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SOS maîtresse en détresse de Friot

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SOS maîtresse en détresse (histoire à la carte)
Bernard Friot – Florence Langlois
Voici comment l’histoire commence :
Un vent glacé pinçait les oreilles ce matin-là. Emmitouflés dans leurs anoraks, les élèves de la classe unique
de Nans-en-Montagne pressaient le pas pour s’abriter sous le préau. Leur maîtresse, Samia Gaci, venait
d’arriver à moto. Elle ôta son casque, ouvrit la porte de l’école et, d’un geste, fit entrer les enfants.
Elle retira ses gants et son blouson de cuir, mais ne dénoua pas l’écharpe qui enserrait son cou. Tandis que
ses élèves s’installaient bruyamment à leur place, elle s’approcha du tableau, prit une craie rouge et écrivit :
UN PEU DE SILENCE, S’IL VOUS PLAÎT !
Jordan et Lucas éclatèrent de rire. Encore une plaisanterie de la maîtresse, pensaient-ils. Mais Manon se
tourna vers ses camarades en tendant le doigt vers le tableau et en sifflant des « Chut ! Chut ! » vigoureux.
Les dix-neuf élèves, peu à peu, firent silence. La maîtresse porta la main à sa gorge, puis écrivit, à la craie
blanche cette fois : Désolée, je suis aphone aujourd’hui.
- Ça veut dire quoi, « aphone » ? demanda Émile.
Reprenant la craie, la maîtresse ajouta :
Aphone = privée de voix.
Ah oui, elle ne peut pas parler, dit Anna. Ça m’est déjà arrivé.
Qu’est-ce qu’on va faire alors ? demanda Victor.
Travailler, tout simplement, écrivit Mme Gaci. Et elle distribua des fiches de mathématiques. À la
-
récréation, les élèves restèrent en classe, bien au chaud. Tandis que la maîtresse buvait une tisane brûlante,
ils se réunirent dans le coin bibliothèque.
- J’espère qu’elle va retrouver sa voix, soupira Élise.
- Oui oui, chuchota Ismène, sinon on aura le remplaçant, comme le jour où la maîtresse était en stage.
Le petit Arthur poussa un cri, effrayé. Le remplaçant ! Tous en gardaient un souvenir affreux. Il était sévère,
M. Muto, il donnait des punitions interminables, et interdisait même les jeux de ballon dans la cour.
- Et puis il y en a qui seraient trop contents, fit Victor.
Ils se regardèrent, et Anna hocha la tête.
- Oui, ceux qui n’aiment pas la maîtresse, parce que… parce que…
- … parce qu’elle est arabe, ajouta Arthur en rougissant.
- Elle n’est pas arabe, elle est française, corrigea Élise.
- Je sais, dit Arthur, mais c’est ce que disent les gens…
Il ne poursuivit pas, parce que parmi « les gens » il y avait ses propres parents. Et ils n’étaient pas les seuls.
- Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Hugo.
Mais à cet instant la maîtresse s’approcha. Elle tendit une feuille de papier sur laquelle elle avait griffonné :
qu’est-ce que vous complotez ?
-
Oh, rien, répondit Élise en lui adressant un sourire parfaitement innocent.
On cherche une recette pour vous redonner la voix, dit Manon.
Ben oui, si vous l’avez perdue, elle doit bien être quelque part, plaisanta Élise. On va vous aider à la
retrouver !
Que s’est-il passé ensuite ?
Voici ce que racontent certains :
-
Ben oui, si vous l’avez perdue, elle doit bien être quelque part, plaisanta Élise. On va vous aider à la
retrouver !
Samia Gaci prit son stylo et écrivit sur la feuille de papier : Ne vous faites pas de souci, je vais me
soigner.
Mais, le lendemain, la maîtresse était toujours muette. Ses élèves étaient très inquiets.
- Mince, dit Victor, si elle ne guérit pas, elle va être renvoyée !
- J’ai une idée, chuchota Manon.
Et elle leva le doigt. D’un geste, la maîtresse lui fit signe de parler.
- Maîtresse, on a peur que vous tombiez malade pour de bon, et que…
Soupir général dans la classe. Tout le monde pensait au remplaçant.
- Alors, poursuivit Manon, j’ai pensé qu’on pourrait faire un projet « Silence ».
- C’est quoi ? demanda Arthur.
- Ben, comme le projet « Je suis un autre » qu’on a fait en classe verte. Pendant deux jours, on devait
se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre. Même que Victor devait être une fille…
- Ah non, je le refais pas ! protesta Victor.
- Chut ! fit Théo. Continue, Manon.
- Cette fois, on décide de ne plus parler pendant une semaine…
- Oui ! s’exclama Hugo. Et on cherche d’autres moyens de communiquer. Avec des messages…
- Avec le langage des sourds-muets, proposa Anna.
- Ou par SMS…dit Arthur.
Samia Gaci frappa dans ses mains pour rétablir le silence. Sur le tableau, elle écrivit :
Très bonne idée ! On commence tout de suite. PLUS UN MOT ! Mettez-vous en groupes et
faites une liste de tous les moyens de communiquer sans la voix.
Il y eut encore un peu de brouhaha, puis le silence s’installa. De temps en temps, un élève oubliait la
consigne et se mettait à parler. Mais ses camarades, aussitôt, le rappelaient à l’ordre. Hugo avait même
fabriqué une pancarte « Interdit de parler ».
Après une heure de travail, les groupes présentèrent leurs propositions pour les « Journées du silence ».
Hugo et ses camarades utilisèrent le rétroprojecteur pour exposer leur idée : un système de symboles tracés
sur des panneaux. Anna et son équipe avaient décidé d’apprendre la langue des signes. Le groupe d’Élise
voulait développer le site Internet de l’école. Les CE2 avaient listé les jeux auxquels on pouvait jouer sans
parler.
Bravo, vous êtes des champions ! Et maintenant, on y va !écrivit la maîtresse au tableau.
Elle prit un panneau du groupe de Hugo et le montra aux élèves. Tout le monde comprit : travail autonome
en orthographe. Comme d’habitude, les plus devaient aider les plus jeunes, mais cette fois il fallait le faire
sans prononcer un seul mot. Pas facile ! La maîtresse passait dans les rangs, une ardoise à la main. Elle
conseillait, corrigeait… et parfois réprimandait en écrivant à toute vitesse sur l’ardoise.
À la récréation, les élèves organisèrent une partie de balle aux prisonniers. C’était amusant de les voir jouer
sans cris, sans une parole échangée. Victor et Manon, prudents, s’étaient noué un bâillon sur la bouche. Cela
ne les empêchait pas de se disputer !
À la fin de la journée, les enfants trouvaient tout naturel de communiquer ainsi, en silence. Et, chez eux,
leurs parents furent surpris de les trouver si calmes. Ils ne s’en plaignirent pas d’ailleurs !
Trois jours plus tard, pendant une heure de lecture (silencieuse), Samia Gaci retrouva sa voix. Cela se passa
ainsi : alors que les enfants lisaient tranquillement, la maîtresse, elle, rangeait des dictionnaires. La pile
qu’elle tenait s’écroula, et un dictionnaire tomba sur son pied gauche.
- Aïe ! cria-t-elle.
Surprise, elle resta muette quelques secondes encore, puis s’exclama :
- Mais je parle ! Je parle ! J’ai retrouvé ma voix !
Tous les regards se levèrent et la fixèrent sévèrement. Et Victor brandit une ardoise sur laquelle était écrit :
Chut, on travaille !
Mais d’autres racontent tout autre chose :
-
Ben oui, si vous l’avez perdue, elle doit bien être quelque part, plaisanta Élise. On va vous aider à la
retrouver !
C’est Élise qui eut l’idée. Ou plutôt l’information.
Avec l’autorisation de la maîtresse, elle lança une recherche Internet sur les maladies de la voix. Et tomba
sur un site intéressant.
Aussitôt, elle fit signe à Arthur, Manon, Victor et Théo.
- Regardez ce que j’ai trouvé, dit Élise.
Elle montra sur l’écran la page Internet qu’elle avait chargée : le site de la firme Phonashop, numéro un
mondial des voix artificielles.
- Je sais comment on va guérir la maîtresse, déclara-t-elle. On va lui acheter une nouvelle voix.
- Comment ça ? fit Manon.
- Lis, et tu vas comprendre, répondit Élise. Un savant indien a inventé un système pour les gens qui ne
peuvent pas parler. C’est une sorte de puce électronique : tu l’avales, et hop, tu peux chanter, crier,
tout ce que tu veux !
- En plus, c’est génial, on peut choisir entre plusieurs modèles, poursuivit Victor. C’est marqué ici :
« voix rock », « voix jazz », voix de velours », etc. Et même là, regarde : « voix de fée »…
Manon battit des mains.
- Oh oui, on prend celle-là pour la maîtresse !
- Ah non, « voix rock », c’est mieux ! intervint Théo.
Ils commencèrent à se chamailler. Mais Arthur les fit taire en posant une question :
- Ça coûte combien ?
Zut, ils n’avaient pas pensé à ce détail. Ils retournèrent à l’écran. Victor cliqua sur un onglet, et la liste des
prix apparut. La moins chère, la voix standard, coûtait 968 euros.
- 968 euros ! dirent Manon et Théo en chœur.
- Mince, comment on va faire ? grogna Victor.
- Si on demandait à tout le monde ? proposa Arthur timidement.
Personne ne répondit, et il n’insista pas. Ils savaient tous que, même s’ils vidaient leurs tirelires, ils
n’arriveraient jamais à réunir une telle somme.
- C’est foutu ! soupira Élise.
Mais Théo pointa le doigt sur un bandeau qui défilait en haut de l’écran : « OFFRE EXCEPTIONNELLE !
UNE VOIX POUR SEULEMENT 99 EUROS ! STOCK LIMITÉ ! COMMANDEZ VITE ! »
- Super ! s’exclama Manon. 99 euros, ça, on peut les trouver !
À la récréation, ils exposèrent leur projet au reste de la classe. Le lendemain, chacun arriva, qui avec 10
euros, qui avec 5 ou même moins. En tout, ils réunirent 101 euros.
Élise se chargea de passer la commande par Internet avec l’aide de sa sœur aînée, qui avait déjà une carte
bancaire.
Deux jours plus tard, elle reçut à son nom un petit paquet portant le logo de l’entreprise Phonashop. Elle
l’apporta tout de suite à l’école et le montra à ses camarades. Le paquet contenait une toute petite boîte. Et,
dans la boîte, quelque chose qui ressemblait à un bonbon à la menthe.
- C’est ça, une voix ? demanda Anna.
- Ben oui, apparemment, répliqua Élise.
- Maintenant, il faut que la maîtresse l’avale, dit Théo.
- On n’a qu’à lui dire que c’est un médicament pour la gorge, proposa Manon.
C’est ce qu’ils firent. Dès que Mme Gaci arriva, ils lui offrirent la voix-bonbon, affirmant que c’était un
cadeau de la pharmacienne.
- Attention, précisa Élise, il ne faut pas le sucer, mais l’avaler d’un coup.
Pas convaincue, Samia Gaci avala le faux médicament pour leur faire plaisir. Elle fit une grimace, ouvrit la
bouche… et se mit à parler !
Les élèves se regardèrent, effarés. Surprise, la maîtresse continua d’une voix douce :
- Qu’est-ce qu’elle raconte ? demanda Arthur.
- On dirait du japonais, dit Manon. Ou du chinois.
Prise d’un doute, Élise retourna la boîte qui avait contenu la voix et lut : made in China.
- Fabriqué en Chine, soupira-t-elle. Zut alors, elle ne sait parler que le chinois ?
La maîtresse, pendant ce temps-là, essayait de leur expliquer quelque chose. Mais personne ne comprenait,
bien sûr.
- Hou la la, c’est la cata ! commenta Victor. Il faut tout recommencer…
- Mais non, dit Théo, j’ai une idée : on va lui apprendre le français.
Et, se tournant vers Samia Gaci, il tendit la main et dit :
- Bonjour, madame, bonjour.
La maîtresse répondit :
Quelques élèves éclatèrent de rire parce que, vraiment, la maîtresse avait un drôle d’accent.
Mais Manon s’écria :
- Génial ! On lui apprend le français, et elle nous apprend le chinois !
Et s’inclinant à son tour vers la maîtresse, elle répéta :
Et depuis ce temps, si vous allez à Nans-en-Montagne, vous entendrez dans la cour de l’école les élèves
parler français et chinois. Au début, les parents étaient étonnés, et un peu méfiants. Mais maintenant ils sont
très fiers de leurs enfants. Et très contents de la maîtresse, finalement.
Mais il existe encore une autre version de l’histoire :
-
Ben oui, si vous l’avez perdue, elle doit bien être quelque part, plaisanta Élise. On va vous aider à la
retrouver !
Le lendemain, pourtant, la maîtresse était toujours muette. Dans la cour, ça discutait ferme.
- Ça doit être une épidémie, intervint Théo. Ma tante est aphone depuis deux jours, et le boulanger
aussi…
- Moi, c’est mon cousin, dit Arthur.
À cet instant, Élise arriva, tout essoufflée.
- Hé… C’est dingue… Je viens de passer devant la vieille maison près du cimetière… et j’ai entendu
la voix de la maîtresse !
- La maison près du cimetière ? répéta Anna.
Mais elle est inhabitée…
- Pourtant j’ai entendu des voix, j’en suis sûre ! Celle de la maîtresse, mais aussi celle du boulanger et
celle de ta tante, Théo.
- Tous ceux qui sont aphones depuis quelques jours, observa Arthur. Comme par hasard…
- Il faut qu’on aille voir, dit Victor. Rendez-vous ce soir après la classe, OK ?
Vers cinq heures, la bande se retrouva devant la maison près du cimetière. Elle était entourée d’une haie
épaisse qui la protégeait des regards. Théo repéra un trou à l’arrière.
- On y va ? chuchota-t-il.
Mais déjà Manon avait franchi le passage, suivie d’Élise et de Victor. Soudain, une voix s’éleva de la
maison. Pas de doute, c’était celle de Samia Gaci !
- Je gonfle gonfle mes poumons ; j’aspire poussière et moutons.
- C’est quoi, ce délire ? demanda Théo.
- Entrons ! dit Manon. Il est peut-être arrivé quelque chose à la maîtresse !
Elle entra dans la maison, suivie de tous ses camarades. La pièce qui s’ouvrait devant eux était remplie
d’objets : tables, chaises, aspirateur, horloge et bien d’autres choses.
Un paillasson se souleva trois fois et grogna :
- Essuyez-vous les pieds avant d’entrer !
- Oh, c’est la voix du boulanger ! dit Anna.
- Ben ça alors, dit Arthur. C’est de la magie…
À cet instant, une porte grinça à l’arrière de la maison, et des pas firent craquer le parquet.
- Vite, filons, il y a quelqu’un ! dit Élise.
Trop tard. Un homme entra dans la pièce. Grand, massif, le crâne rasé, les enfants le reconnurent aussitôt :
M. Muto. Oui, le remplaçant !
- Que faites-vous ici ? rugit-il, l’air furieux.
Rassemblant tout son courage, Victor répondit :
- On vient reprendre la voix de notre maîtresse.
M. Muto les regarda sans rien dire. Peu à peu, son visage changea d’expression. De menaçant, il se fit
implorant.
- Laissez-moi encore quelques minutes, dit-il, juste quelques minutes.
- Que voulez-vous dire ? demanda Manon.
- C’est presque prêt, répondit le remplaçant.
Le concert…
- Il est fou, dit Arthur. Partons…
- Non, le retint Théo. Attends…
Entre-temps, M. Muto avait déplacé les objets et les avait rangés en demi-cercle. Il se tourna vers les
enfants, et sur son visage se dessina une sorte de sourire.
- Asseyez-vous, leur dit-il, et écoutez…
Il tira de sa poche une baguette de chef d’orchestre et, d’un geste, donna le départ. Alors, tables, chaises,
aspirateur, horloge et tous les autres objets entonnèrent en chœur un chant joyeux et rythmé. Les voix
s’unissaient, se répandaient, se déployaient. Et puis elles se turent. Spontanément, les enfants applaudirent.
M. Muto semblait transformé.
- Mais comment vous avez fait ? lui demanda Théo.
M. Muto soupira longuement avant de répondre :
- J’ai toujours rêvé d’être chef de chœur. Faire chanter les voix ensemble… Mais je ne sais pas m’y
prendre avec les gens. Soit je suis trop faible, soit je suis trop sévère… Et puis un jour, par hasard,
j’ai découvert que j’avais un pouvoir : voler les voix et les donner à qui je veux, même à des objets.
Voilà.
M. Muto passa la main sur son front, puis poursuivit :
- Voilà, oui. J’ai réussi. Vous avez entendu comme c’était beau ?
- Ah ouais, c’était supercool, dit Manon.
- Génial ! dit Théo. J’aimerais bien faire pareil !
M. Muto sourit, les yeux brillants.
- Merci, dit-il. Merci.
Il soupira, puis ajouta :
- Maintenant, je vais libérer les voix et m’en aller, très loin. N’ayez crainte, vous ne me reverrez plus.
Il leur fit signe, et les enfants, à contrecœur, sortirent.
Quand ils furent dans la rue, ils entendirent, de l’autre côté du cimetière, le bruit d’une voiture qui démarrait.
Le lendemain, Samia Gaci avait retrouvé sa voix. Elle était tellement heureuse qu’elle passa la matinée à lire
des histoires à ses élèves. L’après-midi, elle leur fit écouter L’Enfant et les Sortilèges*, un conte en musique
où tout le monde chante : l’enfant, bien sûr, héros de l’histoire, mais aussi le chat, le feu, le fauteuil et
l’horloge.
Pendant ce temps, Théo regardait son stylo, le tournait dans tous les sens et le collait à son oreille.
- Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda Anna.
- J’essaie de faire parler mon stylo, répondit-il.
- Pas avec ma voix en tout cas ! répliqua Anna.
Et elle regarda Théo avec une légère crainte.
*Texte : Colette. Musique : Maurice Ravel.
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