PSYCHOLOGIE DE MARCHÉ ET ANOMALIES FINANCIÈRES
Le rôle des prophéties auto-réalisatrices
Édouard Challe
Dalloz | « Revue d'économie politique »
2005/1 Vol. 115 | pages 85 à 101
ISSN 0373-2630
DOI 10.3917/redp.151.0085
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2005-1-page-85.htm
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Psychologie de marché et anomalies
financières
Le rôle des prophéties auto-réalisatrices
1
Edouard Challe*
Cet article développe un modèle d’évaluation schématique dans lequel la dynamique
des prix d’actifs est influencée par les « prophéties auto-réalisatrices » des investis-
seurs. On dégage une famille de solutions susceptible d’engendrer simultanément
deux anomalies financières largement documentées par les études économétriques, à
savoir la volatilité excessive des prix d’actifs et la prévisibilité des rendements liés à
leur détention. Comme ces phénomènes apparaissent compatibles avec la rationalité
des anticipations, le modèle théorique remet en question l’opposition traditionnelle
entre l’hypothèse d’efficience informationnelle des marchés d’une part, et l’idée selon
laquelle les croyances arbitraires des investisseurs peuvent influencer les prix d’actifs,
d’autre part.
indétermination - prophéties auto-réalisatrices - anomalies financières
Market psychology and financial anomalies
The role of self-fulfilling prophecies
This paper constructs a simple dynamic asset-pricing model where asset prices are
influenced by investors’ self-fulfilling prophecies. A class of solution processes is ana-
lysed, that jointly reproduces two major financial anomalies, namely, the excess vola-
tility of asset prices and the predictability of asset returns. Since these phenomena do
not rely on the irrationality of investors’ expectations, the model questions the tradi-
tional divide between the Efficient Market Hypothesis on the one hand, and the idea
that arbitrary beliefs may have an autonomous influence on asset prices, on the other.
indeterminacy - self-fulfilling prophecies - financial anomalies
Classification JEL: E32, E44, G12.
1. Une version antérieure de cet article a bénéficié des remarques des participants au
congrès annuel de l’Association Française des Sciences Economiques (Paris, septembre
2002). Je remercie tout particulièrement Michel Aglietta, Patrick Artus, André Cartapanis,
André Orléan et Georges Prat pour leurs commentaires sur ma thèse de doctorat, dont
le présent article est tiré. Je reste entièrement responsable des erreurs.
* Univeristé de Cambridge, Faculté d’Economie, Sidgwick Avenue, Cambridge CB39DD
Tel : +44 1223 335297, courriel : [email protected].
•ARTICLES
REP 115 (1) janvier-février 2005
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1. Introduction
Les tests de volatilité excessive de Shiller [1981] et de LeRoy et Porter
[1981], puis les tests de prévisibilité des rendements de Fama et French
[1988] et Poterba et Summers [1988], ont jeté un doute sur la validité de
l’hypothèse d’efficience des marchés. Ces tests, qui ont par la suite été
appliqués à un grand nombre de marchés et de pays, confirmant le plus
souvent ces premières études, ont conduit certains auteurs à attribuer la
volatilité observée des prix d’actifs à la propension des investisseurs à réagir
à des informations déconnectées des fondamentaux (voir, entre autres,
Summers [1986], Poterba et Summers [1988], Shiller [1989]). Cette influence
autonome de la volatilité des anticipations des investisseurs sur celle des
prix semble confirmée par les études expérimentales (Marimon et al. [1993],
Duffy et Fisher [2002]), et fait directement écho au jugement émis par Key-
nes [1936], selon lequel la valorisation des actifs par les investisseurs peut
fluctuer sans réel rapport avec les déterminants de la valeur fondamentale.
L’interprétation la plus courante de ces croyances arbitraires est qu’elles
résulteraient de l’irrationalité de certains groupes d’investisseurs, qualifiés
de manière un peu péjorative de « non sophistiqués » ou de « bruyants »
(noise traders), et susceptibles de rendre les marchés inefficients malgré la
présence en leur sein de spéculateurs rationnels en grand nombre (DeLong
et al. [1990]). Cette interprétation, qui est au coeur de la « finance compor-
tementale », fait ainsi reposer la volatilité élevée des prix d’actifs sur des
erreurs d’évaluation, erreurs persistantes parce que difficiles à détecter ou à
exploiter par les spéculateurs rationnels (Summers [1986], DeLong et al.
[1990], Shleifer [2000]).
Une interprétation alternative de l’instabilité des prix d’actifs, ne reposant
pas sur l’irrationalité des acteurs, consiste à expliquer celle-ci non par des
erreurs d’évaluation mais par la multiplicité d’équilibres susceptible d’appa-
raître dans les modèles dynamiques à anticipations rationnelles. De ce point
de vue, la forme de multiplicité d’équilibres qui a retenu le plus l’attention
dans la littérature relative aux « anomalies financières » est celle qui est liée
à la présence de bulles rationnelles. Selon cette théorie, la croissance expo-
nentielle des prix peut constituer un processus auto-réalisateur, parce qu’il
est soutenu par les anticipations des investisseurs quant aux gains en capi-
tal associés à la détention des actifs (cf. Blanchard [1979], Blanchard et
Watson [1984]). En dépit de sa cohérence logique et de son apparent attrait
empirique, la théorie des bulles rationnelles a été critiquée par de nombreux
auteurs. D’un point de vue théorique, la nature explosive des bulles spécu-
latives rend leur existence ténue dès lors que l’on raisonne en équilibre
général, et n’est garantie qu’au prix de certaines conditions très restrictives
sur la distribution des dotations et la participation des agents au marché
(Tirole [1985], Santos et Woodford [1997]). De manière peut-être plus pro-
blématique, les processus de prix engendrés par une bulle rationnelle s’ac-
cordent mal avec ceux qui sont révélés par les études économétriques. En
effet, ces dernières mettent en évidence non pas des trajectoires de prix
divergentes suivies de « krachs », comme le prévoit la théorie des bulles
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rationnelles, mais des processus de déviations transitoires et stationnaires
des prix à leur tendance (Summers [1986], West [1987], Poterba et Summers
[1988], Fama et French [1988], Shiller [1989]). Cette apparente incapacité de
la théorie des bulles rationnelles à rendre compte de la « composante tran-
sitoire des prix » a conduit la plupart des chercheurs à se détourner d’une
explication de la volatilité financière en termes de multiplicité d’équilibres, et
à privilégier une approche comportementale centrée sur l’irrationalité des
anticipations.
Cet article se propose d’étudier l’effet d’une autre forme de mulitiplicité
d’équilibres, liée à l’indétermination de l’état stationnaire et à l’existence
d’équilibres avec prophéties auto-réalisatrices (au sens de Azariadis [1981]
et Azariadis et Guesnerie [1986]), sur la volatilité du prix des actifs
2
.On
cherchera à montrer, à l’aide d’un modèle d’évaluation aussi simple et sché-
matique que possible, que cette forme de multiplicité d’équilibres permet de
construire des processus de prix caractérisés par une composante transi-
toire analogue à celle qui est mise en évidence dans la littérature empirique.
De ce fait, les déviations des prix à leur valeur de long terme constituent des
processus non pas explosifs mais stationnaires, et ne sont donc pas soumis
aux mêmes apories que la théorie des bulles rationnelles. On montrera
notamment que la famille de solutions au modèle que nous étudions permet
de rendre compte conjointement de la volatilité excessive des prix et de la
prévisibilité intertemporelle des rendements, les deux anomalies financières
peut-être les mieux documentées dans la littérature économétrique.
On peut enfin remarquer que, si les premiers travaux sur les équilibres
avec « prophéties auto-réalisatrices » cherchaient leur justification par une
référence répétée, mais toujours littéraire, aux marchés boursiers (voir, par
exemple, les articles fondateurs de Azariadis [1981], Cass et Shell [1983]),
ceux-ci ne furent pas formalisés de manière explicite. De la même manière,
les applications récentes de ce courant de la littérature se sont concentrées
presque exclusivement sur l’étude du cycle d’affaire, c’est-à-dire les fluctua-
tions du niveau de l’activité ou de l’emploi (voir Farmer [1999] pour une
présentation synthétique de ces travaux), en laissant pratiquement inexplo-
rés les effets des prophéties auto-réalisatrices sur les variables financières.
De ce point de vue, le modèle présenté dans cet article permet d’illustrer de
manière simple le type de dynamique des prix susceptible d’apparaître dans
cette classe de modèles.
La deuxième section présente le modèle théorique. La troisième section
analyse les propriétés de stabilité de l’état stationnaire non trivial et en
déduit les conditions qui conduisent à son indétermination. La troisième
étudie une famille de solutions du modèle susceptible de rendre compte des
anomalies financières précédement évoquées.
2. Le premier modèle intertemporel microfondé dont l’état stationnaire était indéterminé
fut construit par Calvo [1978]. La possible indétermination des variables macroéconomiques
dans un cadre linéaire et ad hoc avait été initialement démontrée par Black [1974] et Taylor
[1977].
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2. Un modèle d’évaluation d’actifs en
équilibre général
Le modèle sur lequel s’appuiera l’analyse est une version du cas « classi-
que » du modèle à générations imbriquées monétaire à deux périodes de
vie (voir Gale [1973], Benhabib et Day [1981]). A la différence du cas « Sa-
muelson », le plus étudié dans la littérature théorique, le cas classique sup-
pose que la distribution des dotations et les préférences des agents les
conduisent à exprimer une demande excédentaire de biens en première
période de vie. Les agents en première période de vie souhaitent alors
s’endetter auprès d’une institution monétaire (une « banque centrale ») afin
d’acquérir le pouvoir d’achat qui leur permet d’acheter une partie des dota-
tions des agents en seconde période de vie. Ils pourront rembourser leurs
dettes lorsque, lors de leur seconde période de vie, une nouvelle génération
de « jeunes » leur achetera une partie de leurs biens.
Nous modifions le cadre théorique de base du cas classique pour y étudier
la formation des prix des actifs financiers. Nous supposons que les agents
ne reçoivent aucune dotation en première période de vie, et une dotation
e>0
en seconde période de vie. Ils peuvent par ailleurs augmenter celle-ci
en acquérant un actif au cours de leur première période de vie, qui leur
rapporte un dividende constant
d>0
à la période suivante. Les dividendes
et les dotations constituent un bien homogène dont le prix nominal en t est
p
t
.
Les agents nés à la date t s’endettent en première période de vie d’un
montant nominal
m
t
pour financer leur consommation de première période
c
t
,
ainsi que leur demande d’actifs
x
t
q
t
(où
x
t
est la demande individuelle
d’actifs et
q
t
le prix des actifs en termes de celui des biens). On supposera
sans perte de généralité que le taux d’intérêt nominal est nul
3
. Au cours de
leur seconde période de vie, ils remboursent leurs dettes en revendant aux
jeunes de la génération suivante leurs actifs et une partie des biens qu’ils
détiennent, puis consomment le reste
c
t
.
Les jeunes nés à la période t
sont en masse
N
t
,
et leur nombre croît d’une période à l’autre au taux
constant
n>0.
La première génération de jeunes est de masse normalisée à
N
0
=1
(de sorte que
N
t
=
1+n
t
), et ne possède aucun actif. Celle-ci
achète des actifs et des biens à une génération composée exclusivement
d’agents vivant une période (la génération « -1 »), disposant de l’ensemble
des actifs et d’une dotation e, et dont nous supposons, à l’instar de Gale
[1973] et Benhabib et Day [1992], qu’elle doit rembourser à la banque une
dette nominale d’un montant
m
0
(La période 0 se caractérise donc par la
coexistence d’agents d’agents « jeunes » et d’agents vivant une seule pé-
riode, ces derniers vendant le stock d’actifs et une partie de leur biens aux
agents jeunes pour un montant nominal total de
m
0
). On commence par
3. Le fait que la dynamique n’est pas affectée par le taux d’intérêt nominal est une consé-
quence de la neutralité de la monnaie dans ce modèle élémentaire : un taux d’intérêt nomi-
nal i >0 entraîne à l’équilibre une croissance de la monnaie d’un même montant, dont l’effet
inflationniste neutralise celui du coût nominal du crédit.
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