#; etc.
592
344
la superposition harmonique du groupe des fous (B – C#m – F# dim – B) avec le groupe des
folles (Em – F – B ° – A#m) provoque un effet polytonal. Aussi, avant que le médecin et le
gouverneur quittent la scène à la fin de la scène 8, la harpe et la guitare donnent un
contrepoids vertical, avec des accords plaqués dans un nouveau rapport polytonal :
Harpe :
Guitare : G#m
Am
G#m
Am
G#m
Am –Bbm – Am – Bbm –Am –Bbm
Am – G#m
Am – G#m594
La 9e scène, qui possède trois tableaux simultanés sur les trois podiums, est un autre
grand moment de polytonalité, où des harmonies peuvent fortuitement apparaître. Pensons
au rapport entre les portées de la guitare et de la harpe : à partir de la page 394, les deux
instruments possèdent cinq mesures d’accords plaqués (« non arpegg. ») et homophones,
parmi lesquels les deux premiers sont des accords tonaux et consonants (Ré mineur – A
7/C#, les deux instruments font les mêmes harmonies) et les trois derniers deviennent
polytonaux dans la superposition :
Guitare : Dm
Guitare : Bdim 9b (do-ré-fa-si)
Guitare :
C/B
(pendant que)
harpe : Bb 4+
harpe : Bb5+
harpe : F
Dans cette scène, si l’harmonie reste pour la plupart du temps liée à des centres
tonaux plus au moins clairs, à certains endroits Henze s’amuse à utiliser toutes les notes de
la gamme chromatique, mais pas dans une structure sérielle. Dans le duo entre la viole
d’amour et la viole da gambe à la page 398, les mêmes notes reviennent à plusieurs reprises,
mais – à l’exception de la note si – toutes les notes chromatiques peuvent être retrouvées :
Exemple musical n. 100
We come to the river [partition], p. 398, parties de viole d’amour et viole da gambe.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
594
HENZE, H. W., We come to the river [partition], p. 353.
345
IV.5.2 La tonalité chez Aperghis
Georges Aperghis utilise – lui aussi – pour plusieurs de ses œuvres, notamment dans
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir et de Fidélité, quelques
procédés parfaitement tonaux, ou proches de la tonalité. De même, la musique modale est
fortement présente : Aperghis insère des passages entiers fondés sur des modes diatoniques,
pour la plupart existants, qui fonctionnent (comme dans le système tonal) en tant que pôles
catalyseurs.
Dès le début de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir la
guitare réalise des accords totalement tonaux, tandis que le violoncelle possède, pour la
plupart, d’intervalles de quarte ou seconde – mais en général dans un autre centre
harmonique que la guitare. Dans cette « Ouverture », nous pouvons voir comme la guitare se
centre sur deux accords tonaux (la Tonique et la Dominante de Mi majeur595), explorant un
langage très idiomatique associé au background classique et populaire de l’instrument. Dans
son ensemble, l’ « Ouverture » établit une unité thématique entre toutes les parties (grosse
caisse, voix, guitare et violoncelle), centrée sur un motif constitué de notes répétées et
rythmiques.
Le traitement thématique de la ligne chantée de l’« Ouverture » revêt ici deux aspects
contradictoires : si cette mélodie au contour aride établit une distanciation avec le public, en
même temps elle propose un modèle narratif hérité de la pensée tonale, où la réitération est
l’élément principal qui permet de créer un discours logique. La ligne du chant peut ainsi
nous fournir deux cellules motiviques récurrentes (mi – mi – mi – mi – lab – ré – sol – sib et
fa – mi).596
La première de ces cellules peut être identifiée à une figure typique des mélodies
chantées d’Aperghis, que le musicologue Daniel Durney a nommé « arabesque » ou
« frêle »,
une
figure
de
caractère
ornemental,
qui
alterne
grands
et
petits
intervalles composant un dessin mélodique exalté, agile et sinueux. Selon Durney, les
arabesques d’Aperghis « se caractérisent généralement à la fois par une grande agilité (elles
595
La dominante porte parfois des dissonances (9e mineure, 7e), et la tonique est éventuellement remplacée par
la sous-dominante, sur une pédale de mi à la basse. Par des techniques de modulation tonale, d’autres accords
peuvent se rajouter (comme un do dièse mineur, un la majeur en 2e inversion,…)
596
L’exemple musical, issu de la page 1 de la partition, peut être retrouvé à la page 438 (exemple musical n.
151).
346
parcourent un maximum d’espace en un minimum de temps), et une grande instabilité (leur
configuration intérieure varie sans cesse) »597. D’autres arabesques peuvent être retrouvées
dans l’ « Aria d’Hieronimo », à un moment de la partition particulièrement dense :
Exemple musical n. 101
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 39, partie de chant.
© Editions Amphion/Durand
Selon Durney, l’arabesque chez Aperghis est chargée d’une forte puissance
expressive :
« Aperghis en fait un moment d’agitation fiévreux ou de frémissement. Surtout, il lui confie
souvent un rôle important, en la chargeant de brosser un tableau, de rendre l’atmosphère
particulière d’un moment afin de lui donner sa signification psychologique »598.
Pour revenir à la question d’un traitement motivique récurrent du matériau sonore, la
partie de guitare reçoit en grande partie un traitement motivique, qui est aussi une
caractéristique tonale. Dès le début de la Scène I, la guitare, le violoncelle et le chant
présentent et développent des motifs thématiques. Ce thème sera traité en tant que tel,
revenant, se transformant et modulant dans les trois voix. Il est aussi traité de façon
contrapuntique, comme nous pouvons observer dans cet extrait.
Exemple musical n. 102
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 5.
© Editions Amphion/Durand
La guitare (ainsi que le chant et le violoncelle) extrait et développe de ce thème un
motif que nous isolerons, constitué de 6 doubles-croches groupées deux par deux.
597
598
DURNEY, D., dans : GINDT, A., Georges Aperghis, Arles, Actes Sud, 1990, p. 199.
DURNEY, D., dans : APERGHIS, G., Tristes tropiques [notes de programme], op. cit., p. 31.
347
Exemple musical n. 103
La tragique histoire… [partition], p.11, partie de guitare. © Editions Amphion/Durand
Un deuxième thème tonal apparaît dans la partie de guitare, constitué d’une
succession de triolets en tierces (pages 13-17). Il caractérise une saveur « populaire », qui
rappelle, au loin, la musique grecque du pays natal d’Aperghis.
Exemple musical n. 104
La tragique histoire… [partition], p.15, partie de guitare. © Editions Amphion/Durand
Ce thème donnera origine à des motifs et développements qui reviendront au long de
la partition, comme au milieu de la scène II599, ou à la page 49.
Exemple musical n. 105
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p.49, partie de guitare.
© Editions Amphion/Durand
Au début de la scène III, c’est la guitare qui a un rôle clé pour établir une ambiance
très tonale. Comme nous pouvons voir dans l’exemple ci-dessous, elle réalise des arpèges
semblables à une basse d’Alberti sur une cadence complète (C – F – G(m)7 – C)600.
Exemple musical n. 106
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 30, partie de guitare.
© Editions Amphion/Durand
599
Voir l’exemple musical n. 69, page 267, extrait de la page 21 de la partition.
Comme dans Tristes tropiques, opéra postérieur d’Aperghis, ici il explore la sonorité d’arpèges et
arabesques dans des nuances piano, un trait stylistique important du compositeur.
600
348
Ce même arpège, sur ces mêmes accords, revient aux pages 59 – 60.
Le « Tableau II », lui aussi, se construit sur une unité d’écriture très claire. Elle est
basée sur une texture dense, où le chant, la guitare, le violoncelle et la cymbale antique jouée
par la chanteuse enchaînent un flot de notes en quintolets, toutes très fff et détachées, tandis
que l’actrice II fait un long et continu tremolo sur un tambour chinois. Les deux instruments
à cordes forment un duo très dissonant, aride et quelque part monotone, car le flot de notes
en quintolets est très long et presque immuable601. Ce flot vient même à s’accélérer – de
quintolets on passe à des sextolets – donnant un caractère plus oppressant et angoissé.
Exemple musical n. 107
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 47, partie de guitare.
© Editions Amphion/Durand
Dans ce même passage, un contour véritablement motivique se dessine dans la partie
du chant, autour de la cellule do# - sol# - si, qui réapparaît de nombreuses fois, soit sur les
mêmes notes, soit transposée ou inversée. A la fin de la page 44 cette cellule est reprise par
la guitare, initiant un véritable dialogue rhétorique entre les deux parties.
Exemple musical n. 108
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 44, partie de guitare. ©
Editions Amphion/Durand
D’un autre côté, l’unité structurale est aussi assurée par le retour de parties, sections
ou passages entiers. C’est le cas du motif en Do majeur pointé qui revient en plein milieu du
tableau II à la page 53, ensemble avec le retour de la trame Lorenzo-Bellimperia-Hieronimo
et du thème mozartien « il padre, padre mio ! ».
601
Seulement à la fin de la page 44, puis aux pages 45 et 47, le flot est éventuellement suspendu pendant un
lapse très court de temps (un demi-temps ou un temps), sinon les deux instruments développent leur flot sans
souffler de la page 43 à 47, au moment où la bande magnétique joue le bruit d’une foule qui rit, et l’actrice II
parle dans le vide.
349
Exemple musical n. 109
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 53, parties de guitare et
violoncelle. © Editions Amphion/Durand
La tonalité apparaît en outre en tant que « citation stylistique » dans La Tragique
histoire… Un exemple d’un chant parodique tonal se trouve lorsque le personnage d’Horatio
parodie la mélodie en gammes majeures descendantes de Bellimperia.
Exemple musical n. 110
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 22, partie de l’actrice I.
© Editions Amphion/Durand
D’autres passages franchement tonaux de la partition de La tragique histoire du
nécromancien Hieronimo et de son miroir sont en rapport avec la citation d’une musique ou
style du passé. Le début de la scène I en constitue un exemple assez mélodieux, et le début
de la scène II, un remarquable moment contrapuntique en Fa mineur entre les deux
instruments et le chant.
La tonalité est enfin citée par Aperghis par l’insertion de deux textures très typées de
la musique du passé : le contrepoint fugué et le contrepoint basé sur un cantus firmus. Ainsi,
vers la fin de l’œuvre, et après un long passage parlé à cappella, la musique et le chant
reviennent à la page 68. Les trois mélodies (chant, guitare et violoncelle) sont fuguées,
basées sur les notes de quelques accords qui s’esquissent dans l’ensemble, et sur des rythmes
qui se répètent entre les voix.
350
Exemple musical n. 111
La tragique histoire …[partition], p. 68. © Editions Amphion/Durand
L’« Entracte » est à son tour composé d’un véritable cantus firmus palestrinien entre
la guitare, le violoncelle et la chanteuse. Les deux instruments démarrent à l’unisson, mais la
guitare commence à superposer une deuxième voix (tierces parallèles, ce qui ne suit pas tout
à fait les règles du contrepoint de Palestrina), et la mezzo-soprano chante une mélodie
populaire napolitaine par dessus, une citation de la Renaissance italienne qu’Aperghis insère
ici.
Exemple musical n. 112
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 72.
© Editions Amphion/Durand
N’oublions enfin pas que les citations tonales incluent des véritables fragments
extraits et adaptés d’après Mozart et Monteverdi602.
602
Voir pages 49-50.
351
Souvent dans La tragique histoire… d’Aperghis, la superposition de plusieurs
couches tonales ou modales résultent en une sonorité polytonale. Dans l’exemple du début
du Tableau II, la partie de guitare tourne autour d’un centre harmonique modal de do mineur
avec 4e augmenté (do – ré – mi b – fa – fa# - sol – la b – la – si b), ainsi que d’un motif à
trois notes gravitant autour de la note do (do – autre note – do). Le violoncelle, juste en
dessous, explore un champ harmonique apparenté au Mi bémol majeur, puis au Mi majeur.
De la superposition des parties de guitare et violoncelle résulte un duo atonal, parfaitement
homophone mais en permanence dissonant.
IV.5.3 La tonalité chez Kagel
La tonalité est également présente dans la Serenade de Mauricio Kagel. En effet,
cette œuvre combine, la plupart du temps, une multiplicité de citations de la tradition
musicale : les systèmes tonal, modal, les agglomérats issus de superpositions de quartes, les
rythmes réguliers et la musique répétitive. Pour des auteurs comme Heile notamment, cette
œuvre est un exemple de la musique la « moins révolutionnaire de Kagel », dans le sens où
Serenade possède un langage clairement plus proche du tonalisme, du polytonalisme, de la
musique modale, de la musique minimaliste et de la musique concrète que d’une pensée
sérielle.
Ainsi, dans le premier « Allegretto » de Serenade, le piano-jouet reste dans un
imaginaire harmonique tonal et très épuré (il réalise des mélodies composées de deux
quintes superposées).
“What makes the Serenade appear much less avant-gardist than Kagel’s earlier sonic
experiments is the musical material. This is dominated by diatonicism, ostinato elements
and pulse rhythms like most of Kagel’s music of the time.”603
Les harmonies employées par Kagel montrent qu’il invente des techniques
d’élargissement du système tonal, en particulier liées à l’emploi de la guitare. Ainsi la
guitare vers la fin de « Meno mosso » (mesure 375) introduit une séquence d’accords
603
« Ce qui fait que Serenade semble beaucoup moins avant-gardiste que les précédentes expériences soniques
de Kagel est son matériau musical. Ceci est dominé par diatonisme, éléments d’ostinato et des rythmes
d'impulsions comme la plupart de la musique de Kagel à l’époque », HEILE, B., op. cit., p. 167.
352
doublés, plaqués en fortissimo. Ce sont toujours des triades parfaites604, majeures ou
mineures, en première inversion : même le rapport entre les accords reste dans une sorte de
tonalité élargie (basé sur des sauts de septième mineure, quinte juste, seconde majeure, sixte
mineure, tierce mineure, etc. …).
Les harmonies ambiguës font également partie d’un fonctionnement tonal de
Serenade. Ainsi dans « Tranquillo » (mesures 142-147), le mariage de la guitare avec le
piano-jouet génère à nouveau (et ce jusqu’à la mesure 147) un effet à mi-chemin entre le
tonal et le modal605.
L’élargissement de la tonalité que nous pouvons observer dans les deux œuvres
analysées de Kagel est aussi le résultat de quelques techniques inventées par lui, comme la
« tonalité sérielle » et la « transposition non- linéaire »606. Dans ce procédé assez surprenant,
chaque accord d’une musique au départ tonale est transposé à un intervalle différent, dans un
sens différent, ce qui finit par ne plus évoquer la musique originale. La transposition nonlinéaire est expliquée par Barber :
«Consiste este método en transponer en mas agudo o en mas grave cada uno de los acordes
del modelo, variandolo de uno a cinco semitonos hacia arriba o hacia abajo. Se respeta, eso
si, la medida (o sea, el ritmo tan caracteristico de las corales) y, lo que es mas extrano, la
relacion con la tonalidad de origen»607.
Kagel invente encore d’autres techniques qui vont déstabiliser et démanteler le
fonctionnement tonal d’une musique qui prend la tonalité comme point de départ –ce qui se
passe notamment dans le cas de Serenade. Encore dans les années 1970, il emploie certains
procédés de citations et de variations multiples de ladite citation dans ses Variations sans
fugue (1973) : à côté de la « transposition non – linéaire », il invente la technique du « fauxfaux-bourdon », où chaque note d’une ligne de basse devient la fondamentale d’une triade,
604
Il y en a trois seules exceptions : les deux triades diminuées de la mesure 404 et la fausse triade ré bémol –
fa – si de la mesure 407).
605
Ainsi, dans ce passage, le piccolo se situe souvent sur des centres harmoniques augmentés (fa ou sol dièse),
tandis que la guitare renforce le centre tonal naturel du piano-jouet (Do majeur), et s’éloigne parfois jusqu’au
sol majeur. L’effet général est très ambigu : la fusion des quartes de la guitare avec le piano donne toujours
des harmonies diffuses et hybrides, telles que Do majeur – mi mineur, ré mineur avec quarte et neuvième, sol
majeur – si mineur – ré mineur ou encore si mineur – mi mineur – ré mineur.
606
Livre pour chœur (Chorbuch), qui se base sur les Chorales de Johann Sebastien Bach, est l’œuvre de
référence pour comprendre la technique de la transposition non linéaire.
607
« Cette méthode consiste à transposer chacun des accords du modèle vers l’aigu ou vers le grave, en le
variant de un à cinq demi-tons vers le haut ou vers le bas. L’on respecte, la mesure (c’est-à-dire, le rythme si
caractéristique des chorales) et, ce qui est le plus étrange, la relation avec la tonalité principale », BARBER, L.,
op. cit., p. 118.
353
le tout devenant une grande superposition polytonale, et la technique de l’ « hétérophonie
variante », où chaque ligne mélodique d’un complexe polyphonique est légèrement
modifiée608.
IV.5.4 La tonalité chez Bussotti
Le cas de Sylvano Bussotti n’échappe pas à la règle, et utilise de manière libre
plusieurs systèmes musicaux, sans s’attarder sur aucun. Dans Lorenzaccio et Nuovo scenario
da Lorenzaccio, tandis que la sonorité globale est sans aucun doute très dissonante, le
discours sonore adopte, par moments, un « comportement » tonal, se fondant sur des
rapports de tension et repos, mais aussi sur la notion d’ambiguïté entre ces deux ressentis.
C’est ainsi que, dans « svani » par exemple, les harmonies formées par la superposition des
notes des cinq voix montrent une préoccupation harmonique (tonale), grâce à la formation
d’intervalles et agglomérats qui articulent des « consonances parfaites », imparfaites et des
dissonances.
Exemple musical n. 113
Lorenzaccio [partition], “svani”, partie 2, p.4.
© Editions Ricordi/Universal Music
Une technique tonale qui permet à Bussotti un pont vers l’atonalité dans Lorenzaccio
et Nuovo scenario da Lorenzaccio est l’usage de l’enharmonie comme source de liberté et
amplitude harmoniques. Nous pouvons la retrouver dans « Un Sonetto del Tasso » ou dans
« Rara » (« Tramontana », à l’opéra), où les notes enharmoniques et les notes tenues entre
deux accords distincts permettent des harmonies de plus en plus dissonantes, tout en gardant
une base proche du tonalisme.
608
La tonalité pure est aussi présente dans une autre œuvre de reference de Kagel, Musik für RenaissanceInstrumente, qui cite des procédés compositionnels de l’époque de la Renaissance.
354
Souvent Bussotti emploie le système tonal en tant que citation ; il est alors
historiquement associé à des contextes qui lui sont caractéristiques. C’est le cas de deux
chansons à caractère populaire, « Minnelied » et « Tramontana/Rara », qui partent d’un
modèle traditionnel, mais n’hésitent pas, en même temps, à le transgresser.
Dans « Minnelied », Bussotti adopte un ton soudainement naïf et populaire et assume
un langage franchement tonal. La guitare a un rôle très important, surtout dans les passages
les plus tonaux (c’est-à-dire plutôt dans les couplets que dans le refrain)609.
Toutefois, dans le refrain, les autres instruments prennent le dessus et, au fur et à
mesure que la chanson avance, rendent l’accompagnement de plus en plus atonal. Il y a alors
deux mouvements contraires, celui de la mélodie chantée qui appelle toujours à un centre
tonal fort, et celui de l’atonalité toujours plus exacerbée de l’orchestre.
Exemple musical n. 114
Nuovo scenario da Lorenzaccio [partition], « Minnelied », p.9, couplet, parties de ténor et 2 guitares.
Exemple musical n. 115
Nuovo scenario da Lorenzaccio [partition], « Minnelied », p.9, refrain, parties de ténor et 2 guitares.
© Editions Ricordi/Universal Music
De façon analogue, l’analyse de l’harmonie de « Rara » ou « Tramontana » nous
montre que cette chanson d’origine populaire tourne autour d’un centre tonal de Mi mineur ;
ce centre acquiert, occasionnellement, des couleurs modales d’un Mi dorique, voire d’un Sol
lydien. La dominante (Si majeur), ainsi que la dominante de la dominante (Fa dièse majeur),
609
Voir pages 399-400.
355
la tonique relative (Sol majeur), la tonique majeure (Mi majeur), ainsi que d’autres accords
appartenant à ces centres tonaux plus ou moins proches de Mi mineur (Fa dièse mineur, Do
dièse majeur, La majeur, Sol dièse mineur, Do majeur…) apparaissent avec une fréquence
relativement grande.
Toutefois, et c’est là que la couleur harmonique de la pièce se distingue du genre de
chanson qu’elle veut évoquer, ces accords sont superposés ou camouflés par le biais d’une
série impressionnante de notes étrangères, voire de véritables accords ou agglomérats qui
conduisent la signification harmonique vers d’autres horizons. Ainsi, en plus de sonner
parfois « faux », pour les oreilles habituées à un accompagnement tonal simple, l’ensemble
instrumental se dirige à plusieurs reprises vers différents pôles harmoniques simultanés. En
même temps, l’accompagnement de chaque ligne du texte est réalisé par un ensemble
croissant d’instruments. Ainsi, l’intensification se donne de manière exponentielle selon
qu’un couplet s’approche de sa fin : l’harmonie, le volume sonore, la masse instrumental,
tout va en crescendo.
D’une manière générale, ici aussi le refrain est harmoniquement plus dense que les
couplets – qui, toutefois, montent en densité au fur et à mesure que la partition avance.
Exemple musical n. 116
Nuovo scenario da Lorenzaccio [partition], « Rara », couplet, p.19-20, partie de la 2e guitare.
© Editions Ricordi/Universal Music
La tonalité devient aussi une citation dans « The Rara Requiem », partie P, où la
religion chrétienne est évoquée à côté de plusieurs procédés compositionnels « consonants »,
diatoniques et harmoniques. Après un passage dramatiquement et musicalement chargé,
cette partie (P) voit le registre sonore soudainement se calmer : un violoncelle accompagne
la mezzo-soprano soliste avec un intervalle récurrent (ré-la), qui s’inverse et devient une
356
pédale constante. Vers la fin, la mezzo-soprano assume aussi l’alternance entre ces deux
notes pédales. L’effet est calme et renvoie à une musique méditative. L’importance de ce
rapport tonal ré-la semble mettre en exergue la portée historique que l’Église chrétienne a
attribuée à cette consonance parfaite.
Exemple musical n. 117
« The Rara Requiem » [partition], p. 16 (P). © Editions Ricordi/Universal Music
En effet, Bussotti construit des sections entières fondées sur deux éléments
redevables d’une tradition musicale écclesiastique : la consonance parfaite (en particulier la
quinte ré-la) et une polyphonie où chaque instrument semble complètement indépendant, où
le discours semble complètement non articulé, « désordonné ». La sonorité résultante, un
peu chaotique, renvoie à la notion de « Commencement » : elle rappelle la sonorité d’un
orchestre en début de travail, lors que les instrumentistes s’accordent, elle fait penser au
Début du Cosmos.
Cette sonorité s’avère un des éléments les plus récurrents de « The Rara Requiem »,
et apparaît dès son premier mouvement (R/T et S/U). Les deux notes, ré et la, y sont
omniprésentes, dont l’auditeur a l’impression qu’elles servent de pédale harmonique ; en
même temps, des parties rapides et ornementales sont simultanément jouées par les trois
clarinettes, le premier basson, un des deux hautbois, les quatre cors et le vibraphone. Dans
un développement de cette idée, le deuxième mouvement (C), explore l’idée de l’opposition
entre consonance et dissonance, en alternant des unissons et des petits clusters. Les unissons
donnent la sensation de soulagement propre des résolutions.
Cet élément thématique revient dans la partie finale (Y) de « Rara Requiem ». Dans
ce passage, tous les musiciens – chanteurs et instrumentistes – réalisent (à part certains
ornements faits par le piano, la harpe et le vibraphone) des unissons sur les mêmes notes ré
et la, pour conclure l’œuvre dans une étonnante consonance parfaite, qui rappelle à nouveau
ce moment si spécial, où les musiciens d’un orchestre s’accordent avant de débuter le
concert.
Par contre, certaines progressions harmoniques de Lorenzaccio et Nuovo scenario da
Lorenzaccio se fondent moins sur une logique tonale que sur certains enchaînements basés
357
sur des notes pédales, qui se répètent à l’intérieur de différents accords et servent comme
repère.
C’est ainsi que l’ ensemble instrumental de « La Mezzanotte » tourne autour de la
note fa, comme s’il s’agissait d’une sorte de « tonalité élargie ». Tandis que le cor et la
cloche se fixent sur ce « fa », la partie de guitare emploie fréquemment des cordes à vide de
l’instrument, dont les notes finissent par déterminer l’harmonie : les trois premières mesures
sont marquées par des notes répétées à l’intérieur des accords de la guitare (les cordes à vide
ré – sol – si). Par la suite, même les deux guitares rejoignent les autres instruments, pour
insister sur l’ostinato sur fa, ayant comme matériau essentiellement un accord tonal de fa
majeur fa – do – la et les notes voisines à ces notes.
Dans « The Rara Requiem » nous trouvons également des exemples d’un
« comportement tonal » du discours, sans qu’il soit effectivement tonal, grâce à l’insistance
polarisatrice de certaines notes répétées. Pendant les deux premières mesures de H, un trio
d’instruments harmoniques (guitare, piano et harpe) renforcé par les percussions
(vibraphone, cloches, timbales), réalise de véritables accords plaqués qui nécessitent une
attaque nette, synchrone et homophone. Ces accords, parce qu’ils répètent certaines notes à
l’unisson, paraissent presque consonants ; en alternant avec des clusters, le résultat sonore
laisse penser à une certaine sensation tonale. Le piano et la harpe, notamment,
« prolongent » l’effet de ces attaques, de ces accords joués en forte, par des ornements.
Exemple musical n. 118
« The Rara Requiem » [partition], p.8 (H).
© Editions Ricordi/Universal Music
358
En outre, on pourrait dire que le but de Bussotti, quand il emploie des procédés
antagoniques (tonalité, atonalité, chromatisme, ostinati…) en même temps, est de
« suspendre » une harmonie qui garde toutefois un « ressenti harmonique », mais qui perd
toute polarisation entre consonance – dissonance, tension – résolution.
La partie lente d’ « Arazzo » est exemplaire, puisque là Bussotti explore davantage
trois ressources majeures dans le but de « suspendre » l’harmonie : des passages
chromatiques plutôt courts, des accords « ambigus »610, superposés, situés à un demi-ton
l’un de l’autre, des séries de quartes superposées, des passages chromatiques et des clusters
incomplets.
Le résultat de tous les groupes présents dans la partie lente d’ « Arazzo » (accords
des instruments harmoniques, clusters des cordes, notes tenues et chromatismes des
vents,…) est un dense tissu sonore où prédomine un centre harmonique autour de Ré. Dans
cet exemple, la syntaxe harmonique s’avère très statique, oscillant entre Ré majeur et Ré
mineur, avec de multiples accords enrichis de dissonances, voire d’autres accords en même
temps. Nous entendons de manière prédominante les notes ré, la, la bémol, mi ou mi bémol,
si bémol, fa ou fa dièse et, vers la fin, ré bémol. Ces notes, qui sonnent presque comme un
continuum, paraissent élargies par toutes les dissonances qui s’y rajoutent. Les accords qui
se superposent ont généralement un rapport « logique » avec les tonalités de Ré majeur et
mineur, qui restent tout le long – et malgré tout – le point d’ancrage jusqu’au bout du
mouvement :
a) rapport de Médiane ou Tonique anti-relative (Si bémol majeur, Si majeur)
b) rapport chromatique (Do dièse ou Ré bémol majeur ou mineur)
c) rapport de quartes voire quintes (Sol et La majeurs)
610
Voir page 377.
359
IV.5.5 La tonalité chez Lachenmann
Après un début de carrière centré sur l’idéal de la « musique concrète
instrumentale », le seul opéra de Lachenmann marque le retour à une approche harmonique,
basée sur la notion de développement de gammes chromatiques, diatoniques, de gammes par
tons, d’accords parfaits, augmentés et d’accords de septième. Ainsi, dans sa maturité
artistique, Helmut Lachenmann crée un langage musical qui, simultanément, utilise et
décompose pour mieux le nier un matériau chargé en contenu historique, et principalement
le matériau tonal.
Par ce biais, dans Das Mädchen… et …Zwei Gefühle…, Lachenmann veut interroger
ce qu’il appelle le « son philharmonique » ou l' « appareil symphonique », ainsi que les
« valeurs » traditionnelles de la musique scénique en général, et de l’opéra en particulier.
Pour autant, les recherches sonores, les innovations instrumentales et la création de
matériaux bruitistes propres au premier style lachenmannien, servent encore de fil
conducteur pour …Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern.
Particulièrement dans ...Zwei Gefühle..., il explore du point de vue technique des aspects du
son tels que l’attaque, la résonance, la couleur et le geste sonore, selon une approche postsérielle très personnelle basée sur des matériaux constitués essentiellement de bruits – ce qui
d’ailleurs rend les outils d’analyse traditionnels peu efficaces pour comprendre sa musique.
« A l’époque des premières œuvres de la ‘musique concrète instrumentale’, la confrontation
avec l’aspect historique du matériau était tout simplement évitée par l’absence quasi totale
de notes au profit des sons extra-instrumentaux. Il s’agissait de donner d’un instrument une
nouvelle image acoustique, de montrer un nouveau visage du violoncelle ou de l’orchestre.
Ainsi, la ‘belle sonorité’ était évacuée, ainsi que toute relation d’intervalles, au profit de
l’aspect acoustique du son (…) L’évolution récente du travail de Lachenmann sur l’aspect
tonal du matériau consiste en une confrontation progressive d’un matériau à connotation
historique avec les sonorités bruitées caractéristiques des premières œuvres de la ‘musique
concrète instrumentale’ »611.
Le rapport à la tradition et au « son philharmonique » passe, chez Lachenmann, aussi
par la pratique de la citation : c’est ainsi qu’il interroge et défie certains thèmes musicaux
611
POZMANTER, M., op. cit., p. 33.
360
venant du passé, auxquels il fait référence de façon plus ou moins directe, et dont il
supprime la « beauté » conventionnelle612.
Un
des
« thèmes »
que
…Zwei
Gefühle…
et
Das
Mädchen
mit
den
Schwefelhölzern613 citent volontiers est la tonalité, son fonctionnement propre, et son
système de relations hiérarchisées entre notes, intervalles et accords. À propos d’un retour
au tonalisme dans la musique contemporaine, Lachenmann dit :
« Mais en tant que produit ‘artificiel’ des sons naturels, la ‘consonance’ a la même présence
objectale que le bruit. L’auditeur s’accroche sans doute aux consonances familières qu’un
académisme atonal aimerait éliminer. Ce faisant, il ne remarque pas que, dans le contexte
ainsi créé, le bruit étouffé, l’événement dissonant est devenu une variante du son agréable,
donc une consonance d’un nouveau genre »614.
Exemple musical n. 119
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [partition], thème « Douce Nuit », volume 1, p. 75.
© 1997 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
612
De cette façon, Lachenmann utilise, par exemple, des fragments du Concerto pour clarinette K 622 de W.A.
Mozart, donc un matériau préexistant, dans son Accanto de 1975-1976.
613
Tout comme que plusieurs de ses œuvres de jeunesse (Eccho Andante, Salut für Caudwell, Harmonika, …)
et d’autres œuvres plus récentes (Ausklang et Allegro Sostenuto).
614
LACHENMANN, H., « La musique, une menace pour l’oreille : entretien avec Helmut Lachenmann de
David Ryan », Dissonance, mai 1999, n.60, p.18.
361
Sous l’appellation de « dialectique musicale », Lachenmann fait parfois usage de ce
son « philharmonique », mais ce retour n’est ainsi pas accompagné du retour de la « valeur
auratique » de ce son, ce que Lachenmann nomme une « magie préfabriquée » :
« ce ne sont jamais les objets musicaux eux-mêmes qui devraient être inouïs, mais le regard
que l’on pose sur eux et l’éclairage sous lequel ils apparaissent »615.
Pour Lachenmann, le concept de « tonalité » ne désigne pas simplement un système
mais une forme de « sécurité » (« Geborgenheit »), grâce sa puissante domination dans
l’esthétique bourgeoise et dans notre perception. L’esthétique musicale de Lachenmann nie
cette « sécurité », où tout ce qui « gênerait » l’écoute serait considéré comme de la
dissonance. Il intègre néanmoins cette tonalité pour lui ouvrir de nouvelles perspectives.
615
KALTENECKER, M. Lachenmann/Mozart : Avant propos [notes de programme] Paris, 2006, p.4.
362
IV.6 Les rythmes périodiques et apériodiques
La présence de toutes sortes de traitement de la donnée rythmique (rythmes réguliers,
aléatoires, irréguliers, simples et complexes) dans les musiques analysées est
aussi
symptomatique d’un choix hybride et pluriel de matériaux.
Kagel par exemple associe les rythmes traditionnels et périodiques qu’il emploie
dans Serenade à un comportement « tonal » (il les appelle « rythmique tonale »). Cela inclut
des procédés polyrythmiques simples, tels que la superposition d’un rythme binaire avec un
rythme ternaire. Ainsi l’« Andantino » (mesure 158) voit le piccolo jouer des arpèges assez
rapides en triolet, pendant que la guitare exécute des arpèges également réguliers en
doubles-croches.
Dans Sonant par contre, le caractère improvisé mène à des rythmes plus aléatoires et
non soumis à un principe métrique régi par une pulsation.
Sur le plan rythmique, le fait le plus caractéristique que nous avons retrouvé dans La
tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir est la superposition de
divisions paires et impaires (quintolets et croches ou sextolets, …) engendrant une énorme
complexité d’exécution. A cela se rajoute l’usage de formules rythmiques qui ne se répètent
pas, à chaque fois différentes, ainsi que le décalage des entrées des différents musiciens. Ce
genre de contrepoint rythmique apparaît très souvent, comme le montrent les exemples :
-
Scène I, p. 9 : les quintolets récurrents de la grosse caisse ;
Scène III, p. 29 – 31 : les triolets complexes du chant solo d’Arlequin ;
« Aria d’Hieronimo », p. 39 – 41 : les triolets, quintolets et rythmes binaires
superposés entre les trois musiciens, divisés à chaque fois différemment ;
Tableau II, p. 52 : les hémioles successives générées dans la ligne vocale de l’actrice
I par la configuration en quintolets de petites cellules mélodiques.
En outre, il est important d’observer que dans les deux parties vocales de La
tragique histoire…, il y a une opposition claire entre les interventions mesurées de la mezzosoprano et les non mesurées de l’actrice II, qui n’a jamais de rythme précisé. Aperghis
parvient ainsi à une remarquable complexité rythmique au moyen de la superposition de
différentes figures altérées ainsi que des passages à rythme libre et fluide, n’ayant que peu
de simultanéité entre elles.
363
La conception rythmique d’Aperghis ressemble à celle de Bussotti. Si pour la plupart
du temps elle possède un caractère général « magmatique », au rythme complètement libre
(constitué d’un flot continu, variant sans cesse les mêmes matériaux), elle présente aussi des
passages où les rythmes sont précisément indiqués. Le mouvement « Arazzo » sert
d’exemple : l’écriture de la première partie révèle une indépendance rythmique totale, tandis
que la deuxième partie possède un rythme régulier et marqué.
Un autre exemple remarquable se trouve dans « Un soneto del Tasso », où comme
chez Aperghis la polyrythmie, les groupes altérés et les constants décalages entre les voix
constituent les principaux outils d’une grande complexité rythmique. Dans l’exemple cidessous, les instruments ne jouent pas toujours de manière homophone, ce qui accentue la
sensation de liberté rythmique ; il y a beaucoup de groupes altérés (triolets, quintolets),
parfois superposés.
Exemple musical n. 120
Lorenzaccio [partition], « scena prima : Un sonetto del Tasso », partie 1, p.8.
© Editions Ricordi/Universal Music
D’un autre côté, la guitare de We come to the river explore le potentiel rythmique
« tonal », souvent chargé en gestualité et faisant citation à des rythmes traditionnels
originaires de musiques populaires. C’est ainsi que le compositeur emploie des trucages
rythmiques comme les hémioles, successions de syncopes et passages polyrythmiques, qui
ne font que décaler les accents naturels de la musique.
La présence de cette référence populaire est, chez Hans Werner Henze et encore plus
dans cette œuvre, en lien avec une pensée politique. Ainsi, l’aspect rythmique souvent
attribué par Henze à la guitare s’associe à une musique plus traditionnelle qui, au niveau de
sa construction dramaturgico – musicale, veut symboliser une facette sociale plus
« archaïque » et « humaine ». Dans l’exemple de la musique militaire de la scène citée cidessus, la guitare (et, avec elle, son potentiel rythmique, régulier et cadencé) veut au
364
contraire symboliser une caractéristique monotone, conventionnelle et banale des musiques
instituées par la société.
Parfois aussi, par contraste, les parties vocales et instrumentales possèdent un
matériau totalement arythmique, sonne libre et spontanée, comme quand quelqu’un parle.
Pour exemple, afin de « soutenir » la ligne chantée par le gouverneur dans cette scène 5, la
partie de guitare n’est pas notée rythmiquement.
Exemple musical n. 121
We come to the river [partition], p. 173, parties de guitare et du gouverneur.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Dans cet exemple, l’accompagnement de la guitare assume un rôle rhétorique et
prosodique, puisque dans son apparente liberté rythmique, elle suit de près le rythme libre de
la phrase annoncée de façon solennelle par le gouverneur.
Henze fait encore un emploi thématique de l’aspect rythmique, en transformant le
rythme introduit par le percussionniste lors de sa première apparition en un des paramètres
fondamentaux de l’œuvre616.
Chez Lachenmann, nous assistons à une même présence de rythmes fluides, non
cadencés et héritiers d’une conception musicale structurelle, en général très complexes.
Toutefois, ces rythmes difficilement « mesurables » sont parfois cassés par des citations
« tonales », aux rythmes mesurés et cadencés.
616
HENZE, H.W., Music and Politics, London, Faber and Faber, 1982, p. 240.
365
IV.7 Entre la structure et l’aléatoire
Les huit œuvres analysées sont toutes quelque part influencées par ce qu’on appellera
ici la « musique structurelle ». Celle-ci engloberait, pour nous, la « musique sérielle », mais
aussi la « musique post-sérielle » et la « musique aléatoire ».
Toutefois, en contexte théâtral, la « musique structurelle » ne s’occupe pas seulement
de la « structure » musicale, mais s’insère dans un nouveau contexte, décalant son centre
d’intérêt vers les instruments et sources sonores. Selon la manière « structurelle » de
concevoir une œuvre théâtrale, souvent liée à une dramaturgie, le rapport linéaire et causal
du scénario (et de la musique tonale) ne détermine plus le discours musical ; au contraire,
toutes les œuvres analysées donnent une importance, en même temps, à l’aspect du timbre et
à une préoccupation avec leur propre matériau. Ces deux aspects confèrent un important
aspect métalinguistique au comportement dramaturgique de ces œuvres.
IV.7.1 Kagel et le sérialisme
Ainsi, l’on peut dire que l’œuvre de Kagel synthétise à sa manière plusieurs
influences, notamment de l’école sérielle, qu’il « quitte » au début des années 1960, et de la
musique aléatoire, sous l’influence de John Cage. Kagel emploie des méthodes sérielles de
façon plus ou moins systématique dans quelques œuvres de jeunesse617. De plus, Kagel écrit
des articles pour la revue « Die Reihe » dédiée au sérialisme à partir de la deuxième moitié
des années 1950. Citons cette anecdote : Kagel est presque « admis » dans le cercle du
sérialisme aux cours de Darmstadt en 1959, où Stockhausen se sert de la partition de
Transicion II de Kagel pour représenter un exemple de « musique et graphiques ». Mais au
final, Kagel semble n’utiliser la technique sérielle que pour mieux en épuiser le langage.
617
A l’exemple de Variations sans Fugue et General Bass, où Kagel réalise des permutations sérielles de petits
fragments mélodiques ; Siegfriedp, où l’on trouve des permutations entre les lettres et les notes musicales E, G,
F, D et A ; Vom Hörensagen et Musi, où toutes les triades tonales possibles sont traitées selon une série
numérique ; Abend, Aus Zungen Stimmen et Charakterstück, où ce sont les textures qui sont traitées selon un
processus sériel ; Unguis incarnatus est, qui combine plusieurs procédés sériels ; Die Mutation, Vom
Hörensagen et Recitativarie, où Kagel emploie un procédé sériel à partir des mots des cantates de Bach.
366
Un exemple de Serenade (« Allegretto ») montre un duo entre le piccolo et le banjo,
basé sur un motif chromatique de six notes descendantes, différent pour chacun, qu’ils
répètent à plusieurs reprises. Le rythme y est remarquable : il y a une démarche presque
sérielle dans la distribution des durées à chaque reprise du motif, dans le décalage du début
de chaque phrase et dans les notes qui sont répétées. En tout cas, le passage n’est pas
véritablement sériel puisqu’il n’est pas exhaustif ; toutefois, il n’y a jamais une phrase qui
ressemble, rythmiquement parlant, à une autre.
Le matériau musical qu’emploie Kagel constitue un matériau hybride, apparenté à
des systèmes divergents que sont la tonalité, la musique aléatoire et le dodécaphonisme,
Sonant, par contre, est construite selon un plan sériel, sans toutefois s’obliger à être strict
dans cette technique. En effet, Heile commente l’emploi que notre compositeur fait du
sérialisme :
“It is useful to make a distinction between serial technique and serial aesthetics as suggested
by Grant (…). What Grant convincingly describes as the basic principle of serialism, namely
parametric thinking, is clearly in evidence in Kagel’s work of the time. Persistent use of
series and their permutation is regarded by Grant as less important.”618
Dans cette démarche syncrétique, la « tonalité sérielle » est une technique inventée
par Kagel dans les années 1960 notamment avec Passion selon St Bach, qui apparaît dans
Serenade et surtout dans Sonant. Selon Kagel, il s’agit d’une « tonalité atonale de base
sérielle »619, une sorte de système fondé sur la numérologie (d’où le support sériel), basé sur
des accords et cellules d’origine atonale et tonale620. Cette invention lui permet de réutiliser
des accords tonaux « sans se sentir coupable », tout en cherchant une « chantabilité
instrumentale ». C’est cette qualité cantabile qui détermine, selon lui, le fond de sa pensée.
Au sujet de cette technique personnelle, Kagel affirme :
618
« Il est utile de faire une distinction entre la technique et l'esthétique sérielle comme suggéré par Grant (...).
Ce que Grant décrit de façon convaincante comme le principe de base du sérialisme, à savoir la pensée
paramétrique, est clairement en évidence dans le travail de Kagel de cette époque. L'utilisation persistante des
séries et leur permutation est considéré par Grant comme moins importante », HEILE, B., op. cit., note de bas
de page, p. 177.
619
KAGEL, M., dans : KLÜPPELHOLZ, W., Kagel…/1991, Cologne, DuMont Schauberg Buchverlag, 1991,
p.24.
620
Dans l’œuvre qui a introduit ce concept théorique, Kagel se sert d’un motif (B.A.C.H.), d’une procédure
combinatoire issue de son expérience en tant que compositeur sériel et d’un principe numérologique (ce qui,
aussi, veut faire hommage à J.S.Bach pour son aspect mystique et mathématique) pour le varier jusqu’à 6912
fois et, par transposition obtenir 65888 formules mélodico-harmoniques. Ce motif varié, utilisé sur un
accompagnement harmonique et de figures rythmiques créées elles-aussi selon une technique sérielle à partir
du nom de Bach, constitue la base du matériau sonore de la Passion selon St Bach.
367
„Das theoretische Gerüst ist unkompliziert: Ähnlich wie in der Zwölftontechnik werden
Reihen von Dur, Moll, verminderten und übermässigen Akkorden und die dazugehörigen
Umkehrungen einer unendlich fortsetzbaren Tonreihe zugeordnet.“621
Dans Sonant, Kagel s’approprie le sérialisme en tant qu’outil, afin de créer un
inventaire de possibilités sonores très larges, une sorte de « marché » où il ira puiser le
matériau pour ses œuvres. En vue d’une telle fin, il construit des tableaux de calcul,
constituant l’ « inventaire majeur » de toutes les combinaisons sérielles qu’il utilise ensuite
dans son œuvre. Selon Heile, le même tableau de calcul sériel a été utilisé par Kagel pour
différentes oeuvres, comme Sonant, Tremens et Szenario622.
Sonant reflète l’époque de sa composition, et est clairement plus « dissonante » que
Serenade. Elle comporte en effet des parties parfaitement dodécaphoniques, d’autres qui
cherchent à sérialiser d’autres paramètres du son (que l’hauteur), d’autres encore qui
explorent de manière non exhaustive la gamme des douze sons, et même, éventuellement,
des intervalles plus grands et consonants (comme les quartes, suggérées par le rapport
naturel d’intervalles entre les cordes de la guitare – 4 quartes justes et une tierce majeure) –
qui donnent un accord presque « tonal ». Cependant, il n’y a aucun passage véritablement
tonal dans Sonant, au contraire de ce qui se passe dans Serenade. Seulement, la manière
avec laquelle Kagel aborde la technique sérielle n’est pas du tout stricte, mais obéit surtout
la pensée musicale du compositeur – qui peut, même souvent, envisager la transgression du
système. En voici deux exemples :
A) « Faites votre jeu I » – guitare (parfaitement dodécaphonique)
621
« Le cadre théorique est simple: de façon similaire à la série dodécaphonique, l’on construit une série infinie
d’accords majeurs, mineurs, diminués et augmentés », KAGEL, M., dans : KLÜPPELHOLZ, W.,
Kagel…/1991, Cologne, DuMont Schauberg Buchverlag, 1991, p. 25.
622
HEILE, B., op. cit., p. 178.
368
B) « Faites votre jeu I » – guitare (sérialisation embryonnaire des modes de jeu
instrumental et effets de timbre)
Exemples musicaux n. 122 (a et b) Sonant © Copyright [1960]
Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Même si le langage de Sonant n’est clairement pas sériel, nous observons que sa
structure, en ce qui concerne l’ordre des mouvements, des interventions théâtrales de chaque
interprète, leur durée, est fondée sur une « pensée de fond » sérielle, une sorte
d’arrangement, avec son propre équilibre asymétrique propre. De même, le matériau musical
trouvé par Kagel résulte d’un travail préalable sur l’« étude de tous les cas possibles ». On
aperçoit ce travail dans les passages en ostinato, fondés sur des motifs répétitifs : les subtiles
variations, qui réduisent et amplifient le motif sans cesse, essaient de « survoler » une
multitude de possibilités, donnant l’impression d’infinitude. C’est ainsi que Kagel décline
éventuellement la technique sérielle dans Serenade, toutefois sans vouloir lui prêter un
langage sériel ni dodécaphonique.
Dans le domaine rythmique, Kagel s’éloigne de plus en plus de la méthode sérielle
jusqu’à arriver à la « rythmique tonale » de Serenade. Pourtant dans une phase antérieure, à
laquelle appartient Sonant, les rythmes sont générés par des procédés sériels.
„Die serielle Rhythmik war Ausdruck einer programmatischen, ja vielleicht auch
ideologischen Täuschung: Die Anhäufung von irrationalen Gruppen von Dauerwerten sollte
rhythmisch zum ständig differenzierten Empfinden verleiten. Dagegen halfen sich die Hörer
mit anderen Ordnungsbegriffen und Selbsttäuschungen, um Periodizität herzustellen. Seit
dem habe ich mich der Erforschung einer tonalen Rhythmik gewidmet (‚tonal’, weil
rationalen Proportionsverhältnisse gehorchend)“623
623
« La rythmique sérielle reflète une illusion programmatique, et peut-être aussi idéologique : l’accumulation
des groupes irrationnels de valeurs rythmiques devrait conduire à une perception constamment différenciée. En
revanche, les auditeurs se sont aidés d’autres notions et tricheries, afin de « produire » de la périodicité. Depuis
cela, je fais des recherches sur une rythmique tonale («tonale», puisque obéissant à des principes rationnaux de
369
Les procédés personnels que Kagel invente proviendraient ainsi d’une base sérielle,
sur laquelle Kagel se permettrait ses propres interprétations selon un même principe – assez
subjectif – de variation et d’asymétrie.
IV.7.2 Henze et Aperghis vis-à-vis du sérialisme
De la même façon que Kagel, Henze choisit de ne pas adopter une école
« dogmatique » d'écriture musicale - lui permettant de changer de style, et de cumuler
plusieurs formes d’écriture. Il utilise dans We come to the river par exemple des gammes de
douze sons, médium expressif préféré du compositeur, en tant que source de dissonances,
mais dans une démarche non sérielle, qui nie volontiers les préceptes d’un système comme
celui de l’école viennoise624. Hans Werner Henze, plutôt que de retrouver la rigueur du
système sériel, recherche des moyens pour produire une musique capable d’évoquer des
ambiances et des états d’âme, exprime son opinion au sujet du système sériel et
dodécaphonique :
« Mais l’excitation, la tension entre les intervalles ne peut qu’être fait dans l’émotion et
l’excitation, pas d’une manière scientifique. Le mystère de cette tension se trouve en dehors
d’une règle apparente, aussi souvent que ces règles sont convoquées à l'intérieur de leur
chosification, mais on veut que ces règles soient toujours remises en question ; on ne veut
pas de sécurité privée de folie, on veut quelque chose qui résulte des tensions, et non fait de
tensions. Le grand art est quelque chose qui devient, et pas quelque chose de fait »625.
Georges Aperghis avait, en début de carrière (et donc juste avant de composer sa
Tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir), utilisé des procédés
inspirés du sérialisme dans quelques pièces instrumentales. La technique est également
présente dans une de ses fameuses Récitations. Toutefois, la technique sérielle est quelque
part laissée de côté, ou perd en force, dès lorsqu’Aperghis se dévoue, presque
proportion) », KAGEL, M., “Über «Die Erschöpfung der Welt» : Gespräch mit Werner Klüppelholz”, dans :
KAGEL, M., Worte über Musik, Munich, Piper, Schott, 1991, p. 16-17.
624
Aussi dans The English Cat, le matériau musical retrouve sa source dans des procédés dodécaphoniques,
mais le réelabore de façon personnelle.
625
„Aber Erregung, Spannung zwischen Intervallen kann nur in Erregung und Spannung gemacht werden,
nicht auf wissenschaftlichem Wege. Das Mysterium dieser Spannung liegt ausserhalb der erkennbaren
Ordnungen, so oft solche Ordnungen auch zu seiner Dinglichmachung herbeigerufen werden, aber es will, dass
diese Ordnungen immer wieder in Frage gestellt werden, es will keine unwahnsinnige Sicherheit, es will, dass
etwas aus den Spannungen wird, nicht, dass etwas damit angestellt wird. Grosse Kunst ist immer geworden,
nicht gemacht.“, HENZE, H.W., Essays, Mainz, Schott, 1964, p.17-18.
370
exclusivement, au théâtre musical. Sa musique se structure (et se de- structure) alors à partir
de critères exclusivement théâtraux.
IV.7.3 La structure selon Lachenmann
Lachenmann emploie des techniques sérielles626 selon le même emploi que du
langage tonal, c’est-à-dire comme une forme de référence – citation – dialogue avec la
tradition ; il les applique également à ses expériences de fragmentation du langage en
syllabes, consonnes et voyelles. Il n’est jamais strict au regard de toutes les règles de ce
système (il enlève aussi volontairement leur connotation historique, tout comme il le fait
avec d’autres systèmes qu’il cite), mais profite surtout de la pensée structuraliste comme
procédé de fond. Lachenmann défend l’idée d’une musique fondée sur une pensée
structurelle mais qui prenne en compte – au contraire de ce que faisaient les compositeurs
sériels – tous les aspects du matériau, et aussi de son aura, de « notre rapport de familiarité
avec ce matériau »627.
« Je ne crois pas, pour ma part, qu’on puisse se passer de penser en termes de structure. Mais
il est nécessaire qu’une telle pensée, et que les techniques structurales elles-mêmes, soient
sans cesse remises en cause en se trouvant confrontées à la réalité, c’est-à-dire aux aspects
réels du matériau – il est nécessaire qu’elles se perdent, se retrouvent et se redéfinissent »628.
C’est ainsi que Lachenmann construit pour ses partitions (nous l’avons observé pour
son opéra) des réseaux temporels, un procédé parfaitement sériel – qui servent de base aux
compositions comme Das Mädchen… Ces réseaux apparaissent comme une ligne qui sert,
pendant la composition, de repère pour placer des gestes musicaux (classés en « familles »
selon qu’elles s’orientent vers chacune des propriétés du son, hauteurs de note, dynamique,
timbre, durées) selon un agencement parfaitement structuraliste.
626
On retrouve dans ses œuvres des passages composés en sérialisme libre, avec des notions formelles de
proportion, d’isorythmie et de rétrogradation. On y retrouve également des fragments d’une série de tous les
intervalles, combinant d’intervalles chromatiques, diatoniques et microtonaux. Cette série, inspirée de Nono,
donne marge selon Kaltenecker à un usage ambigu d’accords parfaits, bribes de gammes chromatiques et de
gammes par tons entiers, générant des lignes qui descendent et montent par mouvements en ciseaux. Voir :
KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002, p. 132.
627
LACHENMANN, H., « Quatre aspects fondamentaux du matériau musical et de l’écoute », Traduction de
Jean-Louis Leleu, texte paru dans la Revue Musicale Suisse n. 6, 1983, p. 267.
628
Idem, p. 270.
371
« Certains points du réseau peuvent désigner le début ou la fin d’un événement sonore, mais
aussi marquer le point culminant d’une évolution dynamique ou l’entrée d’un
instrument »629.
Ces « réseaux temporels » donnent un repère au niveau des durées, et sont parfois
formés par des formules rythmiques répétées à la place de rythmes générés de façon
sérielle : c’est grâce à eux notamment que Lachenmann construit ses fameux passages de
« stagnation » (Erstarrung), récurrents dans ses œuvres.
IV.7.4 Bussotti et le sérialisme
Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio exemplifient le langage musical de
Sylvano Bussotti, en ce que ces œuvres flirtent avec le dodécaphonisme et donnent comme
résultat une musique très dissonante. Mais ce dodécaphonisme n’est pas systématique ;
Bussotti ne se restreint pas à ce modèle, il le superpose à une multitude d’autres techniques,
dans une dense profusion. Le compositeur déclare :
« Ça m’est très difficile de m’éloigner des douze sons »630.
Comme conséquence logique, il est possible d’entrevoir une application de procédés
sériels sur d’autres paramètres du son (notamment l’aspect de l’intensité) à certains passages
de Lorenzaccio. Dans « svani », par exemple, chaque voix a des indications dynamiques
précises et autonomes, sensiblement différentes l’une de l’autre, à chaque syllabe, ce qui
attribue au passage la particularité d’être structurellement plus complexe que d’autres parties
de l’œuvre.
Dans la scène « l’amore come in sogno », il y a à un certain moment de la partition
un duo de guitares avec un léger accompagnement de grosse caisse, où le langage rythmique
et agogique est très complexe même si sur le plan des hauteurs il n’est pas possible de parler
de sérialisme ni de douze sons. Par contre, si l’on observe la richesse et la vitesse de
changement d’intensité sonore entre les notes d’un même motif (par exemple au début de la
phrase de la deuxième guitare : p, mf, ff, mp, f, pp, sf, fff), nous nous trouvons proches
629
HORN, J. H., « Postserielle Mechanismen der Formgenerierung, Zur Enstehung von Helmut Lachenmanns
‘Notturno’ », Musiktexte n.79, Cologne, 1999, p. 15.
630
BUSSOTTI, S., [Interview], Milan, 14/04/2010.
372
d’une démarche sérielle. De même, une grande complexité d’écriture se révèle dans le
changement continu de mesure (3/8, 5/16, 3/8, 11/8), ainsi que dans la profusion de groupes
rythmiquement altérés et de modes d’articulation.
Exemple musical n. 123
Lorenzaccio [partition], « svani », partie 2, p.5.
© Editions Ricordi/Universal Music
En définitif, il n’est pas possible d’identifier des procédés véritablement sériels ou
dodécaphoniques à l’intérieur de Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio.
373
IV.8 Sur la piste de langages personnels
Les matériaux musicaux employés par les cinq compositeurs étudiés présentent
certains aspects récurrents. En même temps, il est possible d’identifier pour chacun une
manière personnelle d’agencer ces matériaux et de constituer son propre langage musical.
D’un autre côté, les aspects sonores abordés ne peuvent pas être pris en compte en
soi, comme s’il s’agissait de « musiques pures ». Les matériaux sonores que chaque
compositeur a pu trouver, la manière dont ils les ont « opérés », la plus ou moins grande
souplesse qu’ils ont dû adopter par rapport aux systèmes qui ont organisé ces matériaux sont
des caractéristiques que seule l’insertion dans un milieu théâtral peuvent expliquer.
Ainsi, il faut considérer le fait que la musique théâtrale, par principe liée à l’idée de
représentation – et donc à une vision de la musique fondée sur l’identité du matériau, propre
du système tonal631 – a (en principe) moins naturellement la propension à s’adapter à la
musique sérielle. Au-delà de ces systèmes musicaux, les compositeurs ont trouvé un spectre
large de possibilités d’un matériau sonore convenable à leurs théâtres, qui ont parfois
certains points en commun. Ainsi ci-dessous, dans le cas par cas, nous constatons par
exemple l’emploi presque systématique de matériaux répétitifs, d’ostinatos, de passages
chromatiques, de clusters, petits clusters et agglomérats atonaux, d’une pensée où
prédomine l’horizontalité (lignes « solistes » superposées, chacune préservant son
individualité), citations reprises de traditions populaires, improvisations guidées, musique
aléatoire et partition graphique,… , sans compter la référence aussi très fréquente aux
qualités intrinsèques de l’instrumentalité, en particulier de la guitare632.
631
L’harmonie tonale et le modèle formel de la sonate (basé en thèmes et motifs) avaient été, depuis le début
de l’opéra, le support idéal pour le discours linéaire caractéristique du genre lyrique. L’expansion de ce
système, promue par Wagner, avait servi idéalement à la potentialisation du pouvoir tonal d’expression
dramatique.
632
Voir chapitre V.
374
IV.8.1 Mauricio Kagel
Concernant les aspects techniques de composition des œuvres de théâtre instrumental
de Kagel, nous avons observé, notamment grâce à l’analyse des partitions de Sonant et
Serenade, que Kagel explore en même temps plusieurs systèmes musicaux, en combinant
des techniques si disparates comme les clusters, l’atonalité, la tonalité et le sérialisme. Nous
avons également observé dans Serenade l’utilisation de superpositions de deux secondes
majeures ou celles de tierce mineure et de seconde majeure qui ne correspondent pas à un
accord tonal, mais ne sont pas non plus des clusters.
Kagel
révèle
dans
plusieurs
de
ses
œuvres
un
trait
typique
de
sa
personnalité musicale : un motif chromatique descendant à l’intérieur d’un petit intervalle633.
Dans Serenade, Kagel multiplie ces petits passages chromatiques présentés soit
simultanément soit se succédant, ainsi que des passages dodécaphoniques et des mélodies
déclamatoires634. Serenade explore particulièrement le style de l’ « ostinato diatonique » et
de la musique répétitive.
Grâce à la découverte des techniques aléatoires, le langage musical de Kagel intègre
les notions de hasard et d’indétermination. En même temps, ses œuvres abandonnent, de
plus en plus, une forme planifiée. Dans des exemples comme Metapiece, Prima Vista et
Diaphonie, l’usage de l’écriture automatique ainsi qu’une grande liberté d’exécution laissée
aux interprètes sont autant de signes du degré d’indétermination de la partition.
“This disregard for his own structural procedures would remain one of Kagel’s chief
characteristics. No matter how intricate his numerical techniques, how elaborate the
symmetries, how cabbalistic the proportions according to Fibonacci-series and so forth:
these are of interest to Kagel only to generate music, but are often overridden in subsequent
revisions.”635
633
Des nombreux exemples se trouvent à l’intérieur de La trahison orale (1983). Dans Serenade, l’on voit ces
courts passages chromatiques notamment dans la partie de guitare de « Tranquillo ».
634
Telle méthode est exemplaire dans les parties vocales de Aus Deutschland.
635
« Ce mépris pour ses propres procédures structurelles resterait l’une des principales caractéristiques de
Kagel. Peu importe si ses techniques numériques sont complexes, les symétries élaborées, les proportions
mystiques selon la série de Fibonacci et ainsi de suite : ce sont d’intérêt pour Kagel seulement lorsque ces
procédés génèrent de la musique, mais ils sont souvent remplacés lors des révisions subséquentes », HEILE,
B., op. cit., p. 17.
375
IV.8.2 Sylvano Bussotti
Dans une tendance à mélanger des techniques, Bussotti joue avec le rapport tonal –
atonal tout au long de ses œuvres, les rendant ainsi rétives à toute classification
harmonique : il joue littéralement avec les systèmes et intervalles, les combine, les alterne et
les superpose sans se préoccuper d’établir une quelconque systématisation.
Autant sur l’aspect harmonique ou « vertical » que sur l’aspect mélodique ou
« horizontal », la musique de Bussotti semble prendre la « consonance » comme point de
départ, mais pour mieux la superposer, la transposer et l’imbriquer au point de générer la
« dissonance ». L’usage d’intervalles et registres extrêmes semble corroborer dans ce
processus de « complication » de lignes mélodiques et harmoniques qui, au départ, auraient
pu être « simples » et « consonants ». Ainsi, comme nous pouvons le constater dès le début
de l’œuvre, les mélodies chantées et jouées sont plus constituées par des intervalles
consonants et « naturels » à chanter (quintes ou quartes justes, tierces majeures et mineures,
secondes majeures) que par des intervalles de grande extension et « dissonants ». La mélodie
chantée dans « Un Soneto del Tasso » a un caractère très modal, même si le mode change
fréquemment (toutes les deux mesures environ). Ce changement constant de mode et de
champs harmonique confère à la partie vocale un caractère volatile et insaisissable. Le
résultat est, enfin, très dissonant.
Exemple musical n. 124
Lorenzaccio [partition], « Un Soneto del Tasso », partie 1, p.8, partie de ténor.
© Editions Ricordi/Universal Music
D’autres exemples montrent une tendance opposée : ainsi dans les lignes
(instrumentales et vocale) d’« Aria di Mara », qui manifeste la prédilection de Bussotti pour
les mouvements par intervalles composés (il y a plus de demi-tons composés que simples,
avec les sauts mélodiques de neuvièmes et septièmes). En effet, les intervalles chantés sont
assez virtuoses, pour leurs dissonances et leur amplitude : onzièmes augmentées, tritons
simples, septièmes majeures, quintes composées, neuvièmes, se succèdent rapidement de
manière ascendante et descendante.
376
Parmi les techniques nées de ce jeu tonal – atonal, on trouve dans Lorenzaccio et
Nuovo scenario da Lorenzaccio certaines tendances récurrentes, comme les clusters, les
notes et accords enharmoniques, les agglomérats formés de quartes superposées et les
harmonies suspendues.
Des accords complets situés à un intervalle d’un demi-ton l’un de l’autre sont joués
simultanément, ce qui crée, à nouveau, un « pseudo-cluster », ou bien, une harmonie
ambiguë – quand une ou plusieurs notes s’avèrent communes aux accords simultanés. Ces
« harmonies voisines par chromatisme » sont, sans doute, en même temps une citation
stylistique des harmonies flamenco636, associées à l’instrument guitare : ce procédé est
largement exploré dans « Di petto »637.
Dans « Lentissimo »/« Immoto » (Nuovo scenario…), le duo Mi majeur – Mi bémol
majeur est le pôle prédominant, surtout dans les parties de guitare et violon, tandis que le
violoncelle, par exemple, introduit peu à peu d’autres pôles tonaux ambigus (comme Do –
Do dièse et La – La bémol).
Dans Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio, l’atonalité sert à renforcer la
théâtralité des scènes. Elle est souvent liée à l’emploi fréquent de clusters qui, à leur tour,
sont souvent incomplets. Nous parlons de « petits » clusters ou « clusters incomplets »
puisque, dans la partition de Bussotti, il n’y a pratiquement jamais de clusters complets,
c’est-à-dire avec la totalité des 12 notes chromatiques, mais en général des fragments plus
ou moins petits d’une gamme chromatique, dont les notes sont jouées simultanément.
Dans « Un Sonetto del Tasso » et « Popolo Fiorentino » par exemple, les différentes
voix et instruments se superposent formant des clusters incomplets (superposition de
plusieurs secondes mineures), ainsi que des agglomérats combinant des secondes mineures
avec des quartes, quintes ou sixtes.
En fait, Bussotti écrit mélodiquement visant la verticalité ; il procède à partir d’un
système diatonique – même s’il n’est généralement pas tout à fait tonal – et remplit les
lignes mélodiques dans le but d’obtenir les harmonies qu’il souhaite. Bussotti crée des
636
Voir pages 411-412.
Ici, l’auditions oscille entre deux accords qui ont des notes communes, et dont les fondamentales sont des
notes voisines par chromatisme (par exemple, Mi majeur, mi – sol# – si et Fa mineur avec 5e diminuée, fa – lab
– si).
637
377
agglomérats qui ne sont pas toujours des clusters, à travers la superposition d’intervalles
divers. Enfin, le rapprochement des procédés techniques entre la composition chez Ligeti et
chez Bussotti peut être extraite de ce témoignage de Ligeti :
« En ce qui concerne les successions, si vous examinez la mélodie, ce n’est pas une mélodie
de douze sons, mais une mélodie où certaines hauteurs reviennent pour faciliter le chant ; ce
n’est pas tonal, mais comme un son de répercussion. Dans le chant grégorien, le son de
répercussion revient, montre le chemin, guide »638.
Bussotti oriente aussi ses mélodies atonales sur une logique commune au tonalisme,
c’est-à-dire que certaines hauteurs, qui reviennent cycliquement, servent à guider l’écoute, à
l’aider à retrouver des points de repos, de direction, d’appui.
En plus des clusters plus ou moins complets, Bussotti emploie dans ce mouvement
encore une autre technique typique de cette musique tonale – atonale, qui est la présence de
paires de notes chromatiques (ascendantes ou descendantes) placées côte à côte, qui
fonctionnent comme des « sensibles individuelles » l’une de l’autre (comme ré-mi bémol, do
dièse-ré, etc), particulièrement dans la partie de guitare.
Dans « The Rara Requiem » il y a plusieurs exemples de duos de notes
chromatiques. Dans la partie de guitare (dans G et H), le langage musical de la guitare,
même s’il reste éloigné d’une pensée tonale, déploie ces sensibles individuelles ascendantes
et descendantes, et ces duos de notes approchées chromatiquement : ré-mi bémol, do dièseré et sol-la bémol.
Exemple musical n. 125
« The Rara Requiem » [partition], p.7 (G), partie de guitare.
© Editions Ricordi/Universal Music
De plus, Bussotti fait un usage assez parcimonieux de micro-tons ; cette technique
n’apparaît que ponctuellement à certains endroits comme des « distorsions » (représentées
par un « + » devant la note), comme à la fin de la partie chantée d’« Un Sonetto del Tasso »,
dans « Aria di Mara » ou dans la partie vocale de « Romanza e ratto ».
638
LEJEUNE LÖFFLER, M.-R., op. cit., p.136.
378
Dans ce dernier exemple, ces micro-tons ont un objectif clair d’expressivité liée à la
dramaticité du texte, tandis que dans « la vita è solo sonno » les micro-tons dans le chant
s’allient aux faussets vocaux afin de créer un climat onirique, comme l’on peut observer
dans l’exemple extrait de « la vita è solo sonno » :
Exemple musical n. 126
Lorenzaccio [partition], « Scena sesta : la vita è solo sonno », partie 2, p. 17.
© Editions Ricordi/Universal Music
IV.8.3 Helmut Lachenmann
La technique compositionnelle propre à Lachenmann oscille en permanence entre
procédés structuralistes stricts et techniques moins rigoureuses : cela se remarque surtout
dans ses œuvres plus anciennes, telles que Salut für Caudwell, mais reste toujours présent
dans des œuvres comme …Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern. Les
œuvres de Lachenmann se servent autant dud système sériel et dodécaphonique que du
système tonal ; elles emploient même des citations de musique populaire (comme « O du
lieber Augustin » in Mouvement639) et des fragments de musique baroque (comme dans
Reigen).
IV.8.4 Georges Aperghis
L’exploration des univers tonal, modal, atonal et chromatique, sans jamais adopter
un système en soi fait que la musique d’Aperghis s’approche de saveurs presque populaires
– dans la partie de guitare, la présence d’accords avec dissonances telles que les neuvièmes
fait penser à la guitare populaire moderne, qui possède une influence inexorable du jazz.
Ainsi, le matériau mélodique de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son
miroir inclut notamment des :
639
dans cette œuvre, il y a 5 parties, qui empruntent des citations de chansons allemandes : « « O du lieber
Augustin’ dans ‘Gigue’, ‘Überleitung’ und ‘Aria I’ ; ‘Schlaf, Kindlein, schlaf’ dans ‘Siciliano’ et dans ‘Coda
(Aria III)’ ; ‘Ihr Kinderlein kommet’ im ‘Walzer’ ainsi que l’Oratoire de Noël de J. S. Bach dans ‘Siciliano’.
379
o mélodies tonales et thèmes récurrents ;
o mélodie statique (exemple page 18 : transition vers la scène II, où les deux actrices
restent sur la même note (fa#) : tandis que la mezzo-soprano récite à cappella un
extrait à partir de Pétrarque et Monteverdi, l’actrice II entonne cette même note dans
un bourdonnement continu) ;
o chant parodique tonal ;
o mélodie diatonique, mais pas tonale pour autant (exemple : « Aria de Hieronimo »,
où une ligne peu mélodieuse, constituée d’intervalles chantés trop importants sur
des harmonies déliées d’une tonalité et sur un rythme complexe, caractérisent un
langage très personnel ;
o mélodie chromatique (exemple page 52 : petites cellules mélodiques sur un
fragment de gamme chromatique) ;
o mélodies avec micro-intervalles (exemple partie de violoncelle page 3)640 ;
o mélodies figuralistes (exemple page 24, où l’actrice II dit « ils achèvent de monter
l’escalier » en même temps que la guitare réalise un motif ascendant en tierces, qui
correspond à l’image évoquée dans le texte).
A l’instar des traits mélodiques décrits ci-dessus, l’aspect harmonique de l’œuvre
révèle l’utilisation d’une pluralité de systèmes et de ressources :
o des passages où la superposition polyphonique de plusieurs événements sonores
dans les différentes voix impliquent aussi la superposition de différents systèmes, ou
gammes, ou tonalités ou langages musicaux (exemple : « Ouverture », où la voix
adopte une mélodie modale, la guitare reste en Mi majeur et le violoncelle affleure
une tonalité de Do mineur) ;
o des passages franchements tonaux (citation de la tradition, contexte souvent
parodique) ;
o des passages atonaux ;
o des passages modaux, comme la partie de guitare à la page 52, en Ré dorien.
Par ailleurs, ce dernier passage possède un pouvoir magique grâce à un schéma
harmonique et rythmique précis. Aux pages 55-56, le dialogue entre les parties de l’actrice I,
de la guitare et du violoncelle est totalement tonal : la voix et la guitare ont une mélodie qui
oscille entre Fa majeur et Ré mineur ; les deux s’imitent, se suivent, se choquent parfois (par
un intervalle soudainement dissonant dans la superposition des deux). Elles sont cadrées par
un rythme régulier. Le violoncelle, à son tour, réalise une succession de quartes parallèles,
dont la basse décrit une ligne mélodique qui suit, à peu près, les notes ou les harmonies
suggérées par les autres deux mélodies. La partie de violoncelle se distingue aussi par son
rythme qui est, lui aussi, régulier.
640
Les quarts de ton fonctionnent pour Aperghis comme une « contamination » : « Ce sont ces 1⁄4 de ton qui
"brouillent" , qui font que l'on ne sait plus où est la voix qui paraît toujours un peu fausse. Mais en fait le 1⁄4 de
ton ne m'intéresse pas en soi, mais pour moi, il injecte une "maladie" dans l'harmonie », Georges Aperghis,
dans Le théâtre musical de Georges Aperghis, URL : http://crdp.aclille.fr/sceren/documents/arts/Compte_rendu_stage_Aperghis_octobre_04.pdf, p. 8.
380
Exemple musical n. 127
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo... [partition], p. 55, parties de guitare et violoncelle.
© Editions Amphion/Durand
IV.8.5 Hans Werner Henze
Hans Werner Henze part de l’idée que l’artiste est la seule source d’expression. Ce
concept plutôt individualiste, qui met la personnalité artistique en premier plan, s’oppose à
une autre caractéristique marquante de son œuvre : son engagement politique en faveur du
peuple des travailleurs641.
“I am neither interested in romanticism nor its opposite, but in a certain clarity, and also
truth; in the precise registering of emotion, spiritual states, atmosphere.”642
Dans We come to the river il y a – grosso modo – un emploi symbolique de
l’atonalité et de la tonalité selon que le compositeur fait référence à l’univers du peuple ou à
l’univers bourgeois. Comme l’explique le compositeur pour son opéra de jeunesse
Boulevard Solitude, il tendait déjà à dépeindre les scènes d’amour (ou, dans le cas de We
come to the river à l’instar de ses autres œuvres politiques, les monologues des oppressés)
avec un système dodécaphonique, tandis que le vieux monde corrompu était représenté par
le système tonal643.
« J'ai été le premier dans la génération allemande d'après-guerre qui a travaillé avec le
système de douze sons, aujourd’hui tous le font, souvent avant d’apprendre à écrire ; je peux
peut-être me permettre l’“apostasie". Je ne manque pas pour autant de prendre position, juste
parce que je m’ennuie à l’idée d’employer des moyens que j'ai déjà appliqués, ou ceux qui
sont généralement appliqués par tous, du compositeur de film à l’étudiant théorique, des
641
JUNGHEINRICH, H. K., Im Laufe der Zeit, Frankfurt am Main, Schott Musik, 2002, p. 18.
« Je ne suis ni intéressé dans le romantisme ni dans son contraire, mais dans une certaine clarté, et aussi
dans la vérité, dans l’enregistrement précis de l’émotion, d’un état spirituel, d’une atmosphère », HENZE,
H.W., Music and Politics, London, Faber and Faber, 1982, p. 164.
643
« parce qu’à l’époque le système dodécaphonique voulait désigner un monde libre et non bourgeois »,
HENZE, H.W., cité par : MONTY, N., Boulevard Solitude de Hans Werner Henze : Une allégorie de la
modernité ? [mémoire de maîtrise], Paris, Université de Paris IV, 1991, p. 99.
642
381
moyens qui sont enfin usés. Aussi, je ne pense pas que, comme on dit souvent, il y ait une
langue authentique de notre époque : une méthode n'est pas une langue, et l’application
d'une nouvelle technique ne dit absolument rien à propos de la qualité du morceau de
musique. Chaque méthode peut à tout moment être annulée par des résistances artistiques.
En cela, je suis hésitant et manque de position ; quand je démarre un travail je n’ai jamais un
plan, une opinion préconçue ou une théorie à suivre »644.
Un autre paramètre important de la musique de Hans Werner Henze est celui des
intervalles entre les notes. Le compositeur associe aux personnages principaux des
intervalles spécifiques, qui génèrent de multiples combinaisons mélodiques. La technique du
leitmotiv intervallaire est présente dans la quasi totalité des œuvres de Henze, à l'image de la
musique orchestrale de son ballet Undine645 et dans son théâtre musical El Cimarron.
Certains motifs et intervalles, principalement les quartes justes, augmentées et
approximatives (avec des micro-intervalles) ainsi que les secondes, apparaissent donc avec
insistance dans ces œuvres. Henze compose pour guitare encore une œuvre remarquable,
Royal Winter music, qui fonde sa structure harmonique sur la superposition de quartes (ou,
inversement, des quintes), éloignées entre elles à intervalles de secondes (fa – si bémol ; mi
– la – ré ; [ré dièse] – sol dièse).
L’intervalle de quarte apparaît également dans We come to the river, en tant
qu’intervalle thématique du Général pendant la scène 5. Tandis que le gouverneur vient lui
rendre hommage, le Général prend conscience du mal que la guerre avait fait au peuple. Au
long de ses réflexions, il construit petit à petit ce qui deviendra son Thème, une mélodie
chantée qui débute à la première phrase de « Meno mosso », p. 178. Ce thème avait été
annoncé par petites bribes dès le début de la musique de la bande militaire.
Exemple musical n. 128
We come to the river [partition], p. 178, partie du Général.
644
„Ich war der erste in der deutschen Nachkriegsgeneration, der sich mit Dodekaphonie beschäftigte, heute
tun es alle, oft bevor sie das Schreiben gelernt haben, da kann ich mir ‚Abtrünnigkeit’ vielleicht gestatten. Ich
bin nicht positionslos deswegen, weil ich mich bei der Idee langweile, Mittel anzuwenden, die ich schon
angewandt habe, oder solche, die allgemein angewendet werden, vom Filmkomponisten bis zum
Theorieschüler, und die verbraucht sind. Auch glaube ich nicht, dass es, wie man oft sagen hört, eine
verbindliche Sprache unserer Zeit gäbe: eine Methode ist keine Sprache, und die Anwendung einer neuartigen
Technik sagt über die Qualität des Musikstücks, auf das sie angewendet war, überhaupt nichts. Jede Methode
kann jeden Augenblick durch künstlerischen Willen annulliert werden.
Darin bin ich schwankend und positionslos, dass ich zu Beginn einer Arbeit nie einen Plan habe, eine
vorgefasste Meinung, oder eine Theorie, nach der ich mich richte“,HENZE, H.W., Essays, Mainz, Schott,
1964, p.49.
645
HENZE, H.W., op. cit., p.45.
382
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
A part ces intervalles favoris, d’autres facteurs sont caractéristiques du langage
harmonique de We come to the river : c’est le cas des micro-intervalles, des clusters, souvent
insérés en tant que quarts de tons mélodiques, harmoniques ou sous la forme de vibrato.
Relevons un exemple issu de la scène 6, où tous les instruments à vents et cuivres de
l’orchestre III réalisent ensemble un motif en variations d’intervalles très proches (demi-ton,
quart de ton) ascendants et descendants.
Exemple musical n. 129
We come to the river [partition], p. 206.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Un exemple de l’emploi que Henze fait des clusters à l’intérieur de We come to the
river est repérable lorsque le chœur chante caché dans les coulisses à la scène 4, p 107 :
L’ensemble forme un cluster de C 5, 9-, 9+, 11, 11+,13. c’est-à-dire, avec plusieurs
chromatismes dedans : c –c#, d# –e –f –f#, g# –a. Pour compléter la série, il y manquerait
seulement 4 notes : d, g, a# et b. Ce genre de cluster est certainement lié à une pensée
dodécaphonique réminiscente. Par ailleurs, les clusters du piano à la scène 9, incorporent
souvent des séries de notes chromatiques. Si l’on prend la phrase entière, nous retrouvons
l’ensemble des notes chromatiques, répétées plusieurs fois :
Exemple musical n. 130
We come to the river [partition], p. 416, scène 9, partie de piano.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Les clusters aident à faire monter la tension lors de la scène 4, quand l’épouse du
déserteur donne des signes de folie, agrippée à un corps de soldat lacéré tandis que son mari
383
est sur le point d’être exécuté. Ces clusters sont formés par le chœur des soldats sur scène,
ainsi que par le chœur derrière la scène.
L’usage de clusters et de superpositions de quartes fait penser à un autre trait
harmonique fondamental de la musique de We come to the river : les harmonies ambiguës
faites à la guitare. En superposant les notes ré-fa-sol #-do#, il obtient un agglomérat qui
n’est pas tout à fait étranger à une pensée harmonique (dans un contexte tonal, cet
agglomérat pourrait être vu comme une triade diminuée de ré avec une septième majeure
ajoutée). Toutefois, sa structure révèle en fait plus une construction par superposition de
quartes, très typiques des œuvres du compositeur, qu’un accord redevable du système tonal.
A l’intérieur d’un langage à moitié tonal, Henze récupère aussi « à moitié » certains
procédés dramatiques propres de l’opéra traditionnel : les notions de thème et leitmotiv, qui
font penser à la notion de Gesamtkunstwerk wagnérienne. En effet, ces notions apparaissent
à l’intérieur des opéras de Henze dans les choix de tessiture vocale (chacun des personnages
en a une), de timbre instrumental (qui s’associe aux personnages ou situations dramatiques),
d’intervalles mélodiques et harmoniques et de « cellules » et « motifs » mélodiques.
Pensons, à titre d’exemple, à l’association de la guitare aux personnages du soldat II et du
déserteur dans We come to the river ; à côté de ce timbre motivique, un vrai thème musical
est greffé au personnage : l’on peut presque parler de leitmotiv wagnérien646.
646
Pour les exemples musicaux, se reporter à la p. 141, exemple musical n. 29 (thème du déserteur), et p. 145146, exemple musical N. 36 (thème du soldat II).
384
Sylvano Bussotti, Lorenzaccio [illustration de la partition], partie II, page 2.
385
V De la guitare
Il est intéressant de se rendre compte que les œuvres étudiées ici puisent, à différents
degrés d’intensité, une grande partie de leur « sujet principal », de leur « argument »
dramatique, dans le simple fait instrumental, dans le langage, la technique, les
caractéristiques inhérentes et les difficultés propres au jeu instrumental. Le cas du théâtre
instrumental est exemplaire dans ce sens, car il fonde le « jeu théâtral » essentiellement sur
le rapport de l’instrumentiste à l’instrument647.
Comme conséquence, la guitare possède un rôle important dans la construction
dramatique et musicale de certaines œuvres, surtout en ce qui concerne ses propriétés les
plus directes. La structure intervallaire de ses cordes va compter dans l’aspect
harmonique général ; son caractère populaire va provoquer un retour à une musique au
rythme marqué ; sa sonorité va avoir une incidence sur le volume sonore et les particularités
timbriques raffinées et « coloristiques » ; son mode de jeu fondé sur les cordes pincées va
faire naître un type spécifique d’articulation.
647
Voir page 450.
386
V.1 Le rôle de la guitare dans la détermination structurelle des œuvres
Ainsi, dans les œuvres étudiées de Helmut Lachenmann, la guitare semble bien être
l’instrument étalon de paramètrage du son, conditionnant leur structure musicale, surtout
quand on sait que la sonorité de la guitare a été un des arguments de la composition de
…Zwei Gefühle… mais aussi de Salut für Caudwell.
La question harmonique, qui prouve à quel point l’accord des cordes à vide de la
guitare détermine un champs plutôt tonal, finit par fournir le fondement musical de
pratiquement toutes les œuvres analysées.
Dans le cas de We come to the river, la guitare telle qu’elle est traitée de façon soliste
avec ses longues phrases cantabile, très expressives voire presque romantiques, possède un
rôle structurel, participant à construire les bases réitératives de l’opéra.
Cette tendance à un certain « retour au fonctionnement tonal », promu en partie par
la présence de la guitare, peut aussi être retrouvé dans les œuvres étudiées de Sylvano
Bussotti. C’est ainsi que Lorenzaccio et Nuovo scenario a Lorenzaccio adoptent un langage
plutôt consonant, mais ils oscillent cependant entre tonalisme et atonalisme. Comme dans le
mouvement « La Mezzanotte », Bussotti aime à construire des pseudo-accords, des
agglomérats de notes presque harmoniques. Dans ce système, qui joue sur une pensée
presque tonale, il y a aussi d’autres éléments qui suggèrent la narrativité, la causalité du
discours cartésien, de la tonalité. Ce sont des éléments de repère qui aident à établir des
rapports constants entre les événements sonores. L’un des plus fréquemment employés par
Bussotti, notamment dans la partie des deux guitares de l’œuvre, est la répétition insistante
d’une note – souvent une corde à vide –, à l’exemple d’ « Un soneto del Tasso ». La
technique de Bussotti consiste à aller encore plus loin et à, parfois, tourner longuement
autour d’une note ou d’un centre tonal voire modal, et en créer peu à peu une sorte de
« tonalité élargie ». Cette technique peut être observée dans « La Mezzanotte » et dans la
partie Y de « The Rara Requiem », par exemple.
Dans le mouvement instrumental « Arazzo », Bussotti attribue à la guitare d’autres
fonctions : instrument qui renforce la pulsation à côté des percussions, instrument qui
résume ou synthétise l’harmonie de l’ensemble des autres instruments – notamment les
petits clusters, si chers au compositeur.
387
Notons aussi que la guitare, dans les œuvres de Bussotti comme dans celle
d'Aperghis, possède un rôle structurel qui peut être associé à celui du continuo baroque :
comme dans l’exemple cité ci dessus d’ « Arazzo », la partie de guitare est souvent une sorte
de résumé de tout ce qui se passe autour aux niveaux harmonique, mélodique, thématique.
En tant qu’instrument « accompagnateur », la guitare sert dans pratiquement toutes les
œuvres analysées à fournir une base harmonique et rythmique qui guide l’ensemble
instrumental.
Comme dans les œuvres de Lachenmann648, cette sorte de basse continuo possède un
rôle de guide et repère : dans cette deuxième partie de « Arazzo », la guitare, sert à orienter
le flux musical tantôt harmoniquement tantôt rythmiquement ; c’est elle qui donne à
l’ensemble d’interprètes et au public un « repère temporel », qui guide et mène la scène.
Le rôle de la guitare est enfin attaché à un cadre très intimiste de spectacle vivant que
met en valeur Aperghis quand il écrit La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de
son miroir, sa première pièce de théâtre musical, pour un ensemble de cinq artistes au profil
acoustique réduit et intimiste. Les sources sonores – deux voix, violoncelle et luth ou guitare
– ne permettent jamais de produire des niveaux sonores très forts. Aperghis y adopte un
style proche de celui du théâtre populaire de rue, de la Commedia dell’Arte de la pantomime,
faisant même usage d’un théâtre de marionnettes, et produisant une esthétique sonore et
visuelle que l’on pourrait presque qualifier d’ « artisanale ».
Le caractère intimiste de la guitare devient aussi dans les œuvres de Kagel et
Lachenmann un pilier structural, surtout dans le choix du niveau dynamique et sonore
général.
648
La partition de Das Mädchen… par exemple est parcourue de « repères temporels » notés dans une des
premières portées de chaque système, une sorte de « compilation » de la musique du passage.
388
V.2 La guitare en tant que « personnage principal »
Bussotti donne à l’instrument – guitare une place d’honneur dans ses deux œuvres,
l’opéra Lorenzaccio et la pièce Nuovo scenario da Lorenzaccio. En premier lieu, la guitare
fait partie de l’effectif de l’orchestre. À ce titre, Bussotti explore les éléments propres à la
tradition de la guitare d’accompagnement, surtout dans les passages à effectif réduit
(probablement pour des raison évidentes d’acoustique, la guitare étant un instrument de peu
d’amplitude sonore). Cette guitare d’accompagnement est, en général, proche d’un style très
répandu dans la pratique guitaristique : la réalisation d’un enchaînement bien arrangé
d’accords avec éventuellement une ligne de basse, dans un rôle à la fois harmonique et
rythmique.
Mais la guitare est également considérée comme un instrument soliste dans les
œuvres de Bussotti. Celui-ci fait de nombreuses références à des univers sonores associés à
l’instrument : la guitare d’improvisation, la guitare espagnole, la virtuosité des arpèges et
passages ornementaux.
De plus, Bussotti part du fait que la guitare est le seul instrument présent dans le
texte théâtral d’Alfred de Musset – sur lequel il se base – , pour la mettre sur scène, jouée
par un personnage649. Il s’attache à développer son potentiel théâtral à partir des qualités
scéniques qu’il lui attribue.
Nuovo scenario da Lorenzaccio a un effectif plus réduit au niveau des chanteurs,
essentiellement parce qu’il n’y a pas de chœur. La disposition des instruments sur scène
dans Nuovo scenario est révélateur des implications de cette œuvre, plus proche du « théâtre
musical contemporain » que sa sœur jumelle, l’opéra Lorenzaccio. En effet, l'ensemble de
l’orchestre est placé sur scène, au fond mais visible du public, tandis que les quatre
« solistes » sont placés à l’avant (un guitariste, deux chanteurs et un « comédien », qui joue
aussi de la guitare). La guitare devient, ainsi concrètement et symboliquement, un
instrument déterminant de l’œuvre ; son processus de « théâtralisation » étant
particulièrement accentué. Et paradoxalement, de mettre les instrumentistes en avant,
d’abandonner une mise en scène classique pourvue d’une énorme structure de décors, de
649
Dans la pièce de Musset, la guitare est aussi introduite en tant qu’instrument de plus en plus présent et
déterminant du drame, toujours jouée par Giomo ou par Lorenzo. En tant qu’instrument d’amusement pour
tous et pour distraire le duc, la guitare participe de la trame principale de l’œuvre, car Lorenzo l’utilise comme
une partie intégrante de son stratagème pour tuer son cousin Alexandre.
389
costumes et d’effets visuels, peut donner l’impression d’un simple concert musical avec
chanteurs et un comédien. De fait, la théâtralité de Nuovo scenario da Lorenzaccio est une
nouvelle théâtralité, une théâtralité réduite, concentrée sur les sons, les gestes des interprètes,
les gestes sonores. Cet aspect gestuel du « texte » raconté par la guitare dans ces œuvres va à
la rencontre des idéaux d’un nouveau théâtre musical, et se caractérise essentiellement par,
d’un côté, la théâtralité pure et simple de la guitare d’accompagnement, plutôt harmonique
mais presque jamais tonale, et de l’autre, la guitare soliste, avec une écriture très fragmentée
et laborieuse dans sa construction mélodico – harmonique, ne favorisant pas le
développement mélodique ou thématique.
Dans Sonant de Mauricio Kagel, la guitare devient aussi, comme dans
Lorenzaccio et le Nuovo scenario… de Bussotti, un des « personnages de la trame » – et, à
vrai dire, l’instrument monte encore d’un échelon pour devenir le « personnage principal »
de Sonant. Ici toutefois, son implication est d’une autre nature : au lieu de faire partie d’une
trame dramatique, la référence à l’instrument se donne sur le plan sonore, surtout aux
niveaux du timbre, du volume très piano et du registre grave. L’œuvre entière est marquée
par ces caractéristiques qui font hommage à la guitare ; elles conditionnent même le choix
des autres instruments.
Ce type d’importance accordé à l’instrument sera fréquent chez Kagel, qui
compose, sept ans après, le film Duo, au sujet duquel le compositeur déclare que les acteurs
principaux « ne sont pas des comédiens mais les instruments à cordes pincées »650.
Pour dresser un parallèle avec Sonant de Kagel, il est intéressant de noter que
Lachenmann compose …Zwei Gefühle… – plus de trente ans après – sur la même idée de
guitare « personnage principal », dont les caractéristiques sonores intrinsèques deviennent le
matériau sonore de la composition. Surtout, les deux compositeurs travaillent sur la question
de l’« attaque » et de la « résonance » subséquente651, une caractéristique très subtile de la
sonorité guitaristique.
Par ce procédé de « citation » de l’instrument-guitare, Helmut Lachenmann invente
avec …Zwei Gefühle… le concept de « méta-guitare », un « instrument objet » qui traduit au
mieux le rapport de l’Homme à la nature. L’œuvre fait référence, dans sa structure même,
650
KAGEL, M., Duo [enregistrement video].
Helmut Lachenmann aborde cette caractéristique du son de la guitare (un « attaque » suivi d’une résonance
en decrescendo) déjà dans Salut für Caudwell (1977).
651
390
aux propriétés les plus personnelles de la guitare : le rapport intervallaire entre ses cordes,
son articulation, son timbre et son registre. La guitare est le personnage sonore principal,
tandis que l’orchestre lui fait référence652.
Plus précisément, les trois principaux éléments qui guident et orientent la structure
de Zwei Gefühle sont, selon le compositeur lui-même, de nature guitaristique : le staccato ;
une figure texturale basée sur une idée précise de résonance (créée et décrite par le
compositeur) ; et l’accordage de la guitare (basé sur une structure harmonique en quartes
superposées). Mais la technique du glissando à l’aide d’un « bottleneck » à la guitare,
développé dans ...Zwei Gefühle... et dans Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, devient
également centrale dans les deux œuvres, reprise dans la partie des timbales.
A partir de ce personnage-principal, c’est la recherche de l’expressivité intrinsèque
du son, et l’écoute pure qui en découle, qui ont orienté la composition de ...Zwei Gefühle...
et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern. Lachenmann témoigne sur ...Zwei Gefühle... :
„Meine Arbeit an diesem Stück ging von der Erfahrung aus, dass gerade das ‚strukturell’
gerichtete Hören, das heißt das beobachtende Wahrnehmen des unmittelbar Klingenden und
der darin wirkenden Zusammenhänge, verbunden ist mit inneren Bildern und
Empfindungen, die von jenem Beobachtungsprozess keineswegs ablenken, sondern
untrennbar mit ihm verbunden bleiben und ihm sogar eine besondere charakteristische
Intensität verleihen.“653
C'est cette écoute en tant qu’ « observation acoustique » qui a permis au
compositeur de créer pour la guitare un arsenal de ressources expressives : des pizzicati, des
techniques d’étouffement, des variations de pression et de résonance... La guitare est
également quelque part «préparée», comme c’est également le cas pour les parties de piano
et de harpe – , utilisant deux ustensiles souvent utilisés par les guitaristes : le plectre et le
652
Ainsi et selon Lachenmann lui-même, dans …Zwei Gefühle… les timbales partent des intervalles issus de
l’accord de la guitare, transposés (mi bémol, la bémol, ré bémol et sol bémol), puis elles insèrent dans le
discours à plusieurs reprises un accord qui est attaqué et ensuite développé par glissando de manière
ascendante.
653
« Mon travail sur cette pièce m’est venu de l’expérience que justement ‘l’écoute structurellement orientée’
(c’est-à-dire la perception attentive de ce qui sonne dans l’immédiat et de ses conséquences) est liée à nos
propres images et sensations mentales, inhérentes et indissiociables à tout processus d’observation, et qui lui
confèrent même une intensité particulière », LACHENMANN, H., « …Zwei Gefühle… », dans : Musik als
existentielle Erfahrung (1996), p. 401.
391
bottleneck654. Ainsi, ...Zwei Gefühle... possède trois moments distincts, déterminés par le
rapport à l’instrument (guitare) :
1) Dans la première moitié de l’œuvre, les sons instrumentaux sont mis en relation avec les
phonèmes isolés du texte. Tandis qu’un premier texte de la main de Léonard Da Vinci parle
des « forces de la nature », l’orchestre fournit des sonorités « violentes ».
2) L’interlude explore la sonorité de la corde à vide de la guitare de manière libre, non
dirigée, et en pizzicato : les effets qui apparaissent le plus sont les cordes à vide, les
harmoniques naturels, le pizzicato dans le piano, les pizzicati fluidi, le pizzicato derrière le
chevalet, etc655.
3) À partir de la mesure 155, toutefois, apparaît pour la première fois une véritable séquence
harmonique, dont les accords sont intégralement basés sur des transpositions de l’accord
naturel de la guitare. La courbe sonore typique de la guitare, sa sonorité détachée, sont
également parodiées par l’ensemble de l’orchestre656.
Dans une œuvre antérieure à …Zwei Gefühle…, Salut für Caudwell, Lachenmann
emploie la guitare également en tant que « personnage principal » et lui attribue un rôle –
associé à la musique populaire et folklorique – de meneur d’un discours dansant et
rythmique. Cet aspect « populaire » est aussi, comme nous le verrons par la suite, une des
références à la guitare les plus récurrentes parmi les œuvres analysées ici.
A propos de cet aspect, c’est Hans Werner Henze qui décrit les charmes de la
guitare dans ses Essais657 notamment son côté populaire et le jeu spontané et parfois
désaccordé des musiciens de rue ou de bal. Dans We come to the river, le compositeur
associe plus spécifiquement la guitare, sa sonorité, son expressivité liée à un romantisme
tardif, sa riche diversité timbrique, à l'univers des déclassés et des opprimés658.
654
Nous nous permettons de comparer l’usage de ces accessoires, qui en réalité font partie du jeu de la guitare,
à une idée de « préparation » par le fait qu’ils sont tout de même des objets extérieurs à l’instrument, et
puisqu’ils interviennent dans le timbre de la guitare.
655
L’interlude correspond, au niveau du texte, à « l’arrivée à la caverne ». Il s’agit du moment où le narrateur
sort de sa « rêverie » et raconte sa stupéfaction devant la nature.
656
Cette partie coïncide avec le texte « Deux sentiments » de Leonard Da Vinci.
657
HENZE, H.W., Essays, Mainz, Schott, 1964, p.43.
658
Nous verrons plus loin comment les moments importants de la partie de guitare sont liés à certains
personnages regroupés sous le nom de « victimes » dans l’opéra (le déserteur et le soldat 2 surtout, mais aussi
la femme du soldat 2, la jeune et la vieille femme).
392
La guitare apparaît dans We come to the river là où Henze veut créer un
environnement lié à la tradition et au folklore. Elle appartient à l’orchestre à la sonorité la
plus « ancienne » et « intimiste »659, et est particulièrement associée aux personnages
« opprimés » de la trame. C’est elle qui explore les timbres les plus « fragiles », les modes
de jeu les plus traditionnels et les harmonies les plus tonales. Cette appropriation de la
guitare, qui apporte des nuances chaleureuses, profondément « humaines » participe à la
création d’un certain type de théâtre musical, qui se situe à la croisée de différents langages,
qui emprunte des systèmes musicaux divers, et qui cherche une expression gestuelle du son
en dialogue avec une théâtralité fondé sur l’interprète, un théâtre d’acteur (comme le
préconisaient Artaud, Grotowski, Brook…) au lieu d’un théâtre d’effets techniques.
« The guitar had long fascinated me as an instrument, not least because it had started life
among the common people and could trace back its origins to the very beginnings of music
but had now developed to the point where it had become supremely sophisticated »660.
Dans le théâtre musical de Henze, à l’instar de We come to the river, tous ces
aspects possèdent également une raison d’être idéologique. C’est ainsi que le timbre de la
guitare se lie chez Henze à une idée politique de popularisation de la culture ; dans d’autres
contextes, il rejoint l’idée du fantastique (par sa couleur « exotique » et luxuriante) et encore
à la notion de monologue intime, d’expression solitaire d’un univers sentimental profond.
Dans l’opéra, l’image et le son de cet instrument évoquent les notions de « tradition », d’une
sonorité « ancienne » et « intimiste », d’harmonies tonales. Henze emploie enfin la guitare
comme un instrument d’orchestre qui participe à la création des textures d’ensemble661.
Parlons enfin de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir
de Georges Aperghis. Comme dans l’œuvre de Bussotti, un personnage de la trame
(Arlequin) joue d’un instrument à cordes pincées, qui rappelle la guitare par son timbre, sa
façon de jouer et sa connotation sociale (ici, la mandoline). La guitare devient à nouveau un
« personnage » participant à la trame et à la mise en scène. De ce fait, l’instrument acquiert
659
Voir pages 122-123.
« La guitare m’avait fasciné depuis longtemps comme instrument, pas seulement parce qu’elle avait
commencé sa vie parmi les gens communs et pouvait retrouver ses origines au tout début de la musique, mais
aussi et surtout parce que maintenant elle s’était développée à un tel point, qu’elle était devenue extrêmement
sophistiquée », HENZE, H.W., Essays, Mainz, Schott, 1964, p. 150.
661
Cet usage orchestral de la guitare, parallèle à un usage « soliste », peut aussi être retrouvé dans les deux
autres opéras que nous étudions, à savoir celui de Lachenmann et celui de Bussotti.
660
393
une fonction scénique, qui est certainement liée à sa connotation populaire, typique de
l’ambiance des sérénades d’antan.
En outre, dans La Tragique histoire..., la guitare est insérée dans un contexte qui
est celui du récit. Comme les autres instruments et la voix, elle possède le « rôle de
raconter » et, pour se faire, utilise son timbre et la qualité gestuelle et mélodique de son
discours. En adoptant une esthétique intimiste, la partie du guitariste se lie à la notion
d’« individualité » en lui donnant l’occasion de s’exprimer en tant que soliste à l’intérieur de
l’ensemble.
Dans le langage qu’Aperghis adopte pour la partie de guitare, il y a la citation
d’une culture traditionnelle : en faisant référence à la basse continue, à la guitare espagnole,
à la musique tonale et à une esthétique populaire, le compositeur opère en même temps un
retour à l’historicité de l’instrument, en même temps une remise en question et une mise en
abîme. Le discours instrumental rentre ainsi dans un même fonctionnement formel de
questionnement du langage ; la théâtralité naît de ce dialogue avec le langage typique des
instruments, d’un double mouvement de négation et de reproduction de leurs idiomes
traditionnels. Partant, ces « idiomes » si caractéristiques de la guitare sont utilisés comme
signe théâtral, comme information scénique.
L’emploi de la guitare dans un contexte théâtral, la remise en question « en direct »
de ses possibilités techniques et de son langage caractéristique, la mise en abîme qui découle
de cette interrogation, l’exploration de ses timbres et sons et enfin l’intégration du geste
instrumental et de l’action scénique sont les principaux moyens employés dans La tragique
histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir (comme dans les autres œuvres
analysées ici) afin d’attribuer au jeu du guitariste un rôle profondément « théâtral ».
Pour conclure, une des caractéristiques les plus fortes que nous avons trouvées
dans les œuvres analysées, et en particulier dans la partie de guitare de ces œuvres, c’est la
« théâtralisation du jeu instrumental ». Tous les compositeurs abordés ont questionné les
limites techniques des instrument entres le « possible », le « faisable » et l’ « impossible »,
afin d’extraire de chaque instrument une innovation de sa palette, de sa sonorité. Les
compositeurs cherchent par là même à révéler, dévoiler la personnalité de l’instrumentiste, la
mettre en avant, d’éclater sa présence sur scène, de le valoriser en tant qu’artiste, coparticipant à la constitution de l’œuvre par son effort et sa capacité à surmonter ses limites.
394
Cette mise en avant de la personnalité de l’interprète à travers l’exploration de moyens
techniques inhabituels ou très difficiles est une démarche théâtralisante : elles mettent
l’interprète, ses capacités, sa réputation, son métier en danger. La situation du danger est
intrinsèquement théâtrale.
V.3 Un contexte soliste ou de musique de chambre
L’importance du rôle attribué à la guitare dans les œuvres analysées de Bussotti,
Aperghis, Lachenmann, Kagel et Henze ne vient pas uniquement de son insertion à
l’intérieur de la trame dramatique (quand elle existe), mais surtout du traitement soliste que
les compositeurs lui accordent. À l’exception de passages ponctuels où la guitare est
« noyée » dans un grand jeu orchestral662, elle s’insère dans un contexte proche de la
musique de chambre, qui aide à mettre en valeur son individualité et son caractère.
En effet, même les trois opéras qui font partie de notre répertoire possèdent une
structure qui emploie « un orchestre de solistes », comme le décrit Hans Werner Henze. À
l’instar de Bussotti, Henze ose concevoir une forme à grandes dimensions, mais où les
instruments développent des lignes solistes, en composant une « grande polyphonie à fortes
individualités ». Dans son opéra Der Prinz von Homburg et dans We come to the river,
Henze cherche dans la « musique de chambre » la racine de son théâtre663. Si le dispositif de
l’opéra semble grand, cela peut être trompeur, car il n’y a que rarement des tuttis, et tous les
instruments sont pensés en tant que solistes.
Les œuvres étudiées possèdent ainsi, chacune à leur manière, un profil acoustique,
personnalisé et intimiste, qui envisage chaque instrumentiste comme un soliste : Cela fait
référence à un certain type de « théâtre pauvre », centré sur la figure des interprètes.
662
C’est le cas, par exemple, de certains passages des œuvres de Bussotti tels que « Dove la morte è un sogno »
et « The Rara Requiem », d’autres de Das Mädchen mit den Schweffelhölzern de Helmut Lachenmann et de We
come to the river de Hans Werner Henze.
663
HENZE, H.W., Essays, Mainz, Schott, 1964, p89.
395
V.4 La guitare populaire et d’accompagnement
Comme nous l’avons vu, les compositeur étudiés font lier la guitare aux diverses
branches de la musique populaire.
V.4.1 Chez Kagel
Mauricio Kagel, par exemple, inclut la guitare dans l’instrumentarium de plusieurs
de ses œuvres. Comme dans Serenade et Sonant, le choix de cet instrument est associé à une
couleur particulière que le compositeur veut donner à l’œuvre, comme si la guitare, plus que
d’autres instruments, portait en elle un « personnage » ou la capacité à évoquer une
ambiance particulière.
Désireux de revenir à une musique plus tonale, Mauricio Kagel dans Serenade
reprend quelques éléments d’une musique populaire. De plus, l’œuvre constitue une sorte de
réflexion sur la composition musicale, sur l’acte de créer de la musique. Kagel s’interroge
sur la nature et la signification du mot « sérénade », de son style, de son genre, et plus
largement sur la nature de l’acte créatif. Le compositeur écrit :
« Dès le début du travail de composition, un feu d’artifice de questions se faisait jour : A
quelle sorte d'œuvre musicale renvoie le mot ″sérénade″ ? S’agit-il d’un genre qui
n’autoriserait que certaines interprétations ? Ou la sérénade est-elle plutôt liée à des
circonstances et atmosphères – faire de la musique en plein air et sous un ciel dégagé (de
l’italien, sereno), dehors (al sereno) et en général le soir (alla sera) ? Les ambiances ou les
contenus sont-ils déterminants ? Comme souvent lorsque l’on se penche sur des concepts
connus, qu’on réexamine le sens et l’esprit de leur définition, ou leur principe formel, les
réponses suscitent de nouvelles questions. C’est aussi le cas ici. Notre représentation de ce
qui fait l’essence d’une sérénade est pour le moins générale. C’est probablement bien ainsi,
puisque cela nous permet de découvrir des aspects cachés, nichés dans l’étymologie. Écrire
une sérénade ne peut qu’être une partie de plaisir. J’avais la vague idée d’un divertimento
poétique aux actions musicales et scéniques permettant différentes interprétations,
suppositions et associations. Trois joueurs mais un grand nombre de flûtes, de guitares et de
percussions, comme si le thème toujours latent de toutes les sérénades, être donné en
aubade, était ici réalisé par des trios à l’origine et à la distribution différentes ».664
Dans le film Duo, la guitare est employée précisément parce qu’elle est un
instrument de musique que l’on peut jouer debout, en marchant (ce qui veut mettre en valeur
664
KAGEL, M. Serenade [note de programme]. Paris: Cité de la musique, 9 avril 2005.
396
sa qualité spontanée et conviviale) et qui possède une qualité virtuose. De fait, dans Duo,
Kagel envisage la guitare d’une façon qui se rapproche du rapport sensuel et viril de la star
de rock avec sa guitare électrique.
Kagel réalise une autre œuvre, qui est aussi filmée, où la guitare et son aspect
« populaire » font partie du « sujet » principal. Il s’agit de Kantrimiusik (1975), pastorale
pour voix, bande magnétique et instruments (dont la clarinette, la trompette, le tuba, le
violon, le piano, la percussion et deux guitares665).
Le titre de cette œuvre, qui imite un terme américain écrit de manière erronée par un
Allemand, veut faire référence à une musique non – urbaine et à la musique folklorique,
concepts ambigus que Kagel questionne. L’œuvre aborde ainsi en même temps le thème de
la musique de la campagne et de la musique sur la campagne, le folklore et la pastorale. De
la sorte, les composantes folkloriques et bucoliques sont disséminées à travers l’œuvre, et
notamment au sein de la mise en scène. Avec Kantrimiusik, Kagel veut en définitive aborder
la question de l’authenticité culturelle : en trafiquant, au niveau du titre, le concept de
« country music » (cette « faute » d’orthographe de l’anglais symbolise la relecture, la
réinterprétation), Kagel questionne le « vrai » et le « faux »,
l’« authentique » et
l’« apocryphe », la musique populaire et l’emprunt de la musique populaire par la musique
savante. A nouveau, il s’agit d’une démarche artistique de mise en abîme. Klüppelholz cite
une maxime de Kagel et la commente :
“Hier lag Kagels Ausgangspunkt: ‘Die These des Stückes ist, dass das Apokryphe zum
Authentischen geworden ist. Wir sind von apokryphen Musikdarbietungen so abhängig, dass
sie für uns zu einem Teil des Instinktes – wie Plastik oder Nylon – geworden ist.’.”666
Mauricio Kagel compose une autre œuvre pour guitare, où le style « populaire » sert
comme outil à développer un contenu métalinguistique sous-jacent : il s'agit de Tactil
(1970) pour trois [musiciens]667, qui interroge le « rôle » des instruments à l’intérieur de la
musique. Trois instruments « accompagnateurs » y jouent une musique qui est de
665
Les guitaristes y jouent également d’autres instruments à cordes pincées comme la mandoline, banjo,
balalaika, charango, etc.
666
« Ici se trouve le point de départ de Kagel : ‘La thèse du morceau est que l’apocryphe est devenu
l’authentique. Nous sommes si dépendants des spectacles de musique apocryphes, qu'ils sont devenus pour
nous une partie de l'instinct - comme le plastique ou le nylon’. », dans : KLÜPPELHOLZ, W., Mauricio
Kagel:… 1970-1980, Cologne, DuMont Schauberg, 1981, p. 129.
667
deux guitaristes - qui jouent également des harmonicas et des percussions- et un pianiste.
397
l’accompagnement pur sans mélodie. Comme dans Duo, Kagel questionne ici le rapport
instrument-instrumentiste, et confère à la guitare une plus grande présence. Ainsi, la
fonction d’« accompagnateur » que peut parfois prendre traditionnellement la guitare est à
un tel point mise en premier plan qu’elle acquiert ici un rôle « soliste ». Kagel emploie
certains rythmes réguliers et modes de jeu propres à la musique populaire pour guitare,
comme le « Rasgueado », le « shuffle », le « Beguine », et le « Beat », ces rythmes étant
joués sur les cordes étouffées. Remarquons enfin que l’œuvre utilise, à nouveau et encore,
l’emploi (tonal) d’accords consonants (sauf que ces accords, différents pour les trois
instruments, forment des clusters dissonants quand ils se superposent).
L’ aspect populaire de la guitare est encore abordé par Kagel dans Zwei-Mann
Orchester (1971-3), où une guitare électrique réalise des arpèges très idiomatiques pour
l’instrument, et dans Mare Nostrum, où elle est associée à la culture arabe. Musi en est un
autre exemple : c’est une pièce qui fait partie de Programm, œuvre de long souffle de 1972
qui explore le caractère populaire et amateur de la guitare, en mélangeant des passages
« spontanés » à la guitare avec d’autres plus sophistiqués obtenus par des techniques de
collage musical.
V.4.2 Chez Bussotti
En nous focalisant à présent sur Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio, la
guitare
développe
son
composant
« populaire »
surtout
en
tant
qu’instrument
d’accompagnement du chant, fondamentalement une sorte de basse continue (notamment
dans son rôle harmonique). Plus globalement, nous observerons que l’écriture pour guitare
de Bussotti est très traditionnelle ; c’est-à-dire qu’elle ne renouvelle pas réellement la
technique, les effets et le rapport à l’instrument, mais profite des idiomes répandus de cet
instrument, y compris les modes de jeu amateurs.
Ainsi, la guitare dans les deux œuvres analysées de Bussotti adopte un certain style
« troubadour », inspiré du jeu de guitare traditionnellement associé à la chanson populaire,
d’origine folklorique, urbaine ou rurale, composée dans une perspective festive ou
d’expression sentimentale du poète – chanteur – guitariste. Grosso modo, ces parties de
guitare réalisent plutôt des accords et arpèges qui ponctuent et rythment le chant, dans un
style « troubadour ».
398
C’est ainsi que Bussotti réinvente « Minnelied »/« Meridiano »668, une chanson de
caractère populaire inspirée d’une chanson traditionnelle allemande au thème pastoral. La
chanson est chantée par Giomo accompagné de sa guitare, puis d’un groupe instrumental
très fourni comprenant une deuxième guitare. Elle est structurée en forme chanson à
strophes, composée d’un couplet en 4/4 et un refrain en 3/8, qui se répètent quatre fois). Le
couplet s’inspire d’une sorte de basse de passacaille, avec le retour périodique d’une même
structure de quatre mesures669.
L’écriture pour guitare dans « Minnelied » révèle l’intérêt du compositeur pour les
connotations amateurs, joyeuses et insouciantes liées à la guitare, surtout dans les parties
d’accompagnement. Celles-ci apportent une couleur distincte à la sonorité générale de
l’œuvre, plus atonale. Il n’est pas anodin de noter que ce sont des mouvements où Bussotti
attribue en même temps plus d’importance à la guitare, et en même temps, plus de théâtralité
à sa musique : cela prouve que dans l’univers bussottien, l’image et le rôle attribués à cet
instrument, un peu de façon stéréotypée, se marient bien avec un univers populaire,
spontané, chansonnier et bon vivant.
Ainsi dans les couplets les deux guitares réalisent la même séquence d’accords de
quatre mesures pour établir un centre tonal très fort, à la manière de la musique populaire,
tandis que les autres instruments – surtout dans le refrain – réalisent une partie plus atonale.
La guitare d’accompagnement possède une partie simple, où les accords sont joués dans un
rythme régulier et cadencé, de manière très populaire670. La guitare soliste fait à son tour
plusieurs variations rythmiques irrégulières sur ces accords, ternaires, binaires et syncopées,
qui s’enchaînent sans se répéter et donnent à l’instrument un swing à l’allure improvisée,
pratique couramment associé à la guitare « soliste » dans les circuits de musique populaire.
Dans « Tramontana », une autre scène de son opéra, la guitare développe un style
« troubadour ». C’est à nouveau une chanson au caractère très populaire, qui ressemble à un
668
Dans l’opéra, « Meridiano » est la première partie de « Minnelied ». La deuxième partie serait
« Tramontana » et la troisième, « Notturno ».
669
Voir l’exemple musical n. 114 à la page 355.
670
La guitare d’accompagnement part d’une séquence d’accords tonale et, surtout, très guitaristique : C – C7+
– F7+ – G7. Chaque accord occupe une mesure entière à quatre temps, et est joué de façon à ce que la basse
établisse un rythme régulier et cadencé (inspiré du rythme traditionnel cubain de la Habanera, noire pointée,
noire pointée, noire). Le caractère rythmique de l’accompagnement instrumental – l’alternance basse-accords –
renforce de manière remarquable la saveur « populaire » que Bussotti donne au mouvement. La séquence
revient trois fois, et se conclut par une quatrième phrase un peu modifiée : C – Em – G7 – C.
399
ancien air tonal671. Cette chanson est interprétée de manière « désaccordée », et chantée de
manière « pas tout à fait juste ». Elle revêt de ce fait un caractère encore plus amateur,
comme s’il s’agissait d’une scène de rue, où des personnes du peuple interpréteraient un air
connu, accompagnées d’une guitare. La manière de chanter de l’interprète qui a réalisé la
version de l’époque672, sa façon d’articuler les mots et de souligner un certain accent
français qui nous paraît daté des années 1950, sa façon de rire, et même le contour très
romantique de la mélodie, attribuent au morceau encore une personnalité très typée, qui la
situe dans une France (sachant que le drame de Lorenzaccio se passe en Italie) d’aprèsguerre. Cela est naturellement fait exprès autant par Bussotti que par l’interprète, qui ont
voulu évoquer et citer la « Belle Époque ».
Les deux guitares se complètent ici, au contraire de « Minnelied »/ « Meridiano », de
manière équilibrée, sans qu’une ait un rôle soliste. Elles jouent par ailleurs des accords plus
ou moins complets (parfois, il s’agit d’un même et seul intervalle entre deux notes) de
manière homophone : l’harmonie formée par la simultanéité des diverses lignes mélodiques
s’enrichit de dissonances et s’élargit en tessiture progressivement. Comme dans l’exemple
de « Meridiano », les guitares exécutent des arpèges. L’harmonie joue avec le rapport entre
tonalité et atonalité, mais la couleur générale, comme dans l’exemple précédant, reste
« populaire », grâce au mouvement ternaire donné par le 6/8.
V.4.3 Chez Aperghis
Dans l’œuvre pour guitare de Georges Aperghis, la tradition populaire est aussi
présente : comme pour Kagel, ses œuvres pour guitare électrique telles que Happy End
(2007) empruntent de cet instrument sa couleur particulière ainsi que tout l’imaginaire qui
lui est associé (le « rockeur », la « pop star »). Dans cette œuvre spécifique, cet imaginaire
s’accorde parfaitement à l’ambiance que le film et les séquences électronique donnent,
proche du dessin animé et du jeu vidéo.
Les œuvres d’Aperghis pour guitare classique, comme La tragique histoire du
nécromancien Hieronimo et de son miroir et Ritournelles (1992), associent cet instrument à
671
Pour la reference citée dans cet air, voir la page 81, note 116.
Il s’agit de la création de Nuovo scenario…, sous la direction de Bussotti lui-même. Les éditions Ricordi en
conservent un enregistrement.
672
400
la mandoline, cherchant à évoquer un univers populaire, amateur, spontané et intimiste. Le
choix d’un style « saltimbanque » de La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de
son miroir accentue sa vocation « populaire », « théâtre de rue » et guitare en tant
qu’instrument « nomade »673.
De cette façon, la guitare dans La tragique histoire… possède, de l’avis de la
percussionniste et metteur en scène Françoise Rivalland674 deux rôles musicaux, qui sont
tout simplement hérités de ses traditions les plus anciennes : d’un côté, elle assume la
fonction de basse continue (c’est pour cette raison qu’Aperghis envisage, au premier abord,
un ensemble instrumental composé d’un luth et d’un violoncelle, faisant écho à la tradition
de l’opéra baroque) ; d’un autre côté, elle réalise une référence à l’histoire de base du
scénario qui, comme nous le verrons, est inspirée de La tragédie espagnole : Aperghis
centre son instrumentation sur l’univers sonore de la guitare espagnole.
En outre, Aperghis sait que le luth et la guitare classique sont deux instruments qui
restent associés à une puissante notion d'individualité675. En effet, dans toute l’histoire de la
musique occidentale, la guitare n’est que très rarement intégrée au sein d’un orchestre, qu’il
s’agisse du répertoire symphonique ou opératique. Ainsi, Aperghis choisit pour sa première
oeuvre de théâtre musical une instrumentation qui met en valeur un type de jeu, d’art et de
gestuelle découlant d’une expressivité minimaliste.
À travers cet emploi disloqué de la guitare, la théâtralité de La tragique histoire du
nécromancien Hieronimo et de son miroir adopte un rythme très dynamique, en accord avec
la culture contemporaine et ses structures esthétiques « bricolées » et juxtaposées. La saveur
saltimbanque des personnages populaires (Arlequin, Polichinnelle) de La tragique histoire
du nécromancien Hieronimo et de son miroir se ressent de cette influence et se traduit dans
le langage guitaristique et surtout dans la fonction de la guitare par rapport au récit.
Ainsi, l’instrument s’insère dans un style festif, jouissif, abondant et ludique pour
composer un type de théâtre que Plouvier nomme « fauviste », caractéristique du théâtre
musical d’Aperghis dans les années 1970 :
673
Pour les citations de musique populaire au sein de l’œuvre d’Aperghis, voir l’ exemple musical n. 105 à la
page 348.
674
RIVALLAND, F., [Interview], Paris, 28/09/2012.
675
Dans le même sens, Aperghis met en valeur l’expressivité individuelle du violoncelle.
401
« Lors des premières répétitions, j’étais saisi par le caractère ‘fauviste’, disons, de l’écriture
instrumentale. Aplats de couleurs vives, acides, métalliques, sans profondeur et sans clairobscur. Toute la musique semble disposée sur une mince pellicule, qu’on déploie d’un seul
coup à la barbe des gens pour les effrayer ou les faire rire, puis qu’on replie aussitôt le délit
consommé. Et quand je dis : ‘pour les faire rire’, je n’en suis même pas si assuré. Cela faisait
jadis l’essence du charme aperghien, c’était constitutif de sa relative bonhomie, tout cela :
cette jouissance de la profusion, cette multiplicité de vases communicants, de doubles fonds,
de machines qui se régulent et se dérèglent l’une l’autre, à l’infini, semant le sens aux quatre
vents… »676.
V.4.4 Chez Lachenmann
C’est surtout dans Salut für Caudwell que Helmut Lachenmann explore le potentiel
« populaire » et « folklorique » de la guitare, du fait de ses propriétés rythmiques qui font
penser à la danse.
Dans Salut für Caudwell encore, Lachenmann emploie un accordage distinct entre
les deux guitares : tandis que la première guitare conserve l’accordage traditionnel de
l’instrument (mi – la – ré – sol – si – mi), la deuxième a ses cordes baissées d’un demi-ton
(mi bémol – la bémol – ré bémol – sol bémol – si bémol – mi bémol). Cet intervalle d’un
demi-ton entre les deux guitares apporte une couleur espagnole au champs harmonique,
faisant référence à la cadence typiquement employée par la musique et les guitares de style
flamenco. Lachenmann dialogue ainsi avec la tradition espagnole d’écriture de l’instrument,
et lui permet de rendre hommage à l’écrivain Christopher Caudwell (1907-1937), mort lors
de la guerre civile espagnole.
« L’aura caractéristique associée à la guitare, en tant qu’instrument populaire et artistique,
inclut des éléments primitifs mais aussi hautement sensibles, intimes et collectifs, et contient
aussi des moments susceptibles d’être décrits historiquement, géographiquement et
sociologiquement avec précision »677
676
PLOUVIER, J.-L. Avis de tempête [livret du cd], p. 13.
„Die typische Aura, wie sie an die Gitarre als Volks- und Kunstinstrument gebunden ist, schliesst Primitives
ebenso ein wie höchst Sensibles, Intimes und Kollektives, enthält auch Momente, die historisch, geographisch
und soziologisch genau beschreibbar sind.“, Helmut Lachenmann, « Salut für Caudwell, Musik für zwei
Gitarristen (1977) », dans : LACHENMANN, H., Musik als existentielle Erfahrung, Wiesbaden, Breitkopf
und Härtel, 1996, p. 390.
677
402
V.4.5 Chez Henze
Le cas de Hans Werner Henze dans We come to the river a ceci de particulier qu’il se
sert d’une connotation populaire de la guitare classique pour renvoyer l’écoute vers un
univers brechtien lié à la chanson et au Song. Tout comme ce genre typique du théâtre de
Brecht, le style emprunté par la guitare décèle une démarche parodique. En outre, Henze
emploie des sonorités à la guitare électrique empruntées au blues et au rock, notamment
dans la scène 7, liée au personnage de la « vieille femme »678.
Ainsi l’usage que fait Henze de l’« Unterhaltungsmusik » (musique pour le
divertissement) à l’intérieur de son We come to the river est quelque part proche d’une
démarche pratiquée par Bertolt Brecht cinquante ans plus tôt : il insère la chanson populaire
(un « objet cité ») à l’intérieur de l’œuvre théâtrale de musique « savante ».
Cette citation (parfois parodique) offre un moment de distanciation par rapport à la
trame, interrompant son déroulement ; en même temps, en tant qu’élément extérieur, elle
véhicule inévitablement tout un contenu social, culturel et historique, et est pourvue d’une
qualité gestuelle particulière, destinés à éveiller le sens critique du spectateur selon les
théories brechtiennes679.
Ainsi, la première scène de l’opéra de Hans Werner Henze, qui nous présente la
serveuse « Maggie May », est remplie de bribes de thèmes et de cellules mélodicorythmiques populaires. Une ambiance « brechtienne » s’instaure tout de suite dès que
Maggie May demande aux soldats, sous leurs éclats de rire, si elle est trop vieille ("bin ich
zu alt?").
678
679
Voir la page 143.
Pour la question du gestus brechtien, de la parodie et de la distanciation, voir les chapitres VII.3 et VII.8.
403
Exemple musical n. 131
We come to the river [partition], p. 12.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
404
V.5 Exploration des ressources idiomatiques de l’instrument
Dans un premier temps, il faut signaler qu’aucun des compositeurs que nous étudions
ici n’est guitariste lui-même. Ils ont sans aucun doute étudié l’instrument, abordé sa
technique ; ils ont été curieux d’apprendre ses effets techniques les plus efficaces, ils ont pris
connaissance de telle ou telle innovation du jeu guitaristique survenues au cours de la
deuxième moitié du XXe siècle. De fait, leur écriture reste presque toujours dans le domaine
du « jouable », et cohérente du point de vue instrumental.
C’est indéniablement Hans Werner Henze qui est allé le plus loin dans l’univers de la
guitare ; son langage intègre en même temps ses textures les plus traditionnelles, mais aussi
ses innovations techniques les plus récentes (plusieurs types d’effets, de percussions, et de
trouvailles au niveau du timbre), tout simplement parce que lui, plus que les autres, a été
longuement en contact avec des guitaristes et avec des guitaristes compositeurs.
Pour Mauricio Kagel l’instrumentalité est fondamentale, son écriture se nourrit de la
qualité idiomatique de chaque instrument. Il affirme d’ailleurs que l’écriture instrumentale
d’Arnold Schönberg l’a marqué dans sa jeunesse :
„Es ist stets eine organische Qualität, die die Klavierpartie pianistisch, die Geigenpartie
violinistisch, die Verwendung der Blasinstrumente kongenial zur Natur des Klangkörpers
macht. Die gestochene Genauigkeit des musikalischen Denkens steht in Diensten einer
gestochenen Instrumentalisierung.“680
Les parties jouées par le guitariste de Serenade soulignent deux tendances opposées :
la création de nouveaux timbres et la propension de Kagel à se référer à la technique
traditionnelle et aux caractéristiques principales des instruments. Pour l’ukulélé et le banjo,
Kagel compose des passages en « barré » – voire jouées à l’aide d’un bottleneck –, où les
accords qui se succèdent gardent presque toujours un même rapport intervallaire entre les
notes681. La main droite alterne souvent une basse et un accord plaqué. Quant à la
mandoline, elle adopte souvent un langage répétitif : à l’aide d’un plectre, elle réalise des
trémolos très idiomatiques. Ainsi dans Serenade, les timbres habituels de la guitare sont
680
« Il ya toujours une qualité organique qui fait que la partie de piano soit pianistique, la partie de violon,
violonistique, l’utilisation d’instruments à vent en accord avec la nature de la source sonore. La précision
pointue de la pensée musicale est au service d’une instrumentalisation pointue », dans : KLÜPPELHOLZ, W.,
Kagel…/1991, Cologne, DuMont Schauberg Buchverlag, 1991, p. 45.
681
Voir page 175 pour l’écriture de l’ukulélé au début de Serenade.
405
recherchés : « sur la touche », produisant un son doux, « ordinaire » et « sur le chevalet »,
produisant un son métallique, des accords plaqués, si caractéristiques, des cordes à vide –
notamment à la basse –, ou encore des accords tonaux de base.
Sonant, en comparant les œuvres étudiées dans ce présent travail, possède le plus
grand nombre de passages irréalisables à la guitare tels qu’ils sont écrits, alors même que
Kagel développe une écriture instrumentale idiomatique. Ces effets techniques virtuoses, ces
passages presque irréalisables de Sonant assument un signifiant théâtral. Un exemple peut
être extrait de la partie de guitare dans Pièce de résistance. Les accords très larges sont
impossibles à jouer avec un seul geste de main droite (plaqué). Le guitariste est obligé de les
transformer en un arpège rapide et virtuose, dont le geste acquiert ainsi une qualité théâtrale
par son ample mouvement, son effort et sa puissance.
Kagel fait un usage « pervers » des instruments traditionnels, dans le sens où il
s’amuse à « sous-explorer » leur potentiel technique, à « se moquer » de leurs contraintes et
de leurs stéréotypes, de certaines banalités d’exécution instrumentale. Kagel écrit pour la
guitare, comme pour les autres instruments, avec cette originalité de développer un rapport
ludique à l’objet-instrument, et en même temps, une forme de « réflexion » métalinguistique
à son sujet.
Cette fraîcheur dans l’approche de la guitare se retrouve dans la musique de Helmut
Lachenmann. Comme Kagel, ce compositeur envisage de « sous-utiliser » l’instrument de
musique, en le saisissant dans un rapport plus « tactile » dans le but de percevoir
l’instrument autrement (« construire un nouvel instrument »). Dans cette démarche, la
technique traditionnelle est quelque part « oubliée », « refusée » et, à la fois, renouvelée.
Lachenmann propose ainsi une nouvelle approche de la technique instrumentale qui, au lieu
de « cacher » l’effort physique requis pour jouer la guitare, le met vraiment en évidence.
Dans le jeu de la guitare, tous les processus mécaniques impliqués dans les actions
instrumentales deviennent l’objet même du jeu. De ce fait chez Lachenmann,
l’instrumentalité
traditionnelle de la guitare et ses ressources idiomatiques sont aussi
intégrées, mais dans une approche différente, quelque part comme si la guitare était vue « à
la troisième personne », en tant que citation et, par conséquent, mise en abîme.
De son côté, Bussotti est très soucieux de connaître les possibilités techniques et
timbriques de chaque instrument avant de composer. Il le déclarait lui-même dans
406
l’interview qu’il nous a accordée, prenant toujours soin de bien étudier les instruments avant
d’écrire pour eux682 :
« J’ai une manie : de connaître les possibilités de l’instrument, les pousser à l’extrême, mais
d’écrire quelque chose que soit possible »683.
C’est ainsi que les parties de guitare de Lorenzaccio semblent, aux yeux d’un
guitariste avisé, « bien écrites » et naturellement jouables, permettant des doigtés cohérents
et un rendu virtuose et résonant. Par ailleurs, il est remarquable que Bussotti n’écrive
presque jamais de positions de main gauche irréalisables à l’instrument.
Ainsi, à l’exception du tout premier accord du mouvement intitulé « La Mezzanotte »
(impossible à réaliser à la guitare), Bussotti emploie des ressources « idiomatiques » de la
guitare, surtout des textures courantes (comme les enchaînements d’accords, les mélodies
dans un registre relativement aigu) et des doigtés cohérents. Bussotti respecte ces idiomes
très répandus de la guitare – surtout les idiomes très « classiques » et ceux liés au rôle
d’accompagnement ; il n’incorpore toutefois pas d’ingrédients transgresseurs du timbre et
des modes de jeu traditionnels, et ni même des effets consacrés de timbre et texture (en
dehors du simple jeu classique).
En plus des emprunts à un style « populaire » de la guitare, d’autres passages de
Lorenzaccio et Nuovo scenario da Lorenzaccio profitent du langage sophistiqué de la
guitare classique pour renforcer les gestes expressifs qu’il veut accorder à la musique. Cela
est notamment remarquable dans « The Rara Requiem ». Comme exemple, prenons le trio
de la partie Q, un passage à forte tension dramatique. A côté d’une partie de guitare très
virtuose, où l’instrument fait moins l’usage de ses cordes à vide, cette tension est favorisée
par le registre « forte » de l’ensemble, par les longues notes – quelquefois précédées par des
ornements – dans la partie vocale, par le rallentando des quatre dernières mesures du
système, et par la dissonance entre les harmonies jouées par le piano et par la guitare.
Dans cette partie également, la guitare suit la cadence des chanteurs, mais y rajoute
à nouveau des techniques profondément guitaristiques et virtuoses. Ainsi, elle joue à chaque
début de mesure des rondes (dans son cas, elle superpose deux, voire trois notes simultanées,
682
683
BUSSOTTI, S., [Interview], Milan, 14/04/2010.
Ibid.
407
pour former un petit « accord » composé d’une basse et d’une ou deux notes aigues) pour la
plupart suivies de longs passages ornementaux et virtuoses. Les passages ornementaux sont
composés soit d’arpèges qui profitent des cordes à vide de l’instrument ou de positions fixes
d’accords, soit de séquences de sauts mélodiques très larges.
Plusieurs spécialistes de la musique de Georges Aperghis affirment que celle-ci
semble toujours composée des mêmes matériaux684. Si, en même temps, la partition de La
tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir nous montre qu’elle ne
cherche pas à faire partie d’une avant-garde musicale destinée à bouleverser tous les codes,
cette musique opère en même temps un hommage à la tradition, qui « récupère tout ce qui
vient d’avant »685, d'abord intuitivement, et de manière presque boulimique, pour au final en
proposer une lecture dé-construite.
C’est ainsi que Georges Aperghis adopte un langage musical et technique pour la
guitare qui ressemble à celui qu’il adopte pour chacun des instruments de l’ensemble de La
tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir. Cela veut dire que son
langage est considéré à mi-chemin entre « idiomatique » et « non idiomatique ». Un peu
comme chez Bussotti, la guitare a d’un côté des lignes mélodiques qui « dialoguent » avec
les autres interprètes (ces lignes mélodiques ont, en fait, un même langage, une même
texture, et ne sont pas particulièrement « guitaristiques ») ; d'un autre côté, elle remplit bien
son rôle d’instrument d’accompagnement, en réalisant toute sorte de basse, d’enchaînement
d’accords, de soutient rythmique et harmonique pour les autres musiciens, comme il est
d’usage pour les instruments de la famille de la guitare.
Comme Bussotti, Aperghis ne semble pas préoccupé d’explorer les différentes
possibilités de timbre et de bruitage que la guitare peut offrir. Le langage guitaristique de
l’œuvre est plutôt un langage qui reprend ou rend hommage à la tradition, au lieu de se
soucier de l’innover.
Parmi les sonorités « idiomatiques » qui apparaissent dans les huit œuvres étudiées,
voici une énumération systématique des quatorze groupes sonores les plus représentés, ou
qui possèdent plus clairement un ancrage « traditionnel » dans la technique et le rôle de la
684
685
SZENDY, P., Machinations de Georges Aperghis, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 10.
RIVALLAND, F., [Interview], Paris, 28/09/2012.
408
guitare. Ces groupes sonores sont classés selon des aspects techniques, texturaux et
stylistiques de la tradition guitaristique, et partagés en fonction de :
- leur rapport à la structure intervallaire et à la sonorité résonante des cordes à vide
de la guitare ;
- leur parenté avec un modèle basé sur le rôle harmonique attribué à cet instrument
(réalisation d’accords, de pédales harmoniques, de textures sonores et arpèges) ;
- un type de tournure mélodique ou timbrique voulant attribuer à la guitare un
caractère très expressif, romantique ou passionnel.
V.5.1 L’accord de la guitare et les intervalles de quartes
L’écriture instrumentale des cinq compositeurs assimile plusieurs caractéristiques
« guitaristiques » liées aux cordes et à l’accord « à vide » des instruments à cordes pincées :
1) La forte présence de la sonorité des cordes à vide de l’instrument détermine une
sonorité plus « ouverte ». C’est le cas de plusieurs basses de la guitare dans Serenade et We
come to the river. Dans plusieurs cas, comme celui des œuvres de Lachenmann et Bussotti,
cette sonorité est liée à la question de la résonance et d’effets comme celui de la
campanella686.
2) En même temps, les cordes à vide de la guitare – notamment les basses –
déterminent des centres harmoniques spécifiques. Nous trouvons des exemples dans l’œuvre
d’Aperghis, de Bussotti (qui emploie notamment des accords qui sont des agglomérats de
cordes à vide, comme dans « Un soneto del Tasso » et « La Mezzanotte »687), de Kagel (qui
explore notamment les cordes à vide à la basse, au point que celle-ci devienne une basse
pédale688), et de Henze (qui, lui aussi, emploie les cordes à vide en tant qu’ostinatos).
686
L’effet de « campanella », qui veut dire « petite clochette » en italien, est obtenu à la guitare en produisant
une séquence de notes suivies, qui auraient pu être jouées sur une même corde, mais qui sont réalisées sur
plusieurs cordes. Cela permet aux notes de se superposer, au lieu de s’arrêter net dès que la note suivante
arrive, et de résonner plus longtemps (l’effet rappelle celui d’une harpe). L’intégration des cordes à vide à
l’intérieur des passages en campanella accentue cette impression de résonance.
687
Dans certains exemples de Lorenzaccio, l’emploi fréquent de cordes à vide finit par déterminer l’harmonie,
plutôt que celle-ci le doigté de l’instrumentiste. C’est ainsi que dans « Dove la morte è un sogno », la guitare
établit une force d’attraction autour d’une tonalité élargie de Sol majeur à travers l’insistance sur deux cordes à
vide.
688
Les basses pédale à la guitare sont communément le mi de la sixième corde à vide, ou le la de la cinquième
corde, qui sont répétées avec insistance d’un accord à l’autre.
409
C’est de cette façon que les oeuvres étudiées ici tendent à adopter des tonalités ou
des centres harmoniques idiomatiques de la guitare. Sachant que ses basses à vide (mi, la et
ré) et la structure intervallaire des cordes aiguës rendent favorables les tonalités en Mi, La,
Ré, Do et Sol, nous observons que l’œuvre d’Aperghis, notamment, donne à la guitare une
partie qui tourne autour de ces centres tonaux, sans constituer pour autant un langage
véritablement tonal. Tandis que la musique de Bussotti reste, pour la plupart, dans un
langage plus atonal689, celle de Henze évolue (surtout dans les thèmes du « déserteur » et du
« soldat II », qui sont les thèmes principaux à la guitare) vers des régions harmoniques plus
« tonales » et plus « guitaristiques ».
3) Comme conséquence de cette importance donnée à l’« accord naturel de la
guitare », toutes ces œuvres adoptent un système musical proche de la tonalité, mais font en
même temps un usage insistant des intervalles de 4e, soit sur le plan mélodique, soit
harmonique690. Cet intervalle est multiplié et transposé à différentes hauteurs, mais
détermine un système harmonique particulier, probablement symptomatique d’une tendance
de l’époque ou d’un trait stylistique de ces compositeurs. Ainsi, dans la plupart des œuvres
avec guitare de Henze (ou avec un autre instrument à cordes pincés), la présence redondante
d’accords par quartes superposées (tels que Boulevard Solitude, 1951, son premier vrai
opéra691) laisse à penser que Henze fait directement référence aux cordes à vide de la
guitare, notamment associée à des langages populaires que ces œuvres évoquent692.
Serenade possède également de nombreux accords composés de quartes superposées,
tandis que chez Bussotti, l’usage récurrent de cordes à vide et d’intervalles de quarte se
donne à voir dans de multiples exemples, comme « immoto », « s’illuse », partie de
« l’amore come in sogno », « Arazzo » ou « The Rara Requiem ». Citons comme exemple la
partie de guitare dans l’ « Aria di Mara » qui, même en étant très atonale, garde la tendance
à générer des superpositions de quartes ainsi que d’autres agglomérats qui peuvent esquisser
de véritables accords (accords mineurs avec septième et neuvième ajoutées, agglomérats
profitant de cordes à vide de l’instrument…)693.
689
Quoique, tout de même, « Di petto » dans Nuovo scenario se construit sur une certaine gravitation autour
des trois basses à vide de la guitare (mi-la-ré »).
690
L’accord à vide de la guitare est composé de quatre 4es et une tierce majeure.
691
Le compositeur avait écrit Das Wundertheater en 1948, œuvre qu’il a retravaillé 16 ans après.
692
STENZL, Jürg, dans : JUNGHEINRICH, H. K., Im Laufe der Zeit, Frankfurt am Main, Schott Musik,
2002, p. 27.
693
Toutefois, ces « accords » n’ont, en général, pas de rapport syntaxique entre eux, ni tonal, ni chromatique.
410
Exemple musical n. 132
Nuovo scenario da Lorenzaccio [partition], Aria di Mara, p.13, partie de guitare.
© Editions Ricordi/Universal Music
Dans la partie Q de « The Rara Requiem », se trouve un solo de guitare constitué de
l’alternance d’une ou deux mesures presque dodécaphoniques – mais pas tout à fait –avec
une ou deux mesures presque tonales, fondées sur les cordes à vide de la guitare et les
intervalles de quartes. Par ailleurs, son solo finit par un grand arpège de cordes à vide (de la
sixième à la deuxième corde).
Dans « l’amore come in sogno - s’illuse », le motif de la première guitare, sur des
accords plaqués, utilise beaucoup de cordes à vide, et garde une couleur particulière, grâce
aux intervalles de quarte qui se répètent. La deuxième guitare utilise également des cordes à
vide de la guitare, mais établit une autre texture, plus virtuose, avec des arpèges rapides.
Exemple musical n. 133
Lorenzaccio, « l’amore come in sogno - s’illuse », partie 2, p. 6, parties des guitares.
© Editions Ricordi/Universal Music
4) Dans cette même optique de profiter des centres harmoniques attirés par les
cordes à vide de la guitare, Bussotti décline, à certains passages de Lorenzaccio un champ
harmonique typique de la musique flamenca694. L’enchaînement des accords majeurs
694
La cadence flamenca s’insère comme exemple d’un trait typique du langage harmonique de Bussotti, qui est
celui de créer des “harmonies ambigues”. Elle apparaît notamment dans la scène « la vita è solo sonno ».
411
voisins d’un demi-ton (Mi –Fa) constitue une cadence très idiomatique de la guitare,
typique d’un procédé harmonique « ambigu ». Ainsi
dans Nuovo scenario da
Lorenzaccio (mouvement « Immoto »/« Libero e danzante »), l’harmonie rôde autour de
Mi (majeur et mineur) et Mi bémol majeur, tandis que dans le solo de guitare qui suit ce
passage, cette harmonie est encore accentuée par l’accordage de l’instrument, où la
sixième corde est baissée d’un demi-ton (mi bémol au lieu de mi).
Lachenmann aussi profite de la cadence flamenca dans son œuvre pour deux guitares
Salut für Caudwell. Le style de la guitare flamenca est cité encore par d’autres moyens,
essentiellement dans la technique instrumentale de main droite.
5) Dans un procédé similaire, chez Henze les harmonies par quartes superposées
font penser à des « accords ambivalents » : tel est le cas de la scène 3 de We come to the
river, où les accords plaqués de la guitare paraissent indiquer la présence d’une tonalité
élargie.
V.5.1.A …Zwei Gefühle… et la guitare parodiée
…Zwei Gefühle… est le parfait reflet de la démarche de Lachenmann de se baser sur
le substrat technique de la guitare : son accord naturel et les notes et intervalles engendrés
par ses cordes à vide.
« In the central section of my piece …Zwei Gefühle… the guitar, or rather its ‘naked’,
stereotypical, ‘artless’ combination of fourths, i.e. E minor with A and D, takes on a key role
as a signal of a ‘nature-loving’, as it were ‘open air’ sound. It thus proves a member of a
family of ‘pseudo-guitars’ all identifiable through the same, albeit transposed, intervallic
structure : piano, harp, timpani and six-part brass chords join in with the playing on open
guitar strings – now faithfully transposed, now intentionally ‘detuned’, or, in the case of the
timpani, reduced to a collection of fourths produced by only four bodies of resonance ; the
guitar itself becomes, via the displacement of its ‘natural sound’ through bar-chords, a
‘pseudo-pseudo-guitar’. »695
Si dans la première moitié de …Zwei Gefühle…, l’accord issu des cordes à vide de la
guitare ( mi-la-ré-sol-si-mi) avait déjà été entendu dans ses interventions avec le bottleneck,
à partir de la deuxième moitié de l’œuvre (mesure 155), c’est tout l’ensemble d’instruments
695
WELLMER, Albrecht, KLEIN, Richard, Identity and difference, dans CROSS, J. (et Al.), op. cité., p. 65.
412
qui reproduit cette harmonie. Les instruments harmoniques comme la harpe, le piano et
même la combinaison des quatre timbales ou de l’ensemble d’instruments à vent, réalisent
des accords issus de l’accord naturel de la guitare. La notion de Meta-guitare ou
« guitaroïde », inventée par Lachenmann, consiste ainsi en une conséquence de l’imitation
(ou de la métaphore) de la guitare par d’autres instruments – surtout la harpe et le piano, qui
reprennent et transposent cet accord sur d’autres tonalités. L’idée, menée à l’extrême,
acquiert des dimensions inédites quand elle est appliquée au piano, « au regard de ses 88
cordes à vide ». Cette démarche, le compositeur lui-même la compare au surréalisme de
Salvador Dali696.
Exemple musical n. 134
...Zwei Gefühle... [partition], mesures 156-157, parties des percussions, piano, harpe et guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Par conséquent, le début de la deuxième partie de l’œuvre est entièrement basé sur un
seul accord, celui des cordes à vide de la guitare. Pour Pozmanter, cela relève d'un
traitement systématique, sériel, donné à l’emploi de cet accord :
« Il est intéressant de remarquer que, outre l’accord naturel de la guitare sur mi, répété trois
fois, et une répétition de sa transposition sur do, cette harmonie est transposée une fois sur
chaque note de la gamme chromatique, trace d’une organisation héritée du sérialisme (…)
Ici, les sons instrumentaux se font guitares, fausses guitares, parodies de guitare »697.
Plus loin dans la partition (notamment entre les mesures 155 et 157), la guitare ellemême développe à nouveau cette idée harmonique dans un long passage de la guitare en
bottleneck. Toutefois, et à l’image de ce qui se passera dans Das Mädchen mit den
696
LACHENMANN, H., « Rendez-Vous avec Péter Eötvös et Helmut Lachenmann » [enregistrement sonore],
Paris, Cité de la musique, 27 janvier 2000.
697
POZMANTER, M., op. cit., p. 76.
413
Schwefelhölzern, dans la deuxième partie de l’œuvre, alors que la guitare devient le sujet
principal puisque tout l’orchestre tend à imiter ses propriétés, elle réalise paradoxalement
moins d’actions instrumentales.
V.5.2 Accords et arpèges
Une autre ressource typique de la guitare, originaire de son rôle premier
d’instrument d’accompagnement du chant, est la réalisation de bases harmoniques, donc
d’un développement de techniques diverses de main droite afin d’ornementer et embelir ces
bases harmoniques, au-dessus desquelles les mélodies peuvent s’épanouir.
6) Dans les huit œuvres étudiées apparaît ainsi une grande quantité d’accords ou
d’agglomérats de notes superposées, plaqués ou arpégés. L’inconvénient d’adopter un jeu
instrumental très plaqué, on l’observe dans les œuvres de Bussotti698, est qu’il présente une
certaine aridité et qu’en outre il est difficile de faire sonner la ligne mélodique de manière
liée et horizontale. Ces accords sont généralement construits sur une position « fixe » de la
main gauche, relativement « naturelle » à placer sur la touche de l’instrument.
Bussotti et Lachenmann utilisent fréquemment des agglomérats de notes non
tonaux (mais, selon les mouvements, leurs opéras possèdent aussi de véritables accords à
l’intérieur de passages relativement tonaux). Chez Bussotti, on observe une forte présence
de grands accords sonores, d’arpèges ornementaux, très raffinés et virtuoses. L’invention de
doigtés rapides de main droite à l’effet très résonant démontre que Bussotti domine
parfaitement la technique et le langage inhérents à la guitare classique. Un exemple se
trouve dans les accords et arpèges rapides réalisés par la guitare à l’introduction du
mouvement « La Mezzanotte ».
Aperghis emploie aussi les formes plaquées et arpégées d’accords en positions
fixes et de la main gauche. Les accords pour guitare sont, dans l’œuvre de Henze, très
idiomatiques, souvent tonaux, souvent des citations stylistiques (rock, blues, chanson
traditionnelle) et souvent des agglomérats atonaux. Parmi les formes d’arpège qu’il utilise,
sont aussi présents l’alternance basse-accord ainsi qu’un certain style d’accompagnement.
698
Les exemples y abondent : ainsi la partie de guitare d’ « Un soneto del Tasso », « la vita è solo sonno »,
« Sempre lento e mutevole » et la première guitare de « s’illuse ».
414
La question de la « position fixe de la main gauche » semble tellement déterminante
dans l’approche de Kagel qu’elle détermine (comme dans les œuvres consacrés du répertoire
du XXe siècle pour guitare, de Heitor Villa-Lobos, 1887-1959, ou Leo Brouwer, 1939) des
séquences composées d’un seul accord transposable qui est glissé par chromatisme
ascendant ou descendant, des positions de main gauche très immédiates et naturelles, et des
accords associés au jazz avec des dissonances de 7e, 9e, 13e ajoutées. Kagel emploie
également ce genre d’accords naturellement réalisables sur d’autres instruments à cordes
pincées. En plus des accords plaqués, Kagel réalise dans Serenade des arpèges et des
séquences alternées basse- accord.
7) A l’exemple de l’œuvre de Georges Aperghis, la guitare est aussi employée dans
un rôle de basse continue, ce qui inclut à la fois les notions d’accord, d’accompagnement
rythmique et de ligne de basse conductrice, qui « oriente » l’ensemble des musiciens.
8) Les arpèges d’extension sont très pratiqués dans les partitions de Bussotti699,
Henze et Aperghis. Au contraire des arpèges faits sur un accord ou position fixe, ils
impliquent des déplacements rapides de main gauche. Comme il s’agit d’une forme de
déploiement de l’accord assez virtuose, ils apparaissent chez ces trois compositeurs dans des
contextes où prédomine une texture monodique.
Par ailleurs, les arpèges de la guitare font l’objet chez Bussotti autant d’un élément
très idiomatique, que d’une recherche de virtuosité poussée. Dans « The Rara Requiem »,
ces arpèges ornementaux, ainsi que les bribes d’accords et les clusters constituent la grande
majorité du matériau joué par la guitare. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que ces
techniques sont idéales pour permettre la construction d’un langage coloristique, qui veut
employer la sonorité de la guitare comme élément d’un non-discours, ou plutôt d’une
peinture sonore quelque part impressionniste. Si l’on prend comme exemple la partie D de
« The Rara Requiem », on voit que la guitare y réalise de longs passages ornementaux qui
doivent être exécutés rapidement. Ces ornements s’achèvent sur des notes d’appui, qui sont,
pour la plupart, des noires. Sont aussi très guitaristiques les arpèges d’extension sur toutes
les cordes, en formant de riches accords sonores700.
699
Ils apparaissent ainsi dans des mouvements comme « La Mezzanotte », « Di petto » et « Dove la morte è un
sogno ».
700
Dans ce passage, seulement l’accord plaqué demandé à la deuxième mesure de D n’est techniquement
possible qu’en ayant recours à un artifice (par exemple, faire la note la plus aigue en harmonique).
415
9) Le rasgueado701 flamenco apparaît fréquemment ; il correspond à une texture
frottée chez Lachenmann et à des accords en tremolo chez Aperghis et chez Henze.
10) Les notions d’arpège, d’arpège d’extension et de tremolo d’accords font penser à
la notion de virtuosité du guitariste, présente dans les œuvres analysées. Bussotti partage
même
le
matériau
guitaristique
entre
une
guitare
« soliste »
et
une
guitare
d’« accompagnement ». Chez Bussotti ces arpèges correspondent à des passages et gestes
ornementaux, tout comme chez Aperghis. Chez Kagel (tout comme chez Lachenmann), la
notion de virtuosité est liée à celle d’effort physique. Les parties de guitare chez Henze ne
sont pas vraiment virtuoses.
V.5.3 L’héritage romantique
11) La guitare des œuvres analysées explore avec fréquence un registre grave702 ;
c’est le cas de …Zwei Gefühle... de Lachenmann, qui veut justement rendre hommage à la
sonorité grave de la guitare, pour la transposer au choix des autres instruments. Chez Kagel,
cette recherche d’un registre grave est liée à une citation stylistique de la guitare romantique
(la mélodie grave doit être jouée « un peu rubato et très liée »).
12) La guitare hérite d’un style issu de sa période « romantique »703, avec des lignes
très mélodiques proches du chant, avec des intervalles importants et beaucoup de gestualité.
Le romantisme de la partie de guitare peut être ainsi ressentie dans les vibratos de Serenade,
dans les mélodies des œuvres de Bussotti et dans We come to the river. Dans la scène 3 de
cet opéra, Henze explore les vibratos à la guitare notamment sur un accord plaqué (« non
arpeggiare ») de Sol mineur répété plusieurs fois avec insistance. Serenade présente aussi un
jeu caractéristique de la guitare spécialement associé à la musique romantique, qui consiste à
jouer des mélodies graves en rubato et legato, cherchant une couleur qui imite le
violoncelle.
701
Il s’agit d’une technique particulière de main droite, dont les doigts intègrent essentiellement le mouvement
inverse à celui de « pincer les cordes » de façon continue.
702
Les œuvres d’Aperghis et Bussotti, par contre, possèdent au contraire une majorité de passages en registre
aigu.
703
Le caractère romantique et expressif associé à la guitare est originaire d’une certaine période de son
Histoire, quand la guitare regagne un nouveau répertoire, du prestige et du public.
416
13) Un registre très doux – typique de la guitare, qui n’a pas un grand volume sonore –
domine notamment dans Sonant de Kagel, mais apparaît avec fréquence aussi dans
Serenade. Kagel, à contre-courant de ce qui est traditionnellement écrit pour la guitare, met
en quelque sorte en exergue son volume sonore restreint, cette caractéristique étant pourtant
considérée comme une faiblesse traditionnelle de la guitare que les instrumentistes et les
luthiers tendent à compenser ou minimiser704. Le registre doux est aussi exploré par l’opéra
de Lachenmann (qui, dans l’ensemble, possède un spectre dynamique très large).
14) Certaines œuvres, comme celles de Kagel et Henze, explorent le potentiel polyphonique
de la guitare. Cela veut dire que, en dehors d’une structure polyphonique globale (très
présente dans toutes les oeuvres analysées), We come to the river et Serenade en particulier
essaient d’intégrer une sorte de jeu guitaristique à plusieurs voix. Chez Henze, la polyphonie
adopte plusieurs textures, telles que les passages fugués et les dialogues entre « basses » et
« aigus ».
704
Les guitaristes, luthiers et compositeurs pour guitare ne cessent pas, comme nous le savons, de tester des
instruments de plus en plus puissants, et d’essayer des possibilités acoustiques afin d’ « augmenter » le volume
sonore de la guitare.
417
V.6 Le potentiel coloristique de la guitare
Mais c’est surtout dans une recherche du timbre que les compositeurs étudiés ont le
plus approfondi la question de l’instrumentalité de la guitare. C’est précisément le timbre de
la guitare, ses couleurs « exotiques » et chaleureuses, qui – à côté de son caractère populaire
et accessible – les ont séduits et par conséquent amenés à inclure à inclure cet instrument
dans leurs ensembles. Certains des compositeurs utilisent ces ressources coloristiques de
façon discrète, et se contentent d’inclure dans l’ensemble orchestral le son pur de la guitare.
D’autres ont essayé d’élargir la palette timbrique de la guitare elle-même. Ce qui est
caractéristique, est que ces techniques instrumentales non traditionnelles constituent une
importante source de théâtralité gestuelle, dans la mesure où elles génèrent des actions
instrumentales souvent très « physiques ».
Aperghis et Bussotti par exemple entament une recherche de couleurs à la guitare qui
n’est pas systématique (soit le guitariste le fait intuitivement, soit il y a éventuellement une
indication sur la partition705) et qui ne cherche pas beaucoup d’effets. Cela ne veut pas dire
que la couleur des sons n’est pas un des éléments principaux de la musique de Bussotti. Au
contraire, ce compositeur obtient une grande palette coloristique, surtout par les amalgames
et superposition de différents instruments, registres et textures. C’est surtout dans « Aria di
Mara » que Bussotti semble davantage vouloir confier l’expressivité de sa musique à
l’élément timbrique, à l’effet sonore provoqué par la superposition de différentes timbres,
qu’à un plan discursif précis.
Nous pouvons même affirmer que l’envie de combiner les différents timbres
instrumentaux donne un des principaux fondements qui soutiennent la théâtralité de la
musique de Bussotti. Dans ce contexte, le rapport de Bussotti à la guitare n’est pas
spécialement passionnel : ce n’est pas son instrument d’origine, il n’en joue même pas.
Pourtant, la guitare lui vient à l’esprit quand il compose comme source d’une sonorité
particulière, et comme icône ou artifice d’un processus de transgression des mœurs sociales
et musicales de sa société. En même temps, Bussotti ne cherche pas à rompre avec sa
tradition, mais plutôt à l’utiliser pour son propre bénéfice : les modes de jeu, les sons et
timbres de la guitare sont explorés tels qu’on les connaît dans son repertoire classique, et
705
Dans la partition de La tragique histoire… de Georges Aperghis apparaît l’indication « près du chevalet » à
la page 10.
418
servent comme nuances dans l’œuvre de Sylvano Bussotti. La guitare représente pour
Bussotti une manière de contester les lieux communs et, par là, une pure « allégorie » de
l’art : l’artifice, l’outil de l’artiste, la couleur.
Dans le théâtre fantaisiste de Bussotti, où les objets et costumes fonctionnent comme
signes du mythe, la guitare apparaît ainsi comme une sorte d’« objet » évocateur d’univers
mythiques et transcendants. En tout ce que son image et sa présence comporte au sein de la
société et aussi dans l’ensemble d’instruments de musique classique, la guitare représente
encore (et représentait encore plus dans la deuxième moitié du XXe siècle, lorsque Bussotti
compose la plupart de ses œuvres), un instrument de la transgression. La guitare s’associe à
l’image de la jeunesse, de la guitare électrique, des costumes et déguisements « rock » et
« jeans » que Bussotti s’amuse à dessiner sur la partition de Lorenzaccio, par exemple. Juste
à côté de ces motos et costumes transgresseurs, il y a dans ses partitions des dessins de
déguisements somptueux et classiques : de façon analogue, la transgression proposée par la
guitare est une forme de contrepoids au côté austère, classique et historiquement chargé
apporté par les instruments d’orchestre et voix lyriques. La guitare comporte aussi, plus que
ces instruments « nobles », un aspect populaire, mondain, quotidien, chansonnier, et un
caractère plus ouvertement prêt à démontrer les prouesses formelles, les provocations
sexuelles, les appels à une contre-morale que Bussotti se plaît à introduire au sein de ses
fantaisies hyperboliques.
Tandis que chez Bussotti la fonction coloristique est plus donnée par les jeux
harmoniques et texturaux eux-mêmes, Aperghis parvient à des changements de couleur dans
l’exploitation des registres extrêmes de l’instrument – notamment l’aigu, le suraigu et le
grave. De la même façon dont le compositeur parvient à modifier le timbre des instruments
par la saturation des aigus (il fait exprès de dépasser les registres habituels), il le fait aussi
dans les contrastes dynamiques, par la saturation du son. Ces registres « inconfortables »
ont le but de donner à la musique une couleur particulière, ce qui, dans le théâtre
d’Aperghis, constitue un outil fondamental de caractérisation des personnages. En outre,
Aperghis incorpore éventuellement quelques effets, comme « étouffer les cordes » de la
guitare dans Avis de Tempête.
À son tour, le théâtre instrumental de Mauricio Kagel se fonde, suivant les mots de
Vinko Globokar, sur l’émancipation et la « personalisation » des timbres instrumentaux et
419
des gestes nécessaires pour les produire706. Kagel travaille de façon plus incisive sur les
couleurs principales de la guitare : dolce (ou sul tasto), ordinario et metallico (ou sul
ponticello). Il intègre aussi des effets plus osés de timbre tels que les percussions, sons
étouffés et pizzicati.
Dans une approche similaire, les parties instrumentales de We come to the river
offrent un large spectre de nuances au niveau du timbre. Elles n’hésitent pas à changer de
texture : mélodies homophones, passages fugués, textures continues, passages rythmiques,
d’autres à rythme libre, d’autres à improviser (dont le matériau de base est proposé
seulement au niveau des hauteurs), et enfin des textures composées de percussions et
bruitages aléatoires. Parallèlement, de nombreux modes d’émission suggérés par Henze
permettent de moduler les parties vocales chargées en expressivité mélodique.
Ainsi, la musique pour guitare de Henze incorpore des bruitages, souvent notés
graphiquement sur des passages entiers où les hauteurs de notes ou rythmes ne sont pas
précisés. Comme dans El Cimarron, Royal Winter Music et Carillon, Récitatif, Masque,
l’aspect idiomatique de la partie de guitare dans We come to the river est essentiellement lié
à la recherche de différents univers timbriques et sonores (« tambora », « apagados »,
harmoniques, pizzicati, « golpeando »… ). En même temps qu’elle fait partie d’un groupe
d’instruments anciens (« sonorités Gamba »707), elle intègre des distorsions sonores de la
guitare électrique, un potentiel percussif et bruitiste et, enfin, elle rejoint les autres
instruments des trois orchestres dans la création de larges textures. C’est ainsi que souvent,
dans We come to the river, la guitare profite de certains passages de musique répétitive
(presque minimalistes) pour développer son potentiel timbrique.
La liste d’effets employés, en introduction au sein de la partition, présente chaque
symbole utilisé et son explication, et donne une idée concrète du matériau sonore que Henze
souhaite explorer. Certains signes concernent tous les instrumentistes, la guitare incluse. Ce
sont souvent des effets qui se retrouvent d'ailleurs notés de la même manière dans une
grande partie des œuvres de Henze. Ils font référence à :
•
La hauteur des notes (« la note la plus aiguë ou la plus grave de l’instrument ») ; des
changements de hauteur d’une note d’un quart de ton ascendant ou descendant ;
706
GLOBOKAR, Vinko, „Zwei Arten“, dans : KLÜPPELHOLZ, W., Kagel…/1991, Cologne, DuMont
Schauberg Buchverlag, 1991, p. 112.
707
PETERSEN, P., op. cit., p. 78.
420
Des vibratos de quart de ton, plus ou moins rapides, (ascendants ou descendants) ;
d’autres types de vibrato (selon les variations de vitesse et d’intervalle) ;
•L’articulation (« pause courte ») ;
•
La durée (points d’orgue des plus rapides aux plus longs, « le plus vite possible »,
« modéré », « agité ») ;
•Les bruitages ou percussions sur l’instrument (« taper sur le corps ») ;
•Les nuances dynamiques.
421
Exemple musical n. 135
We come to the river [partition], p. XIV-XV.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
422
Comme nous pouvons le voir dans la liste incorporée ci-dessus, des symboles sont à
interpréter différemment selon l’instrument, et qui déterminent différents modes de jeu :
nuances de pression de l’archet pour les instruments à cordes frottées, pizzicato, pizzicatoBartok, un « rond vide » symbolisant soit les faussets pour la voix, soit les notes
harmoniques pour les instruments…
D’autres symboles s’adressent spécifiquement à certains instruments. Dans le cas de
la guitare, il s’agit de deux effets de son : « taper les cordes avec les doigts » et le pizzicato
étouffé708. Nous retrouvons les symboles expliqués dans la préface tout au long des pages de
la partition.
En plus de ces techniques inhabituelles de production sonore décrites dans
l’« Explication des symboles »709, Henze introduit pour la guitare d’autres effets
instrumentaux au cours de la partition710.
Sans qu’il s’agisse d’une pure illustration d’humeur, le changement de timbre dans le
jeu de la guitare correspond, par exemple à la scène 3 et souvent dans la partition, à un
changement psychologique ou dramatique dans la vie du « déserteur ».
De la même manière et plus largement, Henze « politise » le son musical, ou
inversement, révèle en quoi le son, un timbre particulier possède un potentiel politique qui
peut être subversif. Henze explique ce travail lors du processus de répétition pour El
Cimarron :
“Each of the four has an aural centre: the singer his bass-baritone range; the flautist his flute;
the guitarist his classical fingerings; the percussionist his drumheads. Throughout the piece
each circles around these centres, bypasses them, avoids them, and lingers in extreme
registers that are strained and unfamiliar, as if the specific qualities of the instruments were
to be forgotten, as if for long periods the performers forgot what beautiful sounds were –
namely those for which the instruments were built (or which are ‘most natural’ for the voice)
– and yet a relation to the instruments’ centres, and thus to their history, is implicitly
708
Dans la quatrième scène, par exemple, la partie de guitare explore plusieurs de ces effets de timbre, comme
le pizzicato étouffé utilisé pendant toute une phrase entre les pages 111 et 115, qui aide à faire le pont entre
deux situations dramatiques distinctes et jouées simultanément : l’imminence de l’exécution du déserteur et le
monologue désespéré du général.
709
“Explanation of symbols”, en preface de la partition.
710
C’est le cas de certains effets comme les apagados, la tambora et le rasguedo, qui n’étaient pas prévus dans
les consignes d’interprétation au début de la partition, mais peuvent être détectés dans la partition.
423
sustained. So it is not a matter of transcendence or destruction but of appreciation of the
results of extending the instruments’ scope.”711
Dans de multiples passages de la partition, nous pouvons voir la manière dont Henze
travaille les couleurs de la guitare, en transmutant d’un timbre à l’autre en fonction du rôle
politique des personnages et des phrases qu’elle accompagne. Un exemple assez illustratif se
trouve dans la cinquième scène, où les nombreux effets coloristiques, modes de jeu et
timbres produits par la guitare – transitant de la tambora712 au pizzicato étouffé au timbre
ordinario – se greffent au monologue du Général, qui en ce moment opère son changement
de « position politique » au sein de la trame, passant du groupe des « oppresseurs » vers
celui les « opprimés ».
Exemple musical n. 136
We come to the river [partition], p. 172, partie de guitare.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
C’est toutefois Lachenmann qui obtient de la guitare la plus grande richesse
coloristique. C’est déjà le cas dans Salut für Caudwell (1977), mais aussi dans …Zwei
Gefühle…. Lachenmann n’a de cesse d’explorer, de chercher et de trouver de nouvelles
possibilités techniques qui viennent enrichir la palette sonore des instruments : étant devenu
un « instrument-ustensile », la guitare réalise plusieurs sortes de sons étouffés, pizzicati,
harmoniques et vibratos713 dans une approche bruitiste qui favorise la présence de sons secs.
Il obtient en outre des effets de résonance par l’utilisation de campanellas et d’harmoniques,
où certaines cordes résonnent davantage et parfois par sympathie, grâce à des cordes
voisines, plus graves ou plus aiguës. Lachenmann incorpore enfin des effets tels que le jeu
711
« Chacun des quatre a un centre auratique : le chanteur sa tessiture de baryton-basse, le flûtiste sa flûte, le
guitariste ses doigtés classiques, le percussionniste ses peaux. Tout au long de la pièce chacun tourne autour de
ces centres, les contourne, les évite, et s'attarde dans les registres extrêmes qui sont tendues et méconnues,
comme si les qualités spécifiques des instruments devaient être oubliées, comme si pendant de longues
périodes les artistes oubliaient les beaux sons – surtout ceux pour lesquels les instruments ont été construits (ou
qui sont les «plus naturels» pour la voix) – et malgré cela perdure une relation avec les centres des
instruments, et donc avec leur histoire. Alors ce n’est pas une question de transcender ou de destruire, mais
d’apprécier les résultats de l’extension du champ d’application de ces instruments », HENZE, H.W., Music and
Politics, London, Faber and Faber, 1982, p. 173.
712
La tambora, un effet de percussion de la main droite sur les cordes de l’instrument près du chevalet,
réapparaît à la scène 10 (page 424 de la partition), mais dans un contexte plus inhabituel : sur la guitare
électrique.
713
Cette dernière technique est prise non dans une pratique romantique, mais pour constituer ce que
Lachenmann appelle une « texture granuleuse ».
424
dans les trois régions timbriques principales (sul ponticello, ordinario et sul tasto) ainsi que
les changements progressifs qui apparaissent entre elles.
Exemple musical n. 137
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [partition], Préface, 1 e cahier, p. 13.
© 1997 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
V.6.1 Les principaux effets, timbres et modes de jeu
A présent, énumérons les six principaux effets de timbre et modes de jeu novateurs
qui apparaissent à l’intérieur des œuvres analysées :
1) L’emploi du plectre, qui apparaît dans les œuvres de Kagel (pour les instruments comme
le banjo et l’ukulélé), Lachenmann (associé à la sonorité caractéristique de la guitare
électrique) et Henze (employé par la guitare électrique).
2) L’emploi du bottleneck, un accessoire cylindrique dur et lisse en verre ou en métal que
l’instrumentiste fait glisser sur les cordes pour faire varier la hauteur des notes, pratiqué dans
les œuvres étudiées de Kagel et Lachenmann714. Son format ressemble au goulot d'une
bouteille (d'où, en anglais, le nom « bottleneck »).
714
Le bottleneck est remplaçable chez Kagel par un steel slide (une sorte de glissière en acier qui recouvre le
doigt index du guitariste, et lui permet de produire un son particulier, métallique et frissonnant).
425
Chez Kagel, le bottleneck est employé dans une scène où la guitare est jouée de
façon atypique. Il s’agit de « Faites votre jeu II », mouvement de Sonant où le guitariste
doit poser la guitare électrique sur ses genoux (« jouer comme de la guitare hawaïenne »715)
; pendant environ 5 minutes il joue dans cette position. Avant de reprendre sa position
habituelle, le jeu du bottleneck doit traduire en mouvements le dessin fait sur la tablature :
Exemple musical n. 138
Sonant [partition], Faites votre jeu II, partie de guitare électrique. © Copyright [1960] by [Peters]
Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Les mouvements du bottleneck dans la partition de Kagel sont presque
« chorégraphiques » : dans leur rapport au dessin graphique reproduit ci-dessus, ils
acquièrent une dimension d’« action physique ».
Le bottleneck est aussi employé dans Serenade sur d’autres instruments de la
famille de la guitare, comme l’ukulélé. Des représentations graphiques donnent à nouveau
des indications de mouvement aux instrumentistes, conditionnant ainsi l’exécution : des
flèches vers le bas proposent un glissando descendant de la part de l’accord ; un autre dessin
symbolise la position diagonale du bottleneck :
Exemple musical n. 139
Serenade [partition], p. 6, mesure 51.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Kagel invente par là un système de symboles, qui devient code, chargé en inventivité
et en jeu. Le mouvement appelé « Allegretto » de cette œuvre est constitué ainsi de plusieurs
715
KAGEL, M., Sonant [partition], Faites votre jeu II, p. 5.
426
« gestes » musicaux glissés, pour la grande majorité descendants, à l’aide d’un bottleneck
placé en diagonale sur l’ukulélé. Cet usage assez original finit par produire un accord
légèrement dissonant. Kagel n’hésite pas non plus à combiner, toujours dans Serenade,
l’emploi de cet objet avec d’autres effets propres des instruments de la famille de la guitare,
comme le pizzicato. C’est ainsi que, dans l’« Andantino subito » (mesure 72), l’ukulélé
rajoute cette sonorité pizz. aux glissandi descendants qu’il réalise dès le début de l’œuvre
avec un bottleneck.
Lachenmann extrait également du bottleneck plusieurs effets, tels que les glissandos
ascendants et descendants, les frottements et tamponnements du bottleneck sur les cordes,
parfois sans pincer en même temps, la percussion du bottleneck sur les cordes pouvant
générer encore un type de son étouffé. Dans ses œuvres pour guitare, le bottleneck a permis
à Lachenmann une large palette de variations d’effets de timbre.
Exemple musical n. 140
...Zwei Gefühle... [partition], mesure 46, partie de guitare.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Dans un usage innovateur, Lachenmann l’utilise aussi sur les doigts de la main
droite ; c’est ainsi qu’il crée un effet de tamponnements (« getupft »), effet qu’il emploie
déjà dans Salut für Caudwell.
En outre, le bottleneck, en constituant naturellement une sorte de « barrée »,
renforce et transpose sans cesse l’accord à vide de la guitare.
3) Le glissando. Comme nous venons de voir, l’effet du glissando est, chez
Lachenmann et Kagel, directement lié à l’emploi du bottleneck. Il peut toutefois être mis
dans d’autres contextes. Ainsi chez Kagel, le glissando d’un accord peut acquérir une
dimension visuelle, comme dans « Senza misura », mouvement de Serenade. Ici, la guitare
doit jouer un accord synchronisé avec le mouvement d’arc que décrit la fleur dans l’air
lorsqu’elle est jetée par le flûtiste. Ce mouvement est alors illustré musicalement par le
guitariste, qui glisse son accord vers les aigus puis vers les graves, en décrivant une courbe
sonore.
427
Exemple musical n. 141
Serenade [partition], p. 34, mesures 265-266.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Henze et Aperghis aussi introduisent des glissandos dans la partie de guitare : tout
comme chez Lachenmann, seulement la note de départ est indiquée. Cela démontre que ces
effets ont une importance au niveau gestuel, et pas au niveau des hauteurs de notes. Tandis
que chez Aperghis, ce sont surtout des notes glissées entre elles, et que chez Henze, on
trouve des formules d’accords glissés, qu’il avait apprises avec le guitariste cubain Leo
Brouwer716.
4) L’utilisation du bruit –sous la forme de percussions diverses – et le passage
indistinct du son au bruit sont parmi les effets les plus explorés par Aperghis, Henze et
Kagel.
Dans La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir le guitariste
joue plusieurs effets percussifs sur la caisse de résonance, en fonction d'indications placées
sur une deuxième portée, qui regroupe l’ensemble des actions du guitariste en dehors du jeu
de guitare : les percussions (« sur la caisse », « sur la table »), les actions scéniques, le jeu
sur d’autres sources sonores et la voix.
Exemple musical n. 142
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 10, partie de guitare.
© Editions Amphion/Durand
716
Voir pages 137-138.
428
Les œuvres pour guitare de Henze telles que We come to the river, Royal Winter
music et El Cimarron explorent elles aussi différents types de bruitages et de percussions sur
l’instrument ; nous retrouvons dans ces partitions des consignes telles que « taper sur le
corps » ; taper avec les doigts sur les cordes (accords percutés) ; taper sur les cordes, etc.
Si la guitare de Sonant ne possède pas de gestes explicitement percussifs, dans
Serenade, le guitariste exécute des « tappings » (percussions de main gauche), des tapements
avec les ongles ou avec les pouces sur la caisse de résonance de la guitare, des percussions
faites avec les deux mains sur différentes parties du banjo717, de la guitare ou de l’ukulélé.
Un exemple se trouve dans « Andante, rubato », où les percussions que doivent être réalisées
sur la guitare sont minutieusement détaillées sur la partition.
Un autre exemple se trouve à la fin de « Rubato » (mesures 93-95 de Serenade).
Dans ce court passage rythmiquement noté, l’instrumentiste tape avec les ongles sur la
caisse de résonance de l’ukulélé.
Exemple musical n. 143
Serenade [partition], p. 11, partie d’ukulélé.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Les percussions à la guitare sont par contre peu explorées dans Lorenzaccio et Nuovo
scenario… de Bussotti. En ce qui concerne les œuvres de Lachenmann, la partie de guitare
adopte un registre sonore très léger ; les percussions délicates du guitariste consistent en des
tamponnements légers avec le bottleneck sur les cordes.
5) la présence massive d’harmoniques dans les parties de guitare. Dans la scène 6 de
l’opéra de Henze, les harmoniques s’associent à une transformation symbolique du caractère
du personnage principal de We come to the river qui s’ « humanise » et en même temps se
« spiritualise » progressivement au long de l’opéra, dans une transformation qui est en même
temps politique.
717
Les percussion au banjo se donnent dans « Piu mosso », à partir de la mesure 519, avant de « geler » dans
une position fixe, un « arrêt sur image ».
429
Dans Serenade, Kagel écrit des passages entièrement réalisés en harmoniques joués
par le guitariste à l’aide d’un bottleneck (le timbre de l’harmonique devient sensiblement
plus métallique, grâce à la présence de cet accessoire). Tandis que Bussotti utilise très peu
cet effet, Lachenmann combine cette technique à d’autres, et obtient des effets singuliers,
tels que les « harmoniques étouffés » et les « harmoniques pizzicato ». Dans la partition
d’Aperghis, le timbre des harmoniques se concentre surtout dans la scène III et l’« Aria di
Hieronimo », deux scènes consécutives les plus « coloristiques » de l’œuvre.
6) Les Pizzicati et notes « étouffés » apparaissent surtout chez Lachenmann, mais
aussi dans les œuvres analysées de Kagel et Henze. Dans ...Zwei Gefühle... et Das Mädchen
mit den Schwefelhölzern de Helmut Lachenmann, nous pouvons
citer la présence de
pizzicati, pizzicato-bartok, pizzicato-harmonique, pizzicato avec l’ongle. Lachenmann
possède une façon très personnelle de désigner tous les sons étouffés qu’il souhaite obtenir,
et qu’il appelle en allemand « erstickt ».
Exemple musical n. 144
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [partition], 2e cahier, p.4.
© 1997 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Exemple musical n. 145
...Zwei Gefühle... [partition], mesure 79.
© 2002 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Il faut observer que les notes étouffées s’approchent en sonorité, chez Lachenmann,
des harmoniques – ce qui en soi est contradictoire, mais s’explique par le fait que
Lachenmann s’interroge sans cesse sur le rapport entre « résonance » et « arrêt du son ».
430
Exemple musical n. 146
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [partition], Préface, p. XVI.
© 1997 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Exemple musical n. 147
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [partition], 2e cahier, p. 4.
© 1997 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
Ces différents degrés de variation du pizzicato sont aussi caractéristique des œuvres
étudiées de Kagel et Henze. Ce dernier explore différentes formes d’étouffement du son à la
guitare (« pizzicato étouffé », pizzicato-Bartok, « apagados »), tandis que Kagel invente la
technique du demi-pizzicato718.
Le demi-pizzicato apparaît dans le mouvement de Serenade intitulé « cedendo…, ma
poco meno mosso ». Kagel recommande de faire une pression moindre sur les cordes, afin
de n’étouffer que partiellement les cordes. Le résultat sonore est, en effet, moins sombre que
celui d’un vrai pizzicato, mais possède plus de « bruits parasites », résultat de la vibration
des cordes.
718
La technique du demi-pizzicato consiste à appuyer la paume de la main droite sur les cordes de la guitare
contre le chevalet, en étouffant le son légèrement.
431
Exemple musical n. 148
Serenade [partition], p. 48, mesures 428-430, partie de guitare.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Le quasi pizz ou demi-pizzicato de Mauricio Kagel, qui s’approche du pizzicato
étouffé de Henze peut aussi être contemplé dans d’autres mouvements de Serenade : dans
« Allegretto », le timbre « opaque » obtenu par le banjo avec son quasi pizz. semble
dialoguer avec le son « détimbré » recherché par le flûtiste, qui souffle un peu éloigné de
l’embouchure de son instrument.
Exemple musical n. 149
Serenade [partition], p.53, mesures 486-488, parties de piccolo et banjo.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Si Bussotti n’emploie visiblement pas de pizzicati à la guitare, ceux qu’Aperghis crée
se trouvent, comme les harmoniques, surtout dans la scène III, « Aria di Hieronimo ».
Au delà des effets listés ci-dessus, certains compositeurs que nous étudions ont
introduit des techniques instrumentales nouvelles et des modes de jeux originaux. Kagel,
dans un mouvement de Sonant, et Lachenmann, dans son Salut für Caudwell, ont chacun
individuellement inventé une écriture sur deux portées, afin de délimiter, dans chacune
d’elles, des actions indépendantes entre les deux mains du guitariste. Il s’agit d’une véritable
transformation dans la manière d’aborder l’instrument où, d’habitude, les deux mains
fonctionnent ensemble pour produire les mêmes sons. Ici le guitariste devient une machine
articulée, où chaque membre est autonome, à peu près comme un pianiste. Il y a pourtant un
détail en plus dans la notation novatrice pour la guitare de Kagel et Lachenmann, puisqu’une
des deux portées consiste en une tablature. La tablature étant un type de notation non fondée
432
sur « ce qui doit sonner » (comme la notation musicale classique) mais sur le placement des
doigts sur les cordes et sur le manche, l’approche est tout de suite moins « abstraite » et plus
directement caractérisée par une qualité visuelle et gestuelle. Wilhelm Bruck observe que
l’écriture sur deux portées séparées a été, à l’époque de Sonant, une innovation dans la
notation assez révolutionnaire :
„Erst der 1977 komponierte ‚Salut für Caudwell’ für zwei Gitarristen von Lachenmann
erweitert das Arsenal der spieltechnischen Möglichkeiten wieder vergleichbar sinnvoll und
umfassend wie Sonant, das sich übrigens, was die Behandlung der spanischen Gitarre
betrifft, auf das beschränkt, was mit den bloßen Händen hervorzubringen ist, zudem bleibt
sogar deren klassische Zuordnung – die linke Hand greift, die rechte zupft – im wesentlichen
erhalten. Faites votre jeu II dagegen, mit der elektrischen Gitarre besetzt, hebt diese
Zuordnung teilweise auf, so zum Beispiel am Anfang des Satzes, wo beide Hände mit der
gleichen Spieltechnik (Aufschläge) beschäftigt sind“.719
Signalons encore que la partie de guitare dans la partition de La tragique histoire du
nécromancien Hieronimo et de son miroir de Georges Aperghis possède aussi un court
passage noté sur deux portées. Toutefois, il n’emploie pas la tablature, et les deux portées
(clé de fa et de sol) fonctionnent comme un système de piano, séparant clairement les basses
des aigus.
Exemple musical n. 150
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], p. 74, partie de guitare.
© Editions Amphion/Durand
Helmut Lachenmann obtient d’autres effets extra-ordinaires : le guitariste désaccorde
une corde en plein milieu du jeu ; il pince la corde au delà du sillet, il la pince entre le doigt
de la main gauche et le sillet ; il la pince à gauche du bottleneck ; et il réalise des liaisons
ascendantes sur deux cordes. Citons encore l'effet «wawa» que Lachenmann arrive à créer
719
« C'est seulement en 1977 avec Salut für Caudwell pour deux guitares de Lachenmann que l’arsenal des
possibilités techniques est élargi de façon pertinente, complète et comparable à celle de Sonant, par ailleurs en
conservant un jeu traditionnel en ce qui concerne la technique de la guitare espagnole classique, qui confère à
la main gauche le rôle d’appuyer sur les cordes, tandis que la main droite pince. Par contre dans ‘Faites votre
jeu II’ avec l’emploi de la guitare électrique, cette technique est partiellement remplacée, par exemple au début
de la phrase, où les deux mains emploient la même technique de jeu sont (gratter les cordes de façon
descendante)», BRUCK, W., dans : KLÜPPELHOLZ, W., Kagel…/1991, Cologne, DuMont Schauberg
Buchverlag, 1991, p. 132.
433
pour la partie de guitare en la faisant vibrer entre le sillet720 et le bottleneck et en profitant de
la résonance de différentes parties de la corde721.
Aperghis à son tour introduit dans le jeu de la guitare deux sonorités originales : la
première est un effet de « bourdonnement de la corde obtenu par l’application très faible du
doigt sur la résonance »722. Cet effet, qui est indiqué par deux notes liées, la deuxième étant
blanche et rectangulaire, Aperghis l’explorera tout au long de la partie de guitare ou luth. Le
deuxième effet consiste en l’usage de l’archet de violoncelle sur la corde de mi grave de la
guitare.
720
Le sillet de la guitare est une pièce en os ou en ivoire située à l'extrémité supérieure du manche, qui délimite
le début de la touche.
721
Il réalise un effet similaire pour la partie des violons.
722
Voir la copie de la page frontale de la partition à la page 458 (exemple musical n. 160).
434
V.7 Les textures sonores à la guitare
Nous venons d’analyser les variations du timbre de la guitare produites par des
actions mécaniques et techniques. Plus généralement, l’instrument est aussi capable de créer
des contrastes prononcés de couleur grâce aux différentes textures sonores qu’il peut
produire. Ces nuances coloristiques, qui favorisent un changement rapide d'ambiance, sont
une source inestimable de caractérisation théâtrale.
L’aspect textural est fondamental pour comprendre cette « maille sonore » que
constitue la musique de Lorenzaccio, et même de Nuovo scenario da Lorenzaccio de
Bussotti. Malgré son effectif plus réduit, cette dernière version conserve de la première un
langage polyphonique presque omniprésent, qui va déterminer un type de texture
contrapuntique, à laquelle la guitare participe à côté des autres instruments.
Lachenmann excelle dans la création de textures originales et étonnantes. Dans
…Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, certaines s’apparentent à de
véritables « blocs texturaux ». Tel est le cas de la présence insistante d’unissons, de sons
tenus longtemps, et d’actions de bruits (musique concrète instrumentale) coexistant à côté du
« beau » son. Comme l’observe Pozmanter, l’une des caractéristiques principales de cette
musique, héritière de la « musique concrète instrumentale », est celle de jouer sur la densité
sonore et d’entraîner l’auditeur dans une « écoute réduite » :
« Il s’agit donc d’une attitude perceptive qui, à l’encontre de nos habitudes d’écoute,
s’intéresse à l’objet sonore pour lui même, c’est-à-dire à ses caractéristiques physiques,
telles que l’évolution de la masse, du grain, de l’allure etc., en faisant abstraction de la
causalité du son. L’écoute est dite réduite puisqu’il s’agit pour la perception de réaliser une
‘réduction à l’objet sonore’. L’objet sonore est débarrassé dans la perception de tout ce dont
il serait le signal, ou de tout ce qu’il pourrait signifier »723.
A propos de la notion de densité en musique, Lehmann affirme qu’« il existe soit un
trop, soit un trop peu »724 dans le théâtre post dramatique725: cela rejoint un aspect de la
musique de Lachenmann, celui de la sous-utilisation des instruments726 ; et pourtant
Lachenmann obtient au contraire une densité maximale.
723
POZMANTER, M., op. cit., p. 10.
LEHMANN, H.T., op. cit., p. 139.
725
L’on observe cette tendance notamment chez les précurseurs de l’espace vide au théâtre, comme Appia,
Copeau, Brecht et Peter Brook (qui développe notamment l’idée de l’espace vide, the empty space).
726
Voir page 464.
724
435
« Ainsi l’écoute se dirige bientôt moins vers les sons et la logique apparente de leurs
intervalles, que vers ce qui se passe entre les sons – et cela se montre extrêmement
fructueux : les processus de l’augmentation et réduction sonores sont organisés avec un
raffinement délicat ; les sons projettent leurs ombres en avant et laissent des cicatrices dans
la texture acoustique »727.
Une des textures le plus personnelles de la musique de Helmut Lachenmann est la
texture « frottée », un type de texture continue, obtenue par des gestes de frottement à partir
de différents instruments, objets et matériaux. Dans Das Mädchen… cette texture opaque et
sourde provient fréquemment du frottement de plaques de polystyrène, deux par deux, ce qui
donne un résultat sonore très continu et chuintant. Dans le mouvement intitulé « Écrivez sur
notre peau », les percussionnistes frottent leurs mains sur les percussions produisant un son
qui veut évoquer l’acte d’écrire.
« Ces textures souvent infimes, mais démultipliées, produisent des sonorités étranges : toute
une musique ‘météorologique’, comme dit le compositeur, qui réactive de manière
surprenante ce que le XVIIIe avait nommé la Tonmalerei, la ‘peinture sonore’ »728.
Sur la guitare, ces textures s’associent à des gestes proches des techniques de
« rasgueado » flamenco ou, comme dans Salut für Caudwell, à des gestes de frottement
des cordes, « un long tango fantomatique, brossé par les paumes de la main qui frottent en
rythme sur les cordes »729. Décrit en allemand comme un “Wischbewegung”, ce frottement
consiste, de manière très illustrative en un mouvement de balayage de la main sur les
cordes, dans différentes directions (indiquées dans la partition), et aussi à côté du chevalet.
Lachenmann emploie encore ce même mouvement de « balayage circulaire »,
visuellement remarquable, dans la partie des cordes de Das Mädchen…, dans un emploi
inventif de l’archet sur l’ensemble du corps des instruments (toutes parties en bois comme
la sourdine, le bord du chevalet,…).
Ce genre de texture homogène est également recherchée par Kagel, par exemple
dans sa Serenade, au mouvement « Andantino » (mesure 158). La texture, réalisée ici par le
727
WILSON, P. N., Helmut Lachenmann, Ausklang – Tableau [pochette du cd], Eppelheim, Col legno
Produktion GmbH, 1994, p.27.
728
KALTENECKER, M., « Composer l’orchestre », dans: LACHENMANN, H., Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern [programme de concert], p. 47.
729
KALTENECKER, M., dans : FENEYROU, L., Résistances et utopies sonores, Paris, Publication CDMC,
2005, p.186.
436
piccolo, la guitare et le steel drum, entraîne un grand effet « aérien ». Cette texture est
réalisée de façon à que chaque temps musical corresponde à un accord plus ou moins
complet730. En même temps, chaque groupe de trois accords est répété plusieurs fois, mais
toujours un peu varié dans le rythme harmonique. Cela crée un son amalgamé, une texture,
et en même temps une périodicité : la musique se rapproche de l’esthétique de la musique
répétitive, minimaliste. Les trois instruments jouent simultanément et sans souffler, et
s’arrêtent, soudainement et simultanément, dès que la « cabaça », un instrument brésilien,
intervient.
À travers l’emploi de passages musicaux en tremolos et de passages de musique
répétitive, Kagel crée d’autres textures homogènes, qui évoquent à leur tour des
« ambiances » sonores. Dans ce sens, Serenade constitue un théâtre postdramatique plus
descriptif que narratif.
La qualité « texturale » est l’un des « atouts » du rasgueado flamenco ; elle est
explorée, comme nous l’avons vu précédemment, non seulement par Lachenmann et Kagel,
mais aussi par Aperghis et Henze. Dans La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et
de son miroir, cette technique n’est pas clairement indiquée dans la partition, mais peut être
déduite d’un signe graphique qui y est présent, quoiqu’il ne soit pas très fréquent. Ce signe
graphique apparaît ainsi pour suggérer une manière particulière de mener tantôt le
rasgueado, comme le tremolo et une sorte de vibrato – glissando dans la partie de guitare.
730
Même si les accords sont tous clairement d’origine tonale, il n’y a pas d’enchaînement qui crée des logiques
tonales, basées sur des tensions harmoniques et de rapports entre les accords. Leur qualité tonale est plutôt
utilisée en tant que couleur. En plus, les accords suggérés par l’arpège continuel de la guitare n’ont aucun
rapport avec ceux du piccolo ce qui, d’emblée, instaure une dissonance permanente.
437
Exemple musical n. 151
La tragique histoire… [partition], p. 10, parties de guitare et voix.
© Editions Amphion/Durand
Chez Henze, les rasgueados apparaissent à côté d’autres jeux classiques de guitare
(tremolos, arpèges, notes répétées et ostinatos) pour obtenir des textures continues,
granuleuses et périodiques. L’interlude qui suit à la scène 6 de We come to the river est un
mouvement où la guitare explore un effet d’arpèges ou rasgueados sur un agglomérat de
notes superposées. Ce mode de jeu (issu du rasgueado flamenco) enchante par la texture
fluide et virile qu’il crée.
Exemple musical n. 152
We come to the river [partition], p. 243, partie de guitare.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Sinon, les sections instrumentales texturales abondent dans l’opéra We come to the
river. Elles peuvent être uniformes, et explorer des nuances de quart de ton, telles que dans
un exemple extrait de la scène 1, orchestre II :
Exemple musical n. 153
We come to the river [partition], p. 15 (orchestre II).
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
438
À la fin de la scène 8731, Henze crée un nouveau passage textural pour accompagner
un solo de guitare électrique. Il s’agit d’un passage en sonorités continues, données par les
accords plaqués des altos, l’ostinato ornementé du hautbois, les arpèges de la harpe et le
trille de la clarinette et du piccolo. En même temps, les cordes de l’orchestre III improvisent
sur les harmoniques.
Il y a des textures plus clairsemées, pointillistes (monologue du Général, scène 4) ou,
au contraire, très denses, comme à la scène 10, où les arpèges de la harpe et du banjo
réalisent des cellules répétitives. Il y a là un jeu polyrythmique de base (quatre doublescroches de la harpe contre un triolet au banjo) et des hémioles qui se créent dans la suite de
la partie de banjo. Cette texture minimaliste crée un tapis sonore qui va marquer la transition
de ce premier tableau vers la deuxième chanson collective de We come to the river.
Exemple musical n. 154
We come to the river [partition], p. 326 (orchestre I).
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Elles peuvent, au contraire des textures continues, déterminer une pulsation régulière,
donner une sensation d’expectative et d’angoisse du temps qui se consume. Dans tout le
début de la scène 4 de We come to the river, l’orchestre III joue continuellement en faisant
une sorte de « tapis sonore » rythmé par une pulsation. Au début, il y a une pulsation à
731
Le passage correspond à une scène dramatiquement important, où le soldat 2 quitte l’asile et les fous se
rebellent contre le personnage principal (le général).
439
chaque 7 secondes, puis le rythme s’accélère : « from here previous stroke every 4th
second »732.
Les textures sonores deviennent presque thématiques chez Henze : un exemple est la
texture en arpèges de la guitare qui fait partie du thème du « déserteur »733.
Toutefois, les passages texturaux de la guitare dans l’opéra sont toujours insérés dans
des contextes orchestraux, où un ensemble plus ou moins large d’instruments participent à
créer des longs moments où la musique plane, presque suspendue. La fin de l’opéra consiste
en une texture contrapuntique, dont la guitare fait partie : cette texture très « démocratique »
s’accorde au message optimiste que la fin de We come to the river veut véhiculer (en
symbolisant une société qui accordera une place à tous, même à ses individus « opprimés »).
V.7.1 Les textures répétitives à la guitare
La scène 4 n’est pas la seule où Hans Werner Henze crée une musique texturale à
partir de structures répétitives. En effet, les ostinatos constituent un des matériaux musicaux
de We come to the river les plus représentatifs en ce qu’ils ont un rôle structurel important.
La partie du guitariste n’y échappe pas, et possède deux grands moments caractérisés par un
matériau répétitif734. Ainsi, le guitariste participe, aux scènes 5 et 10, de la construction
d’une texture presque minimaliste, grâce à la répétition en chaîne de motifs mélodiques. Un
premier motif répétitif à saveur minimaliste apparaît à la guitare à la page 178735.
Exemple musical n. 155
We come to the river [partition], p. 178, parties de guitare et harpe.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
732
HENZE, H.W. We come to the river [partition], p. 108.
Voir pages 142, ainsi que l’exemple musical n. 32.
734
Cela sans compter d’autres moments de musique « répétitive » joués par le guitariste au « sarténes », un
instrument de percussion « exotique ».
735
Ce motif passera consécutivement à d’autres instruments de l’orchestre I (l’orchestre auquel la guitare
appartient) tels que la viola d’amore.
733
440
A la scène 10, le guitariste joue un banjo ténor : cet instrument réalise dès la page
438 un long passage constitué de cellules répétées puis peu à peu variées, qui participent à la
section texturale minimaliste. Le banjo ténor varie également en timbre et mode de jeu,
comme avec les accords et agglomérats joués à partir de la page 441, en vibrato.
Dans cette scène 10, il y a deux sections minimalistes et répétitives, qui s’enchaînent
pendant un long monologue de l’« Empereur ». Regardons tout d’abord la première de ces
sections : à quelques exceptions près – qui en réalité sont des interventions sonores
ponctuelles, qui sonnent comme des petits « commentaires musicaux » improvisés – chaque
instrument introduit progressivement des motifs qui se répètent au moins une fois
littéralement. Toutefois, et contrairement au véritable style minimaliste, inventé et
perfectionné par les écoles américaines de Steve Reich et Phillip Glass, les motifs ne
s’extraient pas les uns des autres, en transformations successives. Ici, au contraire, un
instrument introduit un motif, le répète, se tait. A ce moment, d’autres instruments
commencent ou modulent un autre motif, différent des autres, pour après se taire à nouveau.
Par ce genre de succession et superposition de motifs répétitifs indépendants, Henze
construit une maille sonore, une texture continue hypnotique et polytonale.
Plus tard dans la partition, l’ « Empereur » divague au sujet de la vie du Buddha,
divagation qui est très à propos accompagnée d’une musique texturale et quasi minimaliste.
Toutefois, dans cette nouvelle section répétitive, certains instruments « corrompent »
quelque part les répétitions par de subtiles variations. Dans le cas du métallophone joué par
le harpiste, il s’agit d’un perpétuel décalage rythmique du motif répété :
Exemple musical n. 156
We come to the river [partition], p. 462, partie de harpe.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Ces exemples montrent comment les textures dans la musique de Henze – et les
ostinatos en particulier – rejoignent une recherche coloristique (centrée également sur les
timbres instrumentaux et sur les couleurs harmoniques) dans le but de construire une sorte
441
de « peinture sonore », qui sert à raconter l’histoire, dans une fonction théâtralisante. La
guitare dans We come to the river participe directement à cette « peinture sonore », et lui
emprunte la sonorité résonante de ses cordes à vide, de ses basses et de ses ostinatos.
La musique de Kagel fait aussi usage de la musique répétitive, minimaliste, par
exemple dans un des « Allegrettos » de Serenade. Il s’agit d’un passage où le hi-hat est
ajouté à l’arsenal des instruments de percussion. L’ensemble de ce mouvement est
fondamentalement polytonal et motivique, ce qui apporte une qualité en même temps
narrative, en même temps répétitive à l’œuvre, car chaque instrument reste sur un motif, qui
devient quelque part son propre leitmotiv : soit il le développe un peu, soit il le réitère
plusieurs fois. Ainsi, il y a dans ce mouvement trois moments distincts dans la partie de
l’ukulélé736 : à chaque moment correspond un motif (composé de trois accords plaqués
chacun), plusieurs fois répété.
Exemple musical n. 157
Serenade [partition], p. 15.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Dans « Andante » (Serenade) également, la guitare joue une texture d’apparence
polyphonique, car il y a une alternance entre deux éléments (un plus grave que l’autre), dont
une basse ostinato. La répétition périodique de cette petite phrase est aussi minimaliste,
grâce aux subtils changements opérés au niveau du rythme. Enfin, les nuances très détaillées
du steel drum renforcent encore l’aspect minimaliste du passage.
736
Ces moments à l’intérieur de l’Allegretto correspondent, eux aussi, aux trois parties établies par les
changements d’instrument dans la partie de percussion.
442
Exemple musical n. 158
Serenade [partition], p. 26, mesure 204-206.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Serenade compte d’autres passages répétitifs à la guitare, à la mandoline ou au banjo
qui emploient une basse ostinato accompagnant plusieurs accords différents, des tremolos
ou des formes répétées d’arpège, comme dans « Andantino, poco rubato ». Cette formule
d’arpège, basée sur une texture classique connue comme « Basse d’Alberti », Kagel
l’emploiera pendant toute une partie de Serenade : l’arpège devient une sorte d’ostinato
textural.
Exemple musical n. 159
Serenade [partition], p. 34, Andantino poco rubato, partie de guitare.
© Copyright [1995] by [Peters] Reproduced by kind permission of Peters Edition Limited, London
Le thème de « Moderato » est joué en duo sur des motifs traités d’une manière qui
reprend, lui aussi, l’esthétique minimaliste. Les motifs sont variés presque à chaque reprise
(notes, articulation, dynamique, agogique), sur un centre tonal de ré mineur qui se mute
progressivement en ré majeur, ré bémol majeur, et vers d’autres régions harmoniques
apparentées. Le pouvoir thématique et évocateur du passage est remarquable ; l’on peut
même parler de développement thématique lorsqu’on atteint poco piu mosso. En effet, c’est
le thème de Serenade où la mélodie est tellement présente qu’elle reste dans la mémoire
l’auditeur spectateur longtemps après.
Les procédés répétitifs sont en outre intégrés dans l’œuvre de Mauricio Kagel, et
même dans d’autres oeuvres tardives de théâtre instrumental. C’est le cas d’Auftakte, qui
possède un même univers musical que Serenade, avec ses ostinatos diatoniques et ses
cadences presque tonales.
Dans les œuvres étudiées de Helmut Lachenmann, la guitare possède presque un
« rôle » musical qui est celui de l’ostinato ; le même phénomène se passe aussi dans la
musique de Sylvano Bussotti. De fait, l’usage que Bussotti fait de l’ostinato dans
443
Lorenzaccio et Nuovo scenario… est intimement lié à la manière avec laquelle il
s’approche de l’instrument guitare. Concrètement, parce qu’il explore des sonorités
ouvertes et résonantes, il utilise les facilités techniques procurées par les cordes à vide de
l’instrument, qui apparaissent souvent en tant que notes répétées et pédales harmoniques.
Ainsi, la guitare possède une petite cadence tout au début des deux œuvres (Lorenzaccio et
Nuovo scenario da Lorenzaccio), caractérisée par la répétition insistante d’une corde à
vide (le do bémol) dans le registre medium, et par sa résolution ascendante vers un sol
aigu. Le seul accord, un agglomérat de cordes à vide, participe au caractère insistant de la
répétition, tandis que deux lignes ascendantes se dessinent dans les registres graves de
l’instrument (sol bémol – la bémol – la bécarre ; ré bémol – mi bémol – fa).
Aussi dans « Dove la morte è un sogno », la guitare joue avec insistance des notes
produites par des cordes à vide (sol et si). Ces notes établissent une force d’attraction autour
d’une tonalité élargie de Sol majeur.
La réitération en tant que liant structural et textural dans l’œuvre de Bussotti apparaît
également dans l’emploi fréquent de basses pédales. Un exemple se trouve dans le
mouvement « The Rara Requiem » de Lorenzaccio, partie Q, qui possède comme basse
pédale une corde à vide de la guitare (ré, quatrième corde).
Parmi les textures réalisées par la guitare dans les œuvres analysées, nous observons
ainsi l’importance et efficacité de l’ostinato, de structures mélodiques qui se répètent
plusieurs fois, de textures qui contiennent au moins un éléments réitératif insistant. Les
cordes à vide de l’instrument sont, comme nous l’avons vu, souvent la matière première de
ces répétitions.
D’un autre côté, la répétition entraîne la déformation de la durée (le temps semble se
suspendre, puisque tout se répète à intervalles). L’effet statique caractéristique de ces
textures peut en outre engendrer un état de réflexion distancié sur les spectateurs.
L’usage de la musique répétitive dans les oeuvres analysées s’insère dans une
tradition récente, datant des années 1970 et 1980737, d’allier ce type de texture aux genres
737
Notamment avec Einstein on the Beach de Phillip Glass.
444
scéniques. Dans ce nouveau style théâtral, la musique répétitive et l’ostinato révèlent un
potentiel visuel particulier.
« Dans le nouveau langage théâtral, la répétition revêt une signification autre, voire même
radicalement opposée : si elle servait autrefois la structuration, l’élaboration de la forme, elle
est ici synonyme de déstructuration et de déconstruction de la fable, de la signification et de
la totalité formelle »738.
738
LEHMANN, H.T., op. cit., p. 254.
445
V.8 La diversité instrumentale
Les œuvres envisagées, probablement en fonction de leur vocation théâtrale, offrent
donc au guitariste des horizons nouveaux d’interprétation, mais lui donnent aussi la
possibilité de jouer sur d’autres instruments à cordes pincées ou de percussion, de chanter,
parler, et même de développer des passages purement gestuels.
Bussotti, par exemple, introduit dans le jeu guitaristique le changement de hauteur
d’une corde. Ce procédé de scordatura de la guitare, qui n’est pas nouveau dans le vécu de
cet instrument739, procure de nouvelles possibilités harmoniques. Dans « Sempre lento e
mutevole » suivi de « Lentissimo », Bussotti explore en effet un nouvel accordage de
l’instrument, en baissant la sixième corde d’un demi-ton (mi bémol au lieu de mi). Cela
permet au compositeur de jouer sur un pôle harmonique ambigu Mi – Mi bémol740.
Le guitariste de Serenade de Kagel doit jouer, en plus de sa guitare acoustique, des
instruments populaires à cordes pincées : un ukulélé, un banjo ténor et une mandoline, ce qui
n’est pas forcément évident techniquement pour tout guitariste. Le changement
d’instruments revêt dans cette œuvre un aspect ludique, qui est déjà théâtral : pour le
guitariste, le simple fait de devoir aborder d’autres instruments à cordes pincées échappe
déjà peut-être à son quotidien d’interprète. Il y a, dans tous les cas, une volonté d’aller audelà : soit par la démarche de maîtriser un nouvel instrument, soit par le mouvement
scénique nécessaire que ces changements d’instrument impliquent.
À son tour Sonant demande au guitariste de jouer sur une guitare classique (que la
partition appelle une guitare « espagnole ») et sur une guitare électrique. En plus, le
guitariste doit jouer trois instruments de percussion, au choix, selon la préface de la
partition.
Dans We come to the river, Henze introduit en plus de la guitare classique et d’un
instrument de percussion (« sarténes »), une guitare électrique et un banjo ténor. L'écriture
739
Dès son origine, l’instrument connaît plusieurs accordages différents. Dans la guitare classique, moderne et
contemporaine, baisser d’un ton la sixième corde, pour obtenir un ré grave en dessous du mi habituel, est la
scordatura la plus récurrente.
740
Ce procédé ressemble à celui utilisé par Helmut Lachenmann dans son Salut für Caudwell, où toutes les
cordes de la deuxième guitare sont baissées d’un demi-ton. Dans les deux cas, le rapport entre les tonalités de
Mi et Mi bémol évoque la cadence flamenca déjà mentionnée.
446
de Henze pour ces deux instruments à cordes pincées possède certaines caractéristiques
idiomatiques, et d'autres moins, qui semblent simplement transposer un même « discours »
adopté par la guitare classique vers deux nouveaux univers sonores et timbriques. Dans
l’opinion de Gabrielle Werner qui participe à la dernière production en date de cet opéra
(Dresden, septembre 2012), l’ensemble est conçu pour un guitariste classique jouant, de
surcroît, ces instruments741. Ce que Henze en retient est moins l’idiome de ces instruments
que leur couleur, ainsi qu’une certaine « vitalité scénique » donnée par l’ensemble des gestes
que les changements d’instrument engendre742.
Le guitariste de la pièce d’Aperghis est, comme nous l’avons vu, alternativement un
luthiste. En plus de cet instrument à cordes pincées (luth ou guitare), il doit disposer d’un
archet de violoncelle et d’un bongo.
Lachenmann, enfin, emploie une guitare classique dans …Zwei Gefühle… et deux
guitares électriques dans Das Mädchen mit den Schwefelhölzern. Les guitaristes électriques
utilisent, à l’image de ses collègues, deux plaques de polystyrènes pour produire le son
caractéristique dont nous avons parlé plus haut743.
Si pour la plupart du temps, l’interprète-guitariste se voit attribuer un rôle soliste, il y
a aussi, notamment dans les oeuvres opératiques de Hans Werner Henze, Sylvano Bussotti et
Helmut Lachenmann, des cas spécifiques où la guitare se fond dans une masse sonore et
visuelle, comme si elle faisait partie intégrante d’une grande machine théâtrale. Cela permet
à l’instrument de connaître l’expérience, rare dans son vécu instrumental, de se fondre en
tant que « son pur » au sein d’un « orchestre ». Dans ces rares cas, la guitare, devenue une
« couleur » sonore, est conçue en tant que pièce d’un grand engrenage théâtral, une pièce
destinée à « servir » un spectacle « total ».
741
Werner argumente qu’il y a trop de passages sans plectre pour la guitare électrique, mais des accords
plaqués, non arpégés à la place ; le banjo étant un instrument d'habitude associé à l'art de l'accompagnement,
responsable d'exécuter des successions d'accords, est employé de façon atypique, en faisant beaucoup de
passages mélodiques, dans : WERNER, G., [Interview], Dresde, 10.09.2012.
742
Les changements rapides d’instrumentation, l’alternance des orchestres, enfin, le grand mouvement au
niveau des instrumentistes et sources sonores se donne aussi dans la partie du guitariste, et correspond par
exemple à la scène 13 dans l’asile de fous. Ce n’est pas étonnant, alors, que ces « opprimés » soient
accompagnés par l’orchestre I, où la guitare puis la guitare électrique font des effets très typés, tels que jouer
avec un plectre, jouer une note qui glisse jusqu’à une autre, superposer deux notes très dissonantes (un demiton d’intervalle) jouées en même temps de façon accentuée, de façon à exprimer la « douleur », jouer un
vibrato long de quart de ton sur la guitare électrique…
743
Voir page 188.
447
VI Du théâtre en musique
En nous penchant sur le répertoire théâtral et musical existant depuis les années
1960, notamment celui dans lequel la guitare est présente, nous constatons que sa grande
expressivité, sa théâtralité et son potentiel gestuel y prennent une place d’honneur.
Ces œuvres envisagent une esthétique théâtrale peu ostentatoire, fondée sur les
idéaux d’un « théâtre d’acteur » et d’un « théâtre pauvre » ; elles demandent aux
instrumentistes de réaliser des tâches qui dépassent le jeu instrumental traditionnel, afin de
produire des « actions physiques », selon une notion qui est déjà présente chez
certains metteurs en scène qui bouleversent le langage théâtral au début du XXe siècle.
Notamment le polonais Jerzy Grotowski (1933-1999) crée dans les années 1960
l’esthétique du « théâtre pauvre »744, et attribue à l’acteur et son corps un rôle déterminant et
central par rapport à tous les autres éléments de la mise en scène. Grotowski développe
jusqu’à la fin des années 1980 un travail d’entraînement des jeunes acteurs fondé sur les
« actions physiques »745. Chez Grotowski, à partir de la connaissance de la structure du
corps humain, l’acteur doit pouvoir produire des sons sans l’aide d’aucune sonorisation
électronique, et développer sa capacité à explorer son corps en rapport avec les instruments
et objets présents sur scène.
Cette tendance à la « paupérisation » de la scène est aussi théorisée par Antonin
Artaud (1896-1948), et se manifeste également dans le théâtre musical contemporain par un
langage plus synthétique et moins opulent sur le plan scénique. Comme l’explique Mauricio
Kagel, « le projet de ce théâtre musical muet réside justement dans la réduction des
moyens »746.
Dans les œuvres de théâtre musical envisagées ici, c’est le « théâtre instrumental » de
Kagel qui a le plus cherché à « réduire les moyens », en fondant la structure même de sa
musique sur une théâtralité gestuelle née des « actions physiques » et de la simple présence
744
A la même époque, le concept d’ « arte povera » naissait dans plusieurs pays et dans tous les domaines
artistiques, se basant sur le refus des matériaux utilisés et sur la réduction des moyens et des signes, dans le but
d’atteindre leurs archétypes.
745
Ce concept, qui avait été inventé par son prédécesseur dans l’enseignement du métier de l’acteur, K.
Stanislavski, fut approfondi et modifié par Grotowski.
746
„Gerade in der Reduzierung der Mittel liegt das Wagnis dieses unausgesprochenen Musiktheaters.“,
Mauricio Kagel, « Interview », dans : KLÜPPELHOLZ, W., Kagel…/1991, Cologne, DuMont Schauberg
Buchverlag, 1991, p. 21.
448
des instrumentistes sur scène. Le musicien-interprète, devenu le principal outil d’un théâtre
qui repose sur le geste et sur l’action autant que sur le son, acquiert une dimension et un rôle
plus importants que ceux traditionnellement accordés à un instrumentiste. Dans le « théâtre
instrumental » de Mauricio Kagel, l’acteur en devient même aussi co-auteur.
« Lorsque l’interprétation se manifeste comme imagination prolongée dans la
représentation aussi bien que lorsque la perspective de combinaisons infinies de
l’articulation formelle interne facilite un traitement interprétatif du matériau, alors
l’interprétation devient le domaine de la composition »747.
Dans le même sens, la recherche théâtrale et musicale menée par Helmut
Lachenmann dans sa seule œuvre pour la scène, ne vise pas autre chose que la redécouverte
de l’interprète, de son corps, du toucher, de l’instrument de musique. Il s’agit, quelque part,
d’un retour à l’Homme, mais aussi à l’instrument de musique. Selon lui, « composer, c’est
construire un instrument »748. Cette citation induit la notion de « tâtonnement » qu'il soutient
– d’où un rapport plus tactile de l’instrumentiste à l’instrument –, et en effet Lachenmann
veut attribuer au corps le pouvoir de découverte.
Le choix instrumental atypique de la majorité des œuvres que nous analyserons est
symptomatique, et l’inclusion d’un instrument de la famille de la guitare en est l’apogée : les
compositeurs étudiés ont ce même désir d’interroger et de casser les conventions esthétiques
du genre opéra, et de rechercher une autre sorte de théâtralité.
Le rapport à la guitare assume ainsi dans le théâtre musical contemporain une
tournure « physique », tactile et gestuelle. Il faut ainsi parler d’ « actions » instrumentales,
plus que de « techniques instrumentales ». Cette manière de travailler héritée du théâtre de
Grotowski demande au guitariste, devenu un « acteur-musicien », l’apprentissage précis,
minutieux et rigoureux d’une « partition » gestuelle, d’une ligne d’actions physiques qui
sont la matière et la source d’une nouvelle théâtralité. Une fois que les moyens traditionnels
– autant les apparats scéniques que les techniques instrumentales traditionnelles – ne sont
plus le cœur du langage, c’est l’interprète – cet acteur-musicien – qui est mis en valeur.
747
748
KAGEL, M., « Translation-Rotation », Die Reihe n.7, Vienne, 1960, p. 31.
Cette « maxime », il l’avait prononcée lors d’une conférence dédiée à Wolfgang Rihm en 1986.
449
VI.1 L’individualité de l’interprète : l’exemple du théâtre instrumental
L’interprète du théâtre instrumental de Mauricio Kagel possède un profil semblable à
celui de l’acteur chez Artaud. Tous les deux sont amenés à devoir jouer avec un instrument
qu’ils ne dominent pas forcément, et à réagir et interagir face à des éléments nouveaux, le
tout dans une promptitude qui sied à l’improvisation. Il s’agit en somme d’un interprète qui
représente un sujet « en procès », qui doit être capable de se dénuder, de s’exposer
complètement et de donner une partie de soi pour son travail. Son rapport à son propre
instrument de musique ne se fait pas sans effort, et ressemble à une véritable « lutte
corporelle ».
De la sorte, la physicalité que requiert le théâtre instrumental est la source principale
de sa théâtralité. Une théâtralité qui, au contraire du théâtre traditionnel, ne se base pas sur
l’idée d’un « personnage » qui a un « but » ou une « intention ».
En même temps, il se peut que dans ce théâtre instrumental, l’interprète n’ait pas
besoin d’une technique particulière. Par exemple, dans Probe (œuvre de Mauricio Kagel),
les performers-musiciens ne sont plus des instrumentistes à proprement parler, puisque
« tous les événements acoustiques sont à produire sans l’aide d’un instrument ou accessoire
particulier »749. L’acteur-musicien est plutôt un « performer », et son métier réside bien
davantage dans le fait de réaliser un exploit métalinguistique, un acte d’autoreprésentation,
auquel Ivanka Stoianova donne le nom de « spectacle-multiplicité »750.
Pour un musicien, jouer une œuvre de Kagel constitue un véritable défi : Olivier
Bernager, qui participa à un montage non assisté par Kagel de deux de ses œuvres
(Répertoire et Pas de cinq), explique que le groupe de musiciens doit souvent faire œuvre
d’autocritique tant est grande la liberté d’invention laissée par le compositeur. Car
précisément cette liberté s’avère très difficile à maîtriser, le travail intellectuel de recherche
de l’équipe est là, fondamental, permettant de trouver le chemin d’une « mise en scène
collective »751.
749
KAGEL, M., TAM-TAM : Monologues et dialogues sur la musique, Paris, Christian Bourgois Éd., 1983, p.
155.
750
STOIANOVA, I., « Multiplicité, non-directionnalité et jeu dans les pratiques contemporaines du spectacle
musico-théâtral », Musique en jeu n°27, Paris, ed. du Seuil, 1977, p. 37-48.
751
BERNAGER, O., « Notes sur une pratique du théâtre musical à partir de Répertoire et de Pas de cinq de
Mauricio Kagel », Musique en jeu n°27, Paris, Ed. du Seuil, 1977, p. 14.
450
Dans ce théâtre fondé essentiellement sur le travail de l’« acteur » musicien, les
autres éléments de la scène ne font que le servir. L’éclairage, par exemple, doit être clair et
sans aucun effet qui instaurerait une atmosphère ou une illusion théâtrale. Dans un sens
brechtien, cette volonté de clarté lumineuse doit annihiler le fétichisme du concert, mettre
l’interprète à nu et révéler au spectateur la relation causale existant entre la technique
instrumentale – qui perd son « aura » mystique, devenant un outil – et le résultat sonore. En
outre, elle permet une plus grande participation active du public.
451
VI.2 Représentation ou performance ?
Pour les raisons expliquées ci-dessus, l’interprète musical ainsi que le comédien
possèdent un champ d’action élargi dans le genre d’œuvres musico-théâtrales avec guitare
envisagées, un champs d’action qui n’est plus restreint aux actions standardisés typiques
d’un théâtre dramatique. Au lieu d’accorder au guitariste une modeste palette de techniques
guitaristiques consacrées, au comédien un certain nombre de techniques vocales et
corporelles efficaces pour assurer la véracité fictionnelle de son personnage, chaque
interprète est à part entière sur scène, et engage tout son corps et son esprit dans ce que
Lehmann décrit comme une « performance » :
« Pour la performance, tout comme pour le théâtre post-dramatique s’impose le ‘liveness’,
c’est-à-dire la présence provocante de l’homme au lieu de l’incarnation d’un
personnage »752.
Certaines des œuvres étudiées partent, malgré cette nouvelle manière de concevoir
l’art de l’interprète, d’une fiction : elles sont encore dépendantes d’un théâtre
« dramatique ». C’est-à-dire que les acteurs doivent pouvoir encore transiter entre l’art du
« performer » et celui du « comédien » dans le vrai sens du terme. D’autres œuvres
basculent
véritablement
du
côté
du
théâtre
« post-dramatique »,
et
voient
la
« représentation » remplacée par des situations scéniques provoquées par la présence simple
et directe des interprètes sur scène.
Ces nouvelles formes témoignent d’un important changement au niveau de la
structure d’une œuvre théâtrale : elles se situent, en fait, entre la « représentation » et la
forme d’un simple concert. L’origine de cette nouvelle modalité de spectacle n’est pas
récente : Kurt Weill (1900-1950) avait déjà voulu créer une forme entre le concert et le
théâtre (il envisageait de le faire pour les textes de Bertolt Brecht Der Lindberghflug,
Mahagonny (le songspiel) et Berliner Requiem).
Parmi les œuvres étudiées, les pièces de théâtre instrumental de Mauricio Kagel sont
parmi les plus proches d’une forme « concert », « post-dramatique » et l’opéra de Hans
752
LEHMANN, H.T., op. cit., p. 218.
452
Werner Henze, la plus proche du fonctionnement d’un théâtre « dramatique »753. Dans le
premier cas, le « théâtre » naît à l’intérieur de la musique et du rapport de l’interprète avec
les instruments de musique, tandis que le second cas se veut une forme de musica impura à
vocation représentationnelle.
Entendons comme formes proches d’un théâtre « dramatique » celles qui soutiennent
l’idée du théâtre en tant que « représentation » d’un univers fictif, dont les outils sont les
composants du texte (l’action, les personnages, l’histoire racontée et les dialogues754). Il
s’agit d’un modèle qui est dualiste et unilatéral, puisque le metteur en scène, à travers les
interprètes, se charge de transmettre au spectateur un logos. Ce logos suit une logique
représentationnelle qui, pour la plupart du temps, est fondée sur des relations de causalité et
de psychologisme.
Dans le cas des œuvres analysées de Sylvano Bussotti (Lorenzaccio et Nuovo
scenario...), la forme se trouve exactement à mi-chemin entre une forme « dramatique »,
« représentationnelle », et une forme « post-dramatique » : ce sont des œuvres narratives,
dont un « drame »
est mené jusqu’à son aboutissement. Toutefois, même si la trame
littéraire de Lorenzaccio constitue le fondement des deux œuvres, même si son texte est
présent et les personnages sont représentés, il n’y a toutefois pas de véritable action, ni de
dialogues.
La représentation de personnages, une des composantes essentielles d’un théâtre
dramatique, est, dans l’ensemble des œuvres que nous étudierons, bouleversée et remise en
question. Certes, des personnages sont « représentés » ou tout du moins « évoqués », dans
We come to the river de Henze, qui suit en cela la tradition opératique de « représentation »
des personnages par un chanteur ou un comédien. Néanmoins, Henze fait en sorte d’y
ajouter un élément perturbateur de la représentation : il s’agit du percussionniste755 qui,
déambulant sur l’ensemble de la scène, assume la forme d’un personnage-archétype qui ne
parle ni ne chante jamais, à la fois membre du « groupe social des fous » à la fois agissant
comme le représentant d’un « chœur » tragique.
753
En contrepartie, son œuvre El Cimarron est l’un des exemples les plus efficaces de notre répertoire avec
guitare d’une forme distanciée entre le concert et le spectacle théâtral, car elle part d’un récit, mais le met en
musique de façon à que ce soit la musique qui prenne le relais du récit.
754
Selon Lehmann, le « suspense » suit également l’idée classique du drame, puisqu’il y a une action avec
montée de tension et résolution.
755
La figure de ce percussionniste est le principal élément de perturbation d’un langage dramatique
traditionnel.
453
Dans les œuvres analysées de Sylvano Bussotti et de Georges Aperghis, les
personnages ont une identité floue ; parfois même ils se confondent entre eux ou deviennent
des « allégories » ou des stéréotypes, au lieu de personnages réellement incarnés. Cette
« dissolution » des personnages, en fonction de l’importance accordée à l’espace et au
matériau sonore pur756, explique pourquoi il ne s'agit pas d’œuvres à un caractère
« représentatif ». Au contraire, si l’on peut dire que la « représentation » existe dans ces
œuvres d’Aperghis et Bussotti, elle sert seulement comme prétexte pour une discussion
esthétique de fond, souvent métalinguistique.
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, l’œuvre de Helmut Lachenmann, est une des
rares œuvres scéniques du XXe siècle qui conserve la forme du récit, celle appartenant au
genre du conte. Cette forme de narration à la troisième personne n’est, évidemment, pas très
adéquate à la représentation théâtrale, mais trouve chez Lachenmann, dans la relecture
politisée qu’il veut lui attribuer, un épanouissement idéal. Pour cadrer son récit sans se servir
de la « représentation », le compositeur lui attribue une orientation visuelle, plastique,
statique et symboliste. La non représentation et la non action propres à l’opéra de
Lachenmann mettent en valeur la corporalité, l’occupation de l’espace par les interprètes, les
instruments, les gestes et les sons. Comme chez Kagel, la représentation est remplacée par
la présence des musiciens interprètes.
Das Mädchen mit den Schwefelhölzern s’éloigne de la tradition opératique, mais
s’approche de l’idée du monodrame, mettant en scène un seul personnage. Toutefois, et
aussi étrange que cela puisse paraître, l’oeuvre est un opéra qui ne représente rien. Deux
chanteuses solistes (deux voix juvéniles), n’incarnent même pas le seul « personnage »
central du conte d’Andersen, la petite fille757. N’étant pas représentée, la petite fille
n'apparaît plus aux yeux du public, elle n'est qu'une évocation. La dimension immatérielle et
virtuelle de cette œuvre naît principalement de cette « éradication » du personnage758.
756
RIBEIRO, Paula Gomes, « Problématique de la construction de l’identité du personnage en face d’une
réalité sociale dans l’opéra contemporain », dans : FERRARI, G., La parole sur scène, Paris, L’Harmattan,
2008, p. 161.
757
Les deux voix partagent tout de même des parties de son texte, à côté des membres du chœur, et évoquent
son sort constamment.
758
RIBEIRO, Paula Gomes, op. cit., p152-153.
454
Les voix solistes – qui se confondent avec des « voix collectives »759 – n’assument
pas non plus le rôle de narrateur, qui se chargerait de raconter la triste histoire de la petite
fille. De façon quelque part similaire à ce qui se passe dans l’opéra de Bussotti et dans la
pièce d’Aperghis, le texte et la représentation deviennent musique, sont stylisés, fragmentés,
disséqués, spatialisés.
Contrairement à la dramaturgie réaliste et psychologique propre au modèle de
«théâtre bourgeois», il n’y a plus dans Das Mädchen mit den Schwefelhölzern et dans
…Zwei Gefühle… d’identification du spectateur avec le personnage, ni de catharsis, ni de
drame. Le « drame » de la petite fille aux allumettes est « représenté » seulement sur le plan
sonore760.
Le théâtre de Mauricio Kagel, enfin, est totalement indépendant d’un texte ou d’un
récit : il parie au contraire sur la théâtralité inhérente à la présence et aux interactions des
musiciens et de leurs instruments sur scène.
« Le théâtre postdramatique est un théâtre qui exige ‘un événement scénique qui serait, à tel
point, pure présentification du théâtre qu’il effacerait toute idée de reproduction, de
répétition du réel’»761.
L’idée de « présentification » peut être relevée dans les pièces de Kagel, où la
contribution spontanée des interprètes à l’œuvre est primordiale, la partition donnant un
support plus ou moins ouvert et plus ou moins objectif du résultat attendu. Pour cette raison,
ce que Kagel « représente » dans son œuvre est, en fait, la musique elle-même ; le
compositeur défend par ailleurs l’idée d’une œuvre d’art qui ne veut rien représenter. Ses
œuvres sont des réactions spontanées à des stimuli qui n’ont pas été conçus ou donnés dans
un but esthétique. Il n’y a pas un projet, un résultat envisagé, une image, une charge
émotionnelle : il n’y a pas d’évocation. C’est simplement le geste en tant que geste, le son en
759
CAULLIER, J., op. cit.
Un exemple de la représentation sonore de la trame du conte se situe au moment où la tragédie de la petite
fille s’annonce : au lieu de la mettre littéralement en scène (moyennant la représentation des personnages, d’un
texte dramatique, etc.), Lachenmann crée des « perturbations sonores » (des interventions enregistrées), qui
viennent déranger la musique produite par les musiciens présents sur scène et dans la salle. Dans la scène
« Aus Allen Fenstern » en particulier, la montée en tension se fait progressivement sur le plan sonore grâce aux
interventions sonores de la bande magnétique : l’on entend des bouts de phrases parlées, des fragments
rythmiques, un texte parlé par un homme qui raconte dans le silence presque complet des bribes de l’histoire de
la petite fille, une voix féminine qui énonce, comme dans une émission de télévision, des éléments éparses
d'une d’histoire de la colonisation, des sons provenant d'une personne qui change de stations de radio… Le tout
est ponctué par des sons instrumentaux ainsi que par des voix (« rrr »).
761
SARRAZAC, J.P., « Critique du théâtre », De l’utopie au désenchantement, Paris, Circé, 2000, p.63.
760
455
tant que son. En tant que théâtre postdramatique, l’œuvre de Kagel ne vise pas à représenter
une fiction : le théâtre devient processus, et non résultat. Il s’agit, dans les mots de
Lehmann, d’un théâtre dont les caractéristiques sont « davantage présence que
représentation, davantage expérience partagée qu’expérience transmise, davantage processus
que résultat, davantage manifestation que signification, davantage impulsion d’énergie
qu’information »762. Dans ce sens, le théâtre de Kagel est davantage matériel et réaliste, car
il n’évoque que lui-même.
« Somit entsteht Theater; Theater einer Musik, die ihren Rand schon immanent erreicht hat.
In diesem Sinn ist das musikalische Theater Kagels realistisch. Da Instrumentalisten ‘sich
selbst’ spielen, Aktionen übertreiben, Ursache und Wirkung oft durcheinander bringen, ist
Kagels ‘Instrumentales Theater’ oft mit dem absurden Theater verglichen worden. »763
Néanmoins, au contraire de Sonant, la théâtralité de Serenade ne se restreint plus à
une conception « présentationnelle » originelle du « théâtre instrumental ». Serenade ne veut
plus seulement mettre en scène des situations scéniques permettant de questionner le sens de
« faire de la musique ». Comme dans d’autres œuvres plus tardives, à partir des années
1980, Serenade met en scène le geste instrumental, mais se réapproprie en même temps un
matériau tonal et rythmiquement répétitif. Ce faisant, elle constitue un langage plus hybride,
qui rappelle celui du théâtre dramatique, dans le sens où il adopte une théâtralité plus
représentationnelle – tel est le cas, par exemple, des « sketches » présents à l’intérieur de
l’œuvre, où les interprètes réalisent des actions à l’aide de différents bouquets de fleurs764.
Sonant et dans Serenade, à l’image de l’ensemble de l’œuvre théâtrale de Mauricio
Kagel, possèdent une nature gestuelle765. Kagel y approfondit les rapports entre son, image,
geste et mouvement, alors qu'il y a peu d’usage de la parole766. Dans le cas de Serenade, rien
762
LEHMANN, H.T., op. cit., p. 134.
« Cela crée du théâtre, du théâtre musical, qui a déjà atteint son bord immanent. En ce sens, le théâtre
musical de Kagel est réaliste. Comme les instrumentistes jouent ‘eux-mêmes’, exagèrent leurs actions,
confondent la cause et l’effet, le ‘théâtre instrumental’ de Kagel a souvent été comparé à du théâtre de
l’absurde », dans : SACHER, R.J., Musik als Theater, Regensburg, 1985, p. 176.
764
De façon similaire, l’opéra Aus Deutschland (1981) de Kagel reprend des outils comme celui de « jouer un
rôle » et de l’« illusion scénique ».
L’importance musicale des mouvements des interprètes sur scène peut être mesurée à l'aune d'œuvres telles
que Staatstheater, où le mouvement des interprètes et l'étude de leur comportement sur scène font partie de la
partition et deviennent le « sujet du récit »
765
Ainsi, le geste et le mouvement sont traités selon des paramètres et procédures parfaitement musicaux, et
inversement, les sons sont ressentis en tant que gestes.
766
Le théâtre instrumental de Kagel est précurseur de ce genre - tendance du théâtre postmoderne, en vogue
dans les années 1970-1990. Par la suite, d’autres compositeurs – comme Wolfgang Rihm – ont recherché un
théâtre musical sans paroles. Son œuvre Seraphin date du début des années 1990, comme Serenade.
763
456
n’indique même qu’il s’agit de théâtre musical, il n’y a pas de mots ni de bribes de mots ; la
théâtralité de l’œuvre vient entièrement d’un langage gestuel, lié à l’expressivité du corps et
à la recherche acoustique que ces gestes et mouvements procurent.
Dans cette perspective, et à l’image du théâtre contemporain, le théâtre instrumental
de Kagel présente tous les performers sur scène de façon permanente. Cette présence « en
chœur » de tous les participants (même pendant les moments où ils ne sont pas actifs)
attribue à la performance, comme dans le théâtre pur, un caractère de chœur social.
Cette présence permanente de tous les interprètes sur scène est également une
caractéristique que l’on retrouve dans La Tragique histoire du nécromancien Hieronimo et
de son miroir. Georges Aperghis hésite ici entre volonté d’une représentation (quand les
interprètes parlent à la première personne, et représentent des personnages) et création d'une
forme de « récit à la troisième personne » (surtout dans l’apport de textes étrangers à la
narration).
C’est ainsi que la partition de La tragique histoire… suggère une mise en scène
intimiste, et n’attribue ainsi aucun rôle ni aucun personnage aux cinq interprètes.
Paradoxalement, quelque part ces cinq artistes présents sur scène se relayent les textes, les
actions et réactions attribués aux quelques personnages de l’œuvre767, sans les « incarner »
pour autant. Comme au sein du théâtre dit « populaire », les musiciens sont des personnages
en dehors de l’histoire, à la fois des narrateurs, à la fois simplement des « musiciens qui
jouent une œuvre d’Aperghis »768. En même temps, ils sont en soi ainsi aussi des
« personnages » (le luthiste en tant que tel, le marionnettiste en tant que tel), qui aident à
raconter l’histoire, qui font des commentaires (musicaux ou verbaux) sur tout ce qui se
passe sur scène, mais qui vivent aussi des petits conflits eux-mêmes (comme l’association de
la personne du marionnettiste au personnage de Don Giovanni ou Don Juan, inspiré de
Mozart et cité par Aperghis, ou celle de Donna Anna avec l’actrice I769).
767
Comme nous l’avons vu, ces personnages sont issus des deux trames principales qui constituent le
fondement de l’œuvre.
768
En réalité, la partition d’Aperghis ne suppose aucune mise en scène, et est presque conçue comme de la
« musique pure », si ce n’est que pour la présence d’un récit. Même le théâtre de marionnettes auquel la
partition fait référence ne semble pas être véritablement une proposition de mise en scène. Aperghis aurait
affirmé à Françoise Rivalland qu’une mise en scène avec des marionnettes aurait été impossible.
769
Selon Françoise Rivalland, qui a mis La tragique histoire... en scène trente ans après sa création, il y a une
trame interne à l’œuvre, établie entre les interprètes (le joueur de marionnettes et la cantatrice), qui se révèle
dans les interlignes du texte, notamment à la page 72 de la partition. Cf.
http://www.lebateaufeu.com/uploads/tx_inspectacle/DP_BF_HIERONIMO.pdf.
457
Pour souligner un jeu théâtral non répresentationnel, les quatre musiciens sur scène
se chargent également de jouer des instruments de percussion, généralement utilisés pour
réaliser des artifices sonores sur scène : le fouet, le lion’s roar, le tonnerre,…). Enfin, chaque
interprète possède une liste de consignes à suivre afin d’obtenir des effets souhaités par le
compositeur. Présentons ici la page d’introduction en exemple :
Exemple musical n. 160
La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir [partition], « Préface ».
© Editions Amphion/Durand
Dans ces œuvres (surtout celles de Kagel, Lachenmann et Aperghis) où la
« performance » tend à remplacer la « représentation », la guitare (ainsi que le guitariste)
jongle entre le fait de développer l’arsenal expressif typique de son langage (constitué de
toutes les actions, modes de jeu, gestes, mais aussi les images qui rappellent l’historicité de
la guitare et tout ce qu’elle « représente » culturellement) et celui de chercher à élargir le
spectre des possibilités de jeu et de formes d’expression.
VI.2.1 Lachenmann et le théâtre sans représentation
En mettant en valeur les gestes et la présence scénique des instrumentistes, le théâtre
musical de Lachenmann acquiert, presque comme une conséquence directe, deux nouvelles
dimensions : l’une picturale (le placement dans l’espace des musiciens) et l’autre
chorégraphique (leurs gestes dans l’espace). C’est pour cette raison que des œuvres telles
458
que …Zwei Gefühle… et Salut für Caudwell, qui ne sont pas au départ des œuvres
scéniques, peuvent néanmoins être données dans une perspective scénique.
Puis le seul opéra de Lachenmann s’oriente dans ce même sens, vers un théâtre non
dramatique, où la dimension théâtrale découle moins du concept classique de représentation,
que du rapport à l’instrument, à l’espace, au son, au geste instrumental et sonore. Selon
Martin Kaltenecker, « en majeure partie, l’orchestre et les actions scéniques représentent
ensemble ce qui se passe dans la conscience de la petite fille, comme si la salle d’opéra était
une sorte d’immense crâne imaginaire, à l’intérieur duquel évolueraient les sons et les
images d’un théâtre mental »770. D’un point de vue du choix esthétique de mise en scène,
l’auteur souligne que l’opéra de Lachenmann suit une tendance critique dans la tradition
brechtienne, mais aussi symboliste, liée au fait qu’il n’y a pas de « représentation » :
« l’opéra La Petite fille aux allumettes de Helmut Lachenmann combine des techniques
critiques (narrateur, insert d’autres textes qui commentent et interprètent l’histoire) avec une
absence de personnages sur scène, proposant deux axes possibles pour une mise en scène
»771.
Parmi les deux « lignes » principales de mise en scène décrites par Kaltenecker pour
l’opéra de Lachenmann (« critique » versus « symboliste »), nous voyons qu’il y a, depuis la
création, une tendance à retenir une mise en scène « symboliste », le sous-titre de l’opéra («
Musik mit Bilder », « musique avec tableaux ») révélant un caractère plastique, statique et
visuel. Les personnages sont alors souvent stylisés et traités comme des « silhouettes »,
selon un style de mise en scène assez répandu dans le théâtre post-dramatique.
La dimension chorégraphique de la musique de Lachenmann a été, à son tour,
extraordinairement étudiée et explorée par le chorégraphe Xavier Le Roy, qui examine alors
le potentiel scénique des gestes de l’instrumentiste lachenmannien, de la situation scénique
du concert, du rapport entre l’instrumentiste et son instrument – tout un questionnement qui
met en liaison cette musique avec le « théâtre instrumental ».
C’est dans ce genre de démarche que, d’après une commande de Peter Rundel du
Festival Wien Modern et du Tanzquartier Wien datée de juin 2004, Le Roy s’est lancé dans
un projet de création de théâtre musical à partir de l’œuvre de Helmut Lachenmann. Selon la
770
771
KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren, 2002.
KALTENECKER, M., dans : FERRARI, G., La parole sur scène, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 36.
459
proposition de Rundel, des œuvres comme Salut für Caudwell et « …Zwei Gefühle… »
Musik mit Leonardo étaient en effet potentiellement adaptées à une lecture théâtrale, du fait
de leur qualité scénique intrinsèque. L’écoute des pièces Pression et Grand Torso inspire Le
Roy, il y voit « l’importance accordée à la diversité d’utilisation des instruments et
l’attention portée aux diverses qualités des mouvements producteurs de sons »772.
Surmontant la difficulté du projet, les œuvres de Lachenmann laissant « très peu de marge
de manœuvre »773, Le Roy crée le spectacle Mouvements für Lachenmann en 2005, issu
d’une collaboration avec Bojana Cvejic et Berno 0do Polzer, puis More Mouvements für
Lachenmann en 2008. Ces spectacles montés par le chorégraphe ont été composés à chaque
fois d’un assemblage de différentes œuvres de Lachenmann, qui incluent Salut für
Caudwell, Mouvement (-vor der Erstarrung), le mouvement Schattentanz de Ein
Kinderspiel, Pression et Gran Torso.
Pour sa première commande, Le Roy a décidé de jouer sur « la part de théâtralité
déjà présente à l’intérieur de la musique de Lachenmann et plus généralement dans une
situation de concert », au lieu « d’illustrer, de commenter ou d’ajouter des formes narratives
à la musique (il aurait alors été difficile d’aborder cette dernière autrement qu’en rivalisant
avec elle, ce qui est un non-sens) »774. Ainsi, les mises en scène de Xavier Le Roy
s'apparentent presque à la présentation d’un concert ordinaire, mais avec une dimension
théâtrale et chorégraphique prononcée775 : il s’agit là d’un processus de déconstruction du
concert, de fragmentation suprême de la partition776.
Ce processus de déconstruction du « phénomène concert » est en soi une démarche
critique, qui dialogue avec l’esthétique lachenmanienne de « musique concrète
instrumentale » et de « déconstruction » et « reconstruction ». Xavier Le Roy choisit
d’amplifier les tensions originales des partitions de Lachenmann (entre le rapport tactile à
l’instrument et la notation musicale en tablature) vers d’autres tensions, comme celle qui est
née du décalage entre le visuel et l’auditif. Prenons comme exemple la mise en scène de
772
LE ROY, X., « Mettre en scène Salut für Caudwell », L’inouï, Paris, 2006, p. 125.
Idem, p. 130.
774
Idem, p. 130-131.
775
La mise en scène de Pression inventée par Le Roy en est un exemple remarquable, le violoncelliste ayant un
véritable rapport corporel et physique avec son instrument. A l’aide du chorégraphe, il crée une incontestable
danse avec le violoncelle, dans la recherche des différents sons.
776
Cette démarche s’approche de ce que nous avons pu voir des œuvres de Mauricio Kagel.
773
460
Xavier Le Roy pour Salut für Caudwell777 : au lieu des deux guitaristes recquis par la
partition, le chorégraphe en a employé quatre : les duos formés par Gunter Schneider et
Barbara Romen (qui, derrière deux paravents, jouaient la guitare selon les indications de la
partition), et par Tom Pauwels et Günther Lebbing (qui, dès les premières répétitions,
« produisaient une fascinante danse des mains et des bras, dans laquelle une partition
musicale parvenait à structurer précisément un espace et à construire une chorégraphie »)778.
Les guitaristes cachés derrière les paravents reproduisaient sur leurs instruments les gestes et
les sons envisagés par Lachenmann dans sa partition, tandis que le duo visible exécutait,
assis, une chorégraphie gestuelle sans instruments qui dialoguait en playback avec la
partition et avec les sons émis par l’autre duo. Dans ce dialogue, il y avait forcément toute
sorte de rapport, qui allait de l’imitation chorégraphique des gestes producteurs des mêmes
sons entendus en direct, jusqu’aux gestes instrumentaux décalés dans le temps (soit
anticipés, soit retardés) par rapport à ce qu’on entendait, en passant par des gestes totalement
extra –instrumentaux et des passages statiques. En partageant, en même temps, le texte de
Caudwell entre les quatre guitaristes, le dispositif créé par le chorégraphe résulte en un
décalage permanent entre ce que le public voyait et ce qu’il entendait. Ce décalage a été
l’outil trouvé par Le Roy pour renforcer le questionnement lachenmannien au sujet du geste
instrumental. Dans une note de travail datée du 20 juin 2004, Xavier Le Roy écrit à propos
de son écoute de l’œuvre :
« Il me semble que la musique de Helmut Lachenmann, tout au moins Salut für Caudwell,
est écrite pour être vue aussi bien qu’entendue (…) il y avait en même temps un
détournement de l’expérience de l’écoute. Comme si le son ne suffisait plus à lui-même
comme expérience esthétique. En manipulant l’objet produisant la musique – ici la guitare -,
(…) il s’agit de travailler sur le lien entre les mouvements et les sons. (…) Il y a de plus une
claire volonté de transformation des conventions liées à la situation de concert. (…) Pour
prolonger les idées du compositeur dans le dispositif d’une représentation théâtrale, il faut
peut-être rendre des choses visibles pour les rendre audibles (autrement) (…) En enlevant la
fonction du geste il restera la représentation (faire comme s’il y avait l’instrument). Il ne
s’agit pas de faire de la pantomime et il ne faudra évidemment pas aller vers une parodie
mais au contraire essayer de se tenir au plus près du geste produit par la composition – le
geste qui devrait produire le son voulu si l’instrument, l’extension du corps du musicien,
était là. Souligner les aspects chorégraphiques : peut-être est-ce le chemin pour transformer
la musique en théâtre ? »779
777
Cette mise en scène de Salut für Caudwell a été notamment donnée au Festival Agora à Paris en 2006,
concert auquel nous avons assisté.
778
LE ROY, X., op. cit., p. 127.
779
LE ROY, X., op. cit., p. 125-126.
461
VI.3 Une musique instrumentale « pure » ?
Nous l’avons vu, les œuvres avec guitare étudiées de Sylvano Bussotti, Georges
Aperghis, Hans Werner Henze et Helmut Lachenmann ont un texte littéraire comme point
de départ. En soi, c’est un premier indice d’une « musique impure », marquée par
l’influence dramatique, rationnelle ou expressive d’un contenu narratif, descriptif ou d’une
réflexion intellectuelle780.
Maurico Kagel emprunte un autre chemin dans Sonant et Serenade : il envisage de
composer une musique qui, tout en étant « pure », possède en même temps une forte
théâtralité. Réciproquement, même la musique de Kagel qui n’est pas appelée « théâtre
musical » ou « théâtre instrumental » recherche les rapports entre l’écriture strictement
musicale et une esthétique extramusicale.
« J’ai presque toujours composé de la ‘musique pure’ qui peut être mise en place
théâtralement et non pas de la musique de scène qui, éventuellement, serait valable comme
‘musique pure’. »781
Sa musique « pure » se caractérise, à l’exemple de Sonant et Serenade,
particulièrement en ce qui concerne la guitare, par un jeu instrumental poussé, qui explore
de nouvelles possibilités sonores.
780
En effet, la musique dite « impure » emprunte très souvent son impureté de la présence, plus ou moins
explicite, d’un texte subsidiaire, aux sujets les plus divers. Dans la tradition musicale et littéraire occidentale,
ce phénomène est évidemment très naturel, étant donnée la tendance à la linéarité et à la narration de notre
culture.
781
KAGEL, M., « Les perturbations organisées » Acanthes An XV [livret du festival], 1981, Villeneuve-lèsAvignon/ Fondettes, Van de Velde, pp. 77-84.
462
VI.3.1 La « musique concrète instrumentale » de Helmut Lachenmann
Helmut Lachenmann part de principes très opposés à ceux de Kagel mais, comme
lui, se penche sur une nouvelle source de théâtralité, qui naît d’un intérêt purement musical :
son intérêt se recentre davantage sur le rapport à l’instrument. Ainsi dès les années 1970 le
compositeur crée son concept de « musique concrète instrumentale », voulant mettre à nu le
processus de production sonore à partir des instruments traditionnels à travers le toucher et
un rapport tactile. Dans son interrogation sur l’instrument, Lachenmann introduit les idées
de le « préparer » ou « compléter », de le manipuler comme un objet, et enfin de
« construire » un nouvel instrument.
Ce dernier processus permet ainsi à Lachenmann de « reconstruire » les instruments
de musique afin de leur ajouter des capacités nouvelles de production de sons. Selon le
principe de la « musique concrète instrumentale », Lachenmann dissèque et finit par
déconstruire le geste instrumental même, en réinventant de manière expressive son
processus mécanique et en révélant l’effort physique exercé par le musicien instrumentiste.
« Mes dernières œuvres partent d’un élément du monde sonore qui a toujours fait partie
intégrante de l’expérience musicale, mais seulement dans des cas d’extrême réalisme et que
l’on néglige plutôt, bien que l’effet de la musique en dépende profondément. Il s’agit du son
en tant que résultat caractéristique et signal de sa production mécanique, ainsi que de
l’énergie employée à ce moment, avec plus ou moins d’économie. Alors que dans la
pratique musicale courante, cet effort doit rester discret pour que le son résonne de la
manière souhaitée (…), j’aimerais tenter de renverser ce rapport causal : laisser résonner un
son afin de faire entrer dans la conscience l’effort (du musicien comme de l’instrument) qui
est à sa source, donc enclencher une déduction de l’effet sur la cause. Cet effet va d’ailleurs
de soi avec les bruits de la vie quotidienne et n’est donc pas tributaire – voilà qui me séduit
tout particulièrement – de la ‘culture’ ou des ‘connaissances musicales’ de tel ou tel
auditeur. Il s’agit ainsi de ‘musique concrète’ – à la différence près, et qui est fondamentale,
que celle-ci veut intégrer les bruits quotidiens à l’écoute musicale, alors que je veux quant à
moi profaner le son, le démusicaliser en le présentant comme résultat direct ou indirect
d’actions et de processus mécaniques, afin de jeter les bases d’une compréhension nouvelle.
Le son comme protocole acoustique d’une certaine quantité d’énergie employée sous
certaines conditions : c’est un aspect qui a toujours joué un rôle, fût-ce de manière
inconsciente, et même dans le cadre de l’instrumentation classique »782.
C’est ainsi que la « musique concrète instrumentale » veut démasquer le processus de
production sonore et l’effort et l’énergie fournis par l’instrumentiste. Grâce à cette
782
LACHENMANN, H., dans : KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren,
2002, pp. 45-46.
463
préoccupation sur les actions instrumentales elles-mêmes, l’esthétique de Lachenmann est
proche des ambitions expressives du « théâtre instrumental » de Mauricio Kagel, qui était
également obsédé par l’idée de rendre expressif le processus technique, physique et
mécanique de production du son. Comme l’on voit, l’« effort humain » est la figure centrale
du théâtre de Helmut Lachenmann ou de Mauricio Kagel ; à partir de là, l’instrument – et la
guitare en est un exemple – devient le lieu même du théâtre. C’est enfin à partir de
l’instrument et des rapports infinis que l’être humain peut établir avec lui, que naît ce
« théâtre pauvre ».
La valorisation du geste instrumental est un objectif hérité vingt ans après de la
« musique concrète instrumentale » par …Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern, qui explorent la guitare en tant qu’objet susceptible de produire des sons et
des bruits, même les plus inattendus.
Cette investigation systématique et intensive de l’instrument de musique passe aussi
chez Lachenmann par sa « sous-utilisation », un phénomène qui est parfaitement illustré
dans l’exemple de la partie de guitare de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern783. Ainsi (et
au moins en apparence), Lachenmann n’explore pas réellement les moyens techniques qui
font le plus d’« effet » à la guitare, ni ses « ressources » les plus « célèbres ». Mais sous
cette apparente « sous-utilisation » que fait le compositeur des instruments de musique se
cache une démarche révolutionnaire et profonde, à travers laquelle il reconstitue un langage
instrumental (notamment pour la guitare) dans une nouvelle perspective. Le jeu guitaristique
chez Lachenmann, basé sur la gestualité instrumentale elle-même, n’est de fait pas toujours
virtuose et ses interventions sonores dans l’ensemble sont souvent plus coloristiques que
motiviques, puisqu’elles fournissent au résultat sonore général une qualité de timbre
particulière. Les multiples sons et gestes sonores que Lachenmann parvient à extraire de la
guitare, fondus dans la masse orchestrale, aident à créer des sonorités étonnantes et, par
conséquent, à raconter l’histoire sonore de la petite fille aux allumettes.
783
Voir pages 406-407.
464
VI.3.1.A La question de l’écoute
C’est ainsi que l’opéra de Lachenmann attire l’attention sur la structure musicale
elle-même. Dans …Zwei Gefühle… et La petite fille aux allumettes, Lachenmann fait de la
« musique concrète instrumentale » le véritable narrateur d’un théâtre où le drame est
devenu statique, où il n’y a pas d’action ni de représentation. L’auditeur se voit offrir une
expérience sensorielle, qui lui permet d'appréhender les histoires racontées. C’est ainsi que
certains tableaux de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern montrent clairement un usage
innovateur de la guitare ainsi que des autres instruments, de la voix, du langage et de
diverses sources sonores, tous traités comme des instruments concrets de musique.
En suivant le principe de créer un théâtre « non représentationnel », basé sur l’idée
d’une « musique visuelle », Das Mädchen mit den Schwefelhölzern constitue un véritable
enchaînement de peintures sonores et de gestes sonores chargés en contenu imagétique. Le
sous-titre de l’opéra est bien choisi ; les tableaux qui se succèdent fournissent une image
acoustique de ce que le texte veut transmettre784.
L'œuvre multiplie les repères visuels-acoustiques : les frissons de froid de la petite
fille, le son ouaté de ses pas en pantoufles dans les rues, le son craquant de la glace… Autant
de sensations et d'images, visuelles, physiques, qui sont évoquées de façon sonore. Par
opposition, l’écoute chez Lachenmann est aussi « orientée » visuellement par les
mouvements générés sur scène à partir de l’exécution instrumentale de la partition, comme
dans le « théâtre instrumental ».…Zwei Gefühle… en donne un exemple à la mesure 62,
quand le pianiste plaque un cluster, en même temps qu’un assistant doit ouvrir le couvercle
du piano, pour permettre une plus grande diffusion du son :
« Sur le disque, cet effet passe presque inaperçu. Mais dans la situation du concert, la
présence du geste théâtral attire l’écoute sur le phénomène »785.
784
Prenons comme exemples les trois premiers « Ritsch » mis en musique dans la deuxième partie de l’opéra,
qui évoquent quelque chose de magique. La flamme des allumettes, démarrée en « ritsch », est représentée à
travers le geste sonore d’une masse instrumentale et chorale puissante, et d’un crescendo rapide et brillant vers
les aigus. Le geste sonore « Ritsch » représente ainsi une même image acoustique, qui revient à trois reprises
pour enfin aboutir au tableau « Kaufland », une sorte de « portrait sonore de la beauté », d’où les sons
résonants et enchanteurs.
785
POZMANTER, M., op. cit., p. 18.
465
L’idée véhiculée dans le sous-titre de l’opéra, « musique avec images », fait donc
appel à la notion de « portrait sonore », mais aussi à une envie de mettre la musique et la
scène (les images visuelles) en dialogue. Dans ce même sens, Lachenmann emploie la
guitare en lui accordant un traitement qui renouvelle en permanence ses possibilités sonores
et gestuelles/visuelles dans un rapport doublement réciproque786.
VI.3.2 : Musique pure / musique « impure »
Dans les œuvres étudiées, l’on observe que l’écriture instrumentale est directement
atteinte, transformée et influencée par l’envie que possède chacun des compositeurs à leur
propre manière de retrouver le potentiel rhétorique, expressif et gestuel de la musique. À
partir de ce constat, notre objectif est de savoir en quoi la musique pour guitare peut être
chargée en « affects », surtout lorsqu’elle est entendue à l’intérieur d’une œuvre scénique.
Le rapport du compositeur de musique savante au fait théâtral ne se fait pas sans une
véritable et longue réflexion esthétique ; tandis que certains sont convaincus dans leur choix
d’une musique en parfaite symbiose avec le théâtre, la danse et les arts plastiques, d’autres
comme Lachenmann et Kagel veulent que la théâtralité soit générée à l’intérieur du son luimême, et du rapport physique à l’instrument de musique. Néanmoins, l’idée de l’existence
d’une musica pura ne semble convaincre Aperghis, qui se dévoue depuis le début de sa
carrière à des créations multiartistiques :
« Ce que nous voyons, ce que nous entendons (toutes ces portes, ces entrées, ces seuils, ces
passages, ces rideaux, ces coulisses, ces côtés, ces avers, ces revers, ces endroits et leurs
envers), existe-t-il non seulement dans l’opéra – qui plus est : dans un opéra filmé -, mais
aussi dans la musique absolue, dans la musique dite ‘pure’, dans ce monde des sons intacts
(c’est-à-dire intouchés par les images et les mots) qu’a inventé le premier romantisme
allemand ? »787.
De même, Bussotti et Henze affirment avec certitude la « vocation théâtrale » de leur
musique. Henze se dit être un musicien lié au théâtre, ce qui peut facilement se constater ne
serait-ce qu'en parcourant sa gigantesque production d’opéras, de théâtre musical, de ballets,
de musique de film… En effet, sa musique est essentiellement théâtrale, elle vise une qualité
extra-musicale gestuelle et sémantique.
786
Dans Salut für Caudwell par exemple, le compositeur renouvelle une caractéristique historique de la guitare,
qui est celle de son rôle d’ « accompagnement » de la voix.
787
APERGHIS, G., SZENDY, P., Wonderland, Paris, Bayard, 2004, p. 60.
466
« Le théâtre est vraiment mon domaine, parce que pour moi la sorcellerie, la magie, la
mascarade, l'exclamation, le pathos et la bouffonade rejoignent d'une certaine manière la
musique, tout en permettant de clarifier la "direction" du cours de la vie »788.
Certes, au regard des actions instrumentales et scéniques purement gestuelles du
percussionniste de We come to the river, l’écriture instrumentale possède des affinités avec
le genre du théâtre instrumental développé par Kagel, mais elle ne fonctionne pas en tant
que théâtre instrumental pur, car elle s’insère dans un contexte dramatique, et continue à
« raconter l’histoire ».
Henze suit ainsi dans We come to the river un modèle basé sur celui du théâtre
dramatique, une idée du théâtre en tant que représentation d’un univers fictif. C’est pour
cette raison que, dans toutes les références qui se croisent dans les voix polyphoniques et
entre les scènes, Henze cherche toujours un sens. En même temps, Henze s’amuse à
transformer ces notions en son pur, en jeu esthétique pur, théâtral et sonore.
“It’s not a piece that you understand in only one hearing, there is so much information; his
purpose was to create the sound of what is happenning when a person is mad, there are
thousands of things going on on your brain. That’s what he wanted to show in the 4th scene,
for exemple.”789
La qualité gestuelle de ses compositions tire son origine du théâtre de Brecht, où la
musique exprime en même temps un comportement individuel, traduit musicalement dans
ses mélodies et couleurs, en même temps des manières et des attitudes sociales (ce que
Brecht appelle un gestus).
“My music is impelled towards gesture, concreteness, visualisation. It sees itself as drama,
as something that inwardly belongs to life, and could not exist in tidy abstinence or in the
private domestic realm.”790
788
„Das Theater ist wirklich meine Domäne, weil Zauberei, Magie, Maskerade, Exklamation, Pathos und
Bouffonade sich mir auf eine Weise zu der Musik gesellen, die es ermöglicht, die ‚Richtung’, in die das Leben
läuft, zu verdeutlichen.“, HENZE, H.W., Essays, Mainz, Schott, 1964, p.108.
789
« Ce n’est pas un morceau que vous comprenez dans une seule écoute, il ya tellement d'informations; son
but était de créer le son de ce qui se passe quand une personne devient folle ; il ya des milliers de choses qui se
passent dans son cerveau. C’est ce qu’il a voulu montrer à la 4e scène, par exemple », dans : NIELSEN, E.,
[Interview], Dresde (Allemagne), 12.09.2012.
790
« Ma musique est poussée vers le gestuel, le concret, la visualisation. Elle se considère comme du théâtre,
comme quelque chose qui appartient intérieurement à la vie, et qui ne pourrait pas exister dans l’abstinence ou
rangée dans la sphère domestique privée », dans : HENZE, H.W., Music and Politics, London, Faber and
Faber, 1982, p. 230.
467
La qualité sémantique de la musique de Henze, par contre, résulte d’un travail
collectif intense au côté de ses librettistes. Seules dans des œuvres comme El Cimarron ou
dans la partie purement instrumentale du percussionniste de We come to the river, grâce à un
travail auprès des interprètes – qui ont partagé un processus créatif soit d’improvisation soit
de mise en scène collective –, Henze a pu s’approcher d’une idée de théâtralité née en
dehors d’un rapport au texte.
Enfin, grâce à l’importance accordée à l’improvisation au sein des parties vocales
et instrumentales des œuvres de Henze, nous pouvons constater que leur théâtralité
instrumentale naît aussi de l’influence de l’interprète sur la forme finale de l’œuvre. Dans la
partition de We come to the river il y a des passages notés d’une manière très libre, avec des
graphiques les plus « abstraits ». Ces passages, qui épousent des formes de musique
aléatoire, réduisent drastiquement l’intervention du compositeur dans le résultat sonore final.
“Oft sind nur Töne angegeben: Lautstärke, Phrasierung und Rhythmus sollen da von den
Spielern selbst erfunden werden, die somit praktisch an der Komposition beteiligt
werden“791.
À son tour, Sylvano Bussotti essaie, dans son théâtre et particulièrement dans
Lorenzaccio, de réunir tous les ingrédients de l’opéra en cherchant un rapport de fusion et
nourrissant une nouvelle forme utopique de théâtre « total », non très éloignée des idées de
la Gesamtkunstwerk de Wagner. Le compositeur déclare dans une interview accordée à
Ivanka Stoianova :
« Je crois que je suis déjà profondément entré dans l’art de faire de théâtre avec de la
musique. Je cherche cela depuis des années. Dans Lorenzaccio d’après Alfred de Musset,
dans La Passion selon Sade d’après des textes de Marquis de Sade et Louise Labbé j’avais
déjà essayé d’atteindre une fusion maximale du mot prononcé, du geste de l’acteur ou du
danseur et du mot chanté (donc du geste du chanteur). Ceci est valable aussi pour les
instruments de l’orchestre qui accompagnent habituellement le chant, pour les chœurs, pour
tous les éléments, qui forment ensemble le Gesamtkunstwerk »792.
791
« Souvent seules les hauteurs sont données: le volume, le phrasé et le rythme doivent être imaginés par les
interprètes eux-mêmes, qui sont ainsi impliqués de manière pratique dans la composition », HENZE, H.W.
« Angaben über die Musik », dans : HENNEBERG, C. H., El Cimarrón : Ein Werkbericht, Mainz, Schott,
1971, p. 40.
792
Interview avec Sylvano Bussotti du 10.6.2000 au Théâtre Brancaccio à Rome, dans : STOIANOVA, I.,
Entre détermination et aventure, Paris, l’Harmattan, 2004, p. 267.
468
Avant de se lancer dans la composition de son opéra, Helmut Lachenmann luimême se croyait un compositeur de « musique pure », profondément concerné par la
question de l’ « observation acoustique ». Son opéra hérite directement de cette pensée ainsi
que de son esthétique de « musique concrète instrumentale ». La théâtralité chez ce
compositeur naît précisément à partir de l’écoute et du son. Comme dans Le grand macabre
de Ligeti, « ce n’est pas la musique d’un opéra qui est jouée, mais un opéra qui se déroule à
l’intérieur de la musique »793.
C’est dans ce sens que Lachenmann emploie dans Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern des sons évocateurs d’« événements naturels » dont l’origine est quelque
part « banale » : le bruit d’allumer une allumette ou un moteur et le bruit de sabots qui
claquent. Ce sont des sons suggestifs, chargés en contenu référentiel, mais qui ne visent pas
une esthétique représentative. Lachenmann voit ses « sonorités naturalistes » comme une
forme de musique presque « pure » (puisque fondée sur le son) ; mais en même temps
théâtrale et gestuelle (puisque fondée, parallèlement, sur les gestes instrumentaux qui
génèrent ce son) et, de surcroît, narrative (puisque employant des sonorités chargées en
connotation comme moyen de raconter l’histoire).
« On m’a d’ailleurs fait remarquer que la deuxième partie était extrêmement imitative ou
illustrative. Mais je pense que je profite pas seulement du caractère naturaliste des sons, là
où ils provoquent par eux-mêmes des associations d’images. Par exemple, la sonorité
consonante et ‘chaude’ au moment où surgit le poêle n’est pas symbolique : c’est la mise en
scène acoustique de vibrations harmoniques que le corps ressent, et qui sont ensuite
modifiées. (…) Alban Berg faisait preuve d’une très grande sagesse à cet égard, lui qui
savait intégrer des sonorités historiques dans sa musique aussi bien que des sons extraterritoriaux, ce que Webern et Schönberg n’ont jamais osé faire »794.
De la même façon que l’opéra, ...Zwei Gefühle... est une musique capable
d’évoquer un contenu narratif extrait d’un texte795. Ce qui est particulier chez Lachenmann,
c’est la manière avec laquelle ce contenu est représenté uniquement sur le plan sonore, de
façon à situer le langage de ce compositeur à mi-chemin entre la « musica pura » et la
« musica impura ».
793
POLLOLI, François, dans : FERRARI, G., Pour une scène actuelle, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 6.
LACHENMANN, « Les sons représentent des événements naturels », dans : Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern [programme de concert], 2001, p. 41.
795
Dans la dernière partie de cette pièce, par exemple, Lachenmann « représente » la hésitation et la peur d’un
explorateur devant l’entrée d’une caverne par une texture musicale remplie de silences et trous.
794
469
En outre, quoique ...Zwei Gefühle... soit considéré comme une œuvre de musique
de chambre, la prononciation du texte, faite par les récitants et ponctuellement par les
instrumentistes selon une cadence non naturelle, est en même temps théâtrale.
En opposition, Kagel se méfie du procédé de transposition sonore d’un texte, ainsi
que de toute démarche visant à obtenir une « signification musicale » ; selon lui, les
symboles musicaux ont toujours été en lien avec la musique religieuse, pour son usage
même, et par le besoin de créer des « allégories ». Il considère que les processus
d’illustration musicale d’un texte796 conduisent plus à un appauvrissement du langage
musical qu’à son enrichissement.
De fait, la question des « affects » musicaux n’a pas cessé d’interroger les
compositeurs contemporains, surtout lorsqu’ils essayent de comprendre comment leur
musique, dont les instruments et les instrumentistes qu'ils prévoient dans leurs compositions,
peut dialoguer avec la tradition théâtrale.
Pour notre étude, il nous intéresse de savoir plus particulièrement comment la
guitare, en relation avec les autres instruments et les voix, peut construire un discours sonore
impacté (ou pas) par l’idéal des « figures musicales », par certains motifs sonores, plus ou
moins fondés sur ses caractéristiques, et pouvant fonctionner comme un outil pour construire
une forme narrative.
VI.3.3 Les « affects musicaux » dans la musique concrète instrumentale : figures musicales
et couleurs sonores comme formes de « représentation »
La « théâtralité » recherchée par nos cinq compositeurs est ainsi à chaque fois
envisagée autrement : elle peut être liée à un texte littéraire, elle peut être liée aux gestes
physiques des instrumentistes envers leurs instruments, elle peut naître de la situation
scénique elle-même, d’un jeu ludique entre les interprètes, elle peut avoir son origine dans
une conception wagnérienne d’art total (où la musique est mise en relation avec d’autres
domaines artistiques), ou elle existe directement par le biais du matériau sonore. Dans ce
dernier cas, l’expressivité théâtrale se traduit, comme à l’époque des « affects musicaux »
796
KAGEL, M., Parcours avec l’orchestre, Paris, Éditeur L’Arche, 1993, p. 102.
470
baroques, par des « figures » sonores, dont la mission représentative devient un sujet de
discussion ambigu et passionnant.
Nous avons dit que, avec sa « musique concrète instrumentale » (qui élargit le
potentiel du son instrumental sans faire appel à des méthodes « artificielles » ou
électroacoustiques), Lachenmann crée un type propre de musique gestuelle capable de
générer une théâtralité en dehors de l’idée de représentation. Il s’agit d’une capacité du son à
produire, seul, des sensations physiques concrètes chez l’auditeur.
Le potentiel évocateur de la musique de Lachenmann et sa qualité gestuelle peuvent
être ainsi le reflet d’une tendance « figuraliste », à la manière, nous venons de le dire, de la
musique baroque qui employait des figures musicales traduisant des idées, des images et des
sentiments extra-musicaux. En effet, la musique de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern
est aussi basée sur des « figures musicales », non pas d’un point de vue tonal, mais selon une
conception pure du son (elle possède, comme le décrit Caullier, une capacité particulière
d’évoquer des sensations, affects et éléments de la narration797). En même temps, la qualité
gestuelle de cette musique ne conditionne pas son écoute, puisqu’elle n’est pas une musique
à programme, et offre à l’auditeur une certaine liberté d’écoute.
Il est par ailleurs remarquable que l’acception personnelle de Lachenmann au sujet
de la gestualité de la musique échappe à une idée traditionnelle de geste musical, héritée de
la rhétorique baroque. Pour Lachenmann, la conception du matériau musical basé sur les
affects est seulement un de ses aspects, un aspect qui est conditionné par un état d’esprit
émotionnel et par des conditions sociales, historiques et conventions linguistiques préétablies798. En effet, Lachenmann s’oppose philosophiquement à la doctrine baroque des
affects, à laquelle il préfère la doctrine de l’« aspect », comme lui-même explique :
« La culture musicale bourgeoise comprend la musique comme un art de l’expression,
comme un moyen de refléter et de communiquer des sentiments qui, au sein d’un certain
langage musical en vigueur, sont déclenchés par des processus et des gestes destinés à
communiquer des affects : soit, en termes démodés : à toucher nos cœurs.
Le concept d’ ‘aspect’ désigne au contraire la disposition esthétique du langage musical luimême, en tant qu’elle est au fondement d’une œuvre. Cette disposition se communique
indirectement par des propriétés stylistiques qui sont à la fois caractéristiques d’une époque
et de l’idiome d’un compositeur, voire de son artisanat personnel et volontaire ; il ne s’agit
797
CAULLIER, J., op. cit.
C’est ainsi qu’elle reflète un style, une époque, une manière de voir la musique, lié à la musique tonale de la
période baroque.
798
471
donc pas seulement d’une écriture acquise de manière inconsciente, mais aussi, pour
employer cette image, d’un vêtement et d’une manière de vivre sciemment choisis »799.
Le type de « gestualité musicale » que cherche Lachenmann, et qu’il nomme
« aspect », va au-delà de l’émotion, et cherche à sa place une expression plus
authentique800 ; il permet en outre une réception moins passive de la musique. C’est ainsi
que des objets sonores distincts sont confrontés dans Das Mädchen mit den Schwefelhölzern
pour mettre en valeur leurs propres caractéristiques acoustiques, ce qui finit par générer une
musique à grand pouvoir suggestif. Comme conséquence, la musique de Das Mädchen mit
den Schwefelhölzern emploie certains « motifs figuralistes », certaines sonorités qui
rappellent et évoquent des bruits censés faire le lien avec l’histoire racontée.
Evoquons comme exemple d’une nouvelle « gestualité musicale », le début de
l’opéra, très descriptif, qui n’est pas mis en musique d’un façon sémantique ; au contraire, le
texte de Lachenmann est intensément trafiqué et devient pratiquement impossible à suivre
de manière linéaire. Le motif du « froid » y est en même temps évoqué dans le texte
déconstruit et distendu801, en même temps représenté par la musique instrumentale. C’est à
travers les sensations corporelles de l’enfant, transformées en sensations auditives, que le
spectateur ressent son vécu. À nouveau, il s’agit d’une description sonore fondée sur un
paramètre nouveau qui est celui des sensations et en particulier celle du froid.
De façon similaire, une « chasse aux pantoufles » (8e tableau de l’opéra) est
représentée instrumentalement par de grandes gammes et glissandos. Le scénario se conclut
par l’ascension de la petite fille vers la grand-mère dans le ciel, ce qui est représenté par des
gestes musicaux ascendants et transcendantaux. Ces gestes sonores sont un parfait exemple
du degré selon lequel le jeu instrumental devient le lieu du jeu théâtral.
799
LACHENMANN, H., « L’aspect et l’affect », dans : Festival d’automne à Paris [notes de programme], p.
11.
800
LACHENMANN, H., Affect and Aspect, p. 4-5.
801
Dans le premier tableau de l’opéra, l’on reconnaît seulement certaines syllabes, bruits vocaux, certains sons
de la langue. Lachenmann décompose les mots en donnant plus d’importance à certaines consonnes et en
explorant davantage leur sonorité. Tel est le cas de l’exploration des consonnes « f » et « s » du mot « Füsse »,
les pieds gelés de la petite fille.
472
VI.3.4 Le « Erstarrung » en tant que figure musicale emblématique de la musique de
Lachenmann
« Il n’y a pratiquement aucune de mes pièces récentes dont la forme ne dérive vers un point
où la musique fait du surplace en un mouvement circulaire et obstiné, et où rien ne paraît
indiquer une nécessité d’ « aller plus loin » »802.
Un des gestes les plus importants de …Zwei Gefühle… et Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern, ainsi que d’une manière générale dans toutes les œuvres de Lachenmann,
est l’ « Estarrung ». Il s’agit d’un moment de stagnation ou d’un « geste figé » qui présage
dans le discours la proximité de sa désagrégation ou de son arrêt. La « désintégration » du
discours pourrait par ailleurs être vue comme le but esthétique principal de l’« Erstarrung ».
Pour Laurent Feneyrou, il y a même un rapport idéologique entre le fait de décomposer le
langage, et l’incorporation d’un geste politique subliminal803.
L’ « Erstarrung » se présente souvent sous la forme d’un ostinato, comprenant la
plupart du temps des accords répétés qui tournent en rond : c’est une sorte de
« solidification »804, qui s’adapte parfaitement dans Das Mädchen mit den Schwefelhölzern à
la sensation de froid et de gel. Grâce à cette répétition obstinée, l’ « Erstarrung » permet de
réveiller et révéler l’écoute.
« Un objet sonore, issu de la profusion précédente, est isolé et exploré par le biais de la
répétition identique de cet objet. Ces ‘sillons fermés’ sont notés par une simple indication de
répétition d’une mesure particulière, avec un nombre de répétitions plus ou moins
défini »805.
La « musique qui se fige » est ainsi un des gestes les plus forts de la musique de
Lachenmann. Dans Mouvement – vor der Erstarrung, l’opposition entre le mouvement et la
fixation en musique constitue l’argument même de l’œuvre.
Pour citer quelques exemples de cet Erstarrung, l’un des plus révélateurs est la
texture sonore produite par le frottement des deux plaques de polystyrène dans Das
802
LACHENMANN, H., « Struktur und Musikantik », Musik als existentielle Erfahrung, Wiesbaden,
Breitkopf und Härtel Insel Verlag, 1996, p. 158.
803
FENEYROU, L., « Griffhand, Introduction à Salut für Caudwell de Helmut Lachenmann », dans : L’inouï
n.2, Paris, 2006, p. 124.
804
Erstarrung, en allemand.
805
POZMANTER, M., op. cit.p. 15.
473
Mädchen mit den Schwefelhölzern au 12e tableau (Hauswand 2), là où la partition de
Lachenmann indique : „ganz starr“806.
Dans …Zwei Gefühle… ainsi que dans l’opéra, il y a un « Erstarrung » qui se situe
vers la fin de l’œuvre, dans une partie conclusive et ralentie, caractérisée par la présence de
longs silences, de gestes d’hésitation, mais aussi par un long et lent démantèlement du
discours.
Le « Erstarrung » est également présent dans Salut für Caudwell. Dans deux
moments distincts de cette oeuvre de Lachenmann pour deux guitares, la fixation du
discours, qui finit par orienter l'ecoute de l'oeuvre, se donne sur deux actions instrumentales
typiquement guitaristiques: une séquence soudaine de pizzicati en ostinato représentant des
salves d’honneur pour Caudwell
807
, et un passage en rasgueado, une action instrumentale
qui, comme nous avons vu, est typique de la guitare espagnole. Voici le premier exemple :
Exemple musical n. 161
Salut für Caudwell [partition], mesures 281-282.
© 1977 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
806
Voir page 188.
KALTENECKER, M., dans : FENEYROU, L., Résistances et utopies sonores, Paris, Publication CDMC,
2005, p.186.
807
474
VI.3.5 Le geste instrumental et le son : Helmut Lachenmann et Mauricio Kagel
Lachenmann et Kagel partagent une même préoccupation pour la conception du son
lui-même, mais aussi pour sa perception (« observation acoustique » pour Lachenmann808).
Le son devient la matière de la composition et, par conséquent, un objet autonome.
En développant le potentiel sonore des objets et des instruments, préoccupée par les
jeux et modes de production sonore des instruments, en voulant démasquer l’effort physique
qu’ils demandent, la musique de Lachenmann s’approche du « théâtre instrumental » de
Kagel. Face à leurs compositions, l’interprète est forcé de renouveler son rapport à
l’instrument et de multiplier les manipulations inédites.
Pour autant, quoique Lachenmann admette une certaine similitude entre les
caractéristiques de sa musique et celles de Kagel, il veut toutefois aller au-delà du projet de
« théâtre instrumental », en cherchant l’origine du processus même de production sonore, en
faisant de ce déclencheur physique l’objet même de sa musique « concrète instrumentale ».
C’est ainsi que Lachenmann ne s’identifie pas directement au genre inventé par Kagel,
puisque la théâtralité de sa musique (spécialement de son opéra) naît d’un rapport de
questionnement de l’instrument et de ses propriétés acoustiques. Chez Lachenmann, il n’y a
pas, comme souvent c'est le cas au sein du « théâtre instrumental », de notion ludique
parallèle, ni d'importance accordée à la dimension visuelle.
« Cependant, une musique qui conçoit et opère avec le son dans cette perspective, exige une
technique d’écriture découlant strictement de lui et elle produit alors nécessairement ses
propres formes sonores ; voilà qu’il est encore très difficile de développer, parce que cela
n’a pas encore été vraiment abordé. Même les œuvres de théâtre instrumental que l’on
connaît déjà ont plutôt négligé et enfoui cet aspect, au profit d’antithèses qui s’opposaient
aux aspects anciens. Sacs en papier qu’on fait éclater, bouteilles cassées, chant étouffé – tant
que ces actions sont comprises comme des cas extrêmes à l’intérieur d’une composition
scénique, comme des éléments employés de façon plus ou moins émotionnelle dans le
contexte timbrique générale, ils s’exposent à n’être que de simples gestes avant-gardistes, et
ne répondent pas en tout cas à l’exigence que j’ai esquissée. Car il ne s’agit ni du timbre ni
de l’action instrumentale, mais du rapport entre les deux, rendu perceptible
acoustiquement »809.
808
LACHENMANN, H., « Les sons représentent des événements naturels », dans : Das Mädchen mit den
Schwefelhölzern [programme de concert], Paris, Théâtre national de l’Opéra de Paris, 2001, p. 41.
809
LACHENMANN, H., dans : KALTENECKER, M., Avec Helmut Lachenmann, Paris, Édition Van Dieren,
2002, p. 46-47.
475
Helmut Lachenmann approfondit à un tel point une écriture basée sur le geste
instrumental, qu’il parvient à une véritable transformation ou « démontage » des instruments
de musique.
« L’acte de jouer la musique devient – plus que dans bien d’autres œuvres – un drame
instrumental, que je ne contrôle cependant pas plus que ne l’exige le contexte musical (…)
Quant à la notion de ‘théâtre instrumental’, telle qu’on applique à des œuvres de Ligeti,
Kagel, Schnebel et du dernier Stockhausen, je la récuse pour ma musique, car elle a trop
d’aspects surréalistes, c’est-à-dire régressifs en fin de compte »810.
810
LACHENMANN, H., « La musique, une menace pour l’oreille : entretien avec Helmut Lachenmann de
David Ryan », Dissonance, mai 1999, n.60, p.18.
476
VI.4 Le théâtre instrumental
Nous avons dit qu’en Europe, la musique pour la scène semble tomber en désuétude
dans la première moitié du XXe siècle ; c’est seulement à partir du début des années 1960
que des compositeurs d’avant-garde (tels que Stockhausen, Nono et Berio) décident d’écrire
à nouveau pour le théâtre811. Très vite deux tendances se font front : celle dont les œuvres se
calquent sur une dramaturgie réelle, et celle où, comme chez Kagel, la théâtralité est
implicite, potentielle812.
C’est Mauricio Kagel qui invente la notion de « théâtre instrumental », un théâtre
essentiellement basé sur le geste des musiciens sur scène, et sur leurs attitudes face aux
situations proposées dans la partition. Dans le théâtre instrumental, le « conflit » est souvent
établi entre un instrumentiste et son instrument ou, sans constituer une véritable narration,
entre les différents musiciens sur scène. Il s’agit ainsi d’une forme artistique qui théâtralise
un problème qui est au départ purement technique, et fonctionne comme un nouveau type de
dramaturgie.
Parmi les œuvres de théâtre instrumental de Kagel, réalisées pour la plupart au début
de sa carrière, dans les années 1960 et 1970, nous pouvons distinguer trois branches
principales :
•des œuvres purement instrumentales – où la théâtralité est contenue dans le jeu instrumental
(à l’exemples de Sur scène, Sonant, Acustica, Atem et Zwei-Mann-Orchester) ;
•des oeuvres qui insèrent des actions scéniques extérieures au jeu instrumental (comme les
exercices gymnastiques de Tactil, la mise en scène des trois musiciens de Con voce ou
les gestes de dressage drôles et exagérés de Dressur) ;
•dans sa phase la plus tardive, des œuvres de plus grande dimension scénique (telles que
Staatstheater, Mare Nostrum, Kantrimiusik, Quatre Degrés, Die Rhythmusmaschinen,
Die Erschöpfung der Welt et Aus Deutschland).
A l’exemple de Serenade, d’autres œuvres de Kagel des années 1990 reprennent
pourtant l’idée première d’un théâtre instrumental « pur », de petites dimensions, à l’échelle
811
Voir page 25.
Les Sequenze ainsi que les Circles de Luciano Berio sont des exemples d’oeuvres où la dramaticité est
implicite, potentielle, en contraste aux oeuvres dotées d’une dramaturgie claire. Dans les Sequenze, la
personnalité de l’instrumentiste soliste sert à mettre en valeur la potentialité de l’instrument, tandis que les
événements musicaux font le rôle de vrais personnages dans Circles.
812
477
de la musique de chambre. Tel est le cas d’Auftakte, qui met en scène l’effet d’une
« anacrouse ». Un autre exemple est L’art bruit (1995), où en même temps que la musique
devient théâtre, les autres éléments du théâtre sont pris en compte dans la partition musicale.
Ainsi, dans ce nouveau genre de théâtre musical qu’est le « théâtre instrumental »,
les mimiques, l’action, l’espace, l’éclairage, et même des gestes et des phrases du quotidien
(salutations, commentaires sur le programme, introductions,…) font partie de la
composition. Sonant et Serenade fourmillent d'exemples de ce type. Dans la plus récente de
ces œuvres, les actions sonores et théâtrales naissent aussi de l’usage, non seulement
d’instruments de musique conventionnels, mais aussi d’objets usuels qui deviennent des
sources sonores (comme une bassine d’eau et des sacs à main contenant des compositions
florales).
Analogiquement, les actions instrumentales elles-mêmes acquièrent une importance
scénique ; c'est notamment le cas de la « préparation » des instruments. Comme le théâtre
instrumental ne se fonde pas sur un texte littéraire ou dramatique, c’est le geste instrumental,
élevé au statut de « contenu », qui remplace le texte.
« C’est dans ce sens de musique ‘absolue’ que je me suis orienté vers le théâtre ‘absolu’ ;
cette recherche ‘pluriforme’ m’a éloigné du théâtre anecdotique. Quand on parle du théâtre
instrumental, il n’est plus question de mettre en scène un argument, une fable ou une
histoire. Je suis parti d’un concept totalement abstrait : il me semble la seule façon la plus
concrète de faire du théâtre musical »813.
Pour cette raison, le théâtre instrumental de Kagel hérite directement de l’influence
d’Antonin Artaud, notamment quand celui-ci défend un théâtre sensoriel à la place du
théâtre de dialogue. Selon Artaud,
« Le dialogue – chose écrite et parlée – n’appartient pas spécifiquement à la scène, il
appartient au livre ; et la preuve, c’est que l’on réserve dans les manuels d’histoire littéraire
une place au théâtre considéré comme une branche accessoire de l’histoire du langage
articulé.
Je dis que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on
lui fasse parler son langage concret.
Je dis que ce langage concret, destiné aux sens et indépendant de la parole, doit satisfaire
d’abord les sens, qu’il y a une poésie pour les sens comme il y a une poésie pour le langage,
813
KAGEL, Mauricio, « Les perturbations organisées », Acanthes An XV,Villeneuve-lès-Avignon/ Fondettes,
Van de Velde, 1981, p. 77.
478
et que ce langage physique et concret auquel je fais allusion n’est vraiment théâtral que
dans la mesure où les pensées qu’il exprime échappent au langage articulé »814.
Kagel peut donc être vu comme un successeur d’Artaud, en fonction de l'importance
qu’il accorde au corps, aux gestes, mais aussi au regard de sa démarche de développer la
théâtralité à l’intérieur de la musique, de renoncer à la narrativité et à la parole dans le
théâtre musical, et de traiter de la même façon les instruments de musique, d’autres sources
sonores, le geste, l’espace et les actions visuelles. L’héritage des idées d’Artaud se manifeste
dans Serenade et Sonant dans les aspects suivants :
1) le manque d’un texte et l’utilisation de bruits vocaux non linguistiques (Serenade) ;
2) une forme ouverte, la partition n’offrant qu’un jeu de construction avec un matériau qu’il
faut arranger (Sonant) ;
3) une structure non narrative (Sonant) ;
4) l’espace en tant que dimension essentielle de la réalisation sonore et
scénique (Serenade) ;
5) le metteur en scène comme co-auteur, qui rend l’action scénique visible (Serenade et
Sonant).
Enfin, parmi les principes esthétiques du théâtre instrumental, notons encore l’aspect
spatial de la scène, qui est repensé : si d’un côté, Kagel envisage différentes manières
d’abolir la séparation entre les artistes et le public, de l’autre il veut créer un rapport spatiotemporel entre musique et mouvement.
Ces prémisses du « théâtre instrumental » ont une répercussion très importante dans
toute la production de théâtre musical postérieure ; précisément, cette répercussion est bien
reconnaissable dans les œuvres de Lachenmann et Henze.
Le procédé de Helmut Lachenmann, qui vise à développer le rapport entre l’action
instrumentale et le résultat sonore, a à voir avec le théâtre instrumental de Kagel : les deux
compositeurs cherchent à explorer et élargir le potentiel sonore des instruments de musique
et des objets, ce qui entraîne de fait aussi le développement de la dimension gestuelle et
visuelle dans leurs œuvres. La manière dont le compositeur aborde l’instrumentalité (faisant
usage d’un spectre très étendu de possibilités de son) possède un aspect scénique latent, ceci
d’autant plus que cette instrumentalité entraîne un rapport physique, voire presque
814
ARTAUD, A., « Sur le théâtre sensoriel », Le théâtre et son double, Paris, Quarto Gallimard, 2004, p. 524525.
479
chorégraphique, de l’instrumentiste à l’instrument815. La dimension « scénique » des œuvres
de Lachenmann est encore accrue dans une volonté de « spatialisation sonore » : selon la
partition de Das Mädchen mit den Schwefelhölzern, par exemple, l’orchestre doit même
entourer le public.
La dimension théâtrale de la musique de Lachenmann est toutefois beaucoup plus
« subtile » que celle de Kagel. Ainsi, l’aspect ludique et improvisé du théâtre instrumental,
qui implique une écoute et une entente spontanées entre les interprètes, ne trouve pas sa
place chez Lachenmann. En effet, sa musique n’envisage pas d’intégrer des facteurs
comportementaux ni des trouvailles sur le terrain réalisées par les interprètes. La musique de
Lachenmann ne se construit pas sur le hasard, et tout ce qui pourrait être considéré comme
un élément inattendu est travaillé formellement.
« Das instrumentale Theater, so, wie es sich inzwischen entwickelt hat, kommt nicht ohne
ihn aus. Der Humor wirkt in der Spannung des Vertrauten zu seiner – möglicherweise
unfreiwilligen – Verfremdung. Verfremdung aber, die es um dieser Spannung willen bei
sich bewenden lässt, die also nicht bereit ist, ihre besonderen Eigenschaften in einen neuen
Kontext zu stellen, der sie rechtfertigt und in einer neuen musikalischen Logik aufsagt,
Verfremdung also, die nicht Ernst, sondern nur Spass macht, bedeutet nicht Sprengung,
sondern Verfestigung der Normen, die sie verfremden möchte. »816
Dans We come to the river, Hans Werner Henze emprunte une voie de théâtre
instrumental surtout lorsque nous nous focalisons sur la figure du percussionniste : lors de
ses passages solos assez impressionnants, qui servent à l’enchaînement des scènes et des
transitions, cet instrumentiste adopte un rôle à part comparé aux autres membres des trois
orchestres qui composent l’ensemble instrumental de We come to the river. Au début de la
deuxième partie par exemple, il joue un vrai rôle, un vrai « personnage » faisant partie de
la trame générale, mais un personnage qui ne parle jamais et possède, ainsi, une actuation
théâtrale instrumentale.
815
Voir chapitre VI.2.1, page 459.
« Le théâtre instrumental, tel qu’il a entretemps évolué, ne peut pas se priver de lui (de l’humour, N.T.).
L’humour fonctionne à l’intérieur de la tension entre le public et sa - peut-être involontaire - aliénation. Une
aliénation qui peut toutefois se contenter de cette tension, qui n’est pas prête, alors, à rendre ses propriétés
particulières dans un contexte nouveau, qui se justifie et récite dans une nouvelle logique musicale ; une
aliénation enfin qui n’est pas sérieuse, mais drôle, ce qui ne veut pas dire l’éclatement, mais la consolidation
des normes desquelles elle veut s’aliéner », LACHENMANN, H., Musik als existentielle Erfahrung,
Wiesbaden, Breitkopf und Härtel Insel Verlag, 1996, p. 32.
816
480
“A drummer, half dervish, half magician, appears at certain dramatic moments to play them.
He has also some of the functions of the Greek chorus and of the fool of the Elizabethan
theatre. Whenever the instrumental music is driven to silence, this drummer suddenly
emerges, like an emblem of speechlessness.”817
Exemple musical n. 162
We come to the river [partition], p. 286. © 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Le matériau et les indications que la partition donne au percussionniste consistent
surtout en une suite d’improvisations à faire à partir de cellules notées (hauteurs définies et
durées non définies). Certains passages, pendant l’interlude par exemple, révèlent la
virtuosité spectaculaire du jeu du percussionniste :
Exemple musical n. 163
We come to the river [partition], p. 235, partie de percussion.
© 1976 SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany
Juste après ce passage, le percussionniste joue sur chaque partie de ses bras pour
produire du son, comme le montre une indication verbale de la partition, qui explique au
percussionniste : « play with fingertips, knuckles, palms and elbows. »
Certaines indications de mode de jeu de We come to the river (comme « vehement
bowing », cordes de l’orchestre II, p. 207) suggèrent aussi une théâtralisation du son, à
travers des modes de jeu instrumental particuliers. Dans une ligne proche du théâtre
817
« Un percussionniste, à moitié derviche, à moitié magicien, apparaît à certains moments dramatiques pour
les jouer. Il assume aussi le rôle du chœur grecque et du fou du théâtre élisabéthain. Toujours quand la musique
instrumentale se tait, ce percussionniste apparaît soudainement, comme un emblème du manque de parole »,
dans : HENZE, H.W., Music and Politics, London, Faber and Faber, 1982, p.237-238.
481
instrumental, Henze cherche à aller au delà d’un jeu instrumental ordinaire, en poussant les
limites de l’instrumentalité. La différence décisive par rapport à la pensée de Kagel est
qu’ici, Henze met la gestualité sonore, l’expressivité agogique, timbrique, virtuose, texturale
et le potentiel théâtral du jeu orchestral au service de la narration. La musique crée alors des
ambiances, des états d’âme, des véritables « mouvements sonores » et des « suites du
scénario » ou petits drames, qui font la relève de l’histoire, même quand il n’y a pas de texte.
Henze produit un petit théâtre instrumental aussi quand il propose aux musiciens des
trois orchestres de se séparer de leurs instruments de référence pour jouer sur des
instruments beaucoup moins traditionnels et principalement de percussion : des sonorités
inconnues jusqu’alors dans l’œuvre sont produites, et visuellement c’est intéressant
Téléchargement