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Lescanes de la nébuleuse Octogon

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LA LIBERTÉ
HISTOIRE VIVANTE
VENDREDI 16 SEPTEMBRE 2011
Les arcanes de la nébuleuse Octogon
GUERRE FROIDE • Commerce d’armement, blanchiment de fonds nazis, financement occulte de partis politiques,
la société écran Octogon nourrit de nombreux fantasmes. L’historien Luc van Dongen tente de démêler le vrai du faux.
PROPOS RECUEILLIS PAR
PASCAL FLEURY
L’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU)
de
Konrad
Adenauer aurait bénéficié
de fonds occultes nazis pour financer ses campagnes anticommunistes après la Seconde
Guerre mondiale. Cette thèse,
défendue par les journalistes
Frank Garbely et Fabrizio Calvi
dans le documentaire «Le Système Octogon», à voir dimanche
sur TSR2, suscite la controverse
dans les milieux d’historiens.
C’est que rien n’est vraiment net
dans cette affaire digne d’un «polar», avec sa brochette d’espions,
d’anciens nazis, de marchands
d’armes et d’affairistes véreux.
Après la guerre, on le retrouve au
Liechtenstein?
En fait, il avait déjà une adresse
fictive au Liechtenstein pendant
la guerre, qu’il utilisait pour des
transactions financières et des
transferts de patentes. En 1944,
au bénéfice d’un laissez-passer
diplomatique du Liechtenstein, il
s’installe pour de bon dans sa
villa «Octogon» à Schaan, où il
entretient des contacts étroits
avec les autorités et certains
hommes d’affaires liechtensteinois. Dès lors,
il met en place
une stratégie
de reconversion habile.
En 1948, il finit par obtenir
LUC VAN DONGEN
la nationalité
liechtensteiAu cœur de ce réseau occulte noise, tandis que la Suisse lui
se trouvait la société écran liech- lève son interdiction d’entrer.
tensteinoise Octogon-Trust, fondée par Rudolf Ruscheweyh. Rudolf Ruscheweyh était-il connu
L’historien Luc van Dongen, des Alliés?
chercheur à l’Université de Fri- Oui. Dans un premier temps, il
bourg et spécialiste de la Guerre est d’ailleurs placé sur les listes
froide, s’est intéressé de près à cet de criminels de guerre, notamhomme d’affaires mystérieux. ment à l’instigation des Français.
Faisant la part du mythe et de la Puis les Américains se rendent
réalité, il propose un éclairage compte de l’intérêt qu’ils pournuancé sur ce passé fumeux, qui raient avoir à instrumentaliser ce
touche aussi la Suisse. Entretien. personnage. Une rivalité se crée
avec les Anglais, qui cherchent
aussi à le récupérer. L’affairiste
Pour vous, qui était Rudolf
disparaît des listes de criminels
Ruscheweyh?
Luc van Dongen: C’était un de guerre et c’est finalement les
homme d’affaires allemand, né Américains qui élaborent avec
en 1905, qui s’oriente vers l’arme- lui leur «projet Ruscheweyh». Il
ment à partir des années 1920 s’agit de monter une organisation
déjà. Dès 1940, il travaille à Paris de scientifiques européens dans
pour l’Office de l’armement du l’armement. Un bel exemple de
Reich en tant que conseiller éco- «Realpolitik»!
nomique, servant parallèlement
d’intermédiaire entre la Wehr- En 1952, Rudolf Ruscheweyh fonde
macht et des fabriques d’armes. alors la société Octogon-Trust...
Il va alors négocier toute une sé- Officiellement, c’était une société
rie d’affaires extrêmement ju- financière spécialisée dans l’imteuses avec la firme suisse Oerli- port-export et la gestion de forkon-Bührle, qui lui rapportent tune. Son rôle de «société écran»,
des commissions faramineuses, pratiquant le trafic d’armes et la
de l’ordre de 10 millions de corruption, est en revanche
francs de l’époque. Il nage dans beaucoup plus opaque. Il est vrai
des eaux extrêmement troubles: que gravitent autour de la société
«Autour d’Octogon
gravitaient des
gens obscurs et
louches»
LA SEMAINE PROCHAINE
CŒURS NOIRS,
HOMMES BLANCS
Plongée à travers
cinq siècles d’histoire de la colonisation de l’Afrique
centrale et des
liens qui la relient à
l’Occident. De l’arrivée des premiers
Européens à la situation d’aujourd’hui, un panorama contrasté en
«noir et blanc».
RSR-La Première
Du lundi au vendredi
15 h à 16 h
Histoire vivante
Dimanche 20 h 30
Lundi
23 h 45
La Suisse
comme plaque
tournante
affaires, politique, mais aussi
renseignement. Il sert dans le
contre-espionnage
allemand
(Abwehr), a des contacts avec
l’amiral Wilhelm Canaris, joue
cette carte de résistant allemand
quand le vent commence à tourner. Chez lui l’opportunisme
prime sur l’idéologie.
L’historien Luc van Dongen
s’est intéressé à Rudolf
Ruscheweyh dans le cadre
d’une étude sur les migrations
vers la Suisse d’anciens nazis,
fascistes et collaborateurs. «La
Suisse a eu un rôle de plaque
tournante pour certains réfugiés «économiques», tels que
spécialistes, marchands
d’armes et autres affairistes.
On trouve une cohorte de gens
avec le même profil que
Ruscheweyh, parfois avec un
pedigree encore beaucoup plus
chargé que lui», souligne-t-il.
Les négociations de la société Octogon avec la firme Hispano Suiza en vue de l’achat de plus de 10 000
chars d’assaut HS-30 avaient débouché sur un gros scandale de pots-de-vin au début des années 1960. DR
toutes sortes de gens obscurs et
louches. Il n’est pas exclu que des
transactions aient permis à des
intermédiaires de détourner des
fonds pour alimenter ensuite des
caisses noires de partis politiques. Ce qui est avéré, c’est
qu’Octogon a mené des négociations avec la société Hispano
Suiza à Genève pour l’achat de
plus de 10 000 chars d’assaut HS30 pour 2,7 milliards de DM, à
l’intention de la Bundeswehr,
l’armée allemande qui se reconstituait à l’époque. Rudolf Ruscheweyh, qui est mort en 1954, n’a
cependant pas vécu le scandale
politique qui en a résulté au début des années 1960, lequel a mis
en lumière des défauts de fabrication, des retards de livraison et
l’existence de plusieurs pots-devin mouillant des personnalités
allemandes haut placées.
Dans l’après-guerre, Ruscheweyh
brassait beaucoup d’argent.
S’agissait-il aussi de fonds nazis?
Les ressources de Ruscheweyh
provenaient surtout des énormes
commissions qu’il avait touchées
de la part de la firme Oerlikon-
Bührle. Mais de l’argent venait
aussi de divers trafics de devises
ou d’or. En plus, le chef du Gouvernement français à Vichy
Pierre Laval – selon ses propres
dires – aurait confié des fonds à
Ruscheweyh pour les mettre en
sécurité en Suisse ou au Liechtenstein. On parle d’une fortune
personnelle de 30 millions de
francs suisses. Mais prétendre
que Ruscheweyh gérait le trésor
caché du Troisième Reich tient
du mythe à mon avis. Les historiens n’ont jamais pu établir
l’existence d’un quelconque site
où l’or et les fonds volés par les
nazis auraient été centralisés.
L’idée de «trésor nazi» est un fantasme alimenté depuis 60 ans par
les adeptes d’un Quatrième
Reich, relayé par d’innombrables
films et romans.
Selon une autre thèse, le trésor de
guerre nazi n’aurait pas été centralisé mais volontairement dispersé dans de nombreuses sociétés à l’étranger pour être caché.
Des représentants des ministères
allemands des armées et des
industriels nazis se seraient enten-
dus sur cette stratégie lors d’une
rencontre secrète à Strasbourg, en
été 1944. Qu’en pensez-vous?
La commission Bergier, qui a décortiqué cette affaire, a conclu
qu’elle était peu plausible. La
source de cette information, venant des milieux du renseignement, est sujette à caution. Personnellement, je n’accorderais
pas autant d’importance à cette
hypothétique rencontre secrète,
même en admettant qu’elle ait
eu lieu. Dans le système compliqué de la «polycratie» du Troisième Reich, et dans le contexte
chaotique de l’été 1944, il me
semble impossible que quelques
marionnettistes aient pu à eux
seuls tramer une stratégie sérieuse pour l’après-guerre.
En fait, à la fin de la guerre,
les nazis n’ont pas de véritable
plan de sauvetage. Les dignitaires nazis avaient d’ailleurs
reçu l’ordre de rester fidèles au
poste jusqu’au bout. Cela n’empêche pas qu’à une échelle plus
réduite, toutes sortes d’individus
se soient démenés en secret pour
tenter d’assurer leur survie et
mettre des biens à l’abri. I
Le chercheur cite l’exemple de
Waldemar Pabst, un authentique nazi forgé par les Corps
francs et devenu marchand
d’armes. Pabst, qui a côtoyé
Ruscheweyh, avait des liens
étroits avec Heinrich Rothmund, le chef de la police des
étrangers en Suisse pendant la
guerre, qui est pour beaucoup
dans sa venue. Plusieurs membres du Plan quadriennal
d’Hermann Göring, qui s’occupaient de la section des
devises, se retrouvent aussi
dans notre pays après la
guerre. «Tous ces gens cherchaient à développer leurs
activités grâce à la Suisse, où
ils comptaient déjà de solides
contacts. Ils avaient d’ailleurs
souvent rendu service à notre
pays, en passant des commandes, en participant à l’économie de guerre suisse»,
explique Luc van Dongen.
Parmi les migrants se trouvaient aussi des scientifiques,
ingénieurs, techniciens, chimistes, physiciens, qui préféraient parfois offrir leurs
services à la Suisse plutôt
qu’aux Alliés ennemis. «On a
même vu arriver des chercheurs d’IG Farben et de la
base de missiles V2 de Peenemünde», note le chercheur.
Leurs employeurs? Bührle,
Ciba, Brown Boveri, l’EPFZ,
mais aussi le Département
militaire fédéral... PFY
Tout était bon pour lutter contre les Rouges
Après la guerre, la menace venait de l’Est. A-t-on songé
rapidement à réarmer l’Allemagne?
Luc van Dongen: En 1952, à l’époque où se crée la société Octogon, l’Allemagne est déjà coupée en deux. Du
côté ouest, la population adhère majoritairement au désarmement qui lui a été imposé par les Alliés. Mais on se
trouve dans un contexte de Guerre froide. Les Américains
craignent que la RFA soit impuissante face à une éventuelle agression communiste. Ils commencent alors à
penser à un réarmement. Le chancelier Konrad Adenauer se montre prudent, pour ménager la gauche pacifiste et l’opinion publique, mais aussi la France, opposée
à une remilitarisation. De leur côté, les marchands
d’armes et autres affairistes s’activent, collaborant en
sous-main avec les services de renseignement américains. Finalement, après l’adhésion de la RFA à l’OTAN en
1955, la Bundeswehr est reconstituée.
Adenauer a placé d’anciens nazis à de hautes fonctions de
l’administration. Etait-ce un choix politique?
En fait, à côté des procès de Nuremberg, il y a eu une vaste
dénazification en Allemagne, qui a touché des centaines
de milliers de gens. Mais ce processus s’est assez vite
grippé pour des raisons qui mêlent politique, idéologie et
contingences pratiques. Les cas les plus criminels, qui
avaient été gardés pour la fin, ont alors été relaxés, tandis
c’est – outre certaines continuités conservatrices qu’il ne
faut pas sous-estimer – aussi parce qu’il fallait bien des
gens pour peupler les bureaux. En fait, on a réintégré les
anciens nazis pour peu qu’ils n’aient pas fait partie de la
première garniture et qu’ils soient prêts à respecter les règles d’un Etat de droit. Beaucoup ont pensé que c’était le
prix à payer pour asseoir la démocratie, même si cela
peut paraître cynique et parfois recouvrir des visées idéologiques. Le corollaire de cette politique consensuelle,
cela a été la stigmatisation des extrêmes. Les partis néonazis et communistes seront assez vite interdits.
Rudolf Ruscheweyh, fondateur de la société Octogon,
avait fait fortune dans le commerce d’armes. TSR
que les lampistes avaient été internés, condamnés ou interdits de travail. Si, dès 1947-48, la plupart des anciens
nazis réintègrent la société, jusque dans les ministères,
Quel a été le rôle de la CDU d’Adenauer dans la lutte contre
le communisme?
Un rôle central. La plupart des adhérents de la CDU
étaient fermement anticommunistes. En plus, comme
tous les anticommunistes de RFA, leurs sentiments
étaient encore exacerbés par la division du pays et la
proximité immédiate avec le camp communiste (RDA).
Le parti a mis en place tout une gamme d’instruments de
combat, avec le soutien des Etats-Unis, dans le domaine
de la propagande, de la guerre psychologique et du renseignement, avec ses services secrets (BND) dirigés
jusqu’en 1968 par Reinhard Gehlen. Celui-ci n’était autre
que l’ancien responsable de la lutte contre le communisme sous le Troisième Reich. PFY
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