Quand Zola mène l'enquête : le terrain comme caution scientifique Author(s): Frédérique Giraud Source: Ethnologie française , Janvier-Mars 2013, T. 43, No. 1, Pays perdus, pays imaginés (Janvier-Mars 2013), pp. 147-153 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: https://www.jstor.org/stable/42772332 JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at https://about.jstor.org/terms Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Ethnologie française This content downloaded from 50.92.135.127 on Mon, 17 Jan 2022 06:40:28 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms I Varia Quand Zola mène l'enquête : le terrain comme caution scientifique Frédérique Giraud Équipe Dispositions, Pouvoirs, Cultures, Socialisations RÉSUMÉ Cet article analyse chez Emile Zola le recou des documents humains et d'analyser des si comme caytion dans l'espace littéraire. Mots-clés : Écrivain. Littérature. Ethnograp Frédérique Giraud DPCS (CNRS-UMR 5283) ENS de Lyon, Centre Max- Weber 15, parvis René-Descartes 69342 Lyon cedex 7 [email protected] Descente dans les mines et visite des corons, voyage faudra s'interroger sur le rôle qu'il accorde à sa passion à bord d'une locomotive, vagabondage aux Halles de monographique et documentaire. Popularisée dans sa Paris et dans les grands magasins, séjour en Beauce... correspondance, dans les interviews, l'enquête est un Emile Zola fait précéder l'écriture de chacun des tomes instrument de présentation de soi sur la scène littéraire. des Rougon-Macquart d'une enquête. Pour « présenter Ce sera l'objet de notre troisième partie. les choses telles qu'elles sont en réalité et [appuyer ses] dires par des faits » [Zola et Mitterand, 1970 : 355], l'écrivain va sur le terrain, interviewe des chefs de rayon, des chefs mécaniciens, des banquiers... Le crayon à la main, il dresse des croquis, prend des notes. Ces observations sont relatées de façon précise et détaillée sur des feuillets que l'écrivain rassemble dans ■ L'enquête de terrain au service de la préparation des romans À la fin du XIXe siècle l'usage de l'observation afin d'analyser les phénomènes sociaux prend corps à l'exté- ses dossiers préparatoires1. Si l'on se réfère à la définition du travail de terrain rieur des sciences sociales [Chapoulie, 2000 : 9] . H. Mar- que donne Chapoulie, « recueil d'une documentation tineau, par exemple, est l'une des premières à formaliser sur un ensemble de phénomènes à l'occasion de la présence dans les lieux au moment où ceux-ci se manifestent » [Chapoulie, 2000 : 6], il nous semble possible de voir dans les enquêtes préparatoires de Zola un « travail de terrain ». C'est ce que nous voudrions montrer dans une première partie. Mais alors que l'ethnographe doit se priver des ressources de l'imagination et décrire au plus proche de la réalité ce qu'il observe, nous verrons que Zola garde toujours son roman en tête au cœur même de ses observations. Pourtant il [Martineau, 1989] des conseils pour l'observation des sociétés. Celle-ci se systématise et devient un objet de professionnels : « de pratique de "bon sens" pour le collectionneur curieux, l'observation se transforme en action de spécialistes des taxinomies, construisant des analogiques, des dictionnaires, des encyclopédies » [PenefF, 2009 : 29]. Quelle est la place des romanciers dans ce développement de l'observation ? À l'instar des botanistes du xvnr siècle, des auteurs de dictionnaires du xixe siècle avec leurs inventaires lexicologiques Ethnologie française , XLIII, 2013, 1, p. 147-153 This content downloaded from 50.92.135.127 on Mon, 17 Jan 2022 06:40:28 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 148 Frédérique Giraud [Dezalay, 1972 : 176], Zola se donne pour mission [...] que de fois, je m'en souviens, il m'entraîna dans les Halles ! » [Alexis et Colin, 2001 : 96] ; « il venait « Nous en sommes, pour le quart d'heure, à collection- les visiter par tous les temps, par la pluie, le soleil, le ner et à classer les documents, surtout dans le roman » brouillard, la neige, et à toutes les heures, le matin, d'épuiser le réel. Dans Le Roman expérimental , il affirme : [Zola et al., 1968 : 1297]. À la fin du XIXe siècle, la l'après-midi, le soir, afin de noter les différents aspects. confiance des romanciers réalistes dans une démarche Puis, une fois, il y passa la nuit entière, pour assister au reposant sur la collecte de documents humains est une conséquence directe de leur situation dans le jeu littéraire [Ponton, 1973]. En lutte pour asseoir leur légiti- grand arrivage de la nourriture de Paris ». L'écriture des carnets d'enquête se donne comme objective, rigoureuse, au service avant tout d'une connaissance mité culturelle sur la scène littéraire face aux pointue et minutieuse du terrain où se déroulera le roman. néo-romantiques, aux Parnassiens..., ils font de la Il s'agit bien pour Zola de collecter les données constitutives d'un savoir réaliste sur le monde social. science un credo. L'enquête doit prendre la place de Le but affiché est la construction d'un protocole l'imagination. Ainsi que le rappelle Hamon : d'observation et de description fiable. Pour Au Bonheur des dames , Zola se familiarise avec pour Flaubert, pour les Goncourt, pour Zola, le réalisme-naturalisme est avant tout une « méthode » les quigrands magasins en y passant plusieurs après-midi, consiste à préparer (ou à étayer en cours de rédaction) il visite tous les services, interroge un chef de rayon les descriptions d'un roman par une ample « enquête du »Bon Marché, un ancien chef de comptoir du documentaire à la fois sur le terrain, dans les livres techLouvre, une employée du magasin Saint-Joseph, les niques et auprès des spécialistes reconnus [Hamon, dirigeants, des clients. . . Il récupère auprès de sa femme et de ses amis des anecdotes et détails vécus : il s'agit « d'accumuler et de croiser des sources multiples pour Orchestrée avec sérieux, l'observation chez Zola restituer les phénomènes dans leur épaisseur » [Barthéprend l'allure d'une véritable méthode d'investigation. lémy et Couroucli, 2008 : 16] à l'instar de l'ethnoNous employons le terme de méthode au sens plein graphe. Préparant la rédaction de Germinal , Zola part qu'il peut avoir dans l'esprit positiviste du XIXe siècle : à Anzin en compagnie d'Alfred Giard, professeur à la selon la définition du Littré , « ensemble des procédés faculté des sciences de Lille et député d'extrême rationnels employés à la recherche de la vérité ». Pregauche de Valenciennes, qui s'est offert comme guide nons le dossier préparatoire du Ventre de Paris pour de Zola. Leur séjour se déroule du 19 au 22 février exemple [Zola, Becker et Lavielle, 2003]. L'espace des 1884 [Zola et Mitterand, 1986 : 444], à l'occasion 1991 : 156] 2. Halles est entièrement passé au crible : inventaire détaillé des marchandises, disposition topographique des différents pavillons, des magasins, étals, mais aussi informations sur l'organisation des ventes, le rôle des inspecteurs, les rues autour des Halles... L'enquête de Zola articule un « grand tour » et des « minitours » d'observation [Spradley, 1980 : 73-84]. À partir d'une vue générale, il zoome sur certains détails. Le feuil- let 245 décrit l'entrée des maraîchers dans les Halles d'une grève qui éclate le 19 février. Zola descend au fond d'une fosse jusqu'à 675 mètres sous terre, pour connaître de l'intérieur le trajet du mineur ; il passe au crible les rôles des porions, herscheurs, se renseigne sur le fonctionnement des machines, visite les bâtiments, s'informe sur les amendes, les accidents, il visite une maison ouvrière, va au cabaret, et dans plusieurs estaminets... Pour La Bête humaine , Zola s'entretient longuement avec le sous-directeur du Mouvement à la telle que l'a observée Zola depuis l'appartement de Compagnie de l'Ouest, Pol Lefèvre, qui lui accorde Maurice Dreyfous, les feuillets 293 à 299 sont des notes entre le 15 février et le 15 avril 1889 une série d'entregénérales sur les Halles : reproduction3 des lieux pré- tiens. Début mars 1889, il fait un voyage au Havre et cise (« Les pavillons ne sont pas tous pourvus de la est reçu par le chef de gare. Le sommet de cette enquête même toiture. Le 3 et le 4 ont trois toitures superpo- est constitué par le voyage que Zola est autorisé à faire le 15 avril 1889 dans la locomotive. Dans ses notes, il sées ; les 5 et 6, deux... »), description des pratiques (« le café se sert dans une petite tasse bleue sans anse, consigne les emplacements sur la plateforme du mécaoù se trouve à l'avance un morceau de sucre. La soupe nicien et du chauffeur, analyse leurs mouvements et rôle respectifs, leurs relations, leur salaire, les qualités aux choux se sert dans des tasses jaunes plus grandes4 »). Paul Alexis raconte dans sa biographie « en 1872, attendues de chacun... On peut bien parler de norlorsque nous sortions du n° 5 de la rue Coq-Héron, malisation de la collecte de matériaux empiriques, un Ethnologie française, XLIII, 2013, 1 This content downloaded from 50.92.135.127 on Mon, 17 Jan 2022 06:40:28 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Quand Zola mène l'enquête : le terrain comme caution scientifique 149 même protocole étant suivi lors des enquêtes prépara- toires. Le souci du détail et de l'authenticité guide l'enquête de Zola. Avide de documents, la recherche sur le terrain n'en répond cependant pas moins à d'autres objectifs. Comme Zola le rappelle à Sighele, « [il n'est] qu'un artiste. [Il] regarde et observe pour créer, non pour copier. Ce qui [lui] importe, ce n'est pas l'exactitude pédante des détails, c'est l'impression synthétique5». C'est ce que nous allons voir dans notre deuxième partie. ■ Donner la vie à des documents humains • Zola et l'observation diffuse 1967], que du côté de l'ethnographie. Ponctuelles, les observations de Zola ne permettent pas de différencier clairement ce qu'il a vu et entendu de ce qu'il reconstruit. Prenons le carnet d'enquête du voyage à Rome. Le 1er novembre Zola écrit: «J'ai causé pour mon cardinal. Je puis prendre un noble romain, mais pas de trop haute noblesse » [Zola et al, 1968a : 1024] ; le 14 : « Et voici en gros les quelques détails nouveaux. La congrégation de l'Index a pour préfet un cardinal, et ce sont des cardinaux qui la composent. [...] Donc Pierre vient pour se défendre, et ses ennuis, on ne lui permet pas de le faire. Pourtant, le cas où il peut agir. Il prépare donc un mémoire justificatif » [ibid. : 1076]. Les pronoms personnels et les possessifs (mon cardinal) sont la marque dans les carnets d'enquête de l'implication du romancier dès la prise de notes. Les « don- nées » observées sont immédiatement traduites et Du 17 au 26 avril 1891, les époux Zola sont à Sedan retravaillées dans l'esprit du roman où elles se trouvent. pour la préparation de La Débâcle. Accordant une interLes descriptions du carnet d'enquêtes ne donnent pas view dans Le Petit Ardennais le 26 avril 1891, Zola à voir l'éventail des variations possibles. Pour autant on raconte : ne saurait reprocher à Zola la partialité de ses notations ou l'apparence parfois informelle de ses notes, ChaJ'ai une masse de documents excellents. Voyez-vous, il poulie rappelant combien les premiers anthropologues y a deux façons de prendre des renseignements. La premais aussi mière consiste à se renseigner longuement, à visiter un les sociologues de Chicago tombent sous le des mêmes critiques. pays par petites étapes, en s'installant même coup au milieu des habitants pour vivre leur propre vie. La seconde - c'est la mienne - consiste à passer dans un pays • Une visée esthétique rapidement pour en emporter une impression rapide, Littérature et récit ethnographique engagent des logique, intense. pactes de lecture différents. Sous la trivialité de ce Mondher Kilani rappelle que Malinowski La première définition du travail de terrainconstat, pourrait « sépare nettement le "rapport ethnographique" de son être donnée par un ethnographe de métier, tandis que travail sur le terrain du "rapport final" de sa recherche » la seconde, adoptée par Zola, le rapproche des voya[Kilani, 1990 : 85] et privilégie pour la version finale geurs décriés par Claude Lévi-Strauss en ouverture de la exploranarration. Malinowski orchestre la séparation entre Tristes Tropiques : «Je hais les voyages et les ces deux matériaux dans les Argonautes [Malinowski, teurs. » Tiphaine Barthélémy et Maria Couroucli rap1989] que en usant de deux textes séparés : « le texte-reprépellent que « c'est contre certaines des illusions sentation capable de faire "voir" et de faire "entendre" colportent les récits faits par le voyageur à son retour au lecteur que s'est affirmée l'ethnographie comme produit de les hommes que l'anthropologue de terrain méthodes d'observation et de recueil des données » a côtoyés [...], c'est le texte scientifique [...] et de l'autre un hors-texte dans lequel sont consignées les [Barthélémy et Couroucli, 2008 : 8]. considérations méthodologiques » [ibid. : 85-86]. On La distinction opérée par Chapoulie entre l'obserpeut utiliser cette bipartition des matériaux chez Malivation diffuse et l'observation analytique [Chapoulie, nowski pour penser les différences entre les notes 2000 : 6-7] permet de caractériser la pratique d'end'enquêtes et le roman chez Zola. quête de Zola. Chapoulie définit l'observation diffuse comme celle visant à saisir les « comportements [...]Comme le remarque Henri Mitterand, Zola observe de manière globale et sous les modalités de l'usuel, du une visée démonstrative nouée par avance. avec typique, ou encore de la règle ». C'est bien là l'ambi« Comme toujours, ses observations sur le terrain tion de Zola. Il se situe plus du côté du reportage allaient être orientées par les besoins propres du journalistique, à la façon de Henry Mayhew [Mayhew, roman : un cadre à trouver, une logique à construire, Ethnologie française, XLIII, 2013, 1 This content downloaded from 50.92.135.127 on Mon, 17 Jan 2022 06:40:28 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 150 Frédérique Giraud des personnages typiques à trouver » [Zola et Mitterand, 1986 : 558]. Il ne s'agit pas ici de mettre en scène une vision ingénue du travail de terrain et d'opposer par nature l'observation « pure » de l'ethnographe et celle du romancier. Lena Lederman a bien rappelé l'enquête est menée d'une manière qui l'éloigné d'un visée scientifique à proprement parler, il faut cependant prendre acte du souci de Zola de défendre et valorise sa méthode de travail comme participant d'une logiqu spécifique. combien le « hors terrain » s'immisce toujours dans les notes de l'ethnographe [Lederman, 1993 : 76]. La lettre que Zola écrit à Henry Céard, lors de son séjour d'enquête en Beauce, est le témoin de ce glissement assumé de la focale du romancier : Mon cher Céard, après une journée à peu près inutile passée à Chartres, je suis ici depuis hier, et tiens le coin de terre dont j'ai besoin. C'est une petite vallée à quatre lieues d'ici, dans le canton de Cloyes. Entre le Perche et la Beauce, et sur la lisière même de cette dernière. J'y mettrai un petit ruisseau se jetant dans le Loir, - ce qui existe d'ailleurs ; j'y aurais tout ce que je désire , de la grande culture et de la petite, un point central bien français, un horizon typique, très caractérisé, une population gaie, sans patois. Enfin le rêve que j'avais fait. Les quatre expressions en italique dans cet extrait révèlent combien c'est l'impression de réel plus que le réel qui prime pour le romancier. Zola écrit : Prenez les faits vrais que vous avez observés autour de vous, classez-les d'après un ordre logique, comblez les trous par l'intuition, obtenez ce merveilleux résultat de ■ La composition d'une image de soi • Une visée scientifique Le privilège méthodologique reconnu à l'enquête par Zola tient selon nous à son potentiel symbolique. Christophe Charle démontre dans Naissance des intellectuels [Charle, 1990] combien la figure du savant se pare de prestige intellectuel à la fin du XIXe siècle. Et à travers l'enquête se joue, selon nous, l'image de Zola homme de science7. Il faut porter attention à sa convic- tion scientiste. Parti à Lourdes du 20 août au 1er septembre 1892, il consigne chaque soir ses notes dans un «journal de terrain » de près de 240 feuillets. Lors de ce voyage, alors qu'il observe le bureau des constata- tions des miracles, en bon homme de science, Zola s'étonne que des malades dont l'état de santé n'a pas été vérifié à leur arrivée à Lourdes puissent être déclarés guéris par le biais d'un miracle. «J'ai fait observer qu'il serait très désirable qu'une commission de médecins, ayant à sa tête le docteur Boissarie, constatât l'état du malade à l'arrivée, pour constater ensuite la guérison avec plus de force » [Zola et al, 1968a : 415]. aurez exercé dans un ordre supérieur vos facultés d'imaL'enquête est le reflet positiviste et techniciste qu'il giner » [Zola et Mourad, 2006 : 248]. veut appliquer à sa démarche littéraire. En effet, le naturalisme tel qu'il le définit consiste à « introduire On sait que le soir l'écrivain met ses notes de terrain dans l'étude des faits moraux l'observation pure, l'anaau propre [Zola et Mitterand, 1986 : il]. Dans ce paslyse exacte employée dans celle des faits physiques » sage des notes griffonnées aux notes de terrain [Sanjek, 1993 : 97] 6, il compose à partir des « faits vrais » des [L'Événement, 25 juillet 1866]. La formule implique personnages et des situations qu'il veut représentatives. que le roman étudie l'homme comme on le ferait avec Analysant cette conversion d'un type à l'autre, Orten- un élément de la nature. Dans l'article « Du progrès berg pointe la sélection à l'œuvre dans la constitution dans les sciences et la poésie », il note : «je rejetterais des notes de terrain [Ottenberg, 1993 : 148]. Parfois les mythes et n'aurais plus d'amour que pour les vérités. [...] Faut-il le dire ?Je serais savant, j'emprunterais aux Zola n'attend pas les documents : « Ne cherchez pas davantage un masque de variolique, mon siège est fait, sciences leurs grands horizons, leurs hypothèses si et j'en suis si content queje ne le corrigerais pas, même admirables qu'elles sont peut-être des vérités » [Zola sur des documents exacts », écrit-il à Céard le 7 jan- et Mitterand, 2002 : 370]. Le rôle du romancier n'est plus ni de divertir, ni de vier 1880, alors qu'il lui avait confié le soin, une quinzaine de jours plus tôt, de lui fournir un « document corriger, mais de chercher à connaître : la littérature exact ». prend la place réservée par Comte à la sociologie dans La description des milieux, des situations ne sa répond loi des trois états [Ripoll, 1978]. « Nous continuons, donc pas à un souci référentiel, mais participe d'une par nos observations et nos expériences, la besogne du volonté dramaturgique propre au récit fictionnel. Si qui a continué celle du physicien et du physiologiste, donner la vie à des documents humains [...] et vous Ethnologie française , XLIII, 2013, 1 This content downloaded from 50.92.135.127 on Mon, 17 Jan 2022 06:40:28 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Quand Zola mène l'enquête : le terrain comme caution scientifique 151 chimiste », écrit Zola dans Le Roman expérimental [Zola et al., 1968 : 1185]. Pour lui, la littérature doit prendre exemple sur la science et participer du mouvement d'enquête et d'analyse « qui est le mouvement même du xixe siècle » [Zola et al, 1968c : 283]. Déjà Flaubert le martelait : « la littérature prendra de plus en plus les allures de la science ; elle sera surtout exposante » [Flaubert et Bruneau, 1980 : 280]. L'enquête doit servir de caution dans l'espace de la création littéraire : en s'appuyant sur une autorité qui ne relève pas de la futilité fictionnelle, mais de vérités scientifiquement fondées, Zola veut rehausser le roman dans la hiérarchie des genres. La frivolité du roman est un repoussoir dont il faut se défaire au plus vite pour octroyer du crédit au roman8. • Un savant comme double fictif La figure du docteur Pascal est l'incarnation fictionnelle de ce rôle de savant que se donne Zola. Person- nage éponyme du dernier roman de la série des L'ostentation du matériel d'enquête de Pascal est à l'image de celle que Zola met en scène pour lui-même, dans ses romans tout d'abord, dans sa correspondance et ses articles ensuite. Chantai Pierre-Gnassounou montre que « [les] romans [de Zola] sont encombrés de piles de dossiers, de rapports, de fiches diverses patiemment élaborés et collectés par des personnages entreprenants » [Pierre-Gnassounou, 1999 : 30]. Ainsi en est-il dans L'Argent ou encore de Son Excellence Eugène Rougon , où le bureau d'Eugène est encombré de papiers. Zola met ainsi en scène de façon métaphorique son propre rapport à l'enquête : la recherche qui précède la rédaction ne se cache pas mais s'expose. Les dossiers préparatoires ont été envisagés par Zola comme des témoignages de son travail de composition et de recherche. L'écrivain insiste sur sa méthode qu'il souhaite suffisamment exemplaire pour être admis parmi les savants et grands hommes de son temps, qu'il a célébrés dans ses études critiques (Taine, Littré, Michelet, Claude Bernard). Il évoque régulièrement ses enquêtes dans sa correspondance avec Jacques Van Santen Kolff[Zola et Niess, 1940], avec Henry Céard ralisme. Seul membre de la famille Rougon-Macquart son informateur privilégié ou encore dans les interà être épargné par les origines funestes de tante Dide, views qu'il donne. Ainsi, mettant en forme ses notes Pascal Rougon mène des recherches sur l'hérédité à d'enquête avec soin (conservation, classement, présenpartir des cas que lui offrent les descendants dégénérés tation), Zola compose une image de lui-même qui de la branche Macquart. Pour ce faire, il amasse dans mêle sérieux, méthode et logique scientiste [Becker, son cabinet de travail, comme Zola le fait lui-même 1993]. Il juge indispensable de justifier ses activités en pour ses personnages, des documents sur chacun des conformant celles-ci à ce qui lui semble être un membres de sa famille. Double fictif de Zola, à l'instar « modèle scientifique », ou, au moins, d'insister sur la de l'écrivain de Pot-Bouille ou de Sandoz dans L'Œuvre rigueur de la documentation qui sert de soubassement [Grantel, 2001 ; Giraud, 2011], ce personnage sert à à ses romans. Le Roman expérimental se veut ainsi la exhiber le souci de scientificité qui a animé Zola dans transposition en littérature de la théorie de la médecine la composition de sa série. Le docteur Pascal est notamexpérimentale de Claude Bernard. Derrière l'enquête, ment représenté dans la phase documentaire de son c'est une caution scientifique que Zola engage dans ses travail : il découpe des articles, les colle dans des dosromans. Si elle permet de s'opposer par exemple à siers, il classe, trie... Cette instance ď autoreprésentaErckmann-Chatrian [Zola étal, 1968b : 129], Prévost- Rougon-Macquart , il est la caution scientifique du natu- tion participe, selon nous, de la reconnaissance des Paradol [Zola et al, 1968b : 201-204], ou Edmond procédures d'enquête que Zola a faites siennes. Le lecAbout [Zola et al, 1968b : 209-212] et est donc un teur peut être marqué par la masse des documents qui encombrent le sommet de l'armoire du docteur Pascal. Zola attire le lecteur sur cette « masse » : Un instant, Pascal regarda les dossiers, dont l'amas moyen de se placer dans l'espace littéraire, cette volonté de faire science doit beaucoup à des dispositions extra- littéraires, formées en amont du jeu. Un ensemble d'éléments explique son penchant positiviste. C'est tout d'abord la force socialisatrice de son expérience chez Hachette, où il s'est frotté à toute une culture qui occupait le milieu de la salle de travail. Dans le scientifique. Comme le rappelle Colette Becker [Becpêle-mêle, plusieurs des chemises de fort papier bleu semblait énorme, ainsi jeté au hasard sur la longue table, s'étaient ouvertes, et les documents en débordaient, des ker, 2001], Hachette publie alors une collection de lettres, des coupures de journaux, des pièces sur papier dictionnaires et d'annales et édite à partir de 1863 le timbré, des notes manuscrites. Dictionnaire de la Langue française de Littré, mais aussi les Merveilles de la Science, les ouvrages de Figuier sur Ethnologie française , XLIII, 2013, 1 This content downloaded from 50.92.135.127 on Mon, 17 Jan 2022 06:40:28 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 152 Frédérique Giraud La Terre , Les Mers, La Lune. Second élément, le sou- des informateurs, il s'agit de saisir de façon synthétique venir du père de Zola, à l'ombre duquel il a été élevé. un milieu et des caractères que le roman mettra en scène. Or celui-ci a obtenu un diplôme d'architecte-ingé- La publication dans la collection « Terre humaine » chez nieur, est entré aux Ponts et Chaussées, où son frère Pion des Carnets d'enquêtes de Zola [Zola et Mitterand, est ingénieur en chef, et a publié à 23 ans un mémoire 1986] a popularisé ce recours à l'enquête. Méthodique très remarqué : Traité sur le nivellement topographique. Ce et rigoureux, tel veut apparaître Zola par ce biais. Reflet de l'importance symbolique prise par la science à la fin du XIXe siècle et de l'intérêt pour la « modernité » de et enfin sa volonté d'être « de son temps » qui le pous- Zola, ce recours à l'enquête nous informe sur la volonté sont aussi les amis de Zola, Baille et Marion, très proches de Zola, qui sont des scientifiques de haut niveau9, sent à aborder la littérature dans un esprit scientifique. du romancier d'apparaître comme un homme de science, un écrivain rigoureux et méthodique. Se met- Zola fait précéder la rédaction de ses romans d'une enquête de terrain : observations in situ, discussions avec I Notes tant en scène comme romancier et enquêteur, Zola cherche à conquérir un espace de légitimité littéraire. ■ l'enquête médico-psychologique de ce jeune 3. Il n'est pas rare que Zola adjoigne des dessins et des plans aux notes prises sur le terrain. psychiatre, Zola accepte de se faire photographier, mesurer, peser, examiner comme un 4. Sic : faute de Zola. sujet de laboratoire. L'ensemble des examens 1. Outre les notes de terrain proprement auxquels Zola se soumet rencontre sa foi dans 5. Cet extrait de lettre de Zola à Sighele dites, ces dossiers préparatoires renferment les la science, son admiration pour le travail de est cité sur le blog de Philippe Pujol consacré notes de lecture, les articles de presse découpés, Claude Bernard mais également son désir à Zola à la page http://www.zola.free.fr/recitl'ébauche du roman, le plan et la caractérisation mythique4.htm, pourtant je ne parviens pas àd'enquêter sur le monde social. La similitude des personnages. retrouver la référence de cette lettre dans la des projets explique l'enthousiasme de Zola pour cette enquête. correspondance de Zola. 2. Dans la préface des Frères Zemganno 8. C'était déjà l'ambition de Balzac qui [Goncourt, 1983], Edmond de Goncourt note6. Nous traduisons scratch notes par notes donne au roman la mission d'étudier des « espègriffonnées par opposition aux fieldnotes, repreque les descriptions des milieux « ne peuvent ces sociales ». nant la distinction analytique établie par Sanjek. se rendre qu'au moyen d'immenses emmagasinements d'observations, d'innombrables notes 7. On peut expliquer ainsi l'empressement 9. Baille a fait Polytechnique et mène des prises à coups de lorgnon, de l'amassement recherches en physique, le second, des recheravec lequel Zola se soumet à l'étude du docteur d'une collection de documents humains ». en zoologie. Toulouse. Offrant son corps et son cerveauches à I Références bibliographiques avec les sciences sociales. En l'honneur de Pierre Bourdieu , Paris, Alexis Paul et René-Pierre Colin, 2001, Emile Zola : notes revues/home/prescript/issue/arss_0335-5322_l 97 5_num_l_4 [accédé : 2 février 2011]. et Larose. 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I ABSTRACT When Zola Carries on Research : Fieldwork as a Scientific Guarantee This paper analyses how Émile Zola makes use of fieldwork before starting to write his novels. As a way to document human and social situations, the research is meant to be a token of the scientific nature of his work, which offers a gurarantee to the literary space, as Zola maintains. Keywords : Writer. Literature. Ethnography. Fieldwork. Survey. I ZUSAMMENFASSUNG Wenn Zola die Untersuchung leitet : Feldforschung als wissenschaftlich Garantie Der vorliegende Artikel analysiert die Bedeutung der Feldforschung flir das Schreiben von Romanen am Beispiel Ém Die Methode der Befragung diente Zola als Mittel Zeugenaussagen zu sammeln und soziale Situationen zu analysieren ; s flir ihn zu einer Bedingung seines literarischen Schaffens. Stichwörter : Schriftsteller. Literatur. Ethnographie. Gebiet. Untersuchung. Ethnologie française, XLIII, 2013, 1 This content downloaded from 50.92.135.127 on Mon, 17 Jan 2022 06:40:28 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms