Lescanes de la nébuleuse Octogon

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LA LIBER
VENDREDI 16 SEPTEMBRE 2011
8HISTOIRE VIVANTE
Les arcanes de la nébuleuse Octogon
GUERRE FROIDE • Commerce d’armement, blanchiment de fonds nazis, financement occulte de partis politiques,
la société écran Octogon nourrit de nombreux fantasmes. L’historien Luc van Dongen tente de démêler le vrai du faux.
PROPOS RECUEILLIS PAR
PASCAL FLEURY
L’Union chré-
tienne-démo-
crate d’Alle-
magne (CDU)
de Konrad
Adenauer au-
rait bénéficié
de fonds occultes nazis pour fi-
nancer ses campagnes anticom-
munistes après la Seconde
Guerre mondiale. Cette thèse,
défendue par les journalistes
Frank Garbely et Fabrizio Calvi
dans le documentaire «Le Sys-
tème Octogon», à voir dimanche
sur TSR2, suscite la controverse
dans les milieux d’historiens.
Cest que rien n’est vraiment net
dans cette affaire digne d’un «po-
lar», avec sa brochette d’espions,
d’anciens nazis, de marchands
darmes et d’affairistes véreux.
Au cœur de ce réseau occulte
se trouvait la société écran liech-
tensteinoise Octogon-Trust, fon-
dée par Rudolf Ruscheweyh.
L’historien Luc van Dongen,
chercheur à l’Université de Fri-
bourg et spécialiste de la Guerre
froide, sest intéressé de près à cet
homme d’affaires mystérieux.
Faisant la part du mythe et de la
réalité, il propose un éclairage
nuansur ce passé fumeux, qui
touche aussi la Suisse. Entretien.
Pour vous, qui était Rudolf
Ruscheweyh?
Luc van Dongen: C’était un
homme d’affaires allemand,
en 1905, qui s’oriente vers larme-
ment à partir des années 1920
déjà. Dès 1940, il travaille à Paris
pour l’Office de l’armement du
Reich en tant que conseiller éco-
nomique, servant parallèlement
d’intermédiaire entre la Wehr-
macht et des fabriques d’armes.
Il va alors négocier toute une sé-
rie d’affaires extrêmement ju-
teuses avec la firme suisse Oerli-
kon-Bührle, qui lui rapportent
des commissions faramineuses,
de l’ordre de 10 millions de
francs de l’époque. Il nage dans
des eaux extrêmement troubles:
affaires, politique, mais aussi
renseignement. Il sert dans le
contre-espionnage allemand
(Abwehr), a des contacts avec
l’amiral Wilhelm Canaris, joue
cette carte de résistant allemand
quand le vent commence à tour-
ner. Chez lui l’opportunisme
prime sur l’idéologie.
Après la guerre, on le retrouve au
Liechtenstein?
En fait, il avait déjà une adresse
fictive au Liechtenstein pendant
la guerre, qu’il utilisait pour des
transactions financières et des
transferts de patentes. En 1944,
au bénéfice d’un laissez-passer
diplomatique du Liechtenstein, il
s’installe pour de bon dans sa
villa «Octogon» à Schaan, où il
entretient des contacts étroits
avec les autorités et certains
hommes d’affaires liechtenstei-
nois. Dès lors,
il met en place
une stratégie
de reconver-
sion habile.
En 1948, il fi-
nit par obtenir
la nationalité
liechtenstei-
noise, tandis que la Suisse lui
lève son interdiction d’entrer.
Rudolf Ruscheweyh était-il connu
des Alliés?
Oui. Dans un premier temps, il
est d’ailleurs placé sur les listes
de criminels de guerre, notam-
ment à l’instigation des Français.
Puis les Américains se rendent
compte de l’intérêt qu’ils pour-
raient avoir à instrumentaliser ce
personnage. Une rivali se crée
avec les Anglais, qui cherchent
aussi à le récupérer. Laffairiste
disparaît des listes de criminels
de guerre et c’est finalement les
Américains qui élaborent avec
lui leur «projet Ruscheweyh». Il
sagit de monter une organisation
de scientifiques européens dans
l’armement. Un bel exemple de
«Realpolitik»!
En 1952, Rudolf Ruscheweyh fonde
alors la société Octogon-Trust...
Officiellement, c’était une société
financière spécialisée dans l’im-
port-export et la gestion de for-
tune. Son rôle de «société écran»,
pratiquant le trafic d’armes et la
corruption, est en revanche
beaucoup plus opaque. Il est vrai
que gravitent autour de la société
toutes sortes de gens obscurs et
louches. Il n’est pas exclu que des
transactions aient permis à des
intermédiaires de détourner des
fonds pour alimenter ensuite des
caisses noires de partis poli-
tiques. Ce qui est avéré, c’est
qu’Octogon a mené des négocia-
tions avec la société Hispano
Suiza à Genève pour l’achat de
plus de 10 000 chars d’assaut HS-
30 pour 2,7 milliards de DM, à
l’intention de la Bundeswehr,
l’armée allemande qui se recons-
tituait à l’époque. Rudolf Rusche-
weyh, qui est mort en 1954, n’a
cependant pas vécu le scandale
politique qui en a résulté au dé-
but des années 1960, lequel a mis
en lumière des défauts de fabri-
cation, des retards de livraison et
l’existence de plusieurs pots-de-
vin mouillant des personnalités
allemandes haut placées.
Dans l’après-guerre, Ruscheweyh
brassait beaucoup d’argent.
S’agissait-il aussi de fonds nazis?
Les ressources de Ruscheweyh
provenaient surtout des énormes
commissions qu’il avait touchées
de la part de la firme Oerlikon-
Bührle. Mais de l’argent venait
aussi de divers trafics de devises
ou d’or. En plus, le chef du Gou-
vernement français à Vichy
Pierre Laval selon ses propres
dires aurait confié des fonds à
Ruscheweyh pour les mettre en
sécurité en Suisse ou au Liech-
tenstein. On parle d’une fortune
personnelle de 30 millions de
francs suisses. Mais prétendre
que Ruscheweyh gérait le trésor
caché du Troisième Reich tient
du mythe à mon avis. Les histo-
riens n’ont jamais pu établir
l’existence d’un quelconque site
l’or et les fonds volés par les
nazis auraient été centralisés.
L’idée de «trésor nazi» est un fan-
tasme alimenté depuis 60 ans par
les adeptes d’un Quatrième
Reich, relayé par d’innombrables
films et romans.
Selon une autre thèse, le trésor de
guerre nazi n’aurait pas été cen-
tralisé mais volontairement dis-
persé dans de nombreuses socié-
tés à l’étranger pour être caché.
Des représentants des ministères
allemands des armées et des
industriels nazis se seraient enten-
dus sur cette stratégie lors d’une
rencontre secrète à Strasbourg, en
été 1944. Qu’en pensez-vous?
La commission Bergier, qui a dé-
cortiqué cette affaire, a conclu
qu’elle était peu plausible. La
source de cette information, ve-
nant des milieux du renseigne-
ment, est sujette à caution. Per-
sonnellement, je n’accorderais
pas autant d’importance à cette
hypothétique rencontre secrète,
même en admettant qu’elle ait
eu lieu. Dans le système compli-
qué de la «polycratie» du Troi-
sième Reich, et dans le contexte
chaotique de l’été 1944, il me
semble impossible que quelques
marionnettistes aient pu à eux
seuls tramer une stratégie sé-
rieuse pour l’après-guerre.
En fait, à la fin de la guerre,
les nazis n’ont pas de véritable
plan de sauvetage. Les digni-
taires nazis avaient d’ailleurs
reçu l’ordre de rester fidèles au
poste jusqu’au bout. Cela n’em-
pêche pas qu’à une échelle plus
réduite, toutes sortes d’individus
se soient démenés en secret pour
tenter d’assurer leur survie et
mettre des biens à labri.
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cinq siècles d’his-
toire de la colonisa-
tion de l’Afrique
centrale et des
liens qui la relient à
l’Occident. De l’arri-
vée des premiers
Européens à la si-
tuation d’au-
jourd’hui, un pano-
rama contrasté en
«noir et blanc».
«Autour dOctogon
gravitaient des
gens obscurs et
louche
LUC VAN DONGEN Les négociations de la société Octogon avec la firme Hispano Suiza en vue de l’achat de plus de 10 000
chars d’assaut HS-30 avaient débouché sur un gros scandale de pots-de-vin au début des années 1960. DR
La Suisse
comme plaque
tournante
L’historien Luc van Dongen
s’est intéressé à Rudolf
Ruscheweyh dans le cadre
d’une étude sur les migrations
vers la Suisse d’anciens nazis,
fascistes et collaborateurs. «La
Suisse a eu un rôle de plaque
tournante pour certains réfu-
gs «économiques», tels que
spécialistes, marchands
d’armes et autres affairistes.
On trouve une cohorte de gens
avec le même profil que
Ruscheweyh, parfois avec un
pedigree encore beaucoup plus
chargé que lui», souligne-t-il.
Le chercheur cite l’exemple de
Waldemar Pabst, un authen-
tique nazi forgé par les Corps
francs et devenu marchand
d’armes. Pabst, qui a côtoyé
Ruscheweyh, avait des liens
étroits avec Heinrich Roth-
mund, le chef de la police des
étrangers en Suisse pendant la
guerre, qui est pour beaucoup
dans sa venue. Plusieurs mem-
bres du Plan quadriennal
d’Hermann Göring, qui s’occu-
paient de la section des
devises, se retrouvent aussi
dans notre pays après la
guerre. «Tous ces gens cher-
chaient à développer leurs
activités grâce à la Suisse,
ils comptaient déjà de solides
contacts. Ils avaient d’ailleurs
souvent rendu service à notre
pays, en passant des com-
mandes, en participant à l’éco-
nomie de guerre suisse»,
explique Luc van Dongen.
Parmi les migrants se trou-
vaient aussi des scientifiques,
ingénieurs, techniciens, chi-
mistes, physiciens, qui préfé-
raient parfois offrir leurs
services à la Suisse plutôt
qu’aux Alliés ennemis. «On a
même vu arriver des cher-
cheurs d’IG Farben et de la
base de missiles V2 de Peene-
münde», note le chercheur.
Leurs employeurs? Bührle,
Ciba, Brown Boveri, l’EPFZ,
mais aussi le Département
militaire fédéral...
PFY
Tout était bon pour lutter contre les Rouges
Après la guerre, la menace venait de l’Est. A-t-on songé
rapidement à réarmer l’Allemagne?
Luc van Dongen: En 1952, à l’époque se crée la so-
ciété Octogon, l’Allemagne est déjà coupée en deux. Du
côté ouest, la population adhère majoritairement au dés-
armement qui lui a été imposé par les Alliés. Mais on se
trouve dans un contexte de Guerre froide. Les Américains
craignent que la RFA soit impuissante face à une éven-
tuelle agression communiste. Ils commencent alors à
penser à un réarmement. Le chancelier Konrad Ade-
nauer se montre prudent, pour ménager la gauche paci-
fiste et l’opinion publique, mais aussi la France, opposée
à une remilitarisation. De leur côté, les marchands
d’armes et autres affairistes s’activent, collaborant en
sous-main avec les services de renseignement améri-
cains. Finalement, après l’adhésion de la RFA à l’OTAN en
1955, la Bundeswehr est reconstituée.
Adenauer a placé d’anciens nazis à de hautes fonctions de
l’administration. Etait-ce un choix politique?
En fait, à côté des procès de Nuremberg, il y a eu une vaste
dénazification en Allemagne, qui a touché des centaines
de milliers de gens. Mais ce processus sest assez vite
grippé pour des raisons qui mêlent politique, idéologie et
contingences pratiques. Les cas les plus criminels, qui
avaient été gardés pour la fin, ont alors été relaxés, tandis
que les lampistes avaient été internés, condamnés ou in-
terdits de travail. Si, dès 1947-48, la plupart des anciens
nazis réintègrent la société, jusque dans les ministères,
c’est outre certaines continuités conservatrices qu’il ne
faut pas sous-estimer aussi parce qu’il fallait bien des
gens pour peupler les bureaux. En fait, on a réintégré les
anciens nazis pour peu qu’ils n’aient pas fait partie de la
première garniture et qu’ils soient prêts à respecter les rè-
gles d’un Etat de droit. Beaucoup ont pensé que c’était le
prix à payer pour asseoir la démocratie, même si cela
peut paraître cynique et parfois recouvrir des visées idéo-
logiques. Le corollaire de cette politique consensuelle,
cela a été la stigmatisation des extrêmes. Les partis néo-
nazis et communistes seront assez vite interdits.
Quel a été le rôle de la CDU d’Adenauer dans la lutte contre
le communisme?
Un rôle central. La plupart des adhérents de la CDU
étaient fermement anticommunistes. En plus, comme
tous les anticommunistes de RFA, leurs sentiments
étaient encore exacerbés par la division du pays et la
proximité immédiate avec le camp communiste (RDA).
Le parti a mis en place tout une gamme d’instruments de
combat, avec le soutien des Etats-Unis, dans le domaine
de la propagande, de la guerre psychologique et du ren-
seignement, avec ses services secrets (BND) dirigés
jusquen 1968 par Reinhard Gehlen. Celui-ci n’était autre
que l’ancien responsable de la lutte contre le commu-
nisme sous le Troisième Reich. PFY
Rudolf Ruscheweyh, fondateur de la société Octogon,
avait fait fortune dans le commerce d’armes. TSR
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