148 Frédérique Giraud
[Dezalay, 1972 : 176], Zola se donne pour mission
d'épuiser le réel. Dans Le Roman expérimental , il affirme :
« Nous en sommes, pour le quart d'heure, à collection-
ner et à classer les documents, surtout dans le roman »
[Zola et al., 1968 : 1297]. À la fin du XIXe siècle, la
confiance des romanciers réalistes dans une démarche
reposant sur la collecte de documents humains est une
conséquence directe de leur situation dans le jeu litté-
raire [Ponton, 1973]. En lutte pour asseoir leur légiti-
mité culturelle sur la scène littéraire face aux
néo-romantiques, aux Parnassiens..., ils font de la
science un credo. L'enquête doit prendre la place de
l'imagination. Ainsi que le rappelle Hamon :
pour Flaubert, pour les Goncourt, pour Zola, le réa-
lisme-naturalisme est avant tout une « méthode » qui
consiste à préparer (ou à étayer en cours de rédaction)
les descriptions d'un roman par une ample « enquête »
documentaire à la fois sur le terrain, dans les livres tech-
niques et auprès des spécialistes reconnus [Hamon,
1991 : 156] 2.
Orchestrée avec sérieux, l'observation chez Zola
prend l'allure d'une véritable méthode d'investigation.
Nous employons le terme de méthode au sens plein
qu'il peut avoir dans l'esprit positiviste du XIXe siècle :
selon la définition du Littré , « ensemble des procédés
rationnels employés à la recherche de la vérité ». Pre-
nons le dossier préparatoire du Ventre de Paris pour
exemple [Zola, Becker et Lavielle, 2003]. L'espace des
Halles est entièrement passé au crible : inventaire
détaillé des marchandises, disposition topographique
des différents pavillons, des magasins, étals, mais aussi
informations sur l'organisation des ventes, le rôle des
inspecteurs, les rues autour des Halles... L'enquête de
Zola articule un « grand tour » et des « minitours »
d'observation [Spradley, 1980 : 73-84]. À partir d'une
vue générale, il zoome sur certains détails. Le feuil-
let 245 décrit l'entrée des maraîchers dans les Halles
telle que l'a observée Zola depuis l'appartement de
Maurice Dreyfous, les feuillets 293 à 299 sont des notes
générales sur les Halles : reproduction3 des lieux pré-
cise (« Les pavillons ne sont pas tous pourvus de la
même toiture. Le 3 et le 4 ont trois toitures superpo-
sées ; les 5 et 6, deux... »), description des pratiques
(« le café se sert dans une petite tasse bleue sans anse,
où se trouve à l'avance un morceau de sucre. La soupe
aux choux se sert dans des tasses jaunes plus grandes4 »).
Paul Alexis raconte dans sa biographie « en 1872,
lorsque nous sortions du n° 5 de la rue Coq-Héron,
[...] que de fois, je m'en souviens, il m'entraîna dans
les Halles ! » [Alexis et Colin, 2001 : 96] ; « il venait
les visiter par tous les temps, par la pluie, le soleil, le
brouillard, la neige, et à toutes les heures, le matin,
l'après-midi, le soir, afin de noter les différents aspects.
Puis, une fois, il y passa la nuit entière, pour assister au
grand arrivage de la nourriture de Paris ». L'écriture
des carnets d'enquête se donne comme objective,
rigoureuse, au service avant tout d'une connaissance
pointue et minutieuse du terrain où se déroulera le
roman. Il s'agit bien pour Zola de collecter les données
constitutives d'un savoir réaliste sur le monde social.
Le but affiché est la construction d'un protocole
d'observation et de description fiable.
Pour Au Bonheur des dames , Zola se familiarise avec
les grands magasins en y passant plusieurs après-midi,
il visite tous les services, interroge un chef de rayon
du Bon Marché, un ancien chef de comptoir du
Louvre, une employée du magasin Saint-Joseph, les
dirigeants, des clients. . . Il récupère auprès de sa femme
et de ses amis des anecdotes et détails vécus : il s'agit
« d'accumuler et de croiser des sources multiples pour
restituer les phénomènes dans leur épaisseur » [Barthé-
lémy et Couroucli, 2008 : 16] à l'instar de l'ethno-
graphe. Préparant la rédaction de Germinal , Zola part
à Anzin en compagnie d'Alfred Giard, professeur à la
faculté des sciences de Lille et député d'extrême
gauche de Valenciennes, qui s'est offert comme guide
de Zola. Leur séjour se déroule du 19 au 22 février
1884 [Zola et Mitterand, 1986 : 444], à l'occasion
d'une grève qui éclate le 19 février. Zola descend au
fond d'une fosse jusqu'à 675 mètres sous terre, pour
connaître de l'intérieur le trajet du mineur ; il passe au
crible les rôles des porions, herscheurs, se renseigne
sur le fonctionnement des machines, visite les bâti-
ments, s'informe sur les amendes, les accidents, il visite
une maison ouvrière, va au cabaret, et dans plusieurs
estaminets... Pour La Bête humaine , Zola s'entretient
longuement avec le sous-directeur du Mouvement à la
Compagnie de l'Ouest, Pol Lefèvre, qui lui accorde
entre le 15 février et le 15 avril 1889 une série d'entre-
tiens. Début mars 1889, il fait un voyage au Havre et
est reçu par le chef de gare. Le sommet de cette enquête
est constitué par le voyage que Zola est autorisé à faire
le 15 avril 1889 dans la locomotive. Dans ses notes, il
consigne les emplacements sur la plateforme du méca-
nicien et du chauffeur, analyse leurs mouvements et
rôle respectifs, leurs relations, leur salaire, les qualités
attendues de chacun... On peut bien parler de nor-
malisation de la collecte de matériaux empiriques, un
Ethnologie française, XLIII, 2013, 1
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