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Covid crise ou catastrophe

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COVID-19 : CRISE OU CATASTROPHE ? UNE QUESTION D’IDENTITÉ
Bernard Ramanantsoa
L'Harmattan | « Marché et organisations »
2021/3 n° 42 | pages 129 à 139
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ISSN 1953-6119
ISBN 9782343243634
DOI 10.3917/maorg.042.0129
COVID-19 : CRISE OU CATASTROPHE ? UNE QUESTION
D’IDENTITÉ
Bernard RAMANANTSOA
Hec Paris
[email protected]
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La Covid-19 bouleverse beaucoup de nos habitudes, de nos
rituels, et surtout de nos relations. Aux yeux du collectif et de
l’Histoire, est-ce grave ? Ou peut-on considérer que ce n’est
qu’ennuyeux et que cela laissera peu de traces ? Pour réfléchir
à cette question (avoir l’ambition d’y répondre serait à coup
sûr prétentieux), nous avons mobilisé les concepts de crise et
de catastrophe et nous nous interrogerons sur l’impact de la
Covid-19 sur nos imaginaires et nos identités.
Mots-clés : catastrophe, crise, identité, imaginaire, intime,
symbolique.
ABSTRACT
Covid-19 : crisis or catastrophe ? A question of identity
Covid-19 is disrupting many of our habits, our rituals, and
especially our relationships. In the eyes of the collective and
of history, is it serious ? Or can we consider that it is only an
unfortunate event and that it will leave few marks? To reflect
on this question (having the ambition to answer it would
certainly be pretentious), we have mobilized the concepts of
crisis and catastrophe and we will explore the impact of the
Covid on our imaginary and our identities.
Keywords:. catastrophe, crisis, identity, imaginary, intimate,
symbolic.
JEL Codes: H12, I12, Z13
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RÉSUMÉ
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« Crise sanitaire », « crise économique », « crise de la gestion hospitalière »,
« communication de crise », « crise de confiance », « sortie de crise »... À lire
les medias, à écouter les commentateurs plus ou moins experts, à entendre
les autorités publiques, tout est crise. Il en est de même dans les universités
et écoles de management où on commence à voir enseigner, dans plusieurs
établissements, des études de cas sur « la gestion de la crise Covid-19 ».
Certains pensent probablement qu’il s’agit là d’une facilité de langage, ou
d’une volonté habituelle de dramatiser la situation pour attirer l’attention,
pour augmenter l’audimat, pour « vendre du papier ». Sûrement dans
beaucoup de cas.
Notre interrogation s’inscrit pourtant en opposition avec ce discours
circulant. On parle de « guerre », on parle de « un monde d’après » qui « ne
sera pas un retour au jour d’avant ». On pourrait donc penser qu’il s’agit
de plus qu’une crise et, si les mots ont un sens, ne faudrait-il pas plutôt
parler de catastrophe ? Au fond n’utilise-t-on pas le mot « crise », au-delà des
commodités de langage, pour minimiser la gravité de ce qui se passe, pour
rassurer et pour nous rassurer, pour « garder le moral » et pour « mobiliser
les troupes » ? Ne parle-t-on pas de crise pour ne pas parler de
…catastrophe ?
Quelques rappels rapides pour préciser notre question et nous souvenir
que ces deux mots ne sauraient se penser de manière similaire.
Commençons par nous autoriser un détour par l’étymologie
(Ramanantsoa, Riot, 2020). On rappelle, dans tous les cours de
management et de sociologie, que la crise (krisis) correspond au moment
décisif de la décision par opposition à la confusion du processus (krasis).
On oublie trop souvent de rappeler que la catastrophe, elle, a une dynamique
de volte (strophê) orientée vers le bas (kata). C’est donc une chute
qui « brise le temps humain, ouvre un gouffre entre le passé et le futur, menace de rompre
le lien entre les générations » (Pomian, 1977, 789).
René Thom (Thom, 1976, 34 ; 1979 ; 1988), une des figures tutélaires
de la Théorie des catastrophes, explicitera avec ses références cette différence :
« S'il est vrai qu'une crise se manifeste extérieurement par des atteintes au
comportement, […] ses manifestations proprement morphologiques demeurent
relativement discrètes, voire inexistantes. […] Si, dans une crise, la « fonction » est
fréquemment atteinte, la « structure » elle, demeure intacte ». Il poursuit : « De ce
point de vue, il y a entre crise et catastrophe une différence radicale. La catastrophe […]
est par essence un phénomène bien visible, une discontinuité observable, un « fait » patent
[…] La crise peut être latente, ou sournoise. Assez fréquemment, elle ne se manifeste
que par une perturbation quantitative (et non qualitative) d'un processus de régulation :
tel est le cas de la crise inflationniste en économie, par exemple. Il existe cependant entre
crise et catastrophe un lien évident : la crise est souvent l'annonciatrice de la catastrophe,
qu'elle précède, ou qu'elle provoque. »
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1. DE QUOI PARLE-T-ON ? (OU PLUTÔT DE QUOI NE
PARLE-T-ON PAS ?)
2. POURQUOI L’HYPOTHÈSE D’UNE CATASTROPHE
N’EST-ELLE PAS ABSURDE ?
Sans être « collapsologue » (Servigne, 2015), il est possible de voir, dans
les évènements que nous vivons, les prémices d’une catastrophe. Tout le
monde s’accorde à penser qu’il s’agit d’une crise systémique : les causes,
comme les conséquences, sont écologiques, industrielles avec notamment
la désindustrialisation de nos pays européens ; elles sont liées à la
mondialisation et à la financiarisation de nos économies, et on voit tous
les jours qu’elles sont imbriquées avec des remises en cause des systèmes
politiques dans de nombreux pays : les modes de représentativité des
peuples sont questionnés, quand ce n’est pas la démocratie elle-même1
On pense, bien sûr, au Brésil, à la Hongrie et à la Turquie. Plus « quantitativement », on
rappellera que selon l’Economist Intelligence Unit, seulement 8 % de la population mondiale
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Nous y voilà : ne serions-nous pas face à une catastrophe et non à une
« simple » crise ? Collectivement et individuellement, consciemment ou
moins consciemment, face à ce qui est peut-être « une vraie catastrophe »,
ne cherchons-nous pas à nous rassurer en la considérant comme une
parenthèse (avant le retour à « des Jours Heureux » (Macron, 2020)) plutôt
que comme un avertissement, comme le dit René Thom ?
On sait depuis Girin (1990) que la crise peut, le plus souvent, être réduite
à une série de « situations de gestion », pouvant dès lors être « agies » par
des acteurs sociaux qui vont chercher à lui faire perdre son caractère inédit,
à la réduire aux prismes plus familiers des instruments de gestion et de
leurs mesures. La crise apparaît alors, comme un moment, douloureux et
difficile à piloter certes, mais essentiellement comme un épisode d’une
histoire commune appelée à se poursuivre. C’est sur ces thèmes que sont
alors fondées les communications de crise.
Dans le cas de la catastrophe, il est en soi beaucoup plus difficile, voire
impossible, d’avoir prise sur le phénomène par un ensemble de mesures
raisonnées qui permettrait de l’appréhender dans toutes ses dimensions,
de la réguler et d'en reprendre le contrôle collectivement (Weick, 1988).
Difficile de proposer dans ce cas une réponse « managériale ». Peut-être
peut-on, tout juste, avoir recours à l’Histoire et aux récits mythologiques ?
Il semble que la « solution » passe par une capacité à redéfinir les règles
sociales, voire à les transgresser : on comprend qu’on ait beaucoup de mal
à se penser ex-ante en termes de catastrophe. Il est clair d’ailleurs qu’on ne
peut affirmer qu’un phénomène est une catastrophe qu’après coup. Notre
propos n’est donc pas de qualifier définitivement la période actuelle, mais
plutôt de chercher à repérer des signaux faibles, des symptômes
d'instabilité profonde, pour, comme le disait Lénine, que l’on « entende
pousser l’herbe » d’une catastrophe.
vit dans une démocratie dite « complète » et plus « grave », le score mondial de
démocratie atteint son plus bas niveau depuis 2006.
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Sans être catastrophiste, on voit bien que tout peut s’enchaîner et conduire
à un effondrement généralisé, même si aujourd’hui les accès vitaux aux
besoins de base (alimentation, eau, logement, santé, etc.) semblent
préservés. Et nous savons que d’autres pandémies nous attendent, que
nous allons subir d’autres coups de butoir.
On peut, bien sûr, être frappé par ce sursaut collectif vécu il y a
quelques mois, en 2020 : nous voulions, responsables politiques en tête,
un « monde d’après ». Il devait être « résolument écologique », des
« décisions de rupture » s’imposaient et nous devions nous « réinventer ».
Aurions-nous alors pris notre destin en mains ? Voit-on aujourd’hui
quelques signaux, quelques symboles d’un « nouveau monde » que nous
construirions ou, au moins, dont nous aurions élaboré l’architecture ?
Sans vouloir jouer les Cassandre, on ne peut que constater, un an plus
tard, que cette formule d’« un monde d’après » a disparu, quand on ne
l’utilise pas pour se moquer. Il faut dire que les trains circulant bondés
d’un côté et les entreprises du CAC 40 continuant à verser des dividendes
importants de l’autre, ne laissent pas augurer d’un monde nouveau, à court
terme.
Les études sociologiques, comme l’observation la plus objective
possible, nous décrivent plutôt comme en train de « glisser » vers l’idée
d’un « monde comme avant », même si nous sentons bien qu’il faudra
probablement travailler autrement, enseigner autrement, se soigner
autrement, bref vivre autrement. Houellebecq (2020) va, jusqu’à nous
dire : « Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ;
ce sera le même, en un peu pire ». Il nous décrit, avec le talent qu’on lui connaît
(certains diront le cynisme), notre « glissade » (son propos date de mai
2020 !) : « Déjà, je ne crois pas une demi-seconde aux déclarations du genre « rien ne
sera plus jamais comme avant ». Au contraire, tout restera exactement pareil. Le
déroulement de cette épidémie est même remarquablement normal. L’Occident n’est pas
pour l’éternité, de droit divin, la zone la plus riche et la plus développée du monde ; c’est
fini, tout ça, depuis quelque temps déjà, ça n’a rien d’un scoop. Si on examine, même
dans le détail, la France s’en sort un peu mieux que l’Espagne et que l’Italie, mais
moins bien que l’Allemagne ; là non plus, ça n’a rien d’une grosse surprise. Le
coronavirus, au contraire, devrait avoir pour principal résultat d’accélérer certaines
mutations en cours. Depuis pas mal d’années, l’ensemble des évolutions technologiques,
qu’elles soient mineures (la vidéo à la demande, le paiement sans contact) ou majeures
(le télétravail, les achats par Internet, les réseaux sociaux) ont eu pour principale
conséquence (pour principal objectif ?) de diminuer les contacts matériels, et surtout
humains ».
Nous n’épiloguerons pas pour savoir si une « glissade » peut être le
signe avant-coureur d’une catastrophe. Plus intéressant à nos yeux est de
chercher à répondre à « notre » question – catastrophe or not catastrophe ? –,
en analysant ce qui se passe, depuis un peu plus d’un an en termes
d’imaginaire collectif. En effet, dans la mesure où toute identité repose sur
un imaginaire collectif (Castoriadis, 1975 ; Reitter, Ramanantsoa, 1985),
toute modification sensible de notre imaginaire collectif signifie un
changement identitaire : on voit bien que c’est à ce niveau-là, celui de
l’identité, que se pose en profondeur la question de savoir si nous vivons
une crise (passagère) ou si on peut parler de catastrophe (forcément
irréversible). Intéressons-nous à quelques dimensions de cet imaginaire.
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Avec le confinement, selon plusieurs sociologues et philosophes
(Truong, 2020), la première « commotion », souvent violente, concerne
nos rapports au temps et à l’espace.
La première pré-occupation est, depuis le premier confinement, d’avoir à
« s’occuper » autrement, de devoir s’intéresser à des activités jusque-là
désinvesties et dont il n’est plus possible de se détacher. Du coup, cela
nous amène, plus ou moins difficilement, à redéfinir notre place par
rapport aux autres. La « mise en scène » habituelle des personnages de nos
différentes vies – la vie professionnelle, la vie familiale, la vie amicale, la
vie intime – doit être reconsidérée. Il nous faut repenser un élément
« structurant » de nous-mêmes : notre emploi du temps. Notre image de
nous-mêmes s’en trouve altérée. Impossible désormais d’être pleinement,
c’est-à-dire avec les attributs symboliques qui accompagnent toute
profession, le professeur, le cadre, l’animateur de réunions… Mais on le
sait, toucher à la symbolique, c’est toucher à l’imaginaire et toucher à
l’imaginaire, c’est toucher à l’identité (Castoriadis, 1975 ; Reitter,
Ramanantsoa, 1985).
Forcés à restructurer « notre temps », nous avons parallèlement
« redécouvert », notamment au travers de nos privations (cafés,
restaurants, espaces culturels), que notre vie était au fond plus dans
l’« espace du dehors » que dans l’« espace du dedans » (Foucault, 1984).
Nous avons aussi « redécouvert » l’importance d’avoir accès à plusieurs
espaces.
Plus important encore, en termes d’imaginaire, cette privation d’accès
à des espaces extérieurs nous a conduits à un renforcement du tête-à-tête
avec nous-mêmes. Certains ont certes pu ou su redécouvrir la lenteur et
une meilleure maîtrise du temps, mais ils sont rares, je crois. Plus
nombreux sont ceux qui ont dû réapprendre à construire un rapport
maitrisé avec eux-mêmes. Cela n’est pas une sinécure. Nous avons besoin
de ce « divertissement » psychique, cet évitement du tête-à-tête, pour nous
éviter d’être continuellement ramenés à nous-mêmes. « C’est ce retour forcé à
soi qui peut nous paraître intolérable et qui nourrit ces élans projectifs vers d’autres
lieux. En période de confinement, la maison n’est plus seulement un espace de repos,
elle peut devenir lieu d’enfermement et, pour reprendre une autre expression de Foucault,
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3. UNE RECONSIDÉRATION DU TEMPS ET DE L’ESPACE
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« topie impitoyable » : un espace qui renvoie sans cesse chacun à lui-même, d’une
manière parfois violente. Ou encore, huis clos intolérable et infernal avec les autres,
devenus trop présents » (Marin, 2020).
Nous touchons là la question de la distance aux autres. Quelle doit
désormais être la bonne distance aux autres ? Comment rester poli en
essayant de masquer nos tactiques d’esquive ou d’évitement quand nous
allons rencontrer l’autre (Goffman (1974) se serait amusé !). Notre rapport
à l’autre est devenu gauche, embarrassé, calculé.
Nous sommes par ailleurs comme amputés du toucher, qui nous
manque, et nous avons mal à devoir refréner l’élan spontané vers ceux que
l’on aime et ne parlons pas des embrassades, des accolades et même des
poignées de mains.
Inutile de se contenter de répéter que les confinements modifient nos
habitudes ; c’est souvent une « façon légère » de décrire ce qui nous arrive.
En fait, on vient de le voir, les confinements ébranlent deux éléments
structurants de notre identité : nos représentations du temps et des
espaces. On peut d’ailleurs penser que c’est en cela que cette période, en
plus de la peur de la mort, est angoissante. Nous sommes littéralement
confrontés à une perte de repères. Toucher à ces deux piliers de nos
imaginaires, les ébranler, correspond à l’expérience d’un tremblement de
terre, peut donner le pressentiment de la catastrophe. « Soudain, la
contingence, l’absurde au sens existentiel resurgissent dans un monde qui pensait
contrôler, planifier, en quantifiant et en programmant. Aux ruptures que nous
connaissons déjà, conjugales, professionnelles, spirituelles ou idéologiques, s’ajoute
désormais la conscience plus vive que ce sont nos vies elles-mêmes qui sont fragiles »
(Marin, 2020).
Cela est encore plus frappant si on s’accorde un peu de temps pour
réfléchir à cette immixtion dans notre vie sociale de cet objet, impensable
quelques mois plus tôt : le masque. La vie masquée a tout changé,
introduisant un « désarroi » chez la plupart d’entre nous : le visible est
devenu invisible ! C’est pour le moins « troublant » : « Toute rencontre débute
par un échange de regards, de paroles, de sourires ou non… Par-là se fait l’exploration
des intentions de l’autre et se noue un rapport d’emblée marqué du sceau de la confiance,
de l’antipathie ou de l’indifférence. Or ici, le masque agit comme un mur, qui ne laisse
voir le visage d’autrui qu’à demi-nu et nous prive du mouvement de ses lèvres, de ses
rictus, de ses moues… Bref, de tout ce langage émotionnel qui nous renseigne sur son
état affectif et ses dispositions à notre égard » (Mazurel, 2020).
Nous touchons là au cœur de notre propos : notre identité. Il suffit de
rappeler une évidence : notre identité, dans notre vie quotidienne, se réfère
au visage. La lecture de quelques lignes d’Emmanuel Lévinas (1982)
devrait nous permettre de mieux comprendre cette relation entre le visage
et l’identité : « Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire
qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte.
[…] Au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire
que le visage n’est pas « vu » ». On comprend mieux si on suit Emmanuel
Lévinas que le masque, en soi, ébranle nos identités. Sans parler
explicitement du masque, Emmanuel Lévinas va d’ailleurs dire dans le
même passage : « La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même
remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas
en relation sociale avec autrui ». Pour lui, c’est le visage dans sa totalité, il dira
aussi « dans sa nudité », qui incarne notre identité d’Homme. Et cela,
comme souvent chez Emmanuel Lévinas, a une portée éthique : « Mais la
relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins
dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point » ».
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La relation au temps et à l’espace, le port du masque sont autant de
possibles sources d’ébranlement de notre identité. Mais il est essentiel, dès
lors que l’on s’intéresse à l’identité, de regarder l’impact de cette maladie
et de ses conséquences sur l’« intime ».
En termes d’identité, on sait que toute maladie est une catastrophe ; toute
maladie grave ou potentiellement grave transforme radicalement l’image
de soi, l’image de soi par rapport aux autres et donc le sentiment d’identité.
On l’a vu avec l’espace et le temps, le rapport à soi est perturbé. Comment
en effet s’affronter face à l’anxiété ?
Comment aussi affronter le regard des autres ? Et quelle forme de
regard ! Certains se sont, en effet, vus « étiquetés ». Nous pensons aux
personnes âgées qui ont dû, dès les premières semaines, affronter une sorte
de fragilité décrétée, se sont en quelque sorte vues imposer un
vieillissement vécu comme soudain, en tout cas accéléré. Revenons à
Houellebecq (2020) : « Un autre chiffre aura pris beaucoup d’importance en ces
semaines, celui de l’âge des malades. Jusqu’à quand convient-il de les réanimer et de les
soigner ? 70, 75, 80 ans ? Cela dépend, apparemment, de la région du monde où l’on
vit ; mais jamais en tout cas on n’avait exprimé avec une aussi tranquille impudeur le
fait que la vie de tous n’a pas la même valeur ; qu’à partir d’un certain âge (70, 75,
80 ans ?), c’est un peu comme si l’on était déjà mort ».
2 Pour Michel Eltchaninoff (2008), l'intime désigne « ce que j’offre à autrui de mon propre gré,
donc ce que je peux dissimuler – mes pensées secrètes et ma nudité –, tout ce qui, aujourd’hui, est considéré
comme inviolable. Même dans ma vie courante, j’ai le droit de fermer la porte de la salle de bains ou de
ne pas dire tout ce que je ressens. L’intime, après s’être longuement élaboré, a triomphé au XIXe siècle,
quand se déshabiller ou se laver en public est devenu honteux jusque dans les classes populaires. Mais
l’invention de l’intimité rend également possible l’impudeur, le dévoilement de ce qu’il y a de plus intime ».
3 Il est intéressant de noter avec Truong (2020) que « cette crise a mis en relief une génération
de penseurs qui s’attachent à comprendre les ressorts de notre histoire, tout comme les possibilités du
présent grâce à l’étude des affects et des émotions ». Pour lui, ces penseurs ont pris acte du « passage
de l’histoire des mentalités à celle des sensibilités ».
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4. LA CATASTROPHE DE LA MALADIE ET DE L’INTIME2 3
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Dans ce contexte, on voit bien que le privé, l’intime voient leurs
frontières devenir plus floues. Tout le monde parle de la Covid-19 ; le sujet
est public et a des aspects obsessionnels. Ce que je pouvais garder pour
moi est maintenant une inquiétude collective, mais qui ne nous rapproche
pas ; au contraire ! Fait aggravant dans le cas de la Covid-19, le malade va
se voir interdire toute intimité : il se doit de se signaler, sans possibilité de
discrétion, comme pour d’autres maladies.
On touche bien là une dimension essentielle de notre identité : nous
finissons par vivre tous, même si nous ne le sommes pas, comme des
malades. Des malades, parce que notre confiance spontanée dans la vie
(Reitter, Ramanantsoa, 2012) – confiance dont nous n’avons même pas
conscience tant que nous sommes en bonne santé – s’érode au fil du
temps, finit par nous épuiser. Ce ne sont pas que nos corps qui sont
confinés, c’est « nous », nos imaginaires et ce sera, par nature, plus long
que les confinements physiques.
Enfin, à un niveau plus symbolique, – on connaît (Castoriadis, 1975 ;
Ramanantsoa, 1986) les liens entre imaginaire et symbolique et on ne peut
laisser dire que le symbolique est sans importance –, on ne manquera pas,
toujours avec Houellebecq (2020), de souligner que « jamais la mort n’aura
été aussi discrète qu’en ces dernières semaines. Les gens meurent seuls dans leurs
chambres d’hôpital ou d’EHPAD, on les enterre aussitôt (ou on les incinère ?
l’incinération est davantage dans l’esprit du temps), sans convier personne, en secret.
Morts sans qu’on en ait le moindre témoignage, les victimes se résument à une unité
dans la statistique des morts quotidiennes, et l’angoisse qui se répand dans la population
à mesure que le total augmente a quelque chose d’étrangement abstrait. » Cela s’est
« arrangé » depuis, mais cette occultation, ne serait-ce que temporaire, de
nos rites funéraires ne peut qu’interroger notre identité, d’être humain
cette fois-ci. On lira avec respect quelques phrases du témoignage d’Éric
Fiat (2020), partageant son incompréhension de ne pouvoir enterrer sa
tante : « Je voudrais seulement qu’à cette tendre étrangère un tombeau fût donné […]
Cette femme profondément chrétienne sera incinérée, sans présence des siens, sans fleurs
ni couronnes, mais surtout sans messe, sans messe haute et sans messe basse, et même
sans tombeau ». Il pose la question « centrale » en termes de notre identité :
« Mais tout de même : faut-il que le biologique l’emporte radicalement sur le symbolique,
pour que les morts n’aient plus droit au moindre hommage ? […] Pour qu’au nom de
la persévérance dans l’être biologique on laisse les vieux dans les Ehpad mourir de
solitude pour être sûr qu’ils ne meurent pas du coronavirus ? » ; avant de conclure :
« Cela eût été sanitairement dangereux, nous dira-t-on. Soit. Mais qu’elle parte sans
un adieu, sans un je t’aime, n’est-ce pas symboliquement également bien dangereux ?
[…] Ne passons pas sous silence ce que peut coûter la présente union sacrée, à savoir
une rupture avec cet usage immémorial chez Homo sapiens sapiens, celui des rites
funéraires, constitutifs de sa sapience ».
Les points que nous venons de développer pour souligner le fort
impact de la Covid-19 en termes d’identité ont, à plusieurs reprises, touché
à la question de l’intimité. Il est important de souligner combien on est là
au plus profond de notre identité. Pour « enfoncer le clou », rappelons
cette belle définition que donne Michaël Fœssel (2020) de l’intime :
« L’intime est la part de l’existence sur laquelle ni l’Etat, ni la société, ni même la
médecine ne devraient avoir autorité ».
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Le lecteur voit bien que nous ne pensons pas que ce que nous vivons
soit simplement une crise. À partir du moment où l’on peut penser que les
imaginaires, les identités sont « touchés », force est d’admettre que la
réversibilité n’est pas acquise et que se contenter de parler de crise ne se
justifie que dans le cadre d’une politique de communication.
Nous ne revenons pas sur ce que nous écrivions plus haut. On ne saura
qu’après, malheureusement à nos dépens s’il s’agit bien d’une catastrophe.
Souhaitons qu’il n’en soit rien ! Souhaitons-le vraiment, très fortement
car les catastrophes se distinguent des crises aussi par la forme. René
Thom parle d’apparition « de quelque chose d’inédit, d’impensable, d’une forme de
« monstre » […] Il s’agit de phénomènes dont l’ampleur, la taille et la violence
dépassent les structures sociales : comme un barrage qui saute, une bonde qui saute.
Dans le cas de l’apparition de l’impensable, de l’inimaginable, du « monstre », […] les
signes visibles, les repères morphologiques sont ceux d’un corps physique en proie à une
déformation de ses organes, à une maladie mortelle » (Thom, 1976).
Notons, au passage, qu’on retrouve cette caractérisation de la catastrophe
en sociologie comme en littérature : cette image d’un corps physique
furieux, difforme, gangrené, agonisant est parfois assimilée au corps social
(Agamben, 2015). Si le style du monstre peut avoir en commun avec la
catastrophe son surgissement dévastateur sur laquelle ni la science ni les
techniques n’ont de prise (Beck, 2015), il terrifie moins par sa taille que
par ses apparitions et de ses disparitions et par la nature mystérieuse de
son être hybride (Bataille, 1967), à la fois animal et humain, à la fois
intérieur et étranger : c'est l'hydre de Lerne, ou la « bête immonde de
Bertolt Brecht (1959) :
« Vous apprenez à voir, plutôt que de rester
Les yeux ronds. Agissez au lieu de bavarder.
Voilà ce qui aurait pour un peu dominé le monde !
Les peuples en ont eu raison, mais il ne faut
Pas nous chanter victoire, il est encore trop tôt.
Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. »
On nous permettra de terminer notre propos en renvoyant dos à dos
Antonio Gramsci (1983): « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à
apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » et Paul Claudel (1972) :
« Le pire n’est pas toujours sûr ».
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5. RETOUR SUR UNE DIFFÉRENCE
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BIBLIOGRAPHIE
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