COVID-19 : CRISE OU CATASTROPHE ? UNE QUESTION D’IDENTITÉ Bernard Ramanantsoa L'Harmattan | « Marché et organisations » 2021/3 n° 42 | pages 129 à 139 © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-marche-et-organisations-2021-3-page-129.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L'Harmattan. © L'Harmattan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) ISSN 1953-6119 ISBN 9782343243634 DOI 10.3917/maorg.042.0129 COVID-19 : CRISE OU CATASTROPHE ? UNE QUESTION D’IDENTITÉ Bernard RAMANANTSOA Hec Paris [email protected] © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) La Covid-19 bouleverse beaucoup de nos habitudes, de nos rituels, et surtout de nos relations. Aux yeux du collectif et de l’Histoire, est-ce grave ? Ou peut-on considérer que ce n’est qu’ennuyeux et que cela laissera peu de traces ? Pour réfléchir à cette question (avoir l’ambition d’y répondre serait à coup sûr prétentieux), nous avons mobilisé les concepts de crise et de catastrophe et nous nous interrogerons sur l’impact de la Covid-19 sur nos imaginaires et nos identités. Mots-clés : catastrophe, crise, identité, imaginaire, intime, symbolique. ABSTRACT Covid-19 : crisis or catastrophe ? A question of identity Covid-19 is disrupting many of our habits, our rituals, and especially our relationships. In the eyes of the collective and of history, is it serious ? Or can we consider that it is only an unfortunate event and that it will leave few marks? To reflect on this question (having the ambition to answer it would certainly be pretentious), we have mobilized the concepts of crisis and catastrophe and we will explore the impact of the Covid on our imaginary and our identities. Keywords:. catastrophe, crisis, identity, imaginary, intimate, symbolic. JEL Codes: H12, I12, Z13 129 © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) RÉSUMÉ © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) « Crise sanitaire », « crise économique », « crise de la gestion hospitalière », « communication de crise », « crise de confiance », « sortie de crise »... À lire les medias, à écouter les commentateurs plus ou moins experts, à entendre les autorités publiques, tout est crise. Il en est de même dans les universités et écoles de management où on commence à voir enseigner, dans plusieurs établissements, des études de cas sur « la gestion de la crise Covid-19 ». Certains pensent probablement qu’il s’agit là d’une facilité de langage, ou d’une volonté habituelle de dramatiser la situation pour attirer l’attention, pour augmenter l’audimat, pour « vendre du papier ». Sûrement dans beaucoup de cas. Notre interrogation s’inscrit pourtant en opposition avec ce discours circulant. On parle de « guerre », on parle de « un monde d’après » qui « ne sera pas un retour au jour d’avant ». On pourrait donc penser qu’il s’agit de plus qu’une crise et, si les mots ont un sens, ne faudrait-il pas plutôt parler de catastrophe ? Au fond n’utilise-t-on pas le mot « crise », au-delà des commodités de langage, pour minimiser la gravité de ce qui se passe, pour rassurer et pour nous rassurer, pour « garder le moral » et pour « mobiliser les troupes » ? Ne parle-t-on pas de crise pour ne pas parler de …catastrophe ? Quelques rappels rapides pour préciser notre question et nous souvenir que ces deux mots ne sauraient se penser de manière similaire. Commençons par nous autoriser un détour par l’étymologie (Ramanantsoa, Riot, 2020). On rappelle, dans tous les cours de management et de sociologie, que la crise (krisis) correspond au moment décisif de la décision par opposition à la confusion du processus (krasis). On oublie trop souvent de rappeler que la catastrophe, elle, a une dynamique de volte (strophê) orientée vers le bas (kata). C’est donc une chute qui « brise le temps humain, ouvre un gouffre entre le passé et le futur, menace de rompre le lien entre les générations » (Pomian, 1977, 789). René Thom (Thom, 1976, 34 ; 1979 ; 1988), une des figures tutélaires de la Théorie des catastrophes, explicitera avec ses références cette différence : « S'il est vrai qu'une crise se manifeste extérieurement par des atteintes au comportement, […] ses manifestations proprement morphologiques demeurent relativement discrètes, voire inexistantes. […] Si, dans une crise, la « fonction » est fréquemment atteinte, la « structure » elle, demeure intacte ». Il poursuit : « De ce point de vue, il y a entre crise et catastrophe une différence radicale. La catastrophe […] est par essence un phénomène bien visible, une discontinuité observable, un « fait » patent […] La crise peut être latente, ou sournoise. Assez fréquemment, elle ne se manifeste que par une perturbation quantitative (et non qualitative) d'un processus de régulation : tel est le cas de la crise inflationniste en économie, par exemple. Il existe cependant entre crise et catastrophe un lien évident : la crise est souvent l'annonciatrice de la catastrophe, qu'elle précède, ou qu'elle provoque. » 130 © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) 1. DE QUOI PARLE-T-ON ? (OU PLUTÔT DE QUOI NE PARLE-T-ON PAS ?) 2. POURQUOI L’HYPOTHÈSE D’UNE CATASTROPHE N’EST-ELLE PAS ABSURDE ? Sans être « collapsologue » (Servigne, 2015), il est possible de voir, dans les évènements que nous vivons, les prémices d’une catastrophe. Tout le monde s’accorde à penser qu’il s’agit d’une crise systémique : les causes, comme les conséquences, sont écologiques, industrielles avec notamment la désindustrialisation de nos pays européens ; elles sont liées à la mondialisation et à la financiarisation de nos économies, et on voit tous les jours qu’elles sont imbriquées avec des remises en cause des systèmes politiques dans de nombreux pays : les modes de représentativité des peuples sont questionnés, quand ce n’est pas la démocratie elle-même1 On pense, bien sûr, au Brésil, à la Hongrie et à la Turquie. Plus « quantitativement », on rappellera que selon l’Economist Intelligence Unit, seulement 8 % de la population mondiale 1 131 © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) Nous y voilà : ne serions-nous pas face à une catastrophe et non à une « simple » crise ? Collectivement et individuellement, consciemment ou moins consciemment, face à ce qui est peut-être « une vraie catastrophe », ne cherchons-nous pas à nous rassurer en la considérant comme une parenthèse (avant le retour à « des Jours Heureux » (Macron, 2020)) plutôt que comme un avertissement, comme le dit René Thom ? On sait depuis Girin (1990) que la crise peut, le plus souvent, être réduite à une série de « situations de gestion », pouvant dès lors être « agies » par des acteurs sociaux qui vont chercher à lui faire perdre son caractère inédit, à la réduire aux prismes plus familiers des instruments de gestion et de leurs mesures. La crise apparaît alors, comme un moment, douloureux et difficile à piloter certes, mais essentiellement comme un épisode d’une histoire commune appelée à se poursuivre. C’est sur ces thèmes que sont alors fondées les communications de crise. Dans le cas de la catastrophe, il est en soi beaucoup plus difficile, voire impossible, d’avoir prise sur le phénomène par un ensemble de mesures raisonnées qui permettrait de l’appréhender dans toutes ses dimensions, de la réguler et d'en reprendre le contrôle collectivement (Weick, 1988). Difficile de proposer dans ce cas une réponse « managériale ». Peut-être peut-on, tout juste, avoir recours à l’Histoire et aux récits mythologiques ? Il semble que la « solution » passe par une capacité à redéfinir les règles sociales, voire à les transgresser : on comprend qu’on ait beaucoup de mal à se penser ex-ante en termes de catastrophe. Il est clair d’ailleurs qu’on ne peut affirmer qu’un phénomène est une catastrophe qu’après coup. Notre propos n’est donc pas de qualifier définitivement la période actuelle, mais plutôt de chercher à repérer des signaux faibles, des symptômes d'instabilité profonde, pour, comme le disait Lénine, que l’on « entende pousser l’herbe » d’une catastrophe. vit dans une démocratie dite « complète » et plus « grave », le score mondial de démocratie atteint son plus bas niveau depuis 2006. 132 © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) Sans être catastrophiste, on voit bien que tout peut s’enchaîner et conduire à un effondrement généralisé, même si aujourd’hui les accès vitaux aux besoins de base (alimentation, eau, logement, santé, etc.) semblent préservés. Et nous savons que d’autres pandémies nous attendent, que nous allons subir d’autres coups de butoir. On peut, bien sûr, être frappé par ce sursaut collectif vécu il y a quelques mois, en 2020 : nous voulions, responsables politiques en tête, un « monde d’après ». Il devait être « résolument écologique », des « décisions de rupture » s’imposaient et nous devions nous « réinventer ». Aurions-nous alors pris notre destin en mains ? Voit-on aujourd’hui quelques signaux, quelques symboles d’un « nouveau monde » que nous construirions ou, au moins, dont nous aurions élaboré l’architecture ? Sans vouloir jouer les Cassandre, on ne peut que constater, un an plus tard, que cette formule d’« un monde d’après » a disparu, quand on ne l’utilise pas pour se moquer. Il faut dire que les trains circulant bondés d’un côté et les entreprises du CAC 40 continuant à verser des dividendes importants de l’autre, ne laissent pas augurer d’un monde nouveau, à court terme. Les études sociologiques, comme l’observation la plus objective possible, nous décrivent plutôt comme en train de « glisser » vers l’idée d’un « monde comme avant », même si nous sentons bien qu’il faudra probablement travailler autrement, enseigner autrement, se soigner autrement, bref vivre autrement. Houellebecq (2020) va, jusqu’à nous dire : « Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire ». Il nous décrit, avec le talent qu’on lui connaît (certains diront le cynisme), notre « glissade » (son propos date de mai 2020 !) : « Déjà, je ne crois pas une demi-seconde aux déclarations du genre « rien ne sera plus jamais comme avant ». Au contraire, tout restera exactement pareil. Le déroulement de cette épidémie est même remarquablement normal. L’Occident n’est pas pour l’éternité, de droit divin, la zone la plus riche et la plus développée du monde ; c’est fini, tout ça, depuis quelque temps déjà, ça n’a rien d’un scoop. Si on examine, même dans le détail, la France s’en sort un peu mieux que l’Espagne et que l’Italie, mais moins bien que l’Allemagne ; là non plus, ça n’a rien d’une grosse surprise. Le coronavirus, au contraire, devrait avoir pour principal résultat d’accélérer certaines mutations en cours. Depuis pas mal d’années, l’ensemble des évolutions technologiques, qu’elles soient mineures (la vidéo à la demande, le paiement sans contact) ou majeures (le télétravail, les achats par Internet, les réseaux sociaux) ont eu pour principale conséquence (pour principal objectif ?) de diminuer les contacts matériels, et surtout humains ». Nous n’épiloguerons pas pour savoir si une « glissade » peut être le signe avant-coureur d’une catastrophe. Plus intéressant à nos yeux est de chercher à répondre à « notre » question – catastrophe or not catastrophe ? –, en analysant ce qui se passe, depuis un peu plus d’un an en termes d’imaginaire collectif. En effet, dans la mesure où toute identité repose sur un imaginaire collectif (Castoriadis, 1975 ; Reitter, Ramanantsoa, 1985), toute modification sensible de notre imaginaire collectif signifie un changement identitaire : on voit bien que c’est à ce niveau-là, celui de l’identité, que se pose en profondeur la question de savoir si nous vivons une crise (passagère) ou si on peut parler de catastrophe (forcément irréversible). Intéressons-nous à quelques dimensions de cet imaginaire. © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) Avec le confinement, selon plusieurs sociologues et philosophes (Truong, 2020), la première « commotion », souvent violente, concerne nos rapports au temps et à l’espace. La première pré-occupation est, depuis le premier confinement, d’avoir à « s’occuper » autrement, de devoir s’intéresser à des activités jusque-là désinvesties et dont il n’est plus possible de se détacher. Du coup, cela nous amène, plus ou moins difficilement, à redéfinir notre place par rapport aux autres. La « mise en scène » habituelle des personnages de nos différentes vies – la vie professionnelle, la vie familiale, la vie amicale, la vie intime – doit être reconsidérée. Il nous faut repenser un élément « structurant » de nous-mêmes : notre emploi du temps. Notre image de nous-mêmes s’en trouve altérée. Impossible désormais d’être pleinement, c’est-à-dire avec les attributs symboliques qui accompagnent toute profession, le professeur, le cadre, l’animateur de réunions… Mais on le sait, toucher à la symbolique, c’est toucher à l’imaginaire et toucher à l’imaginaire, c’est toucher à l’identité (Castoriadis, 1975 ; Reitter, Ramanantsoa, 1985). Forcés à restructurer « notre temps », nous avons parallèlement « redécouvert », notamment au travers de nos privations (cafés, restaurants, espaces culturels), que notre vie était au fond plus dans l’« espace du dehors » que dans l’« espace du dedans » (Foucault, 1984). Nous avons aussi « redécouvert » l’importance d’avoir accès à plusieurs espaces. Plus important encore, en termes d’imaginaire, cette privation d’accès à des espaces extérieurs nous a conduits à un renforcement du tête-à-tête avec nous-mêmes. Certains ont certes pu ou su redécouvrir la lenteur et une meilleure maîtrise du temps, mais ils sont rares, je crois. Plus nombreux sont ceux qui ont dû réapprendre à construire un rapport maitrisé avec eux-mêmes. Cela n’est pas une sinécure. Nous avons besoin de ce « divertissement » psychique, cet évitement du tête-à-tête, pour nous éviter d’être continuellement ramenés à nous-mêmes. « C’est ce retour forcé à soi qui peut nous paraître intolérable et qui nourrit ces élans projectifs vers d’autres lieux. En période de confinement, la maison n’est plus seulement un espace de repos, elle peut devenir lieu d’enfermement et, pour reprendre une autre expression de Foucault, 133 © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) 3. UNE RECONSIDÉRATION DU TEMPS ET DE L’ESPACE 134 © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) « topie impitoyable » : un espace qui renvoie sans cesse chacun à lui-même, d’une manière parfois violente. Ou encore, huis clos intolérable et infernal avec les autres, devenus trop présents » (Marin, 2020). Nous touchons là la question de la distance aux autres. Quelle doit désormais être la bonne distance aux autres ? Comment rester poli en essayant de masquer nos tactiques d’esquive ou d’évitement quand nous allons rencontrer l’autre (Goffman (1974) se serait amusé !). Notre rapport à l’autre est devenu gauche, embarrassé, calculé. Nous sommes par ailleurs comme amputés du toucher, qui nous manque, et nous avons mal à devoir refréner l’élan spontané vers ceux que l’on aime et ne parlons pas des embrassades, des accolades et même des poignées de mains. Inutile de se contenter de répéter que les confinements modifient nos habitudes ; c’est souvent une « façon légère » de décrire ce qui nous arrive. En fait, on vient de le voir, les confinements ébranlent deux éléments structurants de notre identité : nos représentations du temps et des espaces. On peut d’ailleurs penser que c’est en cela que cette période, en plus de la peur de la mort, est angoissante. Nous sommes littéralement confrontés à une perte de repères. Toucher à ces deux piliers de nos imaginaires, les ébranler, correspond à l’expérience d’un tremblement de terre, peut donner le pressentiment de la catastrophe. « Soudain, la contingence, l’absurde au sens existentiel resurgissent dans un monde qui pensait contrôler, planifier, en quantifiant et en programmant. Aux ruptures que nous connaissons déjà, conjugales, professionnelles, spirituelles ou idéologiques, s’ajoute désormais la conscience plus vive que ce sont nos vies elles-mêmes qui sont fragiles » (Marin, 2020). Cela est encore plus frappant si on s’accorde un peu de temps pour réfléchir à cette immixtion dans notre vie sociale de cet objet, impensable quelques mois plus tôt : le masque. La vie masquée a tout changé, introduisant un « désarroi » chez la plupart d’entre nous : le visible est devenu invisible ! C’est pour le moins « troublant » : « Toute rencontre débute par un échange de regards, de paroles, de sourires ou non… Par-là se fait l’exploration des intentions de l’autre et se noue un rapport d’emblée marqué du sceau de la confiance, de l’antipathie ou de l’indifférence. Or ici, le masque agit comme un mur, qui ne laisse voir le visage d’autrui qu’à demi-nu et nous prive du mouvement de ses lèvres, de ses rictus, de ses moues… Bref, de tout ce langage émotionnel qui nous renseigne sur son état affectif et ses dispositions à notre égard » (Mazurel, 2020). Nous touchons là au cœur de notre propos : notre identité. Il suffit de rappeler une évidence : notre identité, dans notre vie quotidienne, se réfère au visage. La lecture de quelques lignes d’Emmanuel Lévinas (1982) devrait nous permettre de mieux comprendre cette relation entre le visage et l’identité : « Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. […] Au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas « vu » ». On comprend mieux si on suit Emmanuel Lévinas que le masque, en soi, ébranle nos identités. Sans parler explicitement du masque, Emmanuel Lévinas va d’ailleurs dire dans le même passage : « La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui ». Pour lui, c’est le visage dans sa totalité, il dira aussi « dans sa nudité », qui incarne notre identité d’Homme. Et cela, comme souvent chez Emmanuel Lévinas, a une portée éthique : « Mais la relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point » ». © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) La relation au temps et à l’espace, le port du masque sont autant de possibles sources d’ébranlement de notre identité. Mais il est essentiel, dès lors que l’on s’intéresse à l’identité, de regarder l’impact de cette maladie et de ses conséquences sur l’« intime ». En termes d’identité, on sait que toute maladie est une catastrophe ; toute maladie grave ou potentiellement grave transforme radicalement l’image de soi, l’image de soi par rapport aux autres et donc le sentiment d’identité. On l’a vu avec l’espace et le temps, le rapport à soi est perturbé. Comment en effet s’affronter face à l’anxiété ? Comment aussi affronter le regard des autres ? Et quelle forme de regard ! Certains se sont, en effet, vus « étiquetés ». Nous pensons aux personnes âgées qui ont dû, dès les premières semaines, affronter une sorte de fragilité décrétée, se sont en quelque sorte vues imposer un vieillissement vécu comme soudain, en tout cas accéléré. Revenons à Houellebecq (2020) : « Un autre chiffre aura pris beaucoup d’importance en ces semaines, celui de l’âge des malades. Jusqu’à quand convient-il de les réanimer et de les soigner ? 70, 75, 80 ans ? Cela dépend, apparemment, de la région du monde où l’on vit ; mais jamais en tout cas on n’avait exprimé avec une aussi tranquille impudeur le fait que la vie de tous n’a pas la même valeur ; qu’à partir d’un certain âge (70, 75, 80 ans ?), c’est un peu comme si l’on était déjà mort ». 2 Pour Michel Eltchaninoff (2008), l'intime désigne « ce que j’offre à autrui de mon propre gré, donc ce que je peux dissimuler – mes pensées secrètes et ma nudité –, tout ce qui, aujourd’hui, est considéré comme inviolable. Même dans ma vie courante, j’ai le droit de fermer la porte de la salle de bains ou de ne pas dire tout ce que je ressens. L’intime, après s’être longuement élaboré, a triomphé au XIXe siècle, quand se déshabiller ou se laver en public est devenu honteux jusque dans les classes populaires. Mais l’invention de l’intimité rend également possible l’impudeur, le dévoilement de ce qu’il y a de plus intime ». 3 Il est intéressant de noter avec Truong (2020) que « cette crise a mis en relief une génération de penseurs qui s’attachent à comprendre les ressorts de notre histoire, tout comme les possibilités du présent grâce à l’étude des affects et des émotions ». Pour lui, ces penseurs ont pris acte du « passage de l’histoire des mentalités à celle des sensibilités ». 135 © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) 4. LA CATASTROPHE DE LA MALADIE ET DE L’INTIME2 3 136 © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) Dans ce contexte, on voit bien que le privé, l’intime voient leurs frontières devenir plus floues. Tout le monde parle de la Covid-19 ; le sujet est public et a des aspects obsessionnels. Ce que je pouvais garder pour moi est maintenant une inquiétude collective, mais qui ne nous rapproche pas ; au contraire ! Fait aggravant dans le cas de la Covid-19, le malade va se voir interdire toute intimité : il se doit de se signaler, sans possibilité de discrétion, comme pour d’autres maladies. On touche bien là une dimension essentielle de notre identité : nous finissons par vivre tous, même si nous ne le sommes pas, comme des malades. Des malades, parce que notre confiance spontanée dans la vie (Reitter, Ramanantsoa, 2012) – confiance dont nous n’avons même pas conscience tant que nous sommes en bonne santé – s’érode au fil du temps, finit par nous épuiser. Ce ne sont pas que nos corps qui sont confinés, c’est « nous », nos imaginaires et ce sera, par nature, plus long que les confinements physiques. Enfin, à un niveau plus symbolique, – on connaît (Castoriadis, 1975 ; Ramanantsoa, 1986) les liens entre imaginaire et symbolique et on ne peut laisser dire que le symbolique est sans importance –, on ne manquera pas, toujours avec Houellebecq (2020), de souligner que « jamais la mort n’aura été aussi discrète qu’en ces dernières semaines. Les gens meurent seuls dans leurs chambres d’hôpital ou d’EHPAD, on les enterre aussitôt (ou on les incinère ? l’incinération est davantage dans l’esprit du temps), sans convier personne, en secret. Morts sans qu’on en ait le moindre témoignage, les victimes se résument à une unité dans la statistique des morts quotidiennes, et l’angoisse qui se répand dans la population à mesure que le total augmente a quelque chose d’étrangement abstrait. » Cela s’est « arrangé » depuis, mais cette occultation, ne serait-ce que temporaire, de nos rites funéraires ne peut qu’interroger notre identité, d’être humain cette fois-ci. On lira avec respect quelques phrases du témoignage d’Éric Fiat (2020), partageant son incompréhension de ne pouvoir enterrer sa tante : « Je voudrais seulement qu’à cette tendre étrangère un tombeau fût donné […] Cette femme profondément chrétienne sera incinérée, sans présence des siens, sans fleurs ni couronnes, mais surtout sans messe, sans messe haute et sans messe basse, et même sans tombeau ». Il pose la question « centrale » en termes de notre identité : « Mais tout de même : faut-il que le biologique l’emporte radicalement sur le symbolique, pour que les morts n’aient plus droit au moindre hommage ? […] Pour qu’au nom de la persévérance dans l’être biologique on laisse les vieux dans les Ehpad mourir de solitude pour être sûr qu’ils ne meurent pas du coronavirus ? » ; avant de conclure : « Cela eût été sanitairement dangereux, nous dira-t-on. Soit. Mais qu’elle parte sans un adieu, sans un je t’aime, n’est-ce pas symboliquement également bien dangereux ? […] Ne passons pas sous silence ce que peut coûter la présente union sacrée, à savoir une rupture avec cet usage immémorial chez Homo sapiens sapiens, celui des rites funéraires, constitutifs de sa sapience ». Les points que nous venons de développer pour souligner le fort impact de la Covid-19 en termes d’identité ont, à plusieurs reprises, touché à la question de l’intimité. Il est important de souligner combien on est là au plus profond de notre identité. Pour « enfoncer le clou », rappelons cette belle définition que donne Michaël Fœssel (2020) de l’intime : « L’intime est la part de l’existence sur laquelle ni l’Etat, ni la société, ni même la médecine ne devraient avoir autorité ». © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) Le lecteur voit bien que nous ne pensons pas que ce que nous vivons soit simplement une crise. À partir du moment où l’on peut penser que les imaginaires, les identités sont « touchés », force est d’admettre que la réversibilité n’est pas acquise et que se contenter de parler de crise ne se justifie que dans le cadre d’une politique de communication. Nous ne revenons pas sur ce que nous écrivions plus haut. On ne saura qu’après, malheureusement à nos dépens s’il s’agit bien d’une catastrophe. Souhaitons qu’il n’en soit rien ! Souhaitons-le vraiment, très fortement car les catastrophes se distinguent des crises aussi par la forme. René Thom parle d’apparition « de quelque chose d’inédit, d’impensable, d’une forme de « monstre » […] Il s’agit de phénomènes dont l’ampleur, la taille et la violence dépassent les structures sociales : comme un barrage qui saute, une bonde qui saute. Dans le cas de l’apparition de l’impensable, de l’inimaginable, du « monstre », […] les signes visibles, les repères morphologiques sont ceux d’un corps physique en proie à une déformation de ses organes, à une maladie mortelle » (Thom, 1976). Notons, au passage, qu’on retrouve cette caractérisation de la catastrophe en sociologie comme en littérature : cette image d’un corps physique furieux, difforme, gangrené, agonisant est parfois assimilée au corps social (Agamben, 2015). Si le style du monstre peut avoir en commun avec la catastrophe son surgissement dévastateur sur laquelle ni la science ni les techniques n’ont de prise (Beck, 2015), il terrifie moins par sa taille que par ses apparitions et de ses disparitions et par la nature mystérieuse de son être hybride (Bataille, 1967), à la fois animal et humain, à la fois intérieur et étranger : c'est l'hydre de Lerne, ou la « bête immonde de Bertolt Brecht (1959) : « Vous apprenez à voir, plutôt que de rester Les yeux ronds. Agissez au lieu de bavarder. Voilà ce qui aurait pour un peu dominé le monde ! Les peuples en ont eu raison, mais il ne faut Pas nous chanter victoire, il est encore trop tôt. Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. » On nous permettra de terminer notre propos en renvoyant dos à dos Antonio Gramsci (1983): « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » et Paul Claudel (1972) : « Le pire n’est pas toujours sûr ». 137 © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) 5. RETOUR SUR UNE DIFFÉRENCE © L'Harmattan | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Neuchâtel (IP: 85.5.152.124) AGAMBEN, G. (2015), L'Usage des corps. Homo sacer IV 2 : Homo sacer IV 2, Paris, Le Seuil. BATAILLE, G. (1967), La part maudite, Paris, Éditions de Minuit. BECK, U. (2015), La société du risque : sur la voie d'une autre modernité, Flammarion, Paris. BRECHT, B. (1959), La Résistible Ascension d'Arturo Ui, ed. L’arche. CASTORIADIS, C. (1975), L'Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil. CLAUDEL, P. 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